Les Éditions G. Crès et Cie (p. 21-29).


LE RAIL SANGLANT


Harding buvait, affalé sur la table, l’œil mauvais. Sa main rude, enfouie dans sa chevelure rousse, griffait le cuir jusqu’au sang.

Simonson était encore parti !

Un calme de mort régnait sur la prairie déserte.

Harding prêta l’oreille. — Quelqu’un ?

L’homme s’empressa de faire disparaître dans une armoire la bouteille de brandy. Puis il écouta, sortit à pas de loup, et s’arrêta, aux aguets.

La nuit obscure laissait à peine entrevoir les bâtiments de la petite gare du railway, perdue dans l’immensité d’herbages, à cette bifurcation qui, seule, lui donnait quelque importance. L’ombre de Harding se projeta sur les rails, encadrée dans le rectangle lumineux de la porte.

Il rentra, pour éteindre la lampe, puis ressortit comme un voleur. Rasant la façade de planches, il se coulait furtivement dans les ténèbres.

Tout à coup, le galop étouffé d’un cheval se fit entendre à une certaine distance, vers le nord. Le bruit sourd décrût peu à peu. Le cheval s’éloignait.

Avec un grognement de rage, Harding, d’un poing crispé, boxa le vide.

— Lucy ! murmura-t-il. Cette fois, c’est elle qui est venue le rejoindre.

Et il jura tout bas, pris de fureur, empoigné par une détresse coléreuse.

Un pas s’approchait sans hâte.

Quand Simonson entra dans le bureau, il trouva son compagnon qui buvait sous la lampe.

— Déjà revenu ? fit Harding avec un sourire faux.

L’autre ne répondit pas.

— 22 heures, observa-t-il en regardant l’horloge. C’est vous qui veillez, n’est-ce pas ?

— Vous le savez bien.

— Bonne nuit, Harding.

— Meilleure pour vous, Simonson, qui dormirez votre content !

Il entendit le jeune homme se déshabiller derrière la cloison, et perçut le froissement des draps contre les voliges.

Harding, resté seul, songeait dans la nuit. « Lucy galopait sur son mustang, vers la ferme paternelle !… Lucy, toute grisée des baisers de Simonson !… »

Il se leva de sa chaise, ébloui par un vertige noir. Une force de haine le dressait, sous le coup de lanière d’une souffrance atroce.

Un murmure métallique s’enflait au lointain. Une sonnerie se mit à trembloter, comme une présence surgie. Harding, rappelé au sentiment de ses fonctions, alla se poster sur le quai, pour le passage du convoi 28.

Le train retentissant chargeait l’obscurité. Il passa, dans un élan formidable qui semblait dévastateur, et s’enfonça vers l’est.

Le veilleur resta debout au bord de la voie, hébété, l’œil fixé sur le néant.

Le silence, alors, fut caressé par un appel très doux. Harding, en sursaut, tourna la tête… Simonson parlait en rêvant… Rentré, collé à la cloison, Harding discerna des mots sans suite :

— Lucy… Mon cher cœur…

Il y a des douleurs qui semblent refroidir tout votre sang, puis l’embraser. Harding serra les mâchoires pour ne pas rugir.

Mais, du levant, l’express 39 arrivait, précédant d’un quart d’heure le rapide 25, qu’il fallait faire bifurquer. Harding, une fois encore, sortit machinalement.

Quand la bourrasque du train eut balayé la paix de la station solitaire, il s’approcha du levier d’aiguillage.

Il suffisait de le basculer, et là-bas, cent mètres plus loin, les rails obéissants se rejoignaient.

Harding avait saisi la poignée, fait jouer la clavette à ressort… Il s’arrêta brusquement.

Oh ! cette idée ! Cette idée !… Il avait un quart d’heure pour agir !… Pardieu ! Tout le monde croirait à un accident ! Oh ! Oh ! Cette idée !

Il se mit à courir dans l’herbe, le long de la voie, vers l’aiguille. Il disparut.

Un peu plus tard, il revenait ; et faisant irruption dans la chambre de Simonson :

— Debout ! Vite ! L’aiguille est détraquée !

Simonson, sans un mot, sauta du lit.

— Quelle heure est-il ?

— 23 heures 9. Le rapide passe dans six minutes. Courez vite à l’aiguille, Simonson !

— Vous êtes sûr que le levier est en bon état ?

— Sûr ! Courez à l’aiguille ! Le levier, je reste ici, moi, pour le manœuvrer. Cela vous aidera. Mais vite, vite !

Simonson lui cria, tout en s’éloignant au pas de course :

— Le projecteur ! Éclairez-moi avec le projecteur !

— C’était bien mon intention, grogna Harding.

Le projecteur à acétylène lança dans l’ombre son tube de plein jour. Harding le braqua sur Simonson, qu’il vit courir de toutes ses forces, faire halte enfin, et se pencher sur l’aiguille.

Harding, invisible au sein des ténèbres, l’observait. Il cria :

— Qu’y a-t-il ?

— Des pierres ! répondit Simonson. On a introduit des pierres entre les rails.

Il s’activait à les enlever. L’opération terminée d’un côté de la voie, il passa de l’autre et recommença.

— Ça y est ? fit Harding.

— Ça y est ! annonça Simonson.

Harding répliqua, toujours criant :

— Le levier ne fonctionne pas davantage ! Il y a autre chose !

