Le Cardinal de Retz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 753-781).
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LE
CARDINAL DE RETZ
ET
L'AFFAIRE DU CHAPEAU
D’APRES DES DOCUMENS INEDITS.

II.[1]
INSTRUCTIONS SECRÈTES DE RETZ A L’ABBÉ CHARRIER. — LA GUERRE CIVILE. — DOUBLE JEU DE RETZ ET DE MAZARIN.


I.

Le coadjuteur, après avoir mis à la disposition de l’abbé Charrier toutes les sommes dont il pouvait disposer pour acheter son chapeau, lui envoyait dans chacune de ses lettres des instructions détaillées sur la conduite qu’il avait à tenir. En premier lieu, l’abbé devait faire valoir tous les services réels ou imaginaires que le prélat pouvait rendre à la cour de Rome s’il était nommé cardinal, et insinuer sourdement tout le mal qu’il pourrait lui faire si sa demande n’était pas accueillie. Le jansénisme était le fantôme dont Retz se servait d’abord pour effrayer le pape. « Faites donner avis adroitement, écrivait-il à Charrier le 26 octobre, et sans qu’il paraisse que cela vient de vous, que les jansénistes appréhendent fort que le coadjuteur ne soit cardinal, parce qu’ils savent bien que cette qualité l’attachera inséparablement aux intérêts de la cour de Rome, et qu’ils attendent avec impatience la rupture de cette affaire, croyant que le coadjuteur, étant aigri du refus et obligé par la nécessité de s’élever d’une autre manière, se jettera tout à fait dans leur cabale, qui est très puissante en France, et qui serait merveilleusement fortifiée par l’intelligence qu’ils espèrent qu’il aurait en ce cas avec eux... » — « Dans le fond, dit Guy Joly, le coadjuteur ne fut ni janséniste, ni moliniste, et il s’embarrassait fort peu des disputes du temps. » Bien qu’étroitement lié avec les solitaires de Port-Royal, il ne se souciait pas plus de la grâce efficace que de la grâce suffisante. Ces matières si ardues de la théologie n’avaient été pour lui qu’un exercice d’esprit et non une préoccupation de l’âme sur la destinée de l’homme.

Le coadjuteur, dans ses instructions à l’abbé Charrier, l’engageait à faire entendre à la cour de Rome que, s’il était nommé cardinal, il serait aussi dévoué aux intérêts de cette cour que l’avait été autrefois le cardinal Du Perron. Du Perron s’était toujours montré l’ardent défenseur des opinions ultramontaines, et c’est ce qui lui avait valu le chapeau de cardinal. En 1614, lors de la réunion des états-généraux, il s’opposa à la signature du formulaire présenté par les députés du tiers, portant « qu’il n’y a puissance en terre, quelle qu’elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur le royaume de France et qui puisse dispenser ou absoudre les sujets de la fidélité et obéissance qu’ils doivent au souverain légitime. » Les deux autres ordres se rangèrent à l’avis de Du Perron, et l’assemblée se sépara sans avoir rien décidé sur ce point important. Dans une autre circonstance. Du Perron prit hautement la défense du livre de Bellarmin sur le pouvoir du pape, contre un arrêt du parlement qui condamnait cette doctrine comme attentatoire aux droits des souverains. Enfin, dans un Rituel qu’il publia à l’usage du diocèse de Sens, dont il était archevêque, il fit insérer la bulle in cœna Domini, qui avait été rejetée par les parlemens de France comme destructive des libertés de l’église gallicane. Le coadjuteur promettait de se comporter de la même manière, si on lui accordait le chapeau. « Ne manquez pas, s’il vous plaît, écrivait-il à Charrier le 10 novembre, de faire représenter, s’il se peut, par des personnes affidées, sans affectation, que l’on est sur le point de tenir les états-généraux, pour lesquelles députés commencent à marcher à Tours; qu’il se forme une grande cabale parmi les ecclésiastiques pour faire déclarer la chambre ecclésiastique concile national; que, dans la chambre du tiers-état, on se prépare à remuer la question qui fut combattue par le cardinal Du Perron, et qu’il est très important que je sois cardinal en ce temps pour soutenir avec plus d’effort les intérêts de Rome... » — « Vous pouvez représenter au pape, écrivait-il à son confident le 25 novembre, et de la part de son altesse royale (le duc d’Orléans), et de vous-même pour moi, que les états-généraux approchent, dans lesquels on ne manquera pas d’occasions pour servir l’église et le saint-siège, et de s’opposer à beaucoup de factions et de propositions qui se préparent sur ce sujet. Je crois que sur ce point vous devez représenter les services que j’y puis rendre, d’une manière qui marque, sans menace et avec respect, que j’aurais moyen de faire le contraire, et que l’obligation que le pape acquerra sur moi ne sera pas perdue, ni en cette occasion, ni en plusieurs autres. Vous lui marquerez en même temps qu’il est difficile que, sans la dignité de cardinal, je puisse juger à propos pour moi de me brouiller, en l’état où je suis et au personnage que je joue dans les affaires de France, avec la chambre du tiers-état, qui, indubitablement, attaquera Rome par les propositions qui ont déjà été faites aux autres états. Je crois qu’en présence du pape vous ne pourrez pas aller plus loin; mais il me semble qu’il ne serait pas mal à propos de lui faire insinuer, par les intelligences que vous avez à Rome, qu’en l’état où sont les affaires de France, et dans la considération que je m’y suis acquise jusque-là, je ne puis pas demeurer indifférent pour mon propre honneur; et pour ne pas déchoir, il est juste que je me soutienne en faisant du bien ou du mal, ce qui dépend du traitement que je recevrai. Sur ces dernières lignes, vous devez plutôt vous laisser entendre que vous expliquer. Comme vous avez toujours été un très grand fourbe, disait-il à l’abbé en manière de compliment, je ne fais point de doute que vous ne vous démêliez fort bien de cette commission... Vous vous souviendrez sur ce même article, ajoutait-il, de montrer le jansénisme comme une chose à laquelle le ressentiment me peut engager, quoique je n’y aie pris encore aucune part. »

Ainsi le coadjuteur faisait avertir secrètement le pape que, s’il était nommé cardinal, l’église romaine n’aurait pas de plus ardent défenseur de ses privilèges et de ses doctrines, sinon qu’il s’armerait contre elle de toutes les libertés de l’église gallicane et qu’il ferait cause commune avec les jansénistes.

