Charpentier (p. 112-120).
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Première partie — XIII.

XIII


Un lundi, après la coutumière réunion du soir chez le vieil antiquaire, Farazyn accompagna Borluut dans la direction de sa demeure. Ils s’attardèrent, cheminèrent au hasard, entraînés par le plaisir de causer, d’errer à la dérive au long des quais. Il y avait une légère brume dans l’air qui vêtait de prestiges frêles la ville nocturne. La lune, par minutes, se dégageait toute. Clair-obscur d’argent ! Et quelle féerie de voir soudain la lune regarder la lune dans l’eau !

Borluut et Farazyn, qui étaient déjà d’anciens amis, se sentaient les cœurs très proches, dans cette solitude d’ombre. Ils ranimèrent le passé commun, les longs souvenirs, leur première foi civique dont on avait constaté, ce soir-là, chez Van Hulle, le lent affaiblissement. La réunion d’aujourd’hui fut mélancolique.

On causa peu. Les paroles se traînaient. Il y avait chaque fois entre elles un silence, comme il y en a entre les coups de cloches. Or, si les cloches affligent, c’est moins à cause de leur son triste qu’à cause de ce silence qui suit, un de ces longs silences où le son meurt, tombe dans l’Éternité…

D’ailleurs, les beaux temps de la Cause semblaient révolus. L’antiquaire, qui en fut la première âme, en fièvre et en fête, vieillissait décidément. Il apparaissait désintéressé de la vie extérieure, orienté vers des joies intimes et secrètes. Quant à Bartholomeus, il ne fut des leurs que par rancune, parce que ce mouvement flamand, prenant les allures d’une conjuration, pouvait aussi exprimer son irritation propre d’être une force sans emploi. Maintenant qu’il avait reçu la commande d’une fresque communale, il était pacifié, tout ressaisi par sa joie de l’œuvre et son culte mystique de l’art.

Même Farazyn, prolixe et exalté, ne parlait plus beaucoup, assistait aux réunions chez l’antiquaire plutôt par routine.

— J’y vais pour voir Godelieve, déclara-t-il à Borluut, en s’en revenant avec lui.

Borluut ne répondit rien.

— Oui ! elle est charmante à regarder.

Et il se complut à la décrire, à parler de ses cheveux si blonds, de son pensif sourire, du mouvement joli de ses mains jouant avec les fuseaux quand elle faisait de la dentelle ; il l’évoqua toute, textuelle et présente, lumineuse parmi cette ombre nocturne de Bruges où ils déambulaient.

Borluut écoutait, un peu étonné, bientôt stupéfait. Il commença à comprendre. Pourquoi n’avait-il rien deviné, durant ces réunions du lundi où certes maints regards, inflexions de voix, nuances dans l’adieu et le serrement de main auraient dû lui faire soupçonner ce qui maintenant s’avérait. Décidément, il était peu clairvoyant dans la vie. Nulle antenne à sa sensibilité. Il ne voyait rien arriver des choses ! Il ne les savait qu’à la minute du contact immédiat avec elles.

Ainsi donc, le charme gothique de Godelieve avait opéré, sans paroles à coup sûr, ainsi qu’opère le charme d’un paysage. Telle était l’impression, calme et profonde, suscitée par elle. On la regardait comme on regarde l’horizon. À vrai dire, il était étrange que ce charme eût opéré vis-à-vis de Farazyn, d’une nature extérieure et lyrique, aimant la mise en scène de soi, le bruit, la domination.

Est-ce que vraiment l’amour naît des contrastes ? Mais, d’abord, Farazyn aimait-il Godelieve, ou n’éprouvait-il qu’un trouble furtif, une émotion à fleur de cœur pour l’avoir trop regardée ce soir-là, un accident sentimental qui n’aurait pas de suites ?

Pourtant Farazyn avait continué à énumérer sa grâce innombrable ; et il conclut :

— Ce serait une femme délicieuse !

— Je crois qu’elle ne se mariera pas, fit Borluut.

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que son père serait trop triste.

