Le Cardinal de Retz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 185-209).
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LE
CARDINAL DE RETZ
ET
L'AFFAIRE DU CHAPEAU

III.[1]
MANOEUVRES DE CONDE CONTRE RETZ. — INSTRUCTIONS SECRETES DE MAZARIN. — REPONSES DE RETZ A UNE ACCUSATION DE JANSENISME.


I

François de Gondi, qui de longue date nourrissait une profonde jalousie et une haine mal déguisée contre son neveu, dont la supériorité l’offusquait, avait trouvé fort mauvais que celui-ci, n’étant que simple coadjuteur, eût été nommé cardinal, tandis que lui, archevêque de Paris, ne l’était pas. A partir de ce jour, toutes les mesures de bienséance furent rompues entre eux, et ils ne laissèrent échapper aucune occasion de se traiter en ennemis. L’archevêque, sans la moindre vergogne, écrivit au pape pour faire échouer la promotion de son neveu, et voici comment celui-ci para la botte, tout en se jouant : « Mme de Montbazon, mandait-il à Charrier, a mis dans l’esprit de M. de Paris, par le moyen de sa sœur, dont il est amoureux, qu’il devait écrire au pape pour lui représenter qu’il n’est point à propos qu’un coadjuteur soit cardinal, l’archevêque ne l’étant pas, et pour s’opposer à ma nomination… La lettre n’est pas encore partie… J’ai fait insinuer à M. le nonce que M. de Paris est un esprit faible et que l’on traite comme un enfant (lettre du 5 octobre 1651). » Si la lettre fut jamais remise au pape, il ne paraît pas qu’elle ait fait sur son esprit la moindre impression.

A quelque temps de là, François de Gondi fit offrir son archevêché à son neveu en échange de la pourpre, et voici comment Retz parlait de cette offre à l’abbé Charrier : «… M. de Paris m’a fait proposer l’échange de son archevêché avec mon chapeau, c’est-à-dire ma nomination. Voyez adroitement les sentimens du pape là-dessus, et si cela pouvait faire peur au pape, vous pouvez lui en faire dire quelque chose. Je m’en rapporte à vous et vous remercie de tous vos soins (19 janvier 1652). » Retz voulait dire par ces dernières phrases que, s’il devenait archevêque de Paris, le pape aurait à craindre qu’il n’embrassât la cause des jansénistes et des gallicans. Le passage de la lettre qui suit ne peut laisser aucun doute sur ce point : « L’on m’a donné quelque avis, mandait-il à l’abbé Charrier le 2 février (1652), que M. de Paris pourrait, si je voulais, prendre la nomination en échange de l’archevêché ; j’y ai quelque pensée et pourtant je n’y suis pas tout à fait encore résolu. Vous pouvez, à mon sens, en faire courir secrètement le bruit, parce que je crois que cela peut avancer le temps de la promotion dans l’appréhension que peut avoir le pape qu’étant en cette dignité, mon ressentiment me porte à des choses qui lui seraient désavantageuses. Voyez ce qui se peut faire là-dessus. Je m’en rapporte tout à vous. » Il ne fut donné aucune suite à cette combinaison.

Les princes de Condé et de Conti avaient envoyé à Rome de leur côté, comme nous l’avons dit, le poète Mathieu de Montreuil, un de leurs serviteurs les plus intelligens et les plus dévoués, pour qu’il y mît obstacle à la promotion de Paul de Gondi. Les princes donnèrent des instructions dans le même sens à deux de leurs familiers, les pères Boucher et de Lingendes, de la compagnie de Jésus, qui se rendaient aussi à Rome pour l’élection du général de leur ordre. Mathieu de Montreuil avait en même temps pour mission de solliciter le chapeau en faveur du prince de Conti, dont il était secrétaire. C’était un personnage fort original que ce Montreuil. Abbé à la façon de Marigny, sans être le moins du monde engagé dans les ordres, il aimait les femmes à la folie et rimait en leur honneur des petits vers plus que lestes qu’il semait dans tous les recueils du temps, ce qui lui attira ces deux vers de Boileau :

On ne voit point mes vers, à l’envi de Montreuil,
Grossir impunément les feuilles d’un recueil.

Bel esprit dans le genre de voiture, dont il exagérait le jargon sentimental et quintessencié, Montreuil ne se relevait que dans ses épigrammes et ses madrigaux, d’un ton parfois fort licencieux. « C’était, dit le cardinal de Retz, un des plus jolis garçons que j’aie jamais connus. » A en juger par les éloges que Montreuil se donne dans ses lettres, il était surtout idolâtre de la beauté de ses dents. Eh bien ! chose étrange, ce petit abbé galant et musqué, qui passait sa vie au sein des plaisirs et qui dévorait toujours d’avance les revenus d’un riche patrimoine et d’un gros bénéfice de Bretagne, ce petit abbé avait une trempe de caractère et une bravoure à toute épreuve. C’était un des hommes de main en qui le grand Condé avait le plus de confiance. « Montreuil ralliait par son zèle et par son application tous les serviteurs de M. le prince qui étaient dans Paris, dit le cardinal de Retz, et il en fit un corps invisible qui est assez souvent, en ces sortes d’affaires, plus à redouter que des bataillons… Il servit admirablement MM. les princes, et son activité, réglée par la conduite de Mme la palatine,… conserva toujours dans Paris un levain de parti qu’il n’est jamais sage de souffrir… » tel était l’homme que les princes avaient choisi pour briguer la pourpre en faveur du prince de Conti, sans nomination et recommandation du roi, et afin de ruiner les prétentions du coadjuteur. Montreuil était déjà installé à Rome dès le 27 septembre. Il se donna d’abord pour un gentilhomme anglais, mais il ne put rester plus de trois ou quatre jours dans son rôle sans se trahir, et bientôt l’ambassadeur de France apprit par ses espions qu’il annonçait à tout venant l’objet de sa mission et qu’il se répandait en discours frondeurs contre le gouvernement français. Le bailli en fut outré d’indignation et lui envoya dire que, s’il voulait tenir de tels discours, il n’avait qu’à aller loger chez l’ambassadeur d’Espagne ; il le menaça même, s’il ne changeait de langage, de le traiter en criminel de lèse-majesté. Pour comble d’imprudence, Montreuil avait fait connaître hautement son intention de ne point rendre visite à l’ambassadeur. Ainsi dès les premiers jours de son arrivée, et fort heureusement pour le coadjuteur, il s’était mis à dos le bailli, et celui-ci s’était empressé, dans la première audience qu’il eut du pape, à disposer le pontife à ne rien faire en faveur des princes, qui, disait-il, ne pouvaient appuyer leur demande d’aucune nomination du roi[2].

A la réception de la dépêche du comte de Brienne, secrétaire d’état des affaires étrangères, qui lui annonçait, dès le 22 septembre, la nomination du coadjuteur au cardinalat, le bailli s’empressa de lui répondre qu’il la présenterait secrètement au pape à la première audience et qu’il presserait la promotion de tous ses efforts[3]. L’audience du pape eut lieu le 3 octobre ; le bailli insista pour que la promotion fût prompte, attendu, disait-il, que le roi avait envie de faire entrer ce prélat dans son conseil aussitôt qu’il serait revêtu de la pourpre. A la nouvelle de la nomination de Retz au cardinalat, Innocent ne put cacher sa joie. Il dit au bailli en souriant, et en faisant une allusion indirecte à Mazarin, que le coadjuteur « était un très bon Français, ce qu’il répéta jusqu’à trois fois, et un bon ecclésiastique. » — « Je reçois grande satisfaction, ajouta-t-il, de ce que le roi a reconnu les bonnes parties et la fidélité qui sont essentiellement en ce personnage. Je verrai la lettre du roi, et dans la prochaine audience je vous parlerai plus clairement de mes résolutions. » En même temps, le pape déclara au bailli qu’il ne tiendrait aucun compte de la demande de Montreuil, puisqu’il n’était porteur d’aucune lettre du roi ; mais qu’il ne pouvait moins faire que de le recevoir[4].

Dans son audience suivante, le pontife, sans soulever la moindre objection, donna parole formelle à l’ambassadeur qu’il acceptait la nomination du coadjuteur au cardinalat, en lui annonçant que la promotion ne pourrait avoir lieu qu’à la fin de novembre ou au commencement de décembre. Il lui apprit en même temps qu’il avait nettement déclaré à Montreuil qu’il ne pourrait accueillir la demande du prince de Conti qu’autant qu’elle serait appuyée par le chef de sa maison[5].

