Charpentier (p. 64-77).
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Première partie — VIII.

VIII


Ah ! la vanité de nos plans ! Notre vie s’accomplit d’elle-même. Tout ce que nous combinons minutieusement, à la dernière minute nous échappe ou change.

On suivait une grande route dans la forêt des événements, où il fait toujours soir. On entrevoyait une petite lumière, au bout, qu’on croyait la bonne étape. Et, soudain, on bifurque, on prend un sentier de traverse qui conduit à d’autres vitres allumées. Tout arrive différemment. Et presque toujours c’est la Femme qui nous dirige, embrouille nos chemins selon les lignes de sa main. Notre bonheur ou notre malheur est produit ou empêché par son seul caprice, par l’état de ses nerfs, tel matin ou tel soir…

Toute la vie de Joris se joua en une minute. Il se croyait dans une indécision sans issue. Un seul regard de Barbe fit tout, désormais, résolu et irrémédiable. Un lundi soir, jour des réunions hebdomadaires chez le vieil antiquaire, il vint plus tôt. Était-ce distraction, oubli de l’heure réelle, ou l’avait-il prémédité, afin, arrivant le premier, d’être seul, de se trouver davantage dans l’intimité et la familiarité ? Il avait, ce jour-là, plus que jamais rêvé de Barbe, été hanté par elle. C’était comme un avertissement, le pressentiment de quelque chose de décisif qui approche… Quand il eut été introduit dans le vieux salon habituel, il y trouva Barbe qui disposait des verres, des tasses pour le thé. Elle était seule, l’air soucieux. Joris fut un peu gêné d’abord, mais ravi du tête-à-tête. Et, comme pour s’assurer qu’il se prolongerait :

— Et votre père ?

— Ah ! il est bien affairé aujourd’hui… Il s’agissait de ranger son Musée d’horloges, où les domestiques ne peuvent jamais entrer. Il s’est enfermé là, toute la journée, avec Godelieve.

— Et vous ?

— Oh ! moi, je suis restée seule, comme toujours… Ils n’ont guère besoin de moi…

Barbe eut un gros soupir.

— Qu’avez-vous ? lui demanda Joris, soudain saisi d’un vague émoi, d’un apitoiement très tendre, à la voir si en peine, refoulant un commencement de larmes.

Elle ne répondait rien, impénétrable.

— Dites-moi ! qu’est-ce que vous avez ? redemanda Joris, avec une inflexion de voix presque émue.

Alors Barbe avoua avec vivacité, les mots sortant comme par jets, comme les saccades d’une source trop comprimée et colère :

— J’ai… j’ai ma vie ! Je voudrais changer de vie !

Alors elle raconta sa monotone existence de jeune fille. Son père, prétendait-elle, ne l’aimait pas. Il voua tout son cœur à la cadette, qui lui ressemblait. C’étaient sans cesse des arrangements entre eux, dont elle était exclue. Ils avaient l’un pour l’autre des attentions, des familiarités, des tendresses… Et toujours d’accord… Et toujours ensemble… Ils passaient des journées entières, côte à côte, dans le Musée d’horloges par exemple — son père travaillant à l’établi, démontant des rouages, tout à sa manie ; Godelieve auprès, à son carreau de dentellière — et de temps en temps ils se souriaient par-dessus leur ouvrage. Elle, elle n’était pas faite pour ces fadeurs… Voilà pourquoi, ni son père ni sa sœur ne l’aimaient. Elle était chez elle comme une intruse.

Barbe eut de nouveau un commencement de pleurs…

— Ah ! oui, je voudrais changer de vie, répéta-t-elle.

Joris s’émouvait de la voir si en peine. Elle était belle ainsi, plus belle de la défaite d’elle-même, de ses yeux que des essais de larmes taillaient à facettes.