Lorsque, sous la régence, l’abbé Dubois fut pris pour le chapeau d’une folle et irrésistible passion, il remua ciel et terre, il mit en mouvement pour le briguer, le régent, le roi d’Angleterre, l’empereur, le roi d’Espagne, il subordonna la politique de la France à son unique affaire, il dépensa jusqu’à 8 millions pour la faire réussir, et, à la mort de Clément XI, il offrit la tiare à qui lui donnerait la pourpre ; mais au milieu de ses intrigues les plus tortueuses et de ses manœuvres les moins délicates, Dubois ne fit jamais menacer le pape de se mettre à la tête d’un schisme. Loin de là, il lui offrit d’embrasser étroitement les intérêts du saint-siège. Disons-le à la louange de Dubois et à la honte de Retz, c’est un degré de moins dans le mal.

Rien ne serait plus piquant que de mettre en regard de la correspondance du coadjuteur avec l’abbé Charrier celle de Dubois avec Laffîteau, évêque de Sisteron, Gascon des plus spirituels, doublé d’un jésuite, qu’il avait envoyé à Rome pour lui faire obtenir le chapeau. En voici un échantillon : « Je ne vous répète rien, lui disait Dubois[2], de ce que je me ferai une gloire et un plaisir de faire, non-seulement à l’égard de sa sainteté, mais même de M. le cardinal Albani. Soins, offices, gratifications, estampes, livres, bijoux, présens, toutes sortes de galanteries (le mot y est, comme dans les lettres de Retz); chaque jour verra quelque chose de nouveau et d’imprévu pour plaire et pour surprendre : c’est le fond de mon naturel; c’est ainsi que je me suis conduit toute ma vie; les plus grandes puissances de l’Europe l’éprouvent. Si sa sainteté le veut, il n’y aura jour de sa vie qu’elle ne reçoive de moi quelque consolation et quelque amusement qui lui fera attendre chaque poste avec impatience ; ses désirs n’iront pas si loin que mon industrie... »

Mais hâtons-nous de revenir à l’affaire de Retz. « Je ne puis m’empêcher de vous prier encore, écrivait-il à Charrier, de faire sentir à Rome, si vous le jugez à propos, et fort adroitement, que je ne suis pas homme à traiter comme l’abbé de La Rivière, et que, si les longueurs de la cour de Rome m’empêchaient d’être cardinal par quelque changement qui pourrait arriver à celle de France, je serais obligé de me relever aux dépens du cardinalat, ce qui n’est pas difficile à un archevêque de mon humeur. » Le coadjuteur ne se contenta pas de donner à l’abbé ces insidieuses instructions. Il trouva moyen de faire insinuer habilement au nonce du pape en France que, suivant le traitement qu’il recevrait de la cour de Rome, il se déclarerait pour ou contre les intérêts du saint-siège dans les états-généraux, dont la convocation avait été fixée à Tours, mais qui n’eurent pas lieu. « M. le nonce, mandait-il à l’abbé, écrira par cet ordinaire sur les états-généraux, et sur le mal ou le bien que je puis faire pour l’intérêt de Rome, et fera voir comme il est assez difficile que je me puisse résoudre, sans être cardinal, à me brouiller avec la chambre de l’église, ni même avec celle du tiers-état, les affaires de France et celles de ma fortune étant présentement à tel point qu’à moins que de vouloir déchoir, ce que je ne puis me conseiller à moi-même, il faut que je sois cardinal ou chef de parti, et vous pouvez croire que cette dernière qualité oblige ceux qui sont dans les états à ne se brouiller avec personne. Il faut traiter cela fort délicatement, parce que, si cela d’un côté peut faire peur à Rome, de l’autre il peut faire espérer que je soutiendrai toujours, si je n’étais pas cardinal, une faction dans le royaume qui peut-être ne déplairait pas à beaucoup de gens au pays où vous êtes. Vous y mettrez le tempérament nécessaire, je m’en remets bien à vous[3]. »

Toute question d’honnêteté mise à part, les moyens dont se servait le coadjuteur pour hâter sa promotion ne manquaient assurément pas d’habileté. Il se défendait d’être janséniste, il soutenait même qu’il ne s’était jamais occupé de ces matières; mais il faisait glisser à l’oreille du pape, sans que celui-ci pût se douter que cela venait de lui, qu’il ne serait pas prudent de lui faire essuyer un refus. Le pape était dûment averti que, dans toutes les questions qui, selon toute probabilité, devaient s’agiter au sein des états pour ou contre la cour de Rome, la conduite du coadjuteur y dépendrait uniquement de la tournure que prendrait son affaire du chapeau. Si Retz le recevait avant l’ouverture des états, il s’y montrerait le vigoureux défenseur des intérêts de Rome, à l’égal du cardinal Du Perron; s’il entrait dans les états sans la pourpre, la cour de Rome n’y trouverait pas contre elle de plus fougueux gallican. On a tout le secret du jeu.

Dans sa fiévreuse impatience de recevoir le chapeau et dans la crainte perpétuelle d’une révocation, il envoyait à l’abbé courriel sur courrier, lettres sur lettres : « L’on a reçu dès dimanche dernier les nouvelles de l’arrivée du premier courrier, écrivait-il à son confident le 27 octobre, par une lettre de M. L’ambassadeur et une autre de l’abbé de Barclay (un autre agent que Retz avait envoyé à Rome bien avant l’abbé Charrier). À ce que l’on peut juger de leurs discours, on espère le succès tout entier de votre négociation. Si elle traînait en longueur, vous ferez tout ce que vous aviserez pour la faire réussir, sans rien épargner, et de ce côté-ci l’on suivra ponctuellement vos ordres et les avis que vous donnerez… » — « .. J’attends dimanche avec impatience., lui écrivait-il le 3 novembre, pour savoir de vous des nouvelles assurées. Je n’ai rien à vous recommander de nouveau, sachant bien que vous ne perdrez pas un moment de temps, et que vous avez autant de passion pour ce qui me touche que moi-même… » — « Je ne vous fais point de compliment de toutes les peines que vous prenez pour moi, lui disait-il le 7 novembre. Vous savez que notre amitié est au-delà de toutes les paroles, et si je vous en disais beaucoup sur ce sujet, je suis assuré que vous vous moqueriez de moi. Il ne se peut rien ajouter à votre conduite, et je ne vous mande point les sentimens que j’ai sur celle que l’on doit tenir dans mon affaire de ma nomination, parce que je m’en remets absolument aux vôtres, et parce que j’ai toute et parfaite confiance en vous. Son altesse royale est satisfaite au dernier point de vous, et il n’est pas imaginable avec quelle impatience il attend la nouvelle de la promotion. Je ne vous fais celle-ci que d’un mot, parce que tout le particulier de toutes choses est dans la lettre chiffrée. Je suis à vous de tout mon cœur… »