Malgré la réponse du pape, Montreuil ne se tenait pas pour complètement battu, et, s’il ne comptait plus sur la promotion de son maître, il espérait du moins faire échouer celle du coadjuteur, ce qui au fond paraissait être le but principal de sa mission. Sachant à quel point le bailli de Valençay était désireux d’obtenir le chapeau pour lui-même, il lui envoya jusqu’à trois personnes pour le lui offrir de la part du prince de Condé, à la condition qu’il retarderait la promotion du coadjuteur, lequel, ajoutait-il, ne désire la pourpre que pour avoir le pas sur les princes du sang. En même temps, Montreuil faisait insinuer à l’ambassadeur qu’il existait un concert secret entre le duc d’Orléans et le prince de Condé, et que ce dernier ne paraissait être hostile à la promotion du coadjuteur que pour mieux la faire réussir. Le bailli n’eut garde de donner dans le panneau et n’en poursuivit d’abord sa mission qu’avec plus d’activité. Il prévint loyalement l’abbé Charrier de toutes ces intrigues, afin que, de son côté, il pût y mettre obstacle, et il écrivit de sa main au coadjuteur afin de l’assurer de ses services[6].

Le bailli ne tarda pas à recevoir une lettre de Mazarin qui venait confirmer les premières instructions que lui avait dictées le comte de Brienne et les appuyer de tout son poids. «…Vous ne compterez plus parmi mes ennemis M. le coadjuteur, lui écrivait l’illustre exilé, car nous sommes en fort bonne intelligence ; la chose est assez extraordinaire, mais l’on en voit de semblables en France. Il ne faut pas pourtant que personne, particulièrement au palais, ait connaissance de notre amitié, car elle lui serait fort préjudiciable à l’égard du pape, qui a seulement affecté de lui départir des grâces lorsqu’il remuait tout à Paris contre moi. Je ne doute point que vous n’employiez votre crédit et votre adresse pour faire en sorte que la nomination que le roi a faite en sa faveur ait son effet, et, croyant que vous ne seriez pas marri de savoir que vous m’obligerez en vous employant avec chaleur en cela, je vous en ai voulu donner avis, et je serai bien aise que vous me mandiez au plus tôt ce que vous espérez de l’affaire…[7]. »

Dans une nouvelle audience, vers la fin d’octobre, le pontife assura de nouveau le bailli que toutes les intrigues qui seraient mises en jeu pour traverser la promotion du coadjuteur seraient inutiles tant que le roi paraîtrait la désirer[8].

Jusqu’alors l’ambassadeur s’était scrupuleusement conformé aux premières instructions qu’il avait reçues pour faire réussir l’affaire du coadjuteur. Aussi n’est-on pas peu surpris de trouver, dans une lettre qu’il adresse à Brienne le 6 novembre, de perfides insinuations contre le prélat. Peut-être espérait-il que la cour de France ôterait le chapeau au coadjuteur pour le lui donner à lui-même. Que ce soit l’ambition, l’envie ou l’amour de la vérité qui ait dicté la lettre du bailli, elle n’en est pas moins curieuse. « Le pape, disait-il, ayant reçu la nomination du coadjuteur, songe à en faire sa créature. Il espère que le coadjuteur et le duc d’Orléans ne permettront pas qu’il se décrète rien dans le conseil à son désavantage, y prenant toujours ses intérêts en main… l’approuve bien que l’on fasse ce qui est convenable pour hâter cette promotion, mais de sacrifier l’honneur de l’état pour cet effet, je n’en puis tomber d’accord. Si le pape cherche de la bonne volonté en France, qu’il la cherche directement par les satisfactions qu’il donnera au roi et non point à ses vassaux. Quand les premières barricades ont été faites a Paris, le pape a fait venir son nonce aux intérêts du parlement, ainsi que vous l’avez vu, mettant son appui sur les malcontens[9]… » Dans ses lettres suivantes, le bailli disait au comte de Brienne que la seule cause du retard que le pape mettait à faire une promotion venait de l’embarras où il se trouvait de donner satisfaction à tous les intérêts et à toutes des ambitions de sa famille, et que les intrigues des princes français n’y étaient absolument pour rien. Il lui apprenait en même temps qu’il avait découvert, par ses espions, que Montreuil allait rendre secrètement visite à d’ambassadeur d’Espagne[10]. Pendant ce temps., Montreuil ourdissait intrigues sur intrigues, il écrivait à l’ambassadeur, qui ne daignait pas lui répondre, pour lui demander une audience et pour l’engager « à aller bride en main dans l’affaire du coadjuteur, » attendu que l’armée des princes était sur le point de triompher. Le bailli était assez sage pour ne pas lui répondre et pour ne tenir aucun compte de ses manœuvres.


II

Cependant il venait de recevoir, dans trois lettres de Brienne, des instructions secrètes pour qu’il eût à retarder la promotion du coadjuteur. Voici un curieux passage d’une de ses missives à Brienne, dans lequel ce fait important est, pour la première fois, mis au jour[11] ; « J’ai très bien remarqué, en trois de vos dépêches consécutives, de quelle façon je dois presser la promotion des cardinaux et en quelle sorte telle création nouvelle peut être plus ou moins avantageuse à la France. Je suivrai très ponctuellement les ordres que vous me donnez là-dessus, et vous ne trouverez jamais un plus fidèle exécuteur de vos commandemens. »

Sur ces entrefaites, le bailli eut une très vive discussion avec le pape, à propos d’un démêlé que le consul de France à Civita-Vecchia avait eu avec les agens du gouvernement pontifical. Le consul ayant pris à son service, comme espion, un Italien, les agens du pape trouvèrent cela font mauvais, cherchèrent chicane au consul, violèrent son domicile, s’emparèrent de l’espion, le mirent aux galères, et lorsque le consul éleva da voix, les ministres du pape l’expulsèrent de sa maison et le remplacèrent par un agent romain. Cet acte, d’un arbitraire sans exemple, exaspéra le bailli de Valençay, et il déclara au pape, du ton le plus inconvenant et le plus insolent, que toutes les guerres civiles de France n’étaient pas capables d’empêcher le gouvernement français de lui donner sur les doigts s’il s’émancipait trop. Il ajouta qu’il ne faisait nul compte de ses audiences et de sa vue, et il se retira en lançant au pontife des regards menaçans[12].

Après cet éclat si impolitique et si intempestif, fort embarrassé de retourner à ses audiences, il cherchait chaque jour de nouveaux biais et de nouveaux prétextes pour les éviter. On comprendra facilement qu’une telle conduite n’était guère propre à faire accueillir favorablement par le pontife tout ce que le bailli pouvait lui faire insinuer sous main afin de retarder la promotion du coadjuteur. Montreuil profitait de cette brouillerie pour se rendre le plus souvent qu’il pouvait aux audiences, du pape, qui l’accueillait de fort bonne grâce, mais qui ne se rendait pas plus à ses sollicitations en faveur du prince de Conti qu’à ses insinuations contre le coadjuteur. Le bailli, qui était font bien renseigné, prétendait qu’Innocent et ses émissaires ne négligeaient rien pour persuader à l’abbé Charrier que le roi de France et la reine-mère ne désiraient nullement au fond que la promotion du coadjuteur eût lieu. Suivant le bailli, le but secret du pape était d’inspirer ce soupçon au factieux prélat, afin de le pousser à exciter de nouveaux troubles dans Paris. Il va sans dire que l’ambassadeur s’attachait avec le plus grand soin à détourner ce soupçon de l’esprit de l’abbé Charrier. Il ne cessait de lui protester que, s’il avait dit le moindre mot au pontife pour l’engager à retarder la promotion, celui-ci « n’aurait pas eu de plus grande joie » que de divulguer ce secret. Il ajoutait que la meilleure preuve qu’il poursuivait très sincèrement la promotion, c’est que le pape n’avait pu citer à l’abbé Charrier une seule de ses paroles qui « allât au contraire d’une vive et cordiale demande de ce chapeau pour M. le coadjuteur. » — « J’ai néanmoins conseillé à l’abbé Charrier, poursuit l’ambassadeur dans sa lettre à Brienne, de feindre quelque défiance de mon procédé pour faire venir sa sainteté sur le leurre et lui faire ouvrir le sac, promettant même de me faire retirer de cette ambassade pour châtiment de cette perfidie et désobéissance aux ordres de sa majesté, pourvu, que l’on lui mit en main, par témoin ou autre manière, quelque chose qui m’en pût convaincre et m’ôter les moyens de me justifier d’une pareille accusation…. » Par ces protestations et ces sermens, qui, dans la bouche d’un religieux de mœurs austères, ne manquaient pas de poids, l’abbé Charriée, tout fin qu’il était, fut abusé et trompé jusqu’au dernier moment.