Joris se sentit troublé profondément. Un immense désir qu’elle fût heureuse et lui dût son bonheur soudain le traversa. Sa bouche, où quelques pleurs avaient roulé, était une fleur mouillée qui souffrait, qui s’offrait…

Bientôt Joris ne vit plus que cette bouche tentante et hantante. Voilà si longtemps qu’il se sentait accompagné par elle, comme si elle avait une vie propre, était une fleur isolée et qu’on pût cueillir à part, dans le jardin de sa chair. Ainsi, on aime toujours pour un détail, pour une nuance. C’est un point de repère qu’on se crée dans le désarroi, dans l’infini de l’amour. Les plus grandes passions tiennent à de si petites causes ! Pourquoi aima-t-on ? À cause d’une couleur de cheveux, d’une intonation de la voix, d’un grain de beauté qui trouble et en suggère d’autres, d’une expression des yeux, d’un dessin des mains, d’une certaine palpitation du nez qui frémit comme s’il était toujours devant la mer. Joris aimait Barbe pour sa bouche qui, en ce moment, tremblait de son chagrin évoqué, était plus vive à cause des larmes récentes, avait l’air d’une fleur dans trop de pluie.

Barbe s’était tue ; elle avait vu le trouble de Joris et que quelque chose vacillait en lui… Elle le regarda alors d’un regard décisif, les deux yeux bien dardés dans les siens, un regard où il y avait de l’acquiescement.

En même temps, la bouche, comme soudain mûre, changée de fleur en fruit, promettait sa belle chair. Joris, sentant s’accomplir en lui l’inéluctable loi, s’était approché d’elle :

— Vous voudriez changer de vie ? reprit-il, après un silence… Sa voix hésitait, un peu haletante comme d’une course, exactement rythmée selon la mesure de son pouls, selon le battement de son cœur qu’il entendait palpiter à coups distincts.

— Oh ! oui, fit Barbe, qui ne cessait pas de le regarder.

— Eh bien ! ce serait facile, continua Joris…

Barbe ne répondit plus ; elle avait baissé les yeux, un peu gênée, anxieuse, comprenant le jeu décisif, la minute où tout se décide. De ce qu’elle fût soudain devenue plus pâle, malgré son teint toujours mat, la bouche parut plus rouge.

Son attitude consentait…

Alors Joris n’y tint plus ; il se sentait incapable de trouver encore d’autres paroles. Soudain, tout contre elle, il lui prit les mains, qu’il maintint le long du corps, et, d’un élan, dans une audace folle, sans savoir pourquoi, trop tenté décidément par cette bouche, il y jeta ses lèvres, en communia, la mangea… Eucharistie de l’amour ! Hostie rouge ! Ne fut-ce pas vraiment une Présence réelle ? À cette minute, il la posséda toute sous les espèces de sa bouche, où elle fut résumée et transsubstantiée !

Quelques instants après, Van Hulle et Godelieve entrèrent ensemble, ayant fini enfin le rangement, le minutieux enlèvement de la poussière dans le Musée d’horloges. Ils ne s’étonnèrent point de trouver Joris avec Barbe. Il était un des familiers de la maison. Van Hulle d’ailleurs demeurait distrait, accaparé encore par ses travaux de la journée, les changements qu’il avait effectués, car, pour un collectionneur, déplacer les objets, c’est presque les renouveler. Il ne s’aperçut de rien, ni Godelieve non plus, qui paraissait toujours regarder plus loin, penser ailleurs. Borluut essaya des propos quelconques. Phrases machinales, mots nuls et qui vont sans but… Ah ! l’effort de réintégrer la vie quand on a plongé, d’un coup, jusqu’au bout de l’amour !…

Borluut eut de suite cette impression : un désarroi étrange, comme il l’éprouvait quand il redescendait du Beffroi ; il trébucha maintenant sur les mots comme il trébuchait sur les pavés. Il se sentait comme on est en revenant de voyage, un peu anormal, avec une impression de solitude en soi-même et d’indéfini. Est-ce qu’entrer dans l’amour est comme entrer dans une tour ?… Mais l’amour avait l’air d’une tour aux marches de lumière. Il lui semblait avoir quitté la vie, être monté très haut, encore une fois au-dessus de la vie. Ascension vertigineuse, escalier gravi à deux pour aller à la recherche de leurs âmes comme à la recherche de cloches… Durant toute la soirée, Borluut demeura épars, désemparé, mélancolique d’être redescendu.