Comme on vient de le voir, le coadjuteur avait envoyé à Rome, bien avant de recevoir sa nomination au chapeau, un certain abbé de Barclay. C’était un homme avide, dangereux, compromettant, plus brouillon qu’habile. Barclay prit ombrage de l’arrivée à Rome de l’abbé Charrier, et lorsqu’il le vit nanti d’aussi grosses sommes, il s’imagina qu’il pourrait bien aussi avoir part à la curée. Il devint grondeur, chercha querelle à l’abbé Charrier et se répandit en sourdes menaces contre le coadjuteur, en vue de tirer de lui le plus d’argent possible. Le coadjuteur, averti de ce contre-temps, écrivit à Charrier : « S’il ne tient qu’à quelque somme qui ne soit pas trop considérable pour contenter cet esprit intéressé, il vaut mieux la lui donner que de lui laisser faire quelque sottise, qui serait toujours fâcheuse, parce qu’il a paru à Rome que je l’avais employé en quelque chose dont je me repens fort… » En conséquence, l’abbé Charrier, pour faire taire Barclay, s’empressa de suivre le conseil du coadjuteur et réussit pleinement.

La correspondance de Retz devenait de plus en plus pressante. « Je vous envoie, écrivait-il à Charrier le 7 novembre, des lettres de M. le duc d’Orléans au même sens et aux mêmes personnes que vous les avez souhaitées. Je vous puis assurer que ses intentions ne paraissent pas encore si expresses sur ce sujet qu’elles le sont dans son cœur. La passion qu’il a de cette affaire est au-delà de l’imagination. Je n’ai point rendu à Monsieur la lettre du cardinal Orsino, parce que j’ai mieux aimé la réserver jusqu’à ce que j’aie reçu les réponses des autres à qui il a écrit. » En même temps, Retz écrivait à l’ambassadeur de France, au grand-duc de Toscane et au bailli de Gondi, premier secrétaire d’état de ce prince et qui était quelque peu son parent. Il suppliait le grand-duc d’empêcher les Espagnols de seconder les mauvaises intentions des princes de Condé et de Conti pour troubler son affaire, et il adressait la même prière au bailli de Gondi, en lui mandant d’avoir toute confiance en l’abbé Charrier. Il calculait avec justesse et sagacité que les Espagnols, malgré leur liaison avec M. le prince, avaient tout intérêt à fortifier la position d’un chef de parti tel que lui, Paul de Gondi, et que, tout en faisant semblant d’entrer dans les vues de Condé, ils ne s’opposeraient nullement à la promotion. « Je n’ai encore aucune lumière, mandait-il à Charrier le 7 novembre, que les Espagnols soient dans la pensée de me nuire. Il y faut pourtant veiller, et l’on peut aisément (leur) faire voir... qu’il est de leur intérêt de voir dans une grande dignité un homme en France qui soit aussi opposé que moi à M. le prince, l’élévation de deux différentes puissances opposées ne leur pouvant être que très utile. Je crois M. le bailli de Gondi assez bien intentionné pour moi pour n’avoir pas besoin de nouvelles considérations pour m’obliger; il est pourtant bon, à mon sens, que, sans faire semblant d’affecter de lui faire savoir, vous fassiez une espèce de confidence à M. L’ambassadeur de Toscane du dessein que j’ai de faire épouser ma nièce au fils dudit bailli de Gondi pour continuer ma maison en France[4]. Je crois que ce moyen peut engager la cour de Toscane à faire tous les efforts à la cour de Rome et auprès des Espagnols, s’il est besoin. M. le nonce écrit par cette même voie fort favorablement pour moi et mande que je suis toujours inébranlable sur le sujet du Mazarin et que, comme on dit que cet homme a toujours quelque pensée de revenir, l’opposition la plus forte à son retour est ma promotion qui me met en un point d’être beaucoup plus considéré pour lui résister. Parlez, je vous supplie, dans les mêmes termes au pape, mais prenez garde de ne faire pourtant paraître le retour du Mazarin que comme une chose qui est dans ses intentions plutôt que dans la possibilité et sur lequel la reine forcera son inclination plutôt que de s’exposer aux troubles qui s’en ensuivraient. Vous avez su présentement que ledit Mazarin est venu à Huy, qui est auprès de Liège. Les partisans de M. le prince firent courre le bruit qu’il s’approchait de la frontière pour revenir en France. Cela a été bientôt dissipé par l’événement et parce qu’on a su qu’il ne s’était approché de Liège que pour être plus près de l’électeur, qui y est venu, et sans lequel il n’oserait demeurer auprès de Cologne, parce qu’il ne s’y tient pas trop assuré. Je ne sais si le Mazarin n’aurait pas assez d’artifice pour donner lui-même des soupçons de quelque accommodement avec moi et pour en avoir peut-être inspiré quelque pensée à M. Chigi, qui était nonce à Cologne et qui présentement doit être à Rome. Ne vous endormez pas sur ce sujet et parlez toujours du Mazarin comme d’un homme qui se vante de revenir en France, même quand il en est le plus éloigné, pour se conserver par ce moyen quelque sorte de crédit dans les pays étrangers. Vous savez bien pourtant que, sur cet homme, il ne faut pas s’expliquer également avec tout le monde.

« Quant à M. L’ambassadeur de France, quoi que l’on m’en die, je ne vous en écris rien, parce que vous êtes sur les lieux et que vous y voyez plus clair que moi : prenez garde de donner soupçon au pape sur ce sujet... J’attends de la cour des lettres pour M. L’ambassadeur de France, afin de l’obliger à faire de nouvelles instances...

« Je crois qu’il n’y a point de danger de faire connaître doucement au pape que M. le duc d’Orléans s’étonne qu’il y ait le moindre retardement à la promotion, après les instances que l’on m’a fait, il y a plus d’un an, de me nommer sur sa simple recommandation, sans la nomination du roi. Vous voyez qu’il faut traiter cela fort délicatement. Peut-être ne serait-il pas à propos de le faire : comme vous êtes sur les lieux, on laisse cela à votre disposition... »