— Je ne vois rien !

— Regardez mieux, par le Diable ! Nous n’avons plus que deux minutes !… Le levier ne bouge pas !

Mais quelqu’un qui se serait trouvé derrière Harding aurait vu qu’il n’exerçait aucun effort sur l’appareil.

— Regardez mieux, Simonson ! Dans le fond, il doit y avoir quelque chose qui coince ! Tâtez sous le rail mobile !

La sonnerie se prit à tinter. Un grondement naissait au bord du silence.

Simonson, nerveux, plongea ses deux mains dans l’entre-rail.

Alors Harding manœuvra le levier, qui bascula promptement. Et l’air fut déchiré par le cri abominable d’une bête humaine prise au piège.

Harding frissonna et, d’un geste brutal, supprima la lumière. Il n’avait vu qu’à peine l’horrible spectacle : Simonson hurlant, les deux mains saisies dans l’étau, et broyées, — Simonson fou de souffrance, immobilisé dans l’attente du train, qui le mutilerait mortellement, s’il ne l’écrasait pas !… Et cela, il valait mieux ne pas le voir.

Cependant, les hurlements du supplicié ne cessaient de s’élever. Harding n’avait pas prévu cette effroyable conséquence. Il s’était imaginé que tout se déroulerait dans l’obscurité, sans bruit… Ah ! Ce train, ce rapide, quelle tortue ! On l’entendait venir ; on voyait une lueur roussâtre, deux points de lumière ; mais tout cela semblait figé au fond du noir… Et les cris, les appels se succédaient affreusement, inutiles, bons, tout au plus, à inquiéter les chiens de prairie.

Harding se boucha les oreilles… Étrangeté ! Rien n’étouffait les cris de Simonson…

Le train se rua sur la station. Son vacarme foudroyant tonitrua. Une gifle formidable fit chanceler l’atmosphère.

Le criminel desserra craintivement l’étreinte de ses paumes…

Simonson hurlait toujours, n’est-ce pas ?

Oui, toujours.

Les dents grincèrent. La nuit se balançait comme une mer houleuse. Harding revint vers la chambre. Le quai, sous ses pas, semblait se soulever puis s’abîmer, par l’effet d’un roulis inconcevable.

Il empoigna la hache d’incendie, fixée bien proprement auprès des extincteurs, et il l’arracha si violemment que les crochets sautèrent.

Les cris de Simonson redoublaient.

Harding, lourd comme une statue en marche, se dirigea de leur côté, titubant d’un rail à l’autre. Il étreignait le manche de la cognée avec une force qui lui engourdissait les doigts. Plus il s’aperçut que, de l’autre main, il portait le falot, et que le falot oscillait en tous sens.

Courir ! Ah ! bon Dieu ! Courir ! Terminer tout cela sans délai !… Pourtant, une éternité s’écoula ; un infini fut franchi. La voie prenait l’apparence d’une échelle gigantesque dont il fallait gravir les traverses, une à une.

Harding, les yeux rivés sur les ténèbres, guettait l’apparition de Simonson, la bouche ouverte, et criant.

Il le vit enfin, rejeté à l’écart, couché sur le dos et parfaitement immobile. Tout son sang avait coulé de ses poignets tranchés. Nul cadavre plus muet que celui-là… Mais Harding continuait à l’entendre crier. Debout auprès de la dépouille, et terrifié, le vivant écoutait le mort hurler dans sa tête !… Ses doigts sans force laissèrent tomber la hache, il sentit ses jambes se vider de toute chaleur, et tout à coup sa sueur, d’une poussée, le couvrit d’une eau glaciale.

Il secoua la tête, à la manière d’un cheval harcelé par une guêpe. Il fouilla cruellement ses oreilles, pour en faire sortir l’atroce clameur. Bast ! Simonson hurlait de plus belle, en plein cerveau.

Boire ! Boire ! Boire ! C’est cela ! Une bonne soûlée, et demain il n’y paraîtrait plus !

Harding revint en arrière à toute vitesse, portant les cris sous son crâne, comme Sindbad portait sur ses épaules le Vieux de la Montagne.

Et il but, à la régalade, un demi-litre de brandy.

Simonson, loin de se taire, cria plus fort.

L’autre but davantage. Il voulait s’assommer d’alcool et tomber, ivre-mort, sous le poids d’un sommeil écrasant.

Mais rien ne pouvait tuer la voix du fantôme sonore. Attachée au bourreau devenu victime, elle le ravageait… Il fuyait, à présent. Il allait de-ci de-là, trébuchant, tournant, affolé, bondissant, blessé dans des chutes nombreuses.

Tout fut perdu lorsque Harding commença de crier lui-même, pour tâcher de couvrir la voix du mort. Son supplice le lança dans une ronde terrible, parmi les obstacles du quai et du ballast, jetant une plainte ininterrompue, douloureuse et forcenée.

À quoi bon ! Toujours et toujours l’agonie de Simonson trouvait en lui mille échos qui l’éternisaient. Il fallait, pour s’en délivrer, un remède plus puissant que le brandy, — plus puissant que la vengeance satisfaite et l’assouvissement de la passion jalouse, — un moyen plus efficace que de hurler soi-même en errant au hasard…

Il fallait l’express de 4 heures, sous lequel Harding se précipita, pour mourir à son tour et rentrer dans le silence.