Charpentier (p. 121-131).
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Première partie — XIV.

XIV


Le foyer de Borluut devenait de plus en plus morne. Le mystérieux état de nerfs de Barbe empirait. Ses irritations étaient fréquentes et durables maintenant. Encore et toujours, pour des riens, une contrariété de ménage, le bris d’un objet, une contradiction, le moindre malentendu, elle s’emportait, tombait à des colères instantanées, des rafales qui ne laissaient après elles que des feuilles mortes. Mais, au surplus, désormais, la crise persistait, transformée, aboutie à des prostrations, des idées noires, une face livide où des larmes coulaient comme la pluie sur un tombeau. Joris, apitoyé, quoique encore meurtri et le cœur en sang de l’alerte, tentait alors des paroles douces, un baume d’amitié et de réconciliation. Il aventurait une main calmante sur la main, un attouchement vers le visage, essai de fluides ! Barbe le repoussait avec dureté ; et sa bouche, qui semblait un fermoir, se rouvrait soudain pour une explosion de mots violents, une chute nouvelle de cailloux. Joris ne savait plus de quelle façon agir, répondre, pallier ces scènes, d’où il sortait l’âme comme courbaturée. Il avait beau chercher à les éviter ; elles se produisaient d’elles-mêmes. On aurait dit que Barbe avait ses saisons d’humeur, son équinoxe aux retours réguliers. En vain aussi se traçait-il à l’avance un plan de mutisme et d’immédiate concession. Il ne s’en trouvait pas moins, chaque fois, tout dépourvu, incapable de déchiffrer ce grimoire de nerfs.

D’abord il avait cru simplement à un caractère mauvais, une nature irascible et fantasque. Maintenant il ne pouvait pas s’empêcher de supposer qu’il y avait une part d’inconscience dans les accès de Barbe. Il se disait : « Évidemment, c’est une malade… »

Et il songeait aux étranges névroses qui de tous temps ont avili l’humanité, écheveau intérieur qui ligote la volonté et toute l’âme. Fléau empiré en ce siècle, par suite du déclin des races et de l’hérédité accumulée. Pour Barbe, il se rappelait qu’on lui raconta la mort prématurée de sa mère, victime aussi d’un mal obscur.

— N’importe, disait Borluut, qu’elle soit malade ou simplement méchante, je n’en souffre pas moins ! Et j’en souffre à cause du doute. Où commencent la maladie et la méchanceté ? Jusqu’à quel point est-on conscient ou inconscient ? Si la colère monte d’elle-même, encore choisit-on ses mots. Et ainsi, la haine hésite, alterne avec la pitié. Quoi qu’il en soit, concluait Borluut, elle a fané ma vie.

Il s’attendrissait alors sur lui-même, pleurait sa destinée sans issue, et qui n’avait même pas la douceur de la douleur.

D’autres foyers sont attristés par les maladies ; mais il y a les maladies dolentes et qui font qu’on aime davantage. La femme s’affine de pâleur, s’angélise. C’est doux et triste comme la veille d’un départ. Les rideaux du lit ont des frissons de voiles…

Des états maladifs comme celui de Barbe — en supposant qu’elle ne fût pas simplement mauvaise — étaient crispés, hostiles, décourageant les tendres soins, repoussant toute potion calmante, viciant les fleurs qu’on apporte pour compagnes. Ces maladies-là excèdent et font bientôt qu’on se détache.

Joris sentait son amour fini, après tant de ballottements, d’alternatives douloureuses, entre des violences et des retours de tendresse. Flux et reflux qui joua avec sa joie. Enfin il avait retiré son cœur de ces jeux de marée. À présent il se jugeait reconquis, rendu à lui-même, indifférent aux péripéties quotidiennes, rentré seul dans cette dernière chambre de son âme où chacun peut enfin s’atteindre et se posséder soi-même. Une peine lui survivait : c’est de n’avoir pas au moins la compensation des enfants, et qu’il y eût autant de silence dans sa demeure que dans son âme. Ceci aussi était la conséquence sans doute de l’état de Barbe. Pourtant, naguère, il rêvait tant d’avoir un jour une famille nombreuse. Il se rappelait, quand ils furent fiancés, avoir conduit Barbe au Musée devant le grand triptyque de Memling où figure sainte Barbe, sa patronne, et s’être ému devant les donateurs, entourés de leurs onze enfants, famille patriarcale, visages juxtaposés et ressemblants. Lui-même s’était imaginé un foyer comme celui de ce Guillaume Moreel, bourgmestre de Bruges, que Memling avait peint.