« J’avais oublié dans ma dernière lettre, écrivait-il à Charrier le 10 novembre, de vous dire que, quoique vous deviez toujours parler du retour du cardinal Mazarin comme d’une chose impossible dans son exécution, il ne faut pas laisser d’ajouter que, s’il était assez fol pour le vouloir entreprendre, il serait de grande conséquence que je fusse déjà cardinal pour m’y opposer avec plus de vigueur et de considération. Il est de plus à propos d’insinuer que, bien que je ne sois pas dans un poste si peu considérable que, selon les apparences, la cour puisse ni doive changer de sentiment pour moi, si toutefois cela arrivait par quelque accident inopiné et étrange, comme par quelque collusion de M. le prince avec le cardinal Mazarin, il serait en quelque façon honteux au pape d’avoir été aucunement la cause de cela par la longueur qu’il apporte à faire la promotion ; il lui serait, pour ainsi dire, honteux, après les témoignages qu’il a donnés depuis trois ans de l’agrément qu’il a pour ma personne. Vous voyez que toutes ces choses sont assez délicates ; faites-les comme vous le jugerez plus à propos sur les lieux... » Le coadjuteur, à ce moment, avait encore tant d’espoir dans sa promotion, que, par cette même lettre, il indiquait à l’abbé le moyen le plus prompt de lui en faire parvenir la nouvelle. « Vous avez à Rome, lui disait-il, le frère de M. Chevalier, chanoine de Notre-Dame, qui est un jeune garçon fort vigoureux. Si vous ne voulez pas vous donner la peine d’apporter la première nouvelle de la promotion, si elle se fait,... je vous prie de (la) lui laisser porter, s’il le souhaite; vous obligerez son frère, et je serai bien aise, m’ayant servi en quelque rencontre, que vous le dépêchiez vers moi pour me l’apporter... »

Il se préoccupait très vivement du rôle que joueraient à Rome les Espagnols dans l’affaire de son chapeau, et il se berçait de l’espoir qu’ils garderaient au moins la neutralité, s’ils avaient conscience de leurs véritables intérêts, et si de plus le bailli de Gondi intercédait auprès d’eux en sa faveur. « Pour ce qui regarde l’indifférence des Espagnols, dont vous me parlez, écrivait-il à son confident le 24 novembre, je l’avais toujours bien prévue et je la tiens fort assurée, même en quelque façon de concert avec M. le prince, quoique l’abbé de Barclay m’ait écrit que leur ambassadeur a pressé fort la promotion avant son départ pour la Sicile. Il pourrait bien être qu’ils seraient bien aises de témoigner à ceux des partisans de M. le prince qui sont à Rome quelque espèce de complaisance extérieure et publique, et que pourtant, dans le secret, ils ne me fussent pas tout à fait contraires, leurs véritables intérêts n’étant point d’empêcher ma nomination, par les raisons que je vous ai déjà mandé. Je crois même que ceux qui leur ont parlé pour moi d’office et sans que je m’en sois voulu mêler leur ont marqué la conduite que je vous dis, à laquelle ils se sont déterminés, non pas à dessein de me nuire, mais pour donner aux partisans de M. le prince toutes les apparences nécessaires pour conserver l’étroite union qui est entre eux. Quoi qu’il en soit, et quand même leur véritable dessein serait de ruiner mes affaires, il n’y a pas d’autres mesures à prendre pour l’intelligence de M. le bailli de Gondi et de l’ambassadeur de Toscane, qui sont leurs amis, et qui feront à mon sens tout leur pouvoir et peut-être assez pour détourner cet orage. Je ne doute pas que vous ne leur en ayez déjà communiqué, si vous l’avez jugé nécessaire. Cependant je continuerai de ma part à prévenir, autant que je pourrai par mes amis, le mauvais effet que pourrait produire cette opposition... »

« Je suis aussi bien surpris que vous, ajoutait-il, de la lenteur du pape, après les bonnes paroles qu’il m’a fait donner depuis si longtemps par les lettres du cardinal Panzirole, dont vous ne parlerez point, si vous ne le jugez à propos, sans nécessité, et si ce n’est par forme de plainte à lui-même, et en cas que la promotion passât Noël. Si vous le faites, il faut que cette plainte paraisse plus de M. le duc d’Orléans que de moi. Je ne sais pas de moyen d’abréger ces longueurs que par les pressantes sollicitations de son altesse royale duquel je pourrai peut-être lui envoyer (au pape) une lettre par un courrier extraordinaire... Si je le fais, ce même courrier vous portera la créance de ce que vous aurez à lui dire, et vous l’aurez reçue avant celle-ci. Comme je n’y suis pas tout à fait déterminé, n’en soyez pourtant pas en peine. C’est le seul biais, à mon avis, pour pénétrer le fond des intentions du pape et le véritable principe de cette lenteur qu’il semble affecter.

« J’écris, lui disait-il enfin, à M. Chigi[5], ci-devant nonce à Cologne, et à M. le marquis del Buffalo, mais je n’ai pas jugé qu’il fallût prodiguer les lettres de son altesse royale, attendu même ce que vous me mandez du peu d’affection que la cour de Rome a pour ce marquis. Vous fermerez les lettres avant que de les donner… »


II.

Pendant ce temps, quelle était en France la position respective des trois principaux personnages qui se disputaient le pouvoir, et quels moyens mettaient-ils en œuvre pour se nuire ou se jouer l’un de l’autre ?

