Charpentier (p. 299-304).
◄  VI.
VIII.  ►
Troisième partie — VII.

VII


Ce que Borluut avait prévu arriva. Seule sa direction maintenait une unité, une discipline. Il avait commencé à accomplir ce miracle de l’esthétique d’une ville. Sitôt qu’il fut démissionné, le sacrilège d’art commença. Celui qu’on nomma en son remplacement était un obscur et ignare architecte, qui devint un instrument docile du caprice des échevins.

Borluut sentit que tout son rêve était fini. C’en était fait de la beauté de Bruges, telle qu’il la conçut, une et harmonieuse. Chaque jour les dissonances s’accrurent, les profanations, les anachronismes, les vandalismes.

La ville abdiqua.

La mode des restaurations s’était universalisée, mais plus du tout dans le sens où Borluut les avait inaugurées. Au mal de négliger et de laisser dépérir les façades anciennes succéda le mal, non moins grand, de les trop rajeunir, réparer, modifier, orner et refaire. En réalité, on les reconstruisait. C’étaient des bâtisses neuves, la parodie du passé, un fac-similé des vieilles architectures, comme on en voit dans les reconstitutions archaïques, en béton et toiles peintes, des Expositions. Un goût de netteté et de propreté sévit. On voulut des briques bien roses et bien neuves, des châssis de chêne clair, des sculptures évidentes. Il ne fallait pas ces vagues visages — têtes d’ange, de moine, de démon — qui surnagent à peine, sont un peu rentrés dans les murs, au long des siècles ; il ne fallait pas davantage cette poussière noire, sévère patine, ou cette enluminure, faisandage des pierres. Les habitants se voulurent des demeures « vraiment remises à neuf ». Manie barbare, parallèle à celle de faire gratter, repeindre, revernir les vieux tableaux.

En même temps, des monuments curieux disparurent dont les propriétaires entendaient tirer meilleur parti ; des quartiers pittoresques furent modifiés. La face d’une ville change si vite ! On démolit, on reconstruisit ; on combla des cours d’eau ; on installa des tramways. Ah ! cette horreur du bruit, des sifflets, de la vapeur et des hoquets, défigurant tout à coup la noblesse du silence !

Unanime profanation ! Sauvagerie utilitaire du temps moderne ! Sans doute que, ici aussi, on allait créer des rues droites, des communications abrégées. Surtout si le projet du port de mer aboutissait, ce serait pire. Déjà, d’après le plan soumis, il était avéré que la Porte d’Ostende disparaîtrait, logis et tour si décoratifs, fermoir savoureux de pierres antiques, qui bouclait la ceinture des remparts. Elle serait sacrifiée à l’alignement vers les nouveaux bassins.

Déjà, en 1862 et en 1863, on avait abattu ainsi la tour de Sainte-Catherine, puis celle de la Bouverie, survivantes des neuf tours qui, à l’origine, montaient la garde, annonçaient, dès le seuil, le règne de l’art. Maintenant c’était la fin. Et Borluut se disait :

— Elle agonise, la ville du passé, la ville que j’avais faite. Ses beaux murs vont tomber. Tout cela qui fut Elle, moi seul je le conserve et le porte en mon âme. D’Elle, il ne restera bientôt plus que moi ici-bas !

Borluut pleura sur la ville et sur lui-même.

Car d’autres tourments le minaient. Barbe ne cessait pas d’être hérissée, véhémente parfois. Il ne la voyait qu’à peine, aux repas. Elle s’était mise à vivre tout à fait à part. Elle se cantonna à un autre étage de la maison, tout le second étage qu’elle accapara, de façon à être seule et libre. Par moments, elle avait des caprices de sorties, faisait des courses interminables et ne rentrait qu’à la nuit. À d’autres périodes, elle s’enferma chez elle, s’abîma en de longues prostrations, qui finissaient par des crises de larmes, des sanglots aigus.

Joris n’y pouvait rien, se sentant si loin d’elle ! D’ailleurs elle s’était toute reprise. Dès la trahison découverte, elle ne lui appartint jamais plus. Elle éprouva comme une peur, une répulsion physique de lui. Il lui semblait que ce serait elle, désormais, qui, en se donnant, aurait commis l’adultère, comme si Joris avait été davantage à Godelieve qu’à elle. Toute œuvre de chair avait cessé entre eux.