Maintenant le beau rêve aboutissait à la femme sans amour et à la maison sans enfants.

Borluut, au surplus, ne voyait guère de monde, peu liant, ennuyé des conversations banales et des fréquentations quelconques. Sa vieille maison, au Dyver, avec sa façade noircie, ses hautes fenêtres à petits carreaux, en des châssis de bois, d’un verre verdâtre, couleur du canal qui est en face, reposait somnolente, close, les stores baissés, comme la demeure d’un absent. À peine sonnait-on ; c’était un fournisseur ou un client. Barbe n’avait aucune amie. La sonnette faisait un bruit bref, comme pour rendre plus sensible et vaste l’immuable tranquillité. Puis aussitôt le corridor redevenait un chemin de silence.

Borluut n’allait même plus aux réunions du lundi soir chez l’antiquaire. C’est une dernière distraction qui lui manqua. Elles avaient cessé d’elles-mêmes pour ainsi dire, chacun espaçant ses présences, renonçant. Bartholomeus s’était cloîtré, afin de se concentrer sur sa fresque en train, pareil de plus en plus aux béguines parmi lesquelles il travaillait. Quant à Farazyn, depuis son aventure de cœur avec Godelieve, il lui était difficile de se retrouver, chaque semaine, toute une soirée, devant elle. D’ailleurs, il s’irrita de son refus, rompit même avec Borluut, lui imputant, à lui et à sa femme, d’avoir plutôt dissuadé la jeune fille. Il y avait eu des indiscrétions, des racontars, des malignités dénaturant l’affaire.

Borluut s’apparut seul.

Alors, détaché de tous, il retrouva, invincible et plus ardent, son amour de la ville. Au fond, il n’avait jamais vécu que pour ce rêve et dans ce rêve. Parer la ville, la faire belle entre toutes les villes ! Même quand il montait au beffroi, s’exténuait au lourd jeu du carillon, c’était pour l’embellir, la couronner de cette couronne de fleurs de fer. Tous ses travaux de reconstitution et de restauration allaient aux mêmes fins, pour que chaque rue eût sa surprise, son blason de pierre, sa façade ornementée comme une chasuble, ses sculptures mouvementées comme une treille. C’est lui qui avait sauvé de la mort tous ces trésors du passé, qui les avait exhumés du plâtre, du mortier, du badigeon, des briques, du vil suaire de l’ignorance. Il les avait ressuscités. C’est donc comme s’il leur avait donné la vie, les avait créés une seconde fois.

Grand effort ! Clairvoyant génie ! On commençait à s’en rendre compte dans le pays. Par une douloureuse ironie de la vie, à mesure que son foyer s’assombrissait, sa situation grandit. Les travaux, les commandes affluèrent. Il retrouva et remit à neuf des centaines de maisons des XVe et XVIe siècles. De plus, il venait d’achever sa reconstitution de la Gruuthuus qu’il considérait comme son chef-d’œuvre. Le vieux palais, quand on le lui livra, était tombé dans la misère. Triste déchéance d’une noble architecture où l’on voyait encore sur la façade les armoiries de Jean d’Aa, seigneur de céans, adoptées par lui en 1340. Le roi d’Angleterre y avait séjourné lors des guerres de la Rose Rouge. Maintenant, l’antique palais avait abouti au pire. Il servit de Monts-de-Piété. Hardes des pauvres parmi ces murs qui semblaient eux-mêmes les hardes des siècles ! Pauvreté dans de la pauvreté, comme des larmes dans la pluie. Borluut avait regardé le palais, ainsi qu’on regarde un mendiant. Comment faire que le mendiant laisse tout à coup choir ses guenilles et apparaisse vêtu de merveilleuses étoffes, de bijoux rares, d’un luxe de prince rentrant dans sa ville ? Comment se décrasser de la souillure des âges ?

