Charpentier (p. 295-298).
◄  V.
VII.  ►
Troisième partie — VI.

VI


Dans le beffroi, Borluut retrouva un asile, un domaine de rêve et d’oubli. Il eut à nouveau, toutes les fois qu’il y montait, la sensation de quitter ses chagrins, de se quitter lui-même et de quitter la vie. Le charme ne manquait plus d’opérer. À peine en marche dans l’escalier tournant, il se pacifiait soudain. Dans l’ombre opaque, il ne voyait plus rien de ses blessures intimes. Le vent du large soufflait, descendait à sa rencontre, l’accueillait, lui balayait le visage, l’éveillait à une existence nouvelle, où tout le reste fuyait comme un cauchemar.

Chaque jour, maintenant, il s’isola dans la tour, y passa de longues heures, même quand le service du carillon ne l’y obligeait pas. Ce fut désormais sa vraie demeure, le lieu de son exil volontaire. Quel bonheur qu’on ne lui eût pas supprimé également sa charge de carillonneur ! Il serait mort, de vivre toujours parmi les hommes. Il était si différent d’eux ! Il s’était trop habitué à regarder les choses de plus haut qu’eux et comme on doit les envisager de l’Éternité. Qu’est-ce qu’il imagina donc de vouloir faire régner la Beauté ? Sa ville l’avait en quelque sorte banni pour avoir osé prétendre lui imposer son idéal et ne pas penser comme elle. Aujourd’hui, il était seul.

Mais il goûta dans l’isolement une espèce d’ivresse, une volupté sombre. Est-ce que le beffroi n’était pas seul aussi, au-dessus des demeures ? Le beffroi était plus grand qu’elles, parti plus haut à la conquête de l’air. En y montant, Borluut s’élevait aussi haut ; il devenait lui-même le beffroi, s’en entourait comme d’une armure à sa taille. Solitaires joies de l’orgueil, qui surplombe et regarde au loin !

L’automne revenait, l’automne qui est temps de brouillard en Flandre. Borluut s’en réjouit. C’était plus d’isolement encore dans la tour, de nouveaux rideaux s’épaississant autour de lui et lui cachant la vie, qu’il commençait à abhorrer. Seule, au loin, la Nature éternelle, avec son aspect monotone de plaines, d’arbres et de ciel, l’attirait encore, communiquait avec lui. Quant à la ville, disséminée au pied du beffroi, il ne voulait plus la voir. Il y avait trop souffert. D’ailleurs, il ne la reconnaissait plus, déjà dénaturée par des architectures fausses, des innovations modernes et le péché de sa vanité qui croissait en elle.

Bruges était en proie à d’autres. Elle le quitta, comme Godelieve !

Heureusement que le brouillard d’arrière-saison tombait à présent sur toutes ces amours finies. Borluut s’enfonça dans un double isolement. À la prison de pierre s’ajouta la prison de brume.

Il ne fut plus captif que de l’horizon.

Tout s’unifiait en une abdication de soi, une fusion molle et résignée. Les troupeaux de moutons, fréquents dans la campagne, ne parurent qu’un peu plus de vapeur agglomérée sur un point et qui va se dissoudre. Même le soleil s’anémia, prit la couleur de l’étain, disparut dans des tulles diaphanes. La ville aussi, enveloppée d’une buée, recula, s’amincit, se décolora, cessa d’être. Elle se résuma en quelques fumées, montées des toits invisibles, et qui renoncèrent dans la brume, affluents dociles.

Borluut participa de l’unanime effacement. Les brouillards d’automne et les fumées l’envahirent aussi, tandis qu’il en épiait, du haut du beffroi, les jeux silencieux. Tout s’estompa, s’embruma, s’abolit en lui.

À peine, dans les plaines pâles, des moulins émergeaient, croix noires, ayant l’air d’exorciser la brume qui s’en écartait, reculait, avait peur. Borluut souvent fit voyager ses yeux de moulin en moulin, compta ces croix. Elles lui rappelaient les croix de la procession des pénitents. N’étaient-ce pas les mêmes, dispersées ? Elles jonchaient tout le pays, conduisaient jusqu’à Furnes, qu’on devinait, là-bas, vers l’ouest, près de la mer, qui toujours miroite à la ligne de l’horizon.

Borluut chercha Furnes, il chercha Dixmude aussi ; le visage de Godelieve revint, perça le brouillard…

Pourtant, l’automne s’achevait. Les moulins eux-mêmes pâlirent, s’identifièrent avec la brume. Le rappel des croix noires cessa, et tout souvenir.

Borluut, dans ce temps-là, vécut atone et résorbé, sans regret comme sans espérance, seul, durant des heures entières, dans la chambre de verre du beffroi. Similitudes de l’âme et de la saison ! Le carillonneur ne joua plus que des musiques pâles. Ce furent des sourdines, des notes blanches, couleur de la brume elle-même, des sons incolores comme si les cloches étaient d’ouate et s’effeuillaient, une chute lente de flocons et de laine cardée, l’éparpillement, en duvets, de l’oreiller d’un doux enfant qu’on n’a pas eu !