Borluut se résigna à ce quasi-veuvage, à ce célibat recommencé et sans issue. Comment n’y avait-il pas remédié ? Il récapitula les raisons : longtemps, malgré les crises, les brouilles, les scènes, il n’avait pu se défendre d’être lié à Barbe, à son corps désiré, à sa bouche trop rouge ; plus tard, après tant de querelles, tant d’offenses, qui le lassèrent et le déprirent, il aurait pu la quitter, mais jamais Barbe, catholique et violente, n’eût consenti au divorce (il n’aurait trouvé, d’ailleurs, aucun grief légal) ; plus tard encore, quand il aima Godelieve, ce fut l’occasion de tout rompre, de briser son foyer pour en reconstruire un autre, ailleurs ; mais la ville, à ce moment, le retint, son œuvre de la beauté de Bruges, son poème de pierre, à parfaire, et dont le regret, aussi tenace qu’un remords, partout l’eût suivi ; enfin, disgracié et libre de ce côté, prêt à partir pour n’importe où, il ne put pas ressaisir Godelieve, déjà acquise à Dieu et à l’Éternité.

Ainsi, tout s’était manigancé sans cesse contre lui. Jamais il ne fut maître des événements et de sa volonté. Aujourd’hui il lui paraissait superflu de quitter Barbe. Où irait-il, sinon dans plus de solitude ? Il se sentait incapable de rien recommencer. Il était las. Sa destinée était manquée irrémédiablement.

Ici, du moins, le beffroi lui restait, offrant son inaliénable asile. Plus que jamais, il fréquenta l’escalier en grisaille, la chambre de verre, les greniers du silence, les dortoirs des cloches, bonnes cloches jamais assoupies, sûres confidentes, amies consolatrices.

Seule, la cloche de Luxure, de nouveau, l’enfiévra. Il l’avait presque oubliée. Mais elle le guettait. Elle assaillit sa longue continence. Tentation des seins revus, dardant leurs pointes, toutes durcifiées dans le métal, comme d’un éternel désir ! Et celles des croupes aussi, nerveuses, arquées sous le baiser ! Toute la folie de la chair l’obséda. Il chercha dans le bronze l’orgie exacte, les détails. Il y prit part. Il vécut dans une débauche immobile. Il se rappela l’ancien émoi, quand la cloche obscène lui révéla son amour sensuel pour Barbe. Combien il avait rêvé de son corps, encore inconnu, en regardant sous la cloche comme il aurait regardé sous sa robe ! Cloche pleine de voluptés, qui était la robe de Barbe ! Il y brisa sa vie, à cette robe froide de Barbe, dure comme le bronze, et qui n’offrait aussi que l’apparence de la passion, un simulacre figé de plaisirs qui n’aboutissent pas. Ô maléfices de la cloche de Luxure ! Du moins, la seconde fois, Joris se méfia. Il en eut peur quand il aima Godelieve.

Même il défendit qu’elle en approchât, le jour où elle était montée avec lui dans la tour…

Maintenant qu’il était vacant d’amours, il appartint à toutes les femmes de la cloche. C’est à lui qu’elles s’offrirent. Il vécut dans un tourbillon de bouches et de seins. Son visage se pencha pour mieux voir, approcha du bronze qui, glacé, lui donna la sensation d’une brûlure, comme s’il avait baisé des chairs en feu. Il connut tous les péchés.

Dans ce temps-là, quand il redescendit de la tour, il lui arriva d’errer longtemps par la ville, tard. Un désir de chair l’énervait ; les scènes obscènes de la cloche l’accompagnaient, se réalisaient en images grandies et vivantes. Il s’attarda à des flâneries dans des ruelles équivoques, vers les faubourgs. Il guetta une rencontre inopinée, une fenêtre éclairée, que quelque femme, en mal d’amour, ouvrirait peut-être, tout ce qu’on fait à vingt ans, dans le premier tourment de la sève ! Il suivit des mantes, espéra des étreintes anonymes, la minute des sens, qui contient tout l’oubli…