Condé, après avoir quitté Paris, s’était rendu à Bordeaux, où il fut accueilli à bras ouverts par le parlement et par ses amis. Le comte du Dognon, gouverneur de Brouage, un de ses anciens compagnons d’armes, avait déserté la cause royale et était venu lui offrir, avec ses services, sa petite armée, dont les garnisons occupaient toute la côte depuis La Rochelle jusqu’à Royan. Le maréchal de La Force et ses amis de Guyenne s’étaient déclarés pour lui ; le duc de Richelieu lui amenait des levées faites en Saintonge et en Aunis, et le comte de Marchin, trahissant la cause du roi, lui livrait les régimens qu’il avait débauchés dans son gouvernement de Catalogne. Enfin un secours espagnol, appelé par le prince, était entré dans Blaye. Il semblait qu’avec toutes ces ressources Condé dût être en état de faire trembler la cour et que celle-ci fût à deux doigts de sa perte. Il n’en était rien. Le jeune roi et le comte d’Harcourt, nommé général en chef de l’armée royale, étaient entrés dans Bourges sans résistance, le 2 octobre, et à leur approche le prince de Conti et Mme de Longueville s’étaient enfuis de Montrond pour aller rejoindre leur frère à Bordeaux. Pendant que la cour se dirigeait sur Poitiers, le comte d’Harcourt marchait sur Cognac, dont M. le prince faisait le siège, et, après avoir taillé en pièces un de ses régimens, l’avait forcé à le lever. De là, il s’était dirigé sur La Rochelle et s’en était emparé le 17 novembre. Enfin il avait forcé Condé, à Tonnay-Charente, à repasser la rivière, et pendant quelques semaines il l’avait tenu en échec. Le jour même de son arrivée à Bourges (8 octobre), la cour avait fait rédiger une déclaration contre les princes en pleine révolte; mais pendant plusieurs semaines le duc d’Orléans, qui entretenait une correspondance secrète avec les princes, en avait suspendu l’enregistrement, en promettant sans cesse qu’ils étaient sur le point de s’accommoder avec le roi. Pour mettre fin à ces délais, qui compromettaient la dignité royale, le premier président Molé proposa, le 16 novembre, qu’il fût passé outre, et l’affaire allait être mise aux voix lorsque le duc d’Orléans annonça une nouvelle surprenante qui vint tout remettre en suspens : c’était celle de la prochaine arrivée en France du cardinal Mazarin. N’était-il pas plus urgent et plus nécessaire, dit le duc, que le parlement s’occupât des moyens de parer à ce danger que de condamner un prince qui avait pris, il est vrai, les armes contre le roi, mais qui ne cessait de refuser de traiter avec l’ennemi commun? Tel fut l’avis émis par le duc d’Orléans. C’était une révélation pour la cour. De deux choses l’une, ou le coadjuteur n’avait eu aucune prise sur l’oncle du roi ou il trahissait indignement Mazarin. La vérité est qu’il avait promis plus qu’il n’avait pu et voulu tenir, en donnant sa parole à plusieurs reprises, soit à la reine, soit à Mazarin lui-même, par l’entremise de ses amis, qu’il tenterait les derniers efforts pour faciliter le retour de l’exilé. Il n’avait jamais été un seul instant de bonne foi, car il savait fort bien que c’eût été se perdre à tout jamais dans l’esprit du peuple que de prêter les mains à la rentrée aux affaires d’un ministre plus exécré et plus méprisé que jamais. L’essentiel pour lui, c’était de louvoyer, de gagner du "temps pour que sa nomination ne fût pas révoquée, de payer le cardinal de fausses promesses et de paroles dorées, et de détourner ses soupçons par le moyen de la princesse palatine. Il excella à ce jeu, et c’est une justice que Mazarin rendit plus tard à son habileté dans une lettre qu’il écrivait, le 4 mai 1652, à l’abbé Fouquet, après la promotion de Retz. « Le coadjuteur, lui disait-il, a été deux mois entiers à nous amuser, faisant toujours dire qu’il enverrait une personne expresse à la cour et qu’il se déclarerait hautement. Cependant il n’a envoyé aucune personne, il ne s’est point déclaré, et il n’a pas même voulu envoyer à aucune conférence. Tout ce qui m’a paru de lui est qu’il n’a rien oublié pour exciter et fomenter la haine de son altesse royale contre moi, ce qu’il me serait fort aisé de prouver en cas de besoin. »

Ce qui forçait Mazarin à prendre patience, à ne pas faire révoquer brusquement la nomination du coadjuteur, c’était la ferme et courageuse attitude de ce prélat en face de M. le prince. Mazarin n’ignorait pas que c’était le seul homme capable de lui tenir tête dans Paris. Retz se déclarait hautement l’ennemi de Condé et ne cessait d’agir, de parler et d’écrire contre lui. De son côté, Condé, dans ses lettres et dans les pamphlets qu’il lançait contre Retz, ne cessait de le traiter en ennemi, ce qui rendait celui-ci fort glorieux. Révoquer la nomination de Retz, c’eût été le jeter aussitôt dans les bras de M. le prince. Voilà pourquoi Mazarin hésita jusqu’au bout à en venir à cette extrémité.

Les princes avaient vu d’un fort mauvais œil la nomination du coadjuteur au cardinalat. Ils s’en étaient plaints au duc d’Orléans, et, pour faire échouer la promotion, ils avaient envoyé à Rome Montreuil, secrétaire du prince de Conti, et deux pères jésuites qui étaient chargés par eux d’accuser le coadjuteur d’être janséniste.

« Le prince de Conti se plaint de ma nomination, écrivait le coadjuteur à Charrier le 1er octobre, et en a écrit à M. le duc d’Orléans, qui est demeuré ferme pour mes intérêts... On m’a donné avis qu’il avait envoyé Montreuil à Rome ; mandez-en des nouvelles promptement... » — « Puisque M. le duc d’Orléans a pris la défense de mes intérêts, disait-il à son agent dans une autre lettre en date du 5 octobre, avant que les princes eussent pris les armes, jugez de ce qu’il fera à présent qu’ils sont déclarés contre le roi. Si vous avez besoin, après la réponse du pape, d’une réplique de Monsieur, vous n’en manquerez pas, non plus que de la cour... » A quelques jours de là, les princes envoyaient à Rome l’abbé de Sillery, afin d’y contrecarrer la promotion du coadjuteur; mais, comme cet abbé avait eu l’imprudence, en passant à Lyon, de se vanter du sujet de son voyage, l’abbé d’Ainay l’avait fait arrêter à six lieues de la ville, et, par ordre du roi, on l’avait fait enfermer au château de Pierre-Scise. Il n’en sortit qu’à la fin de la fronde, en échange de la personne de l’abbé Fouquet, qui était prisonnier des princes[6].

Retz, averti de toutes ces menées, engageait l’abbé Charrier à ne rien négliger du côté de la Toscane pour se faire appuyer auprès des Espagnols par le bailli de Gondi. « Prenez du côté de Florence toutes les précautions qui vous seront nécessaires pour ce qui touche l’Espagne, lui disait-il. M. le bailli de Gondi peut adroitement faire connaître à leurs ministres que j’ai beaucoup de passion pour la paix, et que, sans comparaison d’un pauvre gentilhomme à un grand prince, j’ai plus de foi, plus de fermeté et plus de mémoire des obligations que M. le prince. »