Borluut accomplit le miracle. Il galvanisa les ruines.

Il rendit la vue aux fenêtres aveugles, guérit les pignons perclus, fit se dresser les tourelles accroupies. Il ranima les bas-reliefs, rongés par la pluie et le temps, visages en fuite, souvenirs perdus dans la mémoire qui soudain émergent, se précisent. Un renouveau régna : la balustrade à jour se continua sans arrêt ; les fleurons furent printaniers ; les ogives tendirent leur arc neuf.

La restauration de Borluut était achevée. Qu’allait-il advenir du vieux palais reconstitué ? Mais est-ce que les choses ne s’appellent pas ? Il y a des analogies mystérieuses. Un rythme conduit l’Univers. Les destinées s’harmonisent. Quand la maison est bâtie, vient l’hôte qu’elle mérite et qui devait venir. Ainsi quand le palais de la Gruuthuus était un mendiant, las des longs chemins de l’histoire, assis au bord d’un quai de Bruges, il ne connut que les pauvres, ceux qui lui ressemblaient. On en avait fait le Mont-de-Piété.

Au contraire, dès que le Palais, comme touché par un magicien, redevint lui-même, sa destinée changea. À ce moment, mourut une vieille douairière qui légua, pour y être conservée et exposée, une merveilleuse collection de point de Bruges. Le Palais étant maintenant une dentelle de pierre, il fallait qu’il devînt un musée de dentelles. Attirance mystérieuse ! Tout correspond. On se mérite à soi-même ce qui advient. Et les événements s’accomplissent, selon qu’on a fait son âme.

Dans les salles furent disposées les frêles merveilles, brodées à l’aiguille, brodées aux fuseaux. Il y en a qui durent consumer toute une vie. Quelques-unes constituent un vrai tableau : telle cette chasse où l’on voit le chasseur, le chien, les perdreaux ; telle cette Passion signée en 1529 par la sœur de l’évêque de Bruges, qui y disposa le linge de Véronique, le coq de saint Pierre, le soleil, la lune. Et des pièces de rareté unique : la nappe de première communion de Charles-Quint, donnée ensuite par lui à l’église d’Audenarde et transmise ici, avec ses armes dans un coin, la couronne du Saint-Empire posée sur l’Agneau pascal qui en a l’air dominé, écrasé sous ce fardeau, inexorable même pour ce qui est divin.

Partout, le déroulement de ces exquises dentelles, en larges bandes, en rectangles symétriques. Un caprice infini : des fleurs, des palmes, un fouillis de lignes qui sont aussi mystérieuses que les lignes de la main. N’est-ce pas comme un vitrail de linge ? N’est-ce pas comme une géographie de fils, ruisselets, nappes, amas d’eau gelée, ruissellement calme, ici tari et bu, aboutissant au vide, là s’éparpillant en méandres, en petites ondes qui se prennent et se quittent.

C’est la caractéristique du point de Bruges, ces traits intermédiaires qui raccordent les rosaces, les dessins épars. D’autres points sont comme filigranés. Celui de Bruges est une orfèvrerie plus massive, quoique si frêle encore. Jardin blanc ! Marguerites et fougères de gelée, comme nées sur une vitre, et qu’un souffle abolirait.

Dans la précieuse collection, il y en avait qui remontaient jusqu’à l’an 1200. N’était-il pas logique qu’elles aboutissent ici ? Cette délicieuse idée de de collectionner des dentelles pouvait-elle surgir ailleurs qu’à Bruges, la Bruges des béguines, des permanentes dentellières, des monuments aux guipures de pierre, où elle fut réalisée en ce nom doux comme une parole d’ange et qui résume la ville entière : « Musée de dentelles » ?