Les jours suivants, la hantise de Barbe continua. Il comprenait maintenant qu’un événement définitif, inoubliable, s’était accompli. Qu’est-ce qu’il avait à tant raisonner, hésiter, s’interroger sur ses sentiments ? C’est la chair qui, brusquement, décide de tout. Une force inconnue le jeta sur la bouche de la jeune fille… Et les avertissements préalables de la Destinée ne lui avaient pas manqué. Car c’est toujours par cette bouche qu’il se sentait obsédé, rafraîchi et brûlé, comme si elle était fleur et flamme à la fois. Tout à coup cette bouche l’avait communié. À présent l’amour était dans cette bouche comme Dieu dans l’hostie. C’était l’irrémédiable. Il n’y avait plus moyen de faire que cela ne fût pas. Ç’avait été le fait d’une seule minute, mais cette minute liait l’Éternité.

Borluut se jugeait dorénavant engagé. Il serait le sacrilège, le profanateur misérable de cette bouche consacrée, s’il la reniait. Il nommait déjà Barbe en lui sa fiancée et sa femme. Nul subterfuge de conscience, pour éluder le devoir, encore qu’aucune parole d’amour décisif, nulle promesse ni nul serment n’eussent été échangés entre elle et lui, le soir du baiser. N’importe ! le baiser, à lui seul, suffisait. Sur la bouche de cire rouge, Joris avait, en posant la sienne, marqué le sceau d’un pacte tacite, mais irrévocable.

D’ailleurs, pas une minute, il ne songea à se dégager. Il était décidé. Il alla trouver le vieil antiquaire :

— Je viens, mon cher ami, pour une chose grave…

— Comme vous dites cela ! De quoi s’agit-il ?

Borluut se trouva embarrassé… Il avait combiné un plan de conversation ; en ce moment, il l’oubliait tout.

Il se sentit ému, devint sentimental.

— Voilà, longtemps déjà que nous sommes amis !

— Oui, cinq ans, fit Van Hulle, la date est sur ma vieille maison, date de la restauration — et de notre amitié.

La transition était propice. Borluut s’en empara.

— Eh bien, voulez-vous que nous soyons mieux amis, plus unis encore ?

Le vieil antiquaire regardait, les yeux béants, ne comprenant pas.

— Oui, reprit Borluut, vous avez deux filles…

Alors, en une minute, la face de Van Hulle se bouleversa ; une flamme courte courut dans ses yeux.

— Oh ! non… Parlons d’autre chose, fit-il avec vivacité, et comme en proie à un grand trouble.

— Comment ? insista Borluut.

Sans le laisser s’expliquer, l’antiquaire continua, de plus en plus exalté :

— C’est inutile… je vous en prie… D’ailleurs Godelieve n’y songe plus… Godelieve ne se mariera pas… Elle veut rester avec moi… Attendez au moins jusqu’à ce que je sois mort…

Et la figure de Van Hulle se crispait, pleine d’angoisse, d’une désolation infinie.

Sans plus savoir, perdant la tête, comme s’il était seul, il se mit à geindre, à s’épancher tout haut :

— Cela devait arriver ! C’était inévitable. L’amour est contagieux. Ma bonne Godelieve avait pourtant bien caché qu’elle vous aimait. Moi seul je le savais. Elle ne l’avait avoué qu’à moi, plus encore qu’elle ne se l’était avoué à elle-même. Nous nous disons tout l’un à l’autre. Pourtant elle avait renoncé… Elle avait oublié son amour, pour moi, pour rester auprès de moi, pour ne pas me laisser vieux et tout seul dans la vie, pour ne pas me faire mourir, car je mourrais tout de suite sans elle. Et maintenant, à votre tour, vous l’aimez ; vous me le dites. Elle va le savoir, le voir. Qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je serai seul. Ah ! non, non, laissez-moi Godelieve !