Au milieu de sa lutte armée contre la cour, Condé n’oubliait pas que son plus redoutable ennemi était maître du pavé de Paris et qu’il lui livrait une rude guerre soit dans le parlement, soit dans les conseils du duc d’Orléans, soit dans l’opinion du public. Tandis qu’il envoyait Montreuil à Rome pour faire échouer la promotion du coadjuteur, il faisait partir secrètement pour Paris quelques hommes de main, afin de l’enlever. Cette tentative, qui échoua, est racontée d’une manière intéressante et détaillée dans les Mémoires de Gourville, qui était à la tête de ce petit complot. Plusieurs auteurs de Mémoires, entre autres Retz et La Rochefoucauld, parlent aussi de cet épisode. Voici ce qu’en dit le coadjuteur à l’abbé Charrier, au moment même où il faillit être pris par les agens de Condé : « Je vous vas mander une chose qu’il est important que vous teniez secrète et que même vous désavouerez si vous en entendez parler. Ce n’est pas qu’elle ne soit véritable et même publique ici et avérée ; mais comme c’est un assassinat en ma personne, je crois qu’il ne faut pas l’avouer à Rome, de peur que le pape n’appréhende de donner la pourpre à un homme qui courrait fortune de l’ensanglanter. En voici l’histoire pour vous seul. L’entreprise a été faite par Gourville, que vous connaissez pour valet et confident de M. de La Rochefoucauld, qui est venu ici sous prétexte d’apporter à M. le duc d’Orléans une lettre de M. le prince, mais dans la vérité pour exécuter ce dessein. Il avait associé avec lui le major de Damvillers, nommé La Roche, ancien domestique de La Rochefoucauld, qui est maintenant à la Bastille et confesse qu’il est venu en cette ville sur les lettres dudit Gourville, non pas à la vérité pour m’assassiner, mais pour m’enlever, ce que lui et ledit Gourville avaient essayé de faire avec plusieurs autres (tous domestiques de La Rochefoucauld, qu’il nomme), un jour de dimanche, étant montés à cheval à cet effet, sur les sept heures du soir, et y ayant demeuré jusques à onze envers, sous l’arcade qui est au bout de la rue de l’hôtel de Chevreuse, où ils savaient que j’étais, et les autres au bout de la rue de l’hôtel de Longueville, sur l’eau. Il avoue que, si je fusse passé, j’eusse été enlevé ; mais par bonheur, ayant rencontré Mme de Rhodes chez elle, je revins par le pont Notre-Dame, et ainsi je me sauvai comme par miracle. Mon carrosse a été suivi huit jours, et le mardi je pensai encore être attrapé dans le Marais. Enfin l’affaire s’est découverte, et on a fait arrêter La Roche et deux de ses valets, qui parlent aussi bien que lui, excepté qu’ils ne me nomment pas et que lui me nomme formellement. J’aurai des preuves non-seulement de l’enlèvement, mais même de l’assassinat[7]. »

Mazarin, en apprenant cette tentative d’enlèvement ou d’assassinat, qu’au fond il était désolé de voir échouer, écrivait à la palatine : « Quoique j’aie prié Le Tellier de témoigner ma joie au coadjuteur de la protection que Dieu lui a donnée dans l’affaire qu’on a découverte, je ne puis pourtant m’empêcher de vous supplier de la même chose et de conjurer de ma part le coadjuteur à ne s’exposer pas et de vouloir, pour l’amour de lui et de ses amis, être véritablement poltron[8] ; car viendra le temps qu’il faudra quitter cette qualité; mais de la manière qu’on se veut battre avec lui, son honneur ne sera pas blessé s’il refuse le combat. » Il était glorieux pour Retz d’avoir été jugé digne d’être traité en prisonnier de guerre par le plus grand capitaine du siècle, et l’intrépidité dont il faisait preuve au milieu du danger arrachait à Mazarin lui-même quelques mots d’admiration,


III.

Rien de plus étrange, de plus curieux et, disons-le, de moins connu que les négociations qui, pendant ce laps de temps, furent échangées entre Mazarin et le coadjuteur. Du fond de son exil, le cardinal avait organisé avec la reine, la princesse palatine et quelques-uns de ses affidés une correspondance chiffrée et suivie dont on n’a publié qu’une partie. Nous mettrons sous les yeux du lecteur de nombreux passages de ces lettres inédites. Tous les personnages dont parle Mazarin y sont désignés par un signe de convention, ou par un nombre, ou par un surnom, ou même par plusieurs surnoms. Anne d’Autriche, par exemple, y est nommée le Séraphin, le coadjuteur le Muet (à cause du rôle de muet qu’il jouait alors en public), ou bien encore le Poltron, ce qui était à coup sûr la meilleure manière de déguiser son nom; la princesse palatine s’y nommait l’Ange Gabriel, surnom assez plaisant, lorsque l’on songe aux relations qui existaient alors entre la princesse et le coadjuteur. Elles ne se bornaient point à la politique, s’il faut en croire le malin Joly, l’inséparable compagnon des expéditions nocturnes du prélat, en dehors de l’hôtel de Chevreuse, qui était un peu négligé à cette date. Il n’est pas douteux qu’Anne de Gonzague, sans cesse mêlée à cette correspondance de la manière la plus intime, n’ait rendu au coadjuteur un service capital dans l’affaire du chapeau par les soins infinis qu’elle se donna pour endormir l’ombrageux ministre, Mazarin adressait lettres sur lettres à cette princesse et à la reine afin de leur demander d’unir leurs instances auprès du coadjuteur pour qu’il consentît à une entrevue avec lui sur la frontière. Il ne cessait de prodiguer au prélat les plus douces caresses, de l’entretenir dans l’espoir qu’il serait bientôt cardinal; il allait jusqu’à lui promettre le partage du ministère. Mais le coadjuteur, qui connaissait à fond le personnage, et qui craignait avec raison qu’une telle entrevue ne fournît la preuve évidente de leur concert secret, et ne le ruinât sans retour dans la faveur de la bourgeoisie et du peuple, se fit un jeu constant de la promettre et de l’éluder. Il lui donnait parole sur parole de « le servir bien », de hâter son retour, et, en réalité, il ne cessait de faire la sourde oreille. Grâce à ce manège et à l’extrême habileté de l’Ange Gabriel, Mazarin fut amusé pendant quelques semaines, et lorsqu’il commença à s’en apercevoir, il était trop tard pour y remédier. Bien que sa défiance, même à l’égard de ses plus fidèles partisans, fût sans cesse en éveil, il semble qu’il eût quelque espoir, pendant deux mois, de s’être acquis sinon le dévoûment, du moins la neutralité du coadjuteur. C’est à peine si tout ce qu’on lui disait de sa conduite ambiguë et même parfois ouvertement hostile lui arrachait quelques plaintes. Il feignait d’être fermement résolu à se confier à lui, il ne paraissait pas douter de sa bonne foi ; il affectait de lui dévoiler tous ses projets, même les plus cachés, avec une grâce et un abandon fort bien joués, mais auxquels, il faut bien le dire, le coadjuteur ne se laissa jamais prendre un seul instant. Rien de plus intéressant que certains passages des lettres de Mazarin qui ont trait au coadjuteur. Dans une lettre à la palatine, en date du 3 octobre, il se plaint tout doucement de ce que Retz ne lui a point encore adressé un remercîment « après tout ce qu’il venait de faire pour lui, » Il n’en persistait pas moins à feindre de lui témoigner une confiance absolue et il le faisait prier par Bartet d’aller lui rendre visite. « Sur le sujet du coadjuteur, écrivait-il à la palatine (3 octobre), les lettres de la reine m’ont dit des merveilles, me confirmant celles que vous m’en avez écrit, et je confesse que cela m’a réjoui extrêmement, car ce qu’elles m’ont rapporté de lui et de ses sentimens m’a confirmé dans la résolution de me confier sans aucune réserve à lui et à Mme de Chevreuse, et de mander à la reine de ne recevoir d’autres avis que les leurs pour la conduite de mes affaires ; et j’oserai répondre que par cette voie tout peut être remis dans l’état que la reine et Mazarin souhaitent, ceux-ci étant persuadés que le coadjuteur, quand il sera question de les obliger, parlera comme il faut, et que Mme de Chevreuse ne sera pas muette. Pour moi, je crois qu’après les choses qu’on a déjà faites,… rien n’est capable de gagner entièrement le cœur desdites personnes que la confiance. Je vous réponds qu’elle est et sera entière et que Mazarin suivra aveuglément les conseils du coadjuteur et de Mme de Chevreuse et qu’il n’oubliera rien afin que la reine fasse de même pour les intérêts de Mazarin. »