Quand on inaugura le Palais restauré, ce fut un émerveillement qui grandit le renom de Borluut.

Décidément il était le bon génie de la cité, qui la révélait à elle-même, lui mettait au jour d’occultes trésors, qu’elle ignorait.

On l’en récompensa par des honneurs publics. On lui décerna des fêtes, des sérénades.

Un autre honneur lui échut dans le même temps qui le toucha davantage. L’antique Gilde des Archers de Saint-Sébastien l’élut à l’unanimité pour la présider. C’était la plus ancienne société de la ville ; dès 1425, elle recevait du magistrat une rente annuelle de cent livres parisis. Elle avait, d’ailleurs, pris part aux Croisades ; et c’est pourquoi, aujourd’hui encore, dans les cortèges et ommegancks où elle figurait, il y avait de petits nègres, des Turcs, des hommes à cheval coiffés de turbans, pour entourer sa séculaire bannière. La confrérie occupait toujours le même local, ce vieux palais à svelte tourelle, gracieuse comme un corps de vierge, au bout de la rue des Carmes, où elle vint se fixer au seizième siècle. Tout s’y conservait intact : ce livre des legs funéraires que chaque nouveau membre signait, en allouant des sommes pour sa messe mortuaire, et autres minimes emplois de fonds après décès ; les bijoux donnés par le duc de Glocester et les souverains qui en firent partie, c’est-à-dire des coupes d’honneur, un oiseau et un sceptre en argent ciselé, qui constituent les insignes du roi du tir et du Chef-Homme. Dans la salle d’honneur, s’alignent les portraits de tous ceux qui furent l’un ou l’autre, et tiennent dans la main, peintes, les séculaires argenteries qu’on montre encore dans les écrins. Ces portraits éternisent les plus grands noms de la Flandre, car le Chef-Homme était choisi entre les premiers par la naissance ou l’éclat des services. Breydel, le rude communier, fut Chef-Homme de la Gilde de Saint-Sébastien ; et aussi ce Jan Adornes, chevalier des Croisades, donateur de l’église de Jérusalem dans laquelle vit son image de pierre, par-dessus le sépulcre où il repose. À cause de tant de grands souvenirs, cette fonction constitue une des magistratures honorifiques les plus enviées de la ville. Elle fut offerte spontanément à Borluut que son nom d’abord autorisait — car il appartenait lui-même à l’antique armorial flamand (un de ses ancêtres fut le héros de la bataille de Gavre) — mais que surtout ses glorieux travaux et la résurrection de la Gruuthuus désignaient aux suffrages. Élu, il reçut l’investiture selon les rites ; au banquet inaugural figura, comme il le fallait, le traditionnel plat de crêtes de coq, par allusion au tir à l’arc et aux volatiles qu’on fait tomber du mât.

Borluut fut heureux. Il revécut ainsi le passé, fut le contemporain, un moment, de l’ère glorieuse. Il en avait reconstitué le décor. Maintenant il en atteignait l’esprit. L’âme ancienne de la Flandre demeurait dans la Gilde, aux plis fanés de sa bannière, aux lèvres des vieux portraits qui le seconderaient en silence, deviendraient ainsi les zélateurs de la Cause. Borluut connut la joie des réalisations. Il avait bien fait d’aimer la ville, de recréer son passé, de vouloir qu’elle vécût en Beauté, d’en faire une œuvre d’art, et son œuvre d’art. Cet amour pour la ville ne l’avait pas trompé, du moins ; il le sentait réciproque, à cette minute de triomphe…

Qu’étaient-ce dès lors que tous ses minimes ennuis humains, son foyer morne, Barbe irascible, un peu de cris et de querelles, la cendre quotidienne de son âtre ? Au-dessus de la vie ! Il monta dans son rêve comme il montait dans la tour. Son rêve était une tour aussi, du haut de laquelle il voyait la ville et l’aimait de plus en plus, en la regardant dormir, si belle !