Le vieil antiquaire suppliait, joignait les mains, tout haletant du danger dont il se sentait frôlé, répétant sans cesse le nom de Godelieve, comme l’avare le chiffre d’un trésor qu’il va perdre…

Borluut demeura stupéfait de la révélation et de cette affection paternelle qui s’avouait avec des cris déchirants, une tendresse passionnée. Van Hulle avait parlé si vite, à mots dégorgés comme d’une source qui crève ; il s’était abandonné en un si total désarroi, une si immédiate inconscience de tout, que Borluut n’eut pas le temps ni l’idée de rien intercaler, de ramener la conversation au point exact.

Dans une accalmie, il interrompit Van Hulle, brusquement :

— Mais c’est Barbe que j’aime ! et c’est elle que je venais vous demander en mariage.

Alors Van Hulle, sauvé du péril où il avait cru soudain périr, s’élança, comme fou, vers Joris, l’étreignit contre sa poitrine, pleurant et riant à la fois, penchant la tête sur l’épaule de son ami, comme sous la surabondance d’un bonheur trop fort et qu’il ne pouvait plus porter. Et il répétait sans cesse les mêmes mots, machinalement, à voix de somnambule :

— Oh ! oui… oui ! ce n’est pas Godelieve… ce n’est pas Godelieve…

Il reprit un peu de calme. Ainsi donc il s’agissait de Barbe. Quel bonheur ! Certes ! certes, il consentait ; il la lui donnait, avec la plus grande joie.

— Ah ! qu’elle vous rende heureux ! Vous qui le méritez si bien ! Mais comment aurais-je pu prévoir ?

Van Hulle devint très pensif. Il se tourna de nouveau vers Borluut :

— Ainsi vous ignoriez donc ? lui demanda-t-il, l’air de croire à peine que ce qui était, était. Vous n’aviez pas deviné que Godelieve vous aimait, l’autre année ? Elle a tant souffert, la pauvre ! Elle s’est sacrifiée pour moi. Maintenant, c’est fini… Mais Barbe, est-ce qu’elle vous aime à son tour, est-ce qu’elle vous l’a dit ?

Borluut acquiesça.

Alors le vieil antiquaire demeura confondu. Comment cela avait-il pu arriver ? Les deux sœurs s’étaient mises, l’une après l’autre, à aimer Borluut… C’était naturel, après tout. Elles voyaient peu de jeunes hommes, dans leur vie casanière d’orphelines. Et Borluut était séduisant, il avait réussi, une belle carrière s’ouvrait devant lui, son nom était populaire. Heureusement, tout finissait bien. Il n’avait été troublé que par Barbe et allait l’épouser. Van Hulle s’inquiéta un peu : pourvu, avec son caractère fantasque et irascible, cet écheveau de nerfs qui soudain se nouait en elle, embrouillait toutes ses idées et tout son cœur, qu’elle ne rendit pas malheureux ce noble Borluut qu’il aimait déjà comme un vrai fils… Mais le scrupule de Van Hulle dura peu : « Cela disparaît avec l’amour, ou passe avec l’âge », conclut-il, vite rasséréné, sauvé de son émoi, exultant, tout à la joie de penser que Godelieve lui restait, plus chère et comme convalescente de cette crainte de la perdre qui l’affola une minute.

— Surtout, recommanda Van Hulle, n’en parlez jamais à Godelieve — ni à Barbe non plus. Que ce soit mort en nous ! Que ce soit toujours comme si je ne vous avais rien dit, comme si rien n’avait été…

Borluut ne fit pas attention davantage à la confidence. Toutes les jeunes filles ont ainsi des troubles de cœur sans durée pour ceux qui les approchent. Essais de bonheur, ébauches dans de l’argile avant la grande statue de l’amour qui occupe la vie et s’assoit sur le tombeau. D’ailleurs il était tout entier à Barbe. Il se sentait lié envers elle. D’avoir effleuré ses lèvres, un devoir éternel était né. Sa bouche lui semblait à présent une blessure vive, le point où ils s’étaient joints, où, durant une minute, ils n’avaient fait qu’un, et qui en restait comme saignant, douloureux d’un arrachement.

Il se réjouissait des choses qui s’étaient accomplies. L’obsession d’elle continua. Elle était belle vraiment, si excitante ! Un arôme fort de chair mûre, une fraîcheur comme du jus d’un fruit, lui persistait de sa bouche mangée et bue. Il aspirait à la reprendre, à la posséder toute, enfin…

Maintenant, il se rendait compte. C’est elle, et elle seule, qu’il désira de tout temps, quand un charme encore indéfini l’entraînait chez Van Hulle, auréolait les soirées du lundi, durant la grise semaine monotone, comme d’une attente de clair de lune. Il comprenait tout à fait, depuis la confidence reçue. Jamais il n’avait convoité Godelieve. Il avait, malgré lui, subi aussi un trouble d’elle parce que, secrètement, elle l’aimait et que l’amour influence, est un peu contagieux. Un instant, il s’était trouvé entre les deux sœurs comme entre deux fluides. Ceux-ci agissaient l’un et l’autre sur lui. À ce moment, il ne s’appartint pas. Quand Godelieve abdiqua, il redevint lui-même. Et c’est alors que sa volonté libérée avait choisi Barbe. Il l’aimait ! Il s’exalta à des effusions, à des contemplations, à ces premières rencontres des mains qui sont des attouchements, des endroits minimes où on se possède !

Le mariage était annoncé et prochain.

Joris venait fréquemment dans la demeure de l’antiquaire. Barbe était transfigurée par la joie.

Elle allait enfin changer de vie, être heureuse. Parfois, ils sortaient à deux. Joris la mena au Musée, revoir le grand triptyque de Memling, où est représentée sainte Barbe, sa patronne, parce que dans la main elle tenait une tour. N’était-ce pas l’allégorie d’eux-mêmes ? Souvent il y avait pensé, au commencement de leur amour. La tour, c’était lui, puisqu’il y vivait, puisqu’il en était la musique, c’est-à-dire la présence et la conscience. Tout cela Barbe allait le porter, l’assumer dans sa fine main, comme la sainte Barbe du triptyque soutient dans sa paume un petit clocher en or qui se fie à elle et se briserait si le caprice lui venait de changer son geste.

Joris s’extasia devant le tableau du vieux maître. Il regarda Barbe avec tendresse : « Ma tour est dans ta main, et mon cœur est dans la tour. »

Barbe souriait. Joris lui montra, sur les volets, les donateurs : ce vieux Guillaume Moreel, bourgmestre de Bruges, et son épouse devant Dieu, Barbe de Vlaenderberch, avec tous leurs enfants aux têtes inégales, les cinq fils et les onze filles, rangés, étagés, juxtaposés comme les tuiles sur un toit. Maison du Bonheur, faite avec des visages !

Exemple édifiant des anciennes familles en Flandre !

Borluut devint songeur, se rêva une lignée pareille, qui allait peut-être sortir d’eux, accroître la race.

Ainsi l’amour l’avait restitué à la vie. D’aimer Barbe, il aima moins la ville, et sa désuétude et son silence.

Même quand il monta à la tour, dorénavant, aux heures régulières du carillon, il n’éprouva plus la sensation ancienne de s’élever loin, plus haut, de quitter le monde et de se quitter lui-même, d’ascensionner au-dessus de la vie. Il emmenait la vie, sa vie, avec lui, au sommet… Il ne dérivait plus dans le ciel, avec les nuages… De la plate-forme crénelée du beffroi, il regardait la ville, s’intéressait aux passants, songeait à Barbe, évoquait son teint si mat, son arôme obsédant, sa bouche trop rouge surtout. Là-bas, les toits s’accumulaient, rouges aussi. Il comparait. Les tuiles fanées s’étiolaient en des roses d’ultime crépuscule, en des pourpres de vieille bannière.

Il y avait des rouges fiévreux et des rouges déteints ; des rouges de lumière caillée ; des rouges de rouille et de plaie ; mais tous figés, surannés, posthumes.

C’était comme un cimetière de rouges, au loin, par-dessus la ville grise. Alors Joris cherchait, croyait voir, tout au fond, le seul rouge vivant et en fête de la bouche de Barbe, le piment corrosif qui faisait pâles toutes les tuiles…