— Je sais, reprit Farazyn. Il l’adore, la couve pour ainsi dire. Pauvre vieux !

— Oui ! Personne n’en peut approcher. Elle ne sort jamais sans qu’il l’accompagne. Chez lui, il est toujours à ses côtés. Chacun est comme l’ombre de l’autre.

— N’importe ! observa Farazyn. Elle doit rêver une autre existence.

Alors, il se démasqua soudain, entra dans des confidences, confia à Borluut que Godelieve lui plaisait infiniment et qu’il songeait à l’épouser. Depuis longtemps, il avait cherché à se déclarer ; mais qu’est-ce que l’aveu du regard, le fluide du visage, l’insistance de la main dans la main ? Faibles signes ! Surtout que Godelieve a toujours l’air absent et regarde ailleurs, avec ses yeux distraits, des yeux qu’il faut sans cesse ramener, renouer à la conversation.

Il avait tenté aussi, pour être plus explicite, de la trouver seule un instant, aux réunions du lundi soir, soit en arrivant avant l’heure, soit en s’attardant le dernier. Mais jamais l’antiquaire ne la quittait, gardien minutieux de son trésor.

Farazyn proposa à Borluut d’être de connivence avec lui. Ce serait agréable pour tous les deux qu’ils fussent liés par des liens de famille, et utile aussi, au point de vue de leur influence et de l’orientation de la Cause. Donc Borluut pourrait, par exemple, inviter Godelieve, un de ces prochains dimanches, à dîner chez lui, seule. Lui-même serait invité aussi, ce jour-là. Et, après le repas, on les laisserait à deux, un moment, comme par hasard.

Un dîner eut lieu, conformément à leur amical complot. Le vieil antiquaire avait bien maugréé ; mais puisqu’il était un peu impotent et valétudinaire, en ces mois de neige et d’hiver âpre, il dut renoncer, cette fois, à accompagner Godelieve. Le repas ne fut point morose. La table rit du rire des argenteries et des cristaux. Chacun semblait avoir guéri sa peine intérieure. Un air de fête circulait. Farazyn parla beaucoup, avec grâce, avec force, une jolie abondance, un flux et un reflux d’idées, ingénieusement combinés pour déferler en vagues câlines vers Godelieve. Il parla de la vie, des combats de l’homme, et de l’amour qui est pour lui la bonne étape, la halte, le relais nécessaire, auberge du sourire et des tendres soins. Barbe aussi s’animait, un peu incrédule sur le bonheur, sur l’importance de la passion. Farazyn s’obstina, plaida, eut des paroles de flammes et de fleurs, toute cette éloquence un peu bariolée et facile qu’il tirait à tout propos de lui, phrases creuses, bulles multicolores, avec lesquelles il jonglait sans fatigue et inépuisablement.

Godelieve demeurait impénétrable.

Quand on eut servi le café, Barbe s’éloigna sous un prétexte. Joris la rejoignit, au bout de quelques minutes.

Quand ils rentrèrent dans la salle à manger, une heure après, le crépuscule envahissait déjà la vaste pièce.

Jours si vite abrégés, en ces hivers du Nord ! Godelieve et Farazyn étaient toujours assis à la même place. Aucun d’eux n’avait bougé. Barbe comprit de suite que nul rapprochement n’avait été possible. Leurs paroles ne s’étaient pas jointes un instant. Ils avaient conversé des deux côtés de la table, comme des deux côtés d’un fleuve qu’on ne traversera pas. Le soir venait, prématuré, à cause des rideaux amplement drapés aux fenêtres. De l’ombre descendit dans la chambre, descendit en eux. Fin du jour et fin de l’amour !…

On ne songea pas à allumer des lampes, comme s’il valait mieux cette demi-obscurité, afin de lui imputer le demi-silence d’une conversation qui suivait un désastre et ne pouvait plus se reprendre.

Bientôt Farazyn se leva, prit congé, l’air un peu confus, désarçonné de cette belle assurance qui sans cesse piaffait.