Cependant le bailli de Valençay, outre de colère contre le pape, conseillait à la cour de France d’en venin avec lui aux mesures extrêmes. Il voulait que l’on menaçât le pontife du renvoi de son nonce et du rappel de l’ambassadeur de France, du remplacement des troupes romaines du comtat venaissin par des soldats levés dans le pays, et qu’enfin l’on adressât au nonce à Paris une grave et sévère réprimande. La cour de France ne tint aucun compte de ces conseils exagérés, où il entrait bien plus de passion que de sagesse. Le bailli, qui depuis longtemps ne recevait pas une obole de son traitement, demandait à cor et à cri dans toutes ses lettres à être rappelé. Il avait vu, disait-il, quelques lettres du comte de Béthune, grand ami du coadjuteur, adressées à l’abbé Charrier, et dans lesquelles il témoignait désirer avec passion d’être nommé ambassadeur à Rome. « Je serai bien obligé de déguerpir et de lui céder la place, ajoutait le bailli, si l’on continue à ne pas me payer mes appointemens. »

Peu de jours avant le 11 décembre, il avait reçu de Brienne une dépêche de la plus haute importance dans laquelle le ministre lui donnait cette fois les instructions les plus nettes et les plus détaillées sur la conduite qu’il avait à tenir dans l’affaire du coadjuteur. L’ambassadeur répondait a cette dépêche le 11 décembre par une lettre d’un intérêt capital et qui vient donner pleinement raison au cardinal de Retz, lorsqu’il affirme dans ses Mémoires que la cour de France et Mazarin, à propos de l’affaire du chapeau, agirent contre lui avec la plus insigne mauvaise foi.

Le bailli ne doutait pas, d’après sa lettre, que les Espagnols ne fussent très favorables à la promotion du coadjuteur, malgré le déplaisir que pourrait en éprouver M. le prince, parce qu’ils calculaient avec raison qu’une fois maître du chapeau, le prélat n’en aurait que plus de force pour continuer la guerre civile. « Pour le second article (de votre lettre), poursuivait l’ambassadeur, je vous ai déjà mandé, dans mes précédentes, que j’avais très bien compris de quelle sorte le roi voulait que je me comportasse pour hâter ou retarder la promotion. Il suffit de vous assurer que je suis vos ordres très ponctuellement et agis en conformité avec toutes les précautions nécessaires ; ce qui n’est pas une négociation fort aisée et facile, ayant affaire à un pape qui veut et voudra toujours le contraire de ce que désirera le roi. Il est donc nécessaire, pour le service de sa majesté, ainsi que vous m’avertissez, que M. le coadjuteur ne doute point qu’il ne soit servi de moi en ses prétentions avec voiles et rames, et que cependant j’aille procurant une procrastination (un retard) de l’effet de cette grâce accordée audit sieur coadjuteur, jusques à tant qu’il ait donné des témoignages bien solides d’un attachement indissoluble aux intérêts du roi… La pièce est délicate, mais je n’oublierai rien pour servir en la sorte qui m’est ordonnée. » Le bailli ajoutait que le meilleur moyen de retarder la promotion, c’était que la cour de France parût la désirer vivement, et que le moyen infaillible de la précipiter serait qu’elle témoignât y être indifférente. Il annonçait en même temps à Brienne qu’il éviterait la seule audience qui dût avoir lieu avant Noël, en alléguant quelque excuse, et qu’il n’irait voir le pape qu’après la fête des Rois. C’était déclarer nettement qu’il abandonnait au hasard l’affaire du coadjuteur. « Entre ci et là, disait-il à Brienne, je verrai s’il faut en revenir aux caresses ou à la continuation du mécontentement, sauf néanmoins les ordres que je pourrai recevoir[13]. » « Mon procédé a piqué le pape, poursuivait-il dans la même lettre. Il n’a pu s’empêcher d’en témoigner ses ressentimens au sieur abbé Charrier, auquel il aurait bien voulu mettre de la jalousie en tête, de la défiance de moi et par conséquent de la cour, mais je chemine en l’affaire de M. le coadjuteur avec tant de sincérité et de franchise que les diligences du pape de ce côté-là, à mon avis, sont inutiles et sans effet, au moins ledit abbé m’en a donné l’assurance toutes les fois que nous nous sommes entretenus des finesses du saint-père et de ses artifices. »

Dans cette même lettre, le bailli annonçait à Brienne qu’il avait ordonné à un Français chez lequel logeait Montreuil de l’expulser le jour même à cause des discours offensans qu’il tenait contre le roi « et qui sentaient la folie et l’ivrognerie. » L’ordre fut exécuté, et comme Montreuil paraissait être à bout de ressources et peut-être obligé de quitter Rome, le bailli conseillait au gouvernement français d’envoyer des ordres à Lyon et sur les côtes de Provence pour le faire arrêtera son retour en France. En même temps, il enjoignait à tous les Français qui habitaient Rome « de n’avoir aucun rapport avec ce petit infâme, qui méritait les galères. » Montreuil, à partir de ce moment, ne put trouver d’asile chez aucun Français et se réfugia chez un Napolitain. Pour narguer l’ambassadeur, il rendait souvent visite à l’ambassade d’Espagne et au pape, qui affectait de l’accueillir avec une faveur marquée, sans toutefois lui donner le moindre espoir du succès de ses négociations.

Afin de mieux tromper le coadjuteur, Mazarin, après avoir dicté à Brienne les instructions que nous venons de citer, ne cessait, dans ses correspondances avec la palatine, de protester de son amitié et de son dévoûment pour le prélat. Il allait même jusqu’à informer la princesse des manœuvres et machinations qui se tramaient à la cour contre son ami (lettre du 10 décembre). Il était impossible de tenir un langage et une conduite plus en désaccord ; mais il est juste de dire aussi que le coadjuteur ne se faisait pas faute d’agir absolument de la même façon. « Vous savez, écrivait Mazarin à Bartet le 10 décembre, que Mme de Chevreuse et le coadjuteur sont des personnes auxquelles il ne faut pas donner sujet de se plaindre, et de pouvoir dire avec raison qu’on leur ait manqué, vous vous souviendrez que la consultation qui devait être faite entre Mazarin et le coadjuteur, de laquelle dépendait après l’exécution de toutes choses, aurait aplani les difficultés, été toutes les méfiances et affermi les amitiés, en sorte que les frondeurs, agissant en faveur de Mazarin, auraient eu grande facilité à l’exécution de son affaire, laquelle ils ne peuvent pas retarder à présent… » Mazarin savait par ses confidens et ses familiers que le coadjuteur ne cessait de lui être fort hostile, mais il avait feint la patience et la longanimité afin de ne pas le pousser à agir trop vivement contre lui. Lorsque la palatine lui apprit que le prélat n’était nullement d’avis de son retour, non plus que le duc de Bouillon et Turenne, il adressa à la princesse une lettre vive et pressante qui était comme un dernier appel à la concorde : « L’intention du coadjuteur, à ce que vous me mandez, est toute contraire aux résolutions de Mazarin, qui ne peut pas se dispenser de les mettre à effet après tous les engagemens dans lesquels on est entré… Il me fait beaucoup de peine que MM. de Turenne et de Bouillon soient du même avis, car ils ont plus d’intérêt que personne à mon prompt retour… Il est juste que je reçoive aussi des marques de leur bonne volonté en un rencontre[14], où ils ont le même intérêt que j’y réussisse. Je prétends la même chose du coadjuteur et de ses amis, qui doivent être assurés que personne du monde ne pénétrera quoi que ce soit de ce qui se passera entre moi, la reine et le coadjuteur. Mais pourquoi le coadjuteur ne pourrait-il prendre une résolution généreuse (étant assuré du roi, de la reine et de moi, ayant ce qu’il souhaitait) et une entière confiance, et se déclarer sans peine ? » Cela ne serait-il pas préférable, poursuivait-il, à cette « vie de circonspections » dont il est impossible qu’il ne soit embarrassé ? « Sur quoi je puis répondre que leurs majestés, aussi bien que moi, serons ravis de voir sa personne hautement déclarée, quand même cela diminuerait de beaucoup son crédit. Je vous dis librement mes pensées, mais je me remets aux résolutions du coadjuteur et à ce qu’il jugera plus à propos, étant persuadé, dans l’estime que je fais de sa prudence, qu’elles seront toujours les meilleures… Je crois qu’il fera bien de se ranger du parti de la reine, et il sera bien servi par moi…[15] »

Le 26 décembre, il écrivait à la palatine que le coadjuteur devait faire tous ses efforts pour gagner la confiance du duc d’Orléans et le lui ramener. « L’avantage du coadjuteur y est tout entier, car le coadjuteur et Mazarin, bien unis et accrédités, l’un auprès de Monsieur, l’autre avec la reine, n’auront que faire de se mettre en peine de rien et n’en auront pas une grande à rétablir les affaires… » Mazarin annonçait en même temps que les troupes qu’il avait levées étaient en marche et qu’il les suivrait dans deux jours. Le même jour, il écrivait à son familier l’abbé Fouquet[16] :