Le coadjuteur, de son côté, ne négligeait rien dans ses conversations avec les émissaires de Mazarin pour leur faire croire qu’il lui était entièrement dévoué. Il allait jusqu’à blâmer en leur présence les arrêts du parlement contre le ministre proscrit, arrêts qu’il était le premier à provoquer sous main. « Vous ne sauriez imaginer le plaisir que Bartet m’a fait, écrivait Mazarin à la palatine (3 octobre), quand il m’a dit que le coadjuteur lui avait tant condamné le contenu dans la dernière déclaration et l’avait assuré que la moindre difficulté qu’on y eût faite de la part de la reine, le parlement ne se fût pas opiniâtre, et que, pour obtenir ce qu’on lui a donné à mon égard, il eût consenti qu’on donnât au cardinal Mazarin non-seulement un lieu pour demeurer en France, mais une province. J’ai été ravi d’apprendre ses sentimens sur ce sujet... » — « Bartet m’a dit, écrivait-il le même jour à la reine, que le coadjuteur l’avait assuré qu’on ne manquerait pas de remèdes, et que, si la reine se fiait en lui sur ce sujet et voulait faire les choses qu’il lui conseillera suivant les accidens qui arriveront, Mazarin verrait bientôt si le coadjuteur avait envie de le servir et s’il aurait des moyens pour cela. Il faudrait donc que la reine lui dît, et à Mme de Chevreuse aussi, que Mazarin remet entièrement à eux la guérison de ses maux et leur donne parole de faire tout ce qu’ils voudront sur ce sujet. Comme cela, on ne pourra se plaindre que d’eux si les effets ne répondent aux paroles qu’ils donnent; mais si l’affaire tire de longue, le malade mourra de fièvre lente... »

Par cette confiance qui paraissait si pleine d’abandon, Mazarin espérait, sinon gagner le coadjuteur à sa cause, au moins l’amener à mettre quelque tempérament dans ses cabales. Retz, de son côté, s’attachait avec le même soin à sauver autant que possible les apparences pour ne donner aucun ombrage à Mazarin. Il écrivait même à Bourges, où se trouvait alors la cour, que, « s’il était aussi puissant que M. de Châteauneuf, il irait quérir le cardinal et l’amènerait par le poing pour le rétablir... » La reine, de son côté, soupirait bien plus sincèrement pour le retour de l’exilé. Elle ne cessait de dire à M. de Senneterre : « Mais, ce pauvre homme, quand le verrons-nous revenir[9]? » On a prétendu qu’à cette époque Anne d’Autriche était devenue assez indifférente à Mazarin et qu’elle se fût aisément habituée à un nouveau ministre qui aurait su prendre quelque empire sur son esprit. Le mot que nous citons vient dissiper tous les doutes sur les véritables sentimens de la régente pour son ancien favori.

Les déclarations du coadjuteur en faveur du rétablissement de Mazarin n’avaient d’autre but, cela va sans dire, que d’entretenir la bienveillance de la reine à son égard et de l’empêcher de révoquer sa nomination au cardinalat. De son côté, Mazarin s’attachait avec le plus grand soin à sauver tous les dehors de la bonne foi. Il écrivait au marquis de Noirmoutier, un des meilleurs amis de Retz, pour l’assurer que la promotion aurait lieu sans difficulté, et pour lui donner l’éveil sur certaines cabales que le duc d’Orléans, prétendait-il, quoique bien à tort, à la sollicitation des princes, ourdissait à Rome contre le coadjuteur. « On m’a donné avis, lui mandait-il, de Huy, le 2 novembre, que M. le duc d’Orléans, à l’instance de M. le prince, agit à Rome pour empêcher la promotion de M. le coadjuteur. La personne qui m’assure cela m’a paru toujours assez bien informée. Néanmoins je n’appuie pas la chose, mais étant question du service de M. le coadjuteur, j’ai cru ne pouvoir pas me dispenser de vous avertir de ce que dessus, car il sera bien aisé d’en savoir la vérité... Je puis pourtant assurer M. le coadjuteur que les avis que j’ai de Rome, de très bonne part, sont qu’il n’y aura point de difficulté à son affaire, et que lorsque le pape pourra aller au consistoire, se portant déjà assez bien pour cela, il fera assurément la promotion...[10] »

A quelques jours de là, le 13 novembre, il écrivait de Dînant à un autre ami de Retz pour lui donner de bonnes nouvelles de l’affaire pendante à Rome. « J’ai été ravi, lui disait-il, de tout ce que vous me mandez de M. le coadjuteur, et j’apprends de tous côtés avec un très grand plaisir l’état assuré que je puis faire de son amitié. Je m’assure qu’il n’aura jamais sujet de douter de la mienne, et que, pourvu qu’il prenne la peine de se faire éclaircir des choses qu’on lui pourrait dire pour l’en faire douter, je n’aurai pas de peine à lui faire connaître que ce sont artifices. J’en userai de même de mon côté, et comme cela j’espère que tout ira bien. Je viens de recevoir tout présentement des lettres de l’ambassadeur qui est à Rome et d’autres amis que j’y ai, par lesquelles j’apprends avec une dernière joie que les diligences de M. le prince et de M. le prince de Conti n’avaient pu rien produire auprès du pape au préjudice de la promotion de M. le coadjuteur, laquelle personne ne met en doute, et je crois absolument qu’elle se fera au premier consistoire du mois prochain. Je vous prie de vous en réjouir par avance avec lui de ma part, et lui dire que cela vient du cœur et que je suis persuadé que rien ne saurait être plus avantageux au service du roi et à mes intérêts particuliers que de le voir au plus tôt en possession de cette dignité[11]. » Des protestations d’amitié pour Caumartin, Noirmoutier et Bussy-Lamet, autres amis du coadjuteur, accompagnaient cette lettre.