Dès qu’il fut parti, Barbe s’élança vers Godelieve, l’interpella :

— Tu as refusé ?

— Quoi ?

— Ne fais pas la cachottière ! Tu as refusé. Je m’en doutais !

Godelieve ne parut pas s’émouvoir. Elle répondit de sa voix très douce :

— Je ne tiens pas à me marier.

Puis elle ajouta, avec une minime nuance de reproche, tout au plus un peu d’ombre, le reflet d’un nuage, sur sa voix de lumière :

— D’ailleurs, vous auriez mieux fait de me prévenir, de me consulter à l’avance.

Aussitôt Barbe ne déguisa plus son mécontentement.

Godelieve hésita à répondre. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’elle déclara :

— J’aime mieux rester avec notre père !

Elle avait eu des italiques dans la voix. Barbe, avec son humeur ombrageuse, y vit une ironie ou une attaque. Tout de suite, elle s’irrita.

— Tu es absurde ! Notre père ! Tu veux insinuer sans doute que toi seule tu l’aimes ? Oui ! de cette façon-là, avec tes fadeurs !

La conversation s’envenimait. Godelieve ne parla plus. Joris essaya d’intervenir, d’intercaler des paroles pacifiantes. Barbe se retourna contre lui :

— Est-ce que tu vas me donner tort maintenant ? Et c’est toi qui les as invités !

Barbe, nerveuse, se leva, s’assit, arpenta la chambre. Elle parla toute seule, épanchant des plaintes, des griefs, le regret du beau projet avorté, des reproches et des emportements contre Joris, contre Godelieve, qui se taisaient comme s’ils étaient devenus du même avis.

Elle se tourna vers Joris :

— Mais toi, parle donc ! Persuade-la. Dis-lui aussi qu’elle est déraisonnable !

Peu après, Barbe sortit, faisant claquer la porte, devenue furieuse, laissant dans la chambre un sillage de tempête, le vent de sa jupe qui avait balayé l’air…

Le crépuscule s’était aggravé. Joris et Godelieve se retrouvèrent, doux et meurtris. Ils demeurèrent face à face, sans rien dire. Ils se voyaient à peine. Ils se furent réciproquement une apparition consolante, une ombre muette et qui est déjà comme le souvenir d’elle-même, ce qui subsiste dans les miroirs et dans la mémoire. Après les véhémences de Barbe, tous deux goûtèrent la douceur du silence, un silence comme convalescent et qui ne veut pas qu’on le violente. Ils sentirent que rien ne devait être dit. Dans le silence, les âmes se comprennent.

Joris avait deviné une volonté définitive, des raisons mystérieuses dont il ne faut pas approcher et contre lesquelles les mots ne peuvent rien. À peine une minute, parce que Barbe l’avait voulu, mais si discrètement, il osa conseiller Godelieve, plaider un peu pour son ami évincé.

— Il vaudrait mieux peut-être vous marier…

Mais Godelieve l’avait arrêté, d’un geste si suppliant, avec un visage si navré :

— Oh ! ne dites pas cela, vous… surtout vous !…

Ce cri la dévoila toute. Ce fut comme ces éclairs où le fond des vallées apparaît.

Joris connut les régions profondes de son âme. Il comprit ce qu’il avait à peine soupçonné, presque oublié, depuis le temps où l’antiquaire lui avoua étourdiment le trouble de Godelieve.

Il avait cru à un de ces vagues émois, comme en ont toutes les jeunes filles, élan d’un cœur qui se pose au hasard, déploiement d’ailes au bord du nid.

Maintenant, il pressentait qu’elle avait eu pour lui un vrai amour peut-être. Était-ce à cause de cet amour qu’elle demeurait désenchantée, refusait tout nouvel essai de bonheur ? Était-elle de celles qui, après une épreuve unique, jettent la clé de leur cœur dans l’éternité ?

Joris continua à la regarder, sans rien dire, sans plus la voir, perdu dans des songeries, évoquant le charme triste qu’ont les choses non abouties, les projets renoncés, les voyages manqués, tout ce qui pouvait être et n’aura pas été.