« Si mon retour devait produire les maux que croit M. le coadjuteur, je ne songerais jamais à rentrer en France ; mais j’espère qu’il n’en arrivera pas ainsi, et vous lui pouvez même insinuer que, s’il était vrai que ma perte fût inévitable, comme il le pense apparemment, il n’y trouverait pas son compte. J’attendrai de voir par votre première dépêche ce qu’il vous aura dit dans la conférence particulière que vous deviez avoir avec lui, et cependant je crois qu’il faut toujours l’entretenir et lui faire connaître que j’espère qu’il profitera de quelque bonne occasion de donner des marques de son attachement à la reine et de son amitié pour moi… »

La reine était dans une impatience extrême de revoir le cardinal et de le placer de nouveau à la tête des affaires. Mille intrigues se croisaient autour d’elle pour la détourner de cette pensée, mais elle leur opposait une résolution inébranlable. Le vieux Châteauneuf était à bout de manœuvres, et les plus habiles courtisans avaient échoué. Voici une lettre inédite de Le Tellier, qui se trouvait alors à Poitiers auprès de la reine, et qui peint mieux que tous les documens connus jusqu’à ce jour les dispositions de cette princesse à l’égard de son favori : « Je n’ai pas été obligé de dire mes sentimens à la reine sur le retour de son éminence, écrivait-il à une personne dont le nom est resté en blanc, tant parce qu’elle ne m’en a point pressé que parce que j’ai su que tout le monde lui en avait parlé, jusques à lui dire qu’on croyait que le cardinal l’avait ensorcelée ou qu’elle l’avait épousé. A tout cela, elle n’a fait aucune réponse, sinon que le cardinal était bon et sage, qu’il avait de l’affection pour l’état, pour le roi et pour elle, qu’il lui fallait laisser la conduite de cette affaire, vu que, s’il trouvait de l’inconvénient à revenir, il ne l’entreprendrait pas… » La reine ne se contenta pas d’exprimer tout haut ses sentimens en faveur du retour du cardinal ; elle dépêcha Bartet auprès de l’homme qui était le plus en état d’y mettre, obstacle, afin de le conjurer de s’y montrer favorable et de l’engager à se rendre à Poitiers, où se trouvait la cour. Bartet déclara donc au coadjuteur que la reine l’envoyait vers lui pour lui faire « part de la résolution qu’elle avait prise de faire revenir le cardinal, non pour lui demander son avis, mais pour le convier de s’employer pour faire que les choses se passassent doucement sur ce retour. » Il ajouta que la reine le priait de se souvenir des grâces qu’il avait reçues d’elle, notamment de sa nomination au cardinalat, et de se rendre en personne auprès d’elle, résolue qu’elle était « à partager sa confiance entre le cardinal Mazarin et lui. » Le coadjuteur se confondit en protestations de dévoûment pour la reine, se montra touché au-delà de toute expression des grâces qu’il avait reçues d’elle, mais il déclara que la reine ne devait point désirer qu’il se rendit à la cour ; « que, s’il était cardinal, il le ferait volontiers, mais qu’en l’état où il se trouvait, il ne voulait pas perdre le crédit qu’il s’était acquis dans Paris en l’abandonnant dans la conjoncture présente[17]… »


III

A Rome, sa promotion paraissait fort compromise par d’habiles manœuvres dirigées par les émissaires des princes. Condé, l’implacable ennemi du coadjuteur, avait donné, comme nous l’avons dit, des instructions secrètes à deux de ses familiers, les pères de Lingendes et Boucher de la compagnie de Jésus, qui se rendaient à Rome pour une congrégation de leur ordre, réunie afin d’élire un général. Le père Boucher, provincial de Toulouse, avait enseigné la philosophie au prince de Condé, lorsqu’il faisait ses études au collège de Bourges, et il avait été nommé confesseur des princes pendant leur prison au bois de Vincennes et au Havre. Le père de Lingendes n’était pas moins attaché aux princes et se montrait si grand frondeur dans ses propos que l’ambassadeur de France demanda au père Gottifredi, récemment élu général, et au père Annat, assistant, d’empêcher ce jésuite de rentrer en France et même de l’expulser de Rome, si dorénavant il ne gardait le silence[18]. Les pères Boucher et de Lingendes ne trouvèrent rien de mieux, pour perdre le coadjuteur dans l’esprit du pape, que de semer le bruit qu’il était janséniste. Suivant l’ambassadeur, ils agissaient ainsi pour plaire au prince de Condé, et dans la crainte que Retz, devenu archevêque de Paris, ne se montrât pas favorable à leur ordre dans les démêlés qu’il pourrait avoir avec l’ordinaire et l’université de Paris.

Monsignor Chigi, qui avait été récemment nonce à Cologne, et que le pape, ainsi que nous l’avons dit, avait rappelé de sa nonciature pour qu’il succédât au cardinal Panzirolo en qualité de premier secrétaire d’état, était fort ami des jésuites et de leur doctrine. Il prit feu sur cette insinuation, et il courut en prévenir Innocent X. Le pape, constamment malade et à peu près hors d’état de s’occuper d’affaires dogmatiques, ne s’était guère mêlé jusque-là de cette question du jansénisme ; mais, averti par son ministre, il lui permit d’exprimer à l’abbé Charrier ses craintes à ce sujet et de lui faire entrevoir l’impossibilité d’une promotion si le coadjuteur ne se prononçait pas d’une manière nette et catégorique contre cette opinion plusieurs fois condamnée par le saint-siège. L’abbé, surpris de cette complication imprévue, avertit sur-le-champ le coadjuteur, et celui-ci lui répondit sans paraître fort ému : « Pour ce qui est du jansénisme, je doute fort que ce soit là le fond de la pensée de la cour de Rome. Vous savez comme il faut parler sur ce sujet dans le public, mais en particulier vous pourrez témoigner que le moyen de m’engager dans cette affaire serait le refus que l’on me fait, et que ce m’est une occasion assez avantageuse pour témoigner mes ressentimens… » — « Si l’on vous presse encore sur le jansénisme, disait-il à la fin de sa lettre, dites que vous croyez qu’il m’est si injurieux que l’on témoigne seulement le moindre doute sur mon sujet, que vous n’avez pas osé m’en écrire de peur de m’aigrir trop l’esprit en me faisant voir que l’on joint au mépris que l’on a pour moi des doutes ridicules. »

Le coadjuteur avait remis à l’abbé Charrier, avant son départ pour Rome, un certain nombre de blancs-seings, afin qu’il pût les remplir en cas d’urgente nécessité. Pressé vivement par l’abbé d’écrire au pape une lettre de sa main afin de se disculper du soupçon de jansénisme, le coadjuteur lui répondit d’un ton plaisant et dégagé : « Je n’écris pas par cette voie au pape, parce qu’il est trois heures du matin et que je n’écris tout à fait si vite en italien qu’en français, et que de plus vous êtes un rêveur de me demander des lettres, puisque vous avez des blancs-signés de quoi en faire de plus « éloquentes que moi, vous qui êtes tout frais émoulu et véritablement Fiorentino[19]. » L’abbé, tout glorieux de cet éloge et pour le justifier de son mieux, tourna une lettre de sa façon contre le jansénisme et la présenta sous la signature du coadjuteur à Monsignor Chigi, afin de calmer ses inquiétudes et dissiper ses soupçons. La lettre était conçue en termes équivoques afin qu’au besoin le coadjuteur la pût désavouer. Mis en verve et en belle humeur par ce tour à l’italienne, le coadjuteur répondit à l’abbé : « Je savais déjà ce que vous aviez fait en votre dernière entrevue du pape, et tout l’entretien que vous avez eu avec M. Chigi sur le jansénisme, et comme quoi, pour l’amuser, vous aviez fait une fausse lettre que j’approuve fort. Ce n’est pas, poursuivait-il d’un ton plus grave, que je ne fusse dès lors bien surpris du caprice de ces messieurs et de leur sotte conduite à mon égard. Vous pouvez croire que je le dois être encore bien davantage après ce que vous me mandez par votre dernière. Je ne suis pas résolu d’envoyer cette prétendue déclaration (contre le jansénisme) que vous me demandez et c’est la raison pour laquelle je ne vous ai pas dépêché d’exprès. Premièrement je doute fort que cette pensée de M. Chigi soit véritablement celle du pape, qui semble, comme vous m’en parlez, se soucier peu de ces sortes de choses. En second lieu, vous n’avez point de lumières de cette congrégation de cardinaux qui peut vous être adroitement supposée sous quelque autre dessein. Peut-être que ce M. Chigi cherche dans toutes ces difficultés de l’argent aussi bien que des bagues ; prenez-y garde adroitement. Mais au fond, quand j’aurais donné cette déclaration, mon affaire ne serait pas assurée pour cela, et ces fripons chercheraient encore quelque autre raison toute nouvelle pour me chicaner. Vous-même ne croyez pas que cela puisse empêcher la promotion. Quoi qu’il en soit, quand j’en devrais être assurément cardinal, je ne veux pas qu’il paraisse dans le monde que j’aie acheté cette dignité par la vente de ma liberté et de mon honneur, qui se trouverait étrangement blessé par ce procédé. Je doute fort que vous puissiez, en cas que l’on me manquât de parole, retirer de M. Chigi ce que vous lui auriez donné, et je ne veux point mettre sa bonne foi à cette épreuve. Tout ce que je puis faire sur ce sujet est de m’en tenir à la lettre que vous lui avez donnée. Je vous en écris encore (une) de ma main et vous verrez, dans les termes qu’elle est conçue, si vous vous en devez servir et quel effet elle pourra faire en la montrant dans le monde. »

Le coadjuteur passait ensuite à des insinuations menaçantes : « Cependant, et quelque parti que vous preniez là-dessus, vous pouvez représenter à ces messieurs, outre toutes les choses que je vous ai déjà dit là-dessus, qu’il est (de l’intérêt) de la cour de Rome de ne pas allumer en France un feu qui s’éteindrait difficilement et qui pourrait même à la fin embraser plus dangereusement la Cour de Rome ; que ce serait le moyen de réveiller les esprits qui dorment dans une paix chrétienne et fort soumise, et qui, se voyant si puissamment contredits par un acte de cette qualité, ne pourraient plus jamais se soumettre à la décision que je leur dois donner quelque jour, et qui, petit à petit, pourraient même se retirer de l’obéissance de l’église. Je ne doute pas que vous n’enrichissiez fort cette affaire, et que votre esprit et votre zèle ne vous fournissent mille autres belles raisons. Quand je vous aurais dépêché, cela aurait été inutile parce que votre lettre n’étant arrivée que fort tard, avant que l’on eût été à vous, le temps que vous nous marquez pour la promotion aurait été déjà passé et ainsi ç’aurait été inutilement. Car, si elle ne se fait pas dans ces premiers quatre-temps, il n’y a plus rien à espérer et faut songer à prendre d’autres mesures. »

Au fond, le coadjuteur ne croyait pas que ces soupçons de jansénisme articulés contre lui fussent bien sérieux ; il supposait qu’on ne les avait lancés en avant que pour retarder la promotion, il exprimait ainsi à l’abbé Charrier son opinion sur ce point : « Mon sens est que, sur cet article du jansénisme, ces messieurs n’en sont guère embarrassés dans le fond, mais que, se voyant si vivement pressés et n’ayant pas de bonne raison à vous opposer, ils ont voulu se donner encore ce prétexte pour gagner du temps. C’est pourquoi, quand j’aurais voulu faire cette déclaration et que j’eusse pu vous l’envoyer assez tôt, ce n’aurait pas été encore besogne faite. Quoi qu’il en arrive, consolez-vous aussi bien que moi, car je vous assure que vous serez vengé de toutes vos peines, Je n’ai pas eu le temps, depuis votre dépêche, de prendre des lettres de son altesse, et puis aussi bien elles seraient inutiles. J’ai seulement envoyé Fromont[20] à M. le nonce, qui lui doit chanter sa gamme. Je le verrai aussi demain sur tout ce que vous m’avez dit[21]. L’on vous envoie les bagues que vous avez demandées pour M. Chigi[22]… »

Cette lettre pleine de hauteur, de souplesse et d’éloquence nous montre Retz à la fois dans les plus secrets replis de son âme et dans tout son éclat d’écrivain. Si on lui refuse le chapeau, il se mettra à la tête des jansénistes et propagera un schisme qui gagnera comme une flamme la cour de Rome. À la pensée que la pourpre va lui échapper au moment même où il s’est cru sur le point de la saisir, il n’a plus la force de maîtriser sa colère ; il éclate avec la dernière imprudence dans son entourage. Ses moindres paroles sont avidement recueillies par les espions de Mazarin et aussitôt divulguées. « Ce fut alors, dit un pamphlétaire aux gages de la cour, qu’en présence de plusieurs personnes, qui en frissonnèrent d’horreur, il prononça ces paroles détestables : « Si je ne puis fléchir les dieux d’en haut, je me résous d’employer à mon secours les divinités de l’enfer :

Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo. »

N’est-ce pas là, dans sa grandeur effrayante et satanique, le Retz peint si vigoureusement par Bossuet, et, en présence de cette lettre et de celles qui vont suivre, sera-t-il permis de dire que le portrait est exagéré ? « Cet homme,… dit Bossuet, si redoutable à l’état,… ce ferme génie que nous avons vu, en ébranlant l’univers, s’attirer une dignité qu’à la fin il voulut quitter comme trop chèrement achetée… Mais pendant qu’il voulait acquérir ce qu’il devait un jour mépriser, il remua tout par de secrets et puissans ressorts[23]. » Ces ressorts, nous les mettons complètement à nu pour la première fois en publiant les lettres les plus saillantes de Retz. Ce n’est pas seulement au point de vue de l’histoire qu’une telle révélation est pleine d’intérêt ; elle ne l’est pas moins au point de vue littéraire. Il serait impossible de trouver à cette date un prosateur tel que Retz se révèle dans ces lettres, écrites cinq ans avant les Provinciales. C’est là une circonstance à noter, et qui le placera infailliblement parmi les initiateurs et les précurseurs de notre grande prose. Tout ce qui caractérise un écrivain de premier ordre se trouve dans ces lettres : l’originalité, l’esprit, l’élégance, le choix des expressions, la clarté, la vie, le souffle, l’éloquence. Nous attirons surtout l’attention du lecteur sur les deux lettres qui vont suivre. Dans la première, d’une non moins grande hauteur que la précédente, mais d’un ton plus radouci, le coadjuteur donnait à l’abbé, de la part du duc d’Orléans, l’ordre de rentrer en France. En même temps, il lui recommandait de déclarer à monsignor Chigi qu’une des raisons qui l’obligeaient de le rappeler, c’était la déclaration qu’on lui demandait contre le jansénisme, qui l’avait encore plus blessé dans la forme qu’au fond.

« Je vous envoie une lettre de M. le duc d’Orléans, écrivait-il à l’abbé, le 16 février, par laquelle il vous commande de revenir en France aussitôt que vous l’aurez reçue. J’ai cru qu’il était à propos de vous faire donner cet ordre parce que je vous avoue que je ne puis plus souffrir la qualité de prétendant qui me fait tort en ce pays, et qui, je crois, ne m’est pas fort utile à Rome. Je ne crois pas que ma nomination soit révoquée, et je ne crois pas que la cour l’ose faire, mais avec tout cela je vois si peu de certitude dans les résolutions de la cour de Rome, que je ne crois pas qu’il soit à propos que vous y demeuriez plus longtemps. Votre retour fera à mon sens un grand éclat qui m’est bon pour Paris et qui n’est pas dangereux pour la cour de Rome, puisque je m’imagine que, si le pape faisait une promotion après votre départ, ma nomination n’étant pas révoquée, il ne laisserait pas de me faire cardinal. Je vous prie donc de faire vos adieux quand vous aurez reçu cette dépêche, à moins que vous voyiez certitude ou grande apparence de promotion dans le carême, devant lequel temps aussi bien vous auriez, à mon sens, peine à sortir de Rome, quand même vous seriez assuré qu’il n’y aurait pas de promotion. J’ai fait faire là lettre de M. le duc d’Orléans un peu sèche, et il écrit comme étant mal satisfait du peu d’égards que l’on a eu à ses prières. Vous parlerez, s’il vous plaît, dans les mêmes termes, et vous direz en public que, ne voyant nulle certitude à la promotion, je n’ai pas voulu continuer à exposer le nom de son altesse royale et m’exposer moi-même à des refus continuels ; que, bien que le cardinalat soit au-dessus de mon mérite, une prétention trop longue, trop basse et trop affectée est au-dessous de ma conduite ordinaire, de ma dignité et de la considération que la conjoncture des affaires m’a acquis dans le monde ; que je ne me plains pas des longueurs de la cour de Rome, mais que je ne suis pas obligé de m’en payer ; que, si ma nomination n’est pas révoquée, faudra bien que le pape, faisant une promotion, me fasse cardinal ; que, si je ne le suis pas par les accidens qui peuvent arriver, au moins, vous ayant fait revenir, je n’aurai pas passé pour une dupe que l’on aura amusé.

« Vous parlerez comme cela en public, avec beaucoup de douceur, de respect et de modération pour le pape, mais avec une manière de fierté que vous ferez plutôt entendre que vous ne l’expliquerez. Vous direz en particulier et par manière de confidence affectée à ceux que vous traiterez d’amis particuliers, que je ne puis croire que l’on ne me joue, et qu’après m’avoir prêché, trois ans durant, comme a fait le cardinal Panzirole par plusieurs lettres que j’ai, écrites de sa main, de me faire nommer cardinal, il ne serait pas possible que l’on n’eût fait la promotion et qu’on m’eût exposé, dans l’état où sont les affaires de France, à tous les changemens qui y peuvent arriver, si l’on eût eu le moins du monde de bonté pour moi, et vous ferez connaître à quel point j’élève ma réputation en France, en faisant ce que je fais présentement.