Par cette espérance sans cesse renouvelée d’une prochaine promotion, Mazarin s’efforçait de paralyser autant que possible la pernicieuse conduite de Retz. « J’ai été ravi d’apprendre, mandait-il à Bartet le 15 novembre, que les affaires du coadjuteur sont assurées, nonobstant les oppositions de M. le prince. Je crois même que le coadjuteur en rougira devant un mois (c’est-à-dire qu’il recevra la pourpre). Par les avis que j’ai reçus depuis peu de Paris, je crois que vous pouvez assurer que ce sera un grand bonheur si vous pouvez ajuster la visite que vous savez (la visite du coadjuteur à Mazarin). » À cette pensée, Mazarin feignait de s’abandonner à de vrais épanchemens de tendresse auxquels le coadjuteur répondait avec non moins de sincérité. « Il est certain, poursuivait le ministre exilé, que quand cela aura réussi, le Muet (le coadjuteur) sera très content et Mazarin ravi : car il est résolu, comme Bartet l’a pu reconnaître dans son cœur, de ne rien oublier pour lier avec le coadjuteur une amitié qui ne puisse jamais être sujette au changement... » Dans une lettre en date du 17 novembre, il faisait prier le coadjuteur de venir le trouver jusqu’à Rethel. Le 19, il insistait auprès de Bartet pour que la visite eût lieu le plus tôt possible, et en même temps il lui annonçait que, de concert avec le coadjuteur, il levait des troupes pour aller en personne rejoindre le roi.

Il avait conçu le projet de rentrer en France dès que la reine serait hors de Paris, et il était d’autant plus pressé de l’exécuter qu’il était fort au courant des intrigues qui s’agitaient autour de cette princesse pour empêcher son retour. Châteauneuf, devenu premier ministre, s’était acquis un grand prestige par la vigueur avec laquelle il avait conduit la guerre de Guyenne. Il s’était imposé à tous ses collègues, au garde des sceaux Mathieu Molé, comme au maréchal de Villeroi, gouverneur du jeune Louis XIV. Il avait pris l’engagement de faciliter le retour du cardinal, mais au fond il n’était nullement disposé à lui céder la place; il trouvait toujours des faux-fuyans et des délais ; il menaçait la reine de la colère du duc d’Orléans et du coadjuteur, et il travaillait dans l’ombre à réconcilier Condé avec Anne d’Autriche aux dépens de l’exilé.

D’autre part, le duc d’Orléans, à l’instigation du coadjuteur, ravivait toutes les haines et les défiances du parlement contre Mazarin. Presque abandonné de tous ceux sur lesquels il avait cru pouvoir compter, mais fort de l’immuable affection de la reine, Mazarin, passant tout à coup d’un découragement profond à une audace qu’on ne lui avait pas connue jusque-là, résolut de rentrer en France, non pas en proscrit, non pas en suppliant, mais à la tête d’une armée levée à ses frais et dans le dessein hautement avoué de marcher au secours du roi. Avec une grande sûreté de coup d’œil, il avait compris que le seul moyen pour lui de remonter au pouvoir, c’était de soustraire la reine et le jeune roi à l’influence du duc d’Orléans et du coadjuteur. Le roi était majeur; une fois libre, rien ne lui serait plus facile que de dicter la loi aux factieux à la tête d’une armée victorieuse.

Le cardinal s’était peu à peu rapproché de la France ; — il s’était établi d’abord à Huy, près de Namur (24 octobre), puis à Dinant (15 novembre). Ce fut là qu’il reçut du roi, le 17 novembre, date mémorable, l’ordre formel de rentrer en France à la tête des troupes qu’il avait levées. Avant de se mettre en route, il exigea que la déclaration contre M. le prince fût enregistrée au parlement et que toute négociation avec lui fût rompue. Il avait venda tous les meubles et objets d’art qu’il possédait pour lever des recrues dans le pays de Liège et sur les bords du Rhin. Pendant ce temps, il s’attachait avec un soin extrême à gagner à sa cause le coadjuteur, ou tout au moins à l’empêcher de lui nuire. Il lui envoyait par la palatine tous les témoignages d’affection et de confiance qu’il pouvait imaginer, et le coadjuteur y répondait avec une effusion non moins sincère. Jamais ennemis mortels ne méditèrent leur ruine mutuelle avec plus de perfidie en échangeant des propos plus tendres.

Les caresses de Mazarin sont inépuisables et se traduisent sous mille formes. Il écrit à la palatine, le 19 novembre, qu’il est heureux qu’elle lui confirme l’amitié véritable du coadjuteur. « Il faut que cette amitié, ajoute-t-il, ne soit plus sujette au changement. Je vois que le coadjuteur et Mazarin ont les mêmes pensées, condamnent les mêmes choses, appréhendent les mêmes malheurs, si la reine et le roi ne prennent une autre conduite, et enfin ont le même intérêt à l’égard de M. le prince, de façon que jamais il n’y eut lieu de faire une plus étroite liaison... Je vous conjure de dire au coadjuteur que je le servirai sincèrement, que j’en embrasserai toutes les occasions et qu’il n’aura jamais à se plaindre de moi... L’intelligence bien établie entre le coadjuteur et Mazarin, le roi se remettra en très bon état, particulièrement si le coadjuteur vient à bout de son dessein sur le duc d’Orléans, comme j’étais résolu d’y travailler... » Mazarin voulait dire par là qu’il était nécessaire que le coadjuteur détachât à tout prix le duc d’Orléans de son étroite union avec le prince de Condé et s’emparât de toute l’influence pour ramener Gaston à la reine. On sait que Retz s’attacha précisément à faire tout le contraire. Mazarin, dans la suite de sa lettre, compare l’entrevue qu’il souhaite avec le coadjuteur à une consultation de deux médecins pour sauver la France malade. « La consultation qui a été proposée, dit-il, des deux médecins, guérirait beaucoup de maladies; mais je crains qu’elle ne produise pas les effets que je voudrais, à cause de quantité d’autres médecins qui se mêleront là dedans, et malaisément on le pourra empêcher si le coadjuteur et la princesse palatine ne trouvent quelque expédient. » A la fin de cette lettre, Mazarin s’ouvrait entièrement à la palatine et au coadjuteur de son projet de retour, protestant cependant qu’il ne ferait pas un seul pas sans leur assentiment. Et comme Retz n’eut garde de donner son adhésion à un tel projet, Mazarin, sans se soucier aucunement de tenir ses promesses et d’y subordonner sa conduite, prit bientôt la résolution de passer outre. En attendant, il assurait à la palatine qu’il ne précipiterait rien pour rentrer en France, afin, disait-il, « de ne pas exposer ses bons amis et principalement le coadjuteur.» — «Cependant il agira secrètement pour préparