Charpentier (p. 78-85).
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Première partie — IX.

IX


Un jour Borluut eut une grande nouvelle à annoncer à Bartholomeus, une bonne nouvelle et qui remplirait de joie le peintre. Un échevin était venu lui annoncer que le Conseil de la ville avait enfin voté une commande pour son ami, un travail important que celui-ci attendait depuis des années, c’est-à-dire la décoration de l’Hôtel de Ville, une vaste fresque à exécuter dans la salle des séances. C’était, pour lui, la réalisation d’un ancien rêve, l’utilisation des facultés de décorateur qu’il se sentait et souffrait de laisser sans emploi. Il pourrait ainsi libérer au long des murs les beaux cortèges captifs en lui.

Borluut s’achemina vers l’enclos du Béguinage, où Bartholomeus habitait. Ç’avait été un sentimental caprice du peintre de se fixer là, pour bien travailler, dans l’isolement et dans le silence. Le Béguinage de Bruges peu à peu périclitait… Déréliction lente ! Il n’y avait plus maintenant qu’une quinzaine de béguines, troupeau raréfié sans cesse, autour de la Grande-Dame. Elles n’occupaient que quelques-uns des couvents — aux volets blancs et verts, aux façades couleur de la pluie — sans qu’on pût distinguer lesquels, ni ceux qui étaient vides, à cause des vitres également miroitantes, et si discrètes, se bornant toutes à réfléchir les ormes du terre-plein, la chapelle d’en face, à être les fidèles miroirs de l’enclos.

Aussi les Hospices, à défaut de béguines, louaient les logis à des laïcs, à quelques vieillards. Bartholomeus avait eu l’idée d’installer là son atelier. C’était un vrai petit cloître que cette demeure aux murs couverts de lait de chaux. Il ne lui fallait guère de grande pièce, puisque, à défaut des travaux de décoration, introuvables jusqu’ici, il s’était résigné et confiné dans des tableaux de chevalet, des toiles intimes, qu’il élaborait lentement, harmonisait, perfectionnait à l’infini, pour la seule joie de l’œuvre. Nulle préoccupation de vente ou désir de plaire. Il avait un peu de rentes, de quoi vivre simplement, et s’en contentait. Ici le travail était fécond. Une lumière juste, une de ces vibrantes lumières du Nord — où le soleil devient d’argent à travers on ne sait quelle gaze grise — entrait par les fenêtres. Et tant de solitude, une atmosphère si muette ! Bartholomeus travaillait au bruit de quelques rares cantiques psalmodiés à Laudes par le ponctuel chœur de béguines. Il les surprenait, quand elles rentraient une à une dans leur maisonnette, de l’air dont une brebis rentre au bercail. Il avait étudié et fixé quelques-unes de leurs attitudes, leurs gestes frileux, leur marche gothique, les vols blancs, aux calmes envergures, de leurs cornettes, surtout les plis en tuyaux d’orgue de leurs robes noires. Il avait rêvé être le peintre des béguines, exécuta quelques tableaux inspirés par elles, accumula des dessins, des croquis sans nombre, toujours embusqué derrière ses vitres, les yeux à l’affût. Puis il s’était dépris, trouvant cet art encore trop matériel, trop lié uniquement à la forme à la pure plastique de la vie. Il chercha en lui, s’orienta ailleurs.

Aujourd’hui, la nouvelle de Borluut venait encore une fois bouleverser son idéal, bouleverser sa vie.

— Eh bien ! tu es content ? demanda son ami, le voyant assez indifférent.

— J’aurais été heureux, il y a quelques années, répondit le peintre. Maintenant, je songeais à d’autres formules.

— Mais tu étais doué surtout, disais-tu, pour la fresque. Tu proclamais la décoration le mode suprême de la peinture.

— Peut-être ; mais il y a de la peinture plus intéressante.

Alors Bartholomeus marcha vers les coins de l’ancien parloir de béguines, aux murs clairs, qui lui servait d’atelier ; il remua des toiles, des œuvres encadrées, qui toutes étaient retournées, choisit, hésita, puis en tira une, qu’il vint poser sur le chevalet.

— Voilà ! dit-il. Quelques objets dans une lumière particulière ; c’est l’arrangement d’une fenêtre à un crépuscule d’octobre.

Borluut regarda, conquis peu à peu jusqu’à l’émotion. C’était autre chose que de la peinture, et plus. On oubliait les procédés qui, d’ailleurs, se combinaient tous : du fusain, avec des rehauts de couleur, une chimie savante de pastels, de crayons, de poussières et de hachures mystérieuses. Il faisait soir dans le tableau. C’était comme de l’ombre et du silence mis sous verre.

Bartholomeus reprit :

— J’ai voulu montrer que ces objets sont sensibles, souffrent de la nuit qui vient, se pâment au dernier rayon. Celui-ci, d’ailleurs, vit aussi dans la chambre ; il souffre également ; il lutte contre l’obscurité. Voilà ! C’est la vie des choses, si vous voulez. On dirait, en français, une nature morte. Ce n’est pas cela que j’essaye de faire. Notre flamand dit mieux : la vie silencieuse.

Le peintre présenta une autre œuvre. C’était une figure, pas très grande, une femme hiératique, vêtue d’un costume sans âge qui avait autour d’elle une sveltesse de colonne, des épanouissements de chapiteau.

— Ceci, dit Bartholomeus, est l’Architecture. Voilà ! Elle fait le geste de mesurer le ciel… C’est pour la tour qui va y monter et qu’elle médite.

— C’est vraiment admirable, déclara Borluut, grave et exalté. Mais combien peu te comprendront, avec cet art-là !

— Pourtant, je vais exécuter, dans ce sens, ma décoration pour la ville, dit Bartholomeus. Qu’importe, si on ne comprend pas ! L’essentiel est de faire beau. C’est d’abord, et surtout, pour moi que je travaille. Il faut que je m’approuve, que je me plaise à moi-même. Qu’est-ce que cela fait de plaire aux autres, si on se déplaît à soi ? Ce serait le cas d’un homme infâme qui passerait pour vertueux. En aurait-il moins ses remords ? Le principal pour le contentement intérieur est d’être en état de grâce. Il y a aussi l’état de grâce artistique. Car l’art n’est qu’une sorte de religion. Il faut l’aimer pour lui-même, pour l’ivresse et les consolations qu’il donne, parce que c’est le plus noble moyen d’oublier la vie et de vaincre la mort.

Borluut écoutait le peintre discourir, émotionné par sa voix ample, calme, comme si elle avait parlé d’au delà des temps. Sa barbe noire s’effilait en buisson raide ; maigre et pâle, il offrait un de ces profils brûlés de fièvre d’un moine en adoration. Tout autour, son atelier, parloir de béguines, avait vraiment l’air d’une cellule. Aucun luxe : sur les murs, rien que quelques morceaux de vieilles chasubles, des bouts d’étoles, par goût des tons fanés, et aussi pour se suggérer des cathédrales âgées, des processions abolies ; puis des reproductions de ces Primitifs flamands, méticuleux et visionnaires, qui étaient ses maîtres ; les rétables, les triptyques, de Van Eyck et de Memling, ne figurant que des Annonciations, des Adorations, des Vierges, des Enfants Jésus, des Anges aux ailes d’arc-en-ciel, des Saintes qui jouent de l’orgue ou du psaltérion. Et à cause de ces anciennes soies liturgiques, de ces images mystiques, s’augmentait autour de Bartholomeus cette impression de cellule et d’un art-religion.

— D’ailleurs, conclut Bartholomeus, j’ai toujours compris l’artiste ainsi, une sorte de prêtre, un prêtre de l’idéal, qui doit aussi faire vœu de pauvreté, de chasteté…

Il ajouta en souriant : « Ne suis-je pas resté célibataire ? »

— Tu as bien fait, déclara Borluut, qui était devenu tout à coup soucieux.

— Comment ! tu m’approuves, toi, et tu viens de te marier ?

— Oui et non.

— Tu n’es donc pas heureux ?

— On n’est jamais heureux comme on l’avait cru.

— C’est-à-dire que tu avais imaginé Barbe un ange et que c’est une femme. Toutes sont plus ou moins fantasques, emportées. Barbe surtout doit l’être. C’est une Espagnole, n’est-ce pas, le reste du vieux sang de la conquête, catholique et violente, avec un esprit de domination, d’inquisition, une certaine volupté à faire souffrir ?… Tu ne l’avais pas soupçonné, toi ? C’était évident, pourtant ; car, même avec son père, si débonnaire, elle ne parvenait pas à s’entendre. Comment regardes-tu donc ? Tu ne vois pas clair dans la vie, alors ? Un moment, j’avais songé à te mettre en garde, mais tu l’aimais déjà…

— Oui, je l’aimais, et je l’aime encore, fit Borluut ; je l’aime d’une façon étrange, comme il est seulement possible d’aimer ces femmes-là. C’est très difficile à analyser, et très variable. Elle-même est si changeante ! Des élans, des abandons délicieux, une câlinerie de tout un être qui cède, s’enlace, des mots comme des fleurs, une bouche en fête… Puis, pour un rien, une parole mal interprétée, un retard, une remarque bénigne, l’agacement d’un geste, c’est la débâcle. Tout se brouille, visage et idées ; les nerfs se bandent, décochent des mots bêtes, cruels, inconscients peut-être.

Borluut s’arrêta, tout à coup confus, étonné de l’aveu et d’en avoir trop dit. Le matin, il avait eu une nouvelle scène avec Barbe, plus vive que précédemment, et qui l’avait rempli de soucis pour l’avenir. C’était si tôt après leur mariage. Mais peut-être venait-il d’exagérer ? Il avait parlé sous l’influence de l’impression toute récente. En somme, les alertes furent rares, quelques journées de pluie dans les trois mois de vie commune. C’était inévitable, sans doute, et la loi de nature elle-même. Borluut se réconfortait, repris à Barbe, à sa beauté sombre, à sa bouche chère. Il s’était trop plaint d’elle. C’est la faute de Bartholomeus qui l’avait entraîné sur cette pente. D’ailleurs, le peintre s’était toujours montré hostile à Barbe. Peut-être l’avait-elle dédaigné jadis ? Qui sait s’il ne s’était pas un jour amolli et féru d’elle ? Un ressentiment l’égarait. Borluut s’irrita à présent de la façon dont il avait analysé Barbe, le fit son complice pour en médire. Il lui en voulut de la confidence faite, et qui avait été comme subtilisée. Il s’en voulut à lui-même.

Aussi, en s’en retournant vers sa demeure du Dyver, longeant les quais, devant les eaux pacifiques, Borluut sentit s’accroître le regret, le petit remords de ses ennuis divulgués, à voir les nobles cygnes, neige hermétique, qui, captifs des canaux, en proie à la pluie, à la tristesse des cloches, à l’ombre des pignons, ont la pudeur du silence et ne se plaignent, avec une voix presque humaine, que quand ils vont mourir…