« vous direz aussi, je vous prie, à M. Chigi, qu’une des raisons qui m’a obligé est la déclaration que l’on m’a demandée sur le jansénisme, qui m’a étrangement blessé, non pas sur le fond de la chose à laquelle vous lui direz, comme de vous-même, que je ne suis nullement attaché, mais par la forme qui m’est injurieuse. Vous lui ferez voir la lettre que je vous écris sur ce sujet (la lettre suivante), et puis vous lui direz en confidence que vous voyez, par la dépêche que je vous ai fait, que je suis persuadé que la cour de Rome n’a nulle intention de me faire cardinal, et que, comme elle appréhende mon ressentiment pour lequel je me puis servir du jansénisme, l’on me veut désarmer de ce moyen qui me peut rendre considérable, et que je suis persuadé que c’est par cette seule raison que l’on m’a demandé la déclaration ; et vous marquerez toujours au M. Chigi que, dans le fond, je n’ai nul attachement à toutes ces matières, auxquelles, en votre particulier, vous vous montrerez très contraire et par conséquent très affligé que, par l’affront que je reçois, l’on me jette tout à fait dans la nécessité, pour ne pas tomber dans le mépris, de ne me pas brouiller avec des gens qui n’ont pas les sentimens si soumis. Mon sens est que vous parliez au pape, en prenant congé de lui, avec tout le respect possible, mais avec autant de froideur que l’on en peut avoir avec un homme de cette sorte, c’est-à-dire avec autant qu’il en faut pour lui faire connaître que l’on voit de quelle manière on est traité, sans ajouter celle qui le pourrait aigrir tout à fait, ce qui ne serait pas politique, puisqu’il ne faut jamais ôter le retour à personne. Vous lui direz donc de la part de M. le duc d’Orléans, conformément à la lettre que vous en avez reçu, que vous ne croyez pas que ses instances lui soient agréables, puisqu’il ne lui a pas seulement fait encore réponse sur ce sujet par aucun bref, et vous lui dires de la mienne que je vous ai prié d’assurer sa sainteté que si, dans les affaires présentes de la France, je jouais le personnage tout simple d’un particulier, j’aurais attendu avec beaucoup de patience les effets de la bonne volonté qu’il m’a témoigné, mais que la fortune m’ayant mis en état que tous mes pas sont considérés dans les conjonctures présentes, et ma nomination sans effet ayant déjà porté préjudice à ma considération, je me sens obligé de laisser l’événement de la chose à la simple nomination du roi, sans paraître plus longtemps solliciteur de cette affaire. S’il vous parle du jansénisme, vous répondrez dans les termes avec lesquels j’ai écrit la lettre que je vous envoie sur ce sujet (la lettre qui suit), dont il n’est pas bon, à mon sens, que vous donniez des copies, mais que vous pouvez pourtant faire lire à beaucoup de gens. Faites paraître surtout à M. Chigi et faites-le entendre sous main au pape que vous voyez bien que je refuse cette déclaration, moins sur la matière que parce que je la considère comme un piège que l’on me veut tendre pour me désarmer.

« Témoignez à M. l’ambassadeur que vous voyez par ma dépêche que je ne crains pas de révocation et que toutes les bontés qu’il m’a témoigné sont un des motifs qui m’obligent autant à vous rappeler, parce que je suis persuadé qu’il me rendra tous les bons offices imaginables en votre absence comme en votre présence.

« Je suis si pressé par cet ordinaire que je n’écris à personne qu’à vous, et que je remets au prochain à vous envoyer des lettres que je veux écrire à M. l’ambassadeur, au duc de Bracciano et une à tous les autres qui m’ont rendu office à Rome, par lesquelles je leur veux rendre grâces des obligations que je leur ai. Vous leur direz, s’il vous plaît, en attendant, que vous les devez recevoir par un courrier extraordinaire que vous attendez de jour en jour.

« Affectez de faire paraître que je suis mieux que jamais dans l’esprit de M. le duc d’Orléans, ce qui est vrai en effet, et, par une adresse digne du pays où vous êtes, faites voir à Chigi et autres gens, comme je vous l’ai déjà dit, que le refus de la déclaration vient de ma politique, et aux autres, qui n’ont pas de part aux affaires, faites leur connaître que les raisons qui sont dans ma lettre (la lettre suivante) sont les véritables causes de ma résolution… »

La lettre que nous venons de citer était accompagnée d’une autre lettre d’une habileté extraordinaire et que l’on pouvait interpréter à volonté pour ou contre le jansénisme, tant le coadjuteur avait pris de précautions oratoires pour esquiver une réponse nette et précise. Il se défendait de donner une déclaration contre le jansénisme, en prenant le ton d’un chrétien froissé dans sa dignité et blessé dans son honneur et sa foi d’un soupçon si peu mérité, d’une demande si injurieuse. En même temps, pour se faire bien venir de ses amis les jansénistes, il donnait à entendre que, s’il avait au fond embrassé la doctrine du jansénisme, il devrait plutôt souffrir le martyre que de renier les convictions de sa conscience. Puis, après les plus vives et les plus éloquentes protestations de son dévoûment au saint-siège, il insinuait à mots couverts que Rome aurait peut-être à se repentir de ne pas lui avoir donné le chapeau, Retz considérait cette lettre comme le chef-d’œuvre de sa plume, il en rechercha vainement la minute pour la publier dans ses Mémoires. Il y exprime en même temps le plus profond repentir de l’avoir écrite, « Je ne puis m’empocher en cet endroit, dit-il, de rendre hommage à la vérité, et de faire justice à mon imprudence qui faillit à me faire perdre le chapeau. Je m’imaginai, et très mal à propos, qu’il n’était pas de la dignité du poste où j’étais de l’attendre, et que ce petit délai de trois ou quatre mois que Rome fut obligée de prendre pour régler une promotion de seize sujets[24] n’était pas conforme aux paroles qu’elle m’avait données, ni aux recherches qu’elle m’avait faites. Je me fâchai et j’écrivis une lettre ostensive à l’abbé Charrier, sur un ton qui n’était assurément ni du bon sens ni de la bienséance. C’est la pièce la plus passable pour le style de toutes celles que j’aie jamais faites. Je l’ai recherchée pour l’insérer ici, et je ne l’ai pu retrouver, La sagesse de l’abbé Charrier, qui la supprima à Rome, fit qu’elle me donna de l’honneur par l’événement, parce que tout ce qui est haut et audacieux est toujours justifié, et même consacré par le succès. Il ne m’empêcha pas d’en avoir une véritable honte ; je la conserve encore, et il me semble que je répare en quelque façon ma fauté en la publiant. »

Plus heureux que Retz, nous avons découvert une ancienne copie de cette lettre dans un volumineux recueil de pièces imprimées et manuscrites, relatives au cardinal, qu’a bien voulu nous réserver le savant bibliophile M. L. Potier, Retz avait défendu à l’abbé de laisser copier cette lettre, mais, moins prudent que celui-ci, qui la supprima[25], il la montra à Paris, avant de l’expédier, à ses amis les jansénistes, comme un glorieux trophée, comme une preuve de grandeur d’âme. Dans ses lettres à l’abbé Charrier, le coadjuteur lui affirmait qu’il n’en avait pas laissé prendre de copie, mais ses amis de Port-Royal, plus zélés en cela qu’infidèles, se hâtèrent de lui désobéir. Nous savons qu’une copie de la lettre circulait à l’hôtel de Liancourt, et Sainte-Beuve, de son côté, en a trouvé une autre copie dans les papiers du docteur des Lions. Quoi qu’il en soit, voici cette fameuse lettre, qui imprime autant de honte à la mémoire de Retz, qu’elle fait honneur à la finesse du diplomate et au talent de l’écrivain[26].

« J’ai été surpris, monsieur, à un point qui n’est pas imaginable de la proposition que j’ai vue dans votre lettre et j’avoue que, si je ne l’avais apprise par une personne à qui je me fie autant qu’à moi-même, j’aurais douté que l’on eût été capable de la faire. Je suis bien aise de vous faire savoir sur ce sujet mes sentimens ; je vous prie de les faire connaître avec soin aux personnes qui vous ont entretenu sur cette matière pour les moindres desquelles j’ai trop de respect pour ne pas souhaiter avec passion qu’elles soient entièrement satisfaites de ma conduite. J’ai fait voir par toutes mes actions le respect que j’ai toujours eu pour le saint-siège ; je n’ai jamais manqué d’occasions de le témoigner d’une manière qui ne pût laisser aucun doute dans les esprits qui ne sont point passionnés. Il y a eu même des rencontres, dans le peu de temps que M. de Paris m’a laissé pour faire sa fonction, qui m’ont donné lieu de faire connaître à toute la France l’aversion que j’ai des brouilleries et des divisions que la chaleur des esprits, sur la matière de la grâce, peut produire dans l’église. J’ai fait des mandemens publiés et imprimés sur ce sujet ; j’ai interdit des prédicateurs pour ne les avoir pas observés assez ponctuellement ; j’ai contenu les esprits dans une paix douce et chrétienne ; je me suis porté avec ardeur à tous les moyens que j’ai cru capables de conserver la tranquillité dans l’église ; enfin, je n’ai oublié que le zèle ridicule et ignorant qui, sous prétexte de vouloir la paix, cause la guerre, qui est indigne des lumières d’un véritable évêque, et qui aurait sans doute produit un effet bien contraire à la paix des concitoyens, dans une ville aussi savante que Paris et dans une faculté aussi éclairée que la Sorbonne. Je me reproche à moi-même d’écrire tant de paroles sur cette matière, après tant d’actions qui doivent rendre ce discours fort superflu. Je ne suis ni de condition ni d’humeur à me justifier, lorsque je ne suis point accusé dans les formes, et mon caractère m’apprend à mépriser toutes les lâches impostures qui seraient capables de le déshonorer en ma personne, si elles étaient capables de m’obliger seulement d’y faire la moindre réflexion. Il n’y a rien qui doive être si cher à un prélat et qu’il soit obligé de conserver avec plus de respect que l’obéissance qu’il doit au saint-siège. Mais, par cette même raison, il n’y a rien de si injurieux que de le soupçonner de manquer au devoir, sur des calomnies qui n’ont pas seulement des apparences pour fondement. J’ai sucé avec le lait la vénération que l’on doit avoir pour le chef de l’église. Mes oncle et grand oncle[27] y ont été encore moins attachés par leur pourpre que par leurs services tous positifs et tous particuliers. J’ai marché sur leurs pas ; j’en ai fait profession ouverte, et je puis dire, sans vanité, que dans la plus docte école du monde[28] j’ai fait éclater à vingt-trois ans si clairement mes pensées sur ce sujet, que je ne conçois pas qu’il y ait encore des esprits capables de ces sortes d’ombrages, si mal fondés et si peu apparens. C’est dans cette source où j’ai puisé ce respect pour le saint-siège, que j’ai protesté à mon sacre et dans lequel je veux vivre et mourir. Je ne l’ai jamais, grâces à Dieu, blessé par un mouvement du plus intérieur de mon cœur, et il ne serait pas juste que, par une complaisance basse et servile, je fisse voir une cicatrice où il n’y eut jamais de plaie, et que je reconnusse moi-même avec honte que l’on a eu raison de soupçonner, en reconnaissant pour raisonnable la proposition que l’on me fait de me justifier. Je l’ai consulté en moi-même ; je l’ai discuté avec des personnes remplies de doctrine et de piété ; je l’ai pesé au poids du sanctuaire, et je proteste devant Dieu qu’après un examen profond et sérieux, exempt de toute sorte de préjugés, je trouve que je manquerais à toutes les règles du christianisme, si je ne suivais dans ce rencontre les premiers mouvemens de mon âme, qui, à l’ouverture de cette proposition, s’est sentie troublée par ces nobles impatiences que les Pères ont appelé de saintes indignations. Elles ont quelquefois porté les grands hommes à défendre leur honneur et devant les monarques et devant les empereurs avec une hardiesse digne de leur profession, et qui passait même, aux yeux du monde, pour un mouvement de fierté et d’orgueil. Mes défauts et les imperfections de ma personne me défendent assez de ces inconvéniens, mais, par la grâce de Dieu ; ils ne m’ont pas ôté de la mémoire que j’ai succédé à l’honneur de leur ministère, que je me suis obligé d’être dans leurs maximes. Que si j’étais dans les sentimens de ceux que l’on appelle jansénistes, je devrais plutôt mourir dans le martyre que de corrompre par des considérations temporelles le témoignage de ma conscience. Que si j’étais contraire à leur opinion, je ne devrais pas pour cela trahir l’honneur de mon caractère qui m’apprend à ne le pas soumettre à des soupçons frivoles qui l’avilissent, et qu’en quelque manière que ce soit, je suis obligé par toutes sortes de devoirs de me conserver en état de répondre à la vocation du ciel, qui, apparemment, ne m’a constitué dans la capitale de la France et la plus grande ville du monde, que pour y assoupir un jour les divisions que cette multitude de savans, préoccupés de tous les deux partis, peut y faire appréhender avec beaucoup de fondement. Si j’avais été dans la plénitude de la fonction, il y a longtemps que, sous l’autorité du saint-siège, j’aurais décidé ces questions, et ce même esprit, qui est celui du repos et de la tranquillité de l’église, qui m’y aurait porté si j’eusse été en état, m’a obligé de ne point faire de pas en cette matière que ceux qui ont été absolument nécessaires pour empêcher la division… »

Il était impossible de se tirer plus habilement d’un pas si difficile, d’user de ménagemens plus adroits à l’égard des jansénistes et de la cour de Rome. Retz excellait à prendre ce ton de conviction et d’innocence dont il était le premier à se moquer en secret, devant ses plus intimes confidens, et qui fait un si étrange, contraste avec le cynisme de ses autres lettres à l’abbé Charrier.

« Cet esprit de paix, ajoutait-il, m’a obligé à rester dans ma condition présente et à ne pas « mêler ma voix, encore faible et presque impuissante, dans ces bruits tumultuaires et confus, qui diminuent toujours… de la créance que l’on doit prendre en un juge, mais qui l’étoufferaient pour jamais en l’occasion qui se présente aujourd’hui, dans laquelle il y aurait beaucoup d’apparence que les sentimens que je déclarerais me seraient plutôt dictés ou par mon ressentiment, ou par mon ambition que par ma conscience.

« Voilà, mon cher abbé, poursuivait le coadjuteur, la raison qui m’empêche de donner la déclaration qu’on me demande, et, à vous parler franchement, je ne puis croire que la proposition en vienne de sa sainteté. Elle m’a témoigné jusques ici trop de bonté pour me vouloir obliger à des choses qui blessent mon honneur, et toutes ces marques de bienveillance qu’elle m’a données depuis quatre ans, en souhaitant ma nomination, me persuadent qu’elle n’a jamais douté de la sincérité de mes sentimens.

« Dites, je vous prie, à ceux qui ne me font pas la même justice que j’ai beaucoup de respect pour le chapeau, mais que j’ai assez de modération pour ne pas le souhaiter par toutes voies, pour m’en. consoler avec beaucoup de facilité et pour me résoudre aisément à vivre en archevêque de Paris, qui est au moins une condition assez douce et dans laquelle je pourrai peut-être faire connaître, plus d’une fois l’année, le respect que j’ai pour le saint-siège, et que le cardinalat, en la personne d’un archevêque de Paris, ne serait pas contraire aux intérêts de Rome. Je ne fais pas de doute que l’on ne soit surpris, au lieu où vous êtes, de la résolution que je prends en ce rencontre. Ils s’en étonneront moins assurément quand vous leur ferez savoir que j’ai, une fois en ma vie, refusé la nomination dans une occasion où je la pouvais prendre avec honneur, mais que je n’étais pas persuadé que je pusse tout à fait satisfaire à la bienséance, qui fut à la prison de MM. les princes ; quand vous ferez entendre que je n’ai jamais tiré aucun avantage des troubles et des mouvemens de France, dans lesquels la providence de Dieu m’a fait tenir une place assez considérable pour avoir eu besoin de modération, pour me défendre de recevoir des biens et des grandeurs, Je m’imagine que, quand l’on connaîtra à Rome mes inclinations et mes maximes, l’on ne prétendra pas de m’obliger à des bassesses indignes de mes premières actions. » Il faut que Retz ait eu une bien grande confiance dans la crédulité de la cour de Rome pour qu’il ait osé lui tenir un langage qui jurait si impudemment avec sa conduite.

« Parlez, mon cher abbé, en ces termes, disait-il en finissant, avec toute la force, toute la liberté et le désintéressement dont vous savez que je suis capable, mais avec toute la douceur et la modération que ma profession m’ordonne. Vous verrez que ce que je vous écris est encore plus véritable dans mon cœur que dans cette lettre ; vous le verrez, dis-je, par l’ordre de son altesse royale que je vous envoie pour votre retour, et que je n’ai obtenu qu’avec beaucoup de difficulté et après des instances très pressantes. Ne répondez aux indifférens qui auront de la curiosité sur ce sujet qu’en leur montrant l’ordre que vous avez de vous en revenir en diligence, et dites à mes amis que, bien que je sois très persuadé que le cardinalat est infiniment au-dessus de mon mérite, je ne le suis pas moins qu’une prétention, traversée par des doutes injurieux, est fort au-dessous de ma conduite et de ma dignité (16 février 1652). »

Le coadjuteur ayant été promu au cardinalat dans le consistoire du 19 février, et la lettre ci-dessus ayant été expédiée le 16, il est manifeste que l’abbé Charrier ne put en faire usage à temps. Ce n’est pas trop présumer non plus de sa prudence et de sa sagesse que de croire qu’il se garda bien de la montrer après coup. C’est donc à tort que le cardinal de Retz a supposé dans ses Mémoires que son confident la fit voir à Rome et qu’elle y produisit un grand effet. Après plus de vingt ans, lorsqu’il rédigeait ses Mémoires, il ne se rendait pas compte que la date de cette lettre, écrite trois jours seulement avant sa promotion, excluait la possibilité qu’elle eût pu arriver à Rome en temps opportun. Pendant qu’il remuait ainsi ciel et terre pour conquérir le chapeau, il semait le bruit parmi les jansénistes qu’il ne faisait aucune démarche pour l’obtenir. Il soutenait même qu’il avait écrit à Rome « une lettre de mépris, mais si adroite, qu’il leur faisait bien voir qu’en ne le faisant pas cardinal ils n’y gagneraient pas[29]. »

A quelques jours de là, dans la lettre qui suivait, il quittait ces hauteurs et, faisant trêve d’éloquence, il reprenait sa liberté d’allure et son cynisme de langage, trop souvent digne du cardinal Dubois.

« J’ai été si occupé toute cette journée, lui écrivait-il le 23 février, et il est si tard que je ne puis vous envoyer encore par cet ordinaire les lettres de complimens que je vous avais promis par ma dernière. Vous les aurez par le premier ordinaire, ce qui sera, je m’imagine, assez à temps, puisque, selon les apparences, vous serez encore à Rome. Je ne doute point que vous n’ayez approuvé la résolution que j’ai pris sur votre retour. Il n’est pas possible que vous ne voyiez présentement clair à la promotion, et si elle ne se fait pas ce carême, je crois qu’elle (n’est) pas à espérer de longtemps. C’est à vous qui êtes sur les lieux à juger de la chose. Si elle est tout à fait éloignée, votre séjour serait à mon sens inutile et honteux ; si elle est proche, vous saurez bien vous ménager et vous faire prier de demeurer et faire toutes les coionneries nécessaires.

« J’ai vu par votre dernière lettre que l’on ne me demande plus à Rome de déclaration pour le jansénisme. Vous userez de la lettre que je vous ai envoyée sur ce sujet en la manière qui vous semblera le plus à propos. Il est bon, à mon sens, de ne la pas faire éclater tant que les remèdes forts et extraordinaires ne seront pas nécessaires. Surtout n’en donnez pas de copie ; je n’en ai donné aucune à Paris, quoique je l’aie montrée à beaucoup de gens. Prenez garde que, comme on a vu ici la lettre, qu’il n’y ait des gens qui mandent que l’on vous a envoyé une déclaration expresse en faveur du jansénisme. Ayez, s’il vous plaît, les yeux ouverts là-dessus et Voyez ce qu’il sera à propos de faire, car plutôt que de laisser croire cela, il vaudrait mieux la montrer. Enfin, sur toute cette affaire, mon sentiment est que vous disiez ouvertement que vous avez ordre de revenir en France, que vous ne partirez pourtant qu’à Pâques, et que vous le fassiez en effet, à moins que de voir une certitude à la promotion très proche, et encore, si cela est, que vous prétextiez la prolongation de votre séjour de quelque chose fort solide ; que vous quittiez Rome, quand vous le ferez, avec fierté, mais pourtant d’une manière qui soit plus capable de hâter les affaires que de les rompre, et qui fasse voir que vous ne doutez en façon du monde de ma nomination, mais que vous appréhendez que la conjoncture des affaires ne me permette pas de prendre assez de patience en moi-même pour l’attendre et pour ne me pas porter à des choses qui y peuvent être contraires. Et, sur ce sujet, vous répéterez, s’il vous plaît, tout ce que je vous ai tant de fois mandé sur ce que je serais peut-être obligé de faire contre le cardinalat, et, en ce cas, je crois qu’il sera à propos de laisser voir ma lettre. Je (m’en) remets à vous. Je vous mande par cet ordinaire, encore plus certainement que par tous les autres, que je suis assuré que ma nomination ne sera pas révoquée, et soyez tout à fait en repos de ce côté-là. C’est ce qui fait que je vous prie de laisser les affaires, au cas que vous quittiez Rome, au meilleur état que vous pourrez, afin que, s’il se peut, elles réussissent d’elles-mêmes, comme il sera difficile que cela ne soit pas, ma nomination subsistant toujours. Établissez si bien vos intelligences en partant que vous puissiez être ponctuellement averti de ce qui se passera à la cour de Rome. Si vous faites voir la lettre que je vous ai envoyée sur le jansénisme, ajoutez, je vous supplie, au lieu où il y a me seraient plutôt dictées par mon ambition : — par mon ressentiment ou par mon ambition. »

« Je me remets à vous entièrement d’ajouter ou diminuer ce que vous jugerez à propos à la conduite que je vous prie de tenir. Vous êtes sur les lieux et je suis assuré que mes intérêts vous sont plus chers qu’à moi-même. Je laisse tout à votre disposition, et je tiendrai pour bon tout ce que vous résoudrez et tout ce que vous ferez… »

Le pape Innocent X, ou plutôt son secrétaire d’état, Fabio Chigi, ne parait pas avoir insisté pour obtenir du coadjuteur, avant sa promotion, une déclaration en règle contre le jansénisme. Guy Joly, alors secrétaire de Retz et chargé précisément de mettre en chiffres sa correspondance avec l’abbé Charrier, dit dans ses Mémoires que « le pape se résolut tout d’un coup d’avancer la promotion, après avoir tiré un écrit de l’abbé Charrier, par lequel il s’engageait d’en tirer un du coadjuteur tel qu’il le désirait. »


R. CHANTELAUZE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet, du 1er et du 15 août
  2. Le bailli de Valençay au comte de Brienne, secrétaire d’état des affaires des étrangers. Archives du ministère des affaires étrangères, Rome, t. CXIX.
  3. Le bailli de Valençay au comte de Brienne, 2 octobre 1651. Ibid.
  4. Le bailli de Valençay au comte de Brienne, 9 octobre 1651. Ibid.
  5. Lettre du bailli du 16 octobre 1651. Ibid.
  6. Lettre du bailli du 16 octobre 1651, Ibid.
  7. Lettres de Mazarin, t. XXIX. Archives du minist. des affaires étrang. ; France.
  8. Le bailli de Valençay au comte de Brienne, 30 octobre 1651. Archives du ministère des affaires étrangères, Rome, t. CXIX.
  9. Le bailli de Valençay au comte de Brienne, 6 novembre 1651. Archives du ministère des affaires étrangères, Rome, t. CXX.
  10. Lettres du bailli des 13 et 20 novembre. Archives du ministère des affaires étrangères, Rome, t. CXX.
  11. Lettre du 20 novembre 1651.
  12. Le bailli à Brienne, 27 novembre. Archives des affaires étrang., Rome, t. CXX.
  13. Lettre du 18 décembre.
  14. Rencontre était employé au masculin sous le règne de Louis XIII et pendant la minorité de Louis XIV.
  15. Bouillon, le 21 décembre 1651.
  16. Sedan, 26 décembre 1651. Archives des affaires étrangères. France. Lettres de Mazarin, t. XXIX.
  17. Bibliothèque nationale. Papiers d’état de Le Tellier, Ms. fr. 6887. Poitiers, 28 décembre 1651.
  18. Le bailli au comte de Brienne. Rome, 29 janvier 1652.
  19. 25 novembre 1651.
  20. Le secrétaire des commandemens du duc d’Orléans.
  21. C’est-à-dire sur la question du jansénisme.
  22. Paris, le 9 février 1652.
  23. Oraison funèbre de Michel Le Tellier.
  24. La promotion dans laquelle Retz figurait ne comprenait que dix cardinaux.
  25. Ce qui prouve que l’abbé Charrier jeta scrupuleusement au feu l’original, c’est que nous ne l’avons pas retrouvé parmi les autres lettres de Retz adressées à cet abbé.
  26. Guy Joly, dans ses Mémoires, composés vers 1665, dit que cette lettre était en latin et qu’elle ne fut pas envoyée à l’abbé Charrier ; mais, après un si long intervalle, il ne se souvenait pas bien de ce qui s’était passé. Nous aurons la preuve que la lettre fut expédiée à l’abbé par un passage d’une lettre postérieure.
  27. Pierre, cardinal de Gondi, et Henri de Gondi, cardinal de Retz, tous deux évêques de Paris.
  28. Le collège de la Sapience à Rome, ou la Sorbonne, qui rivalisaient pour le haut enseignement de la théologie. Paul de Gondi avait fait ses études dans ces deux écoles.
  29. Journaux manuscrits du docteur des Lions, solitaire de Port-Royal. (Communication de Sainte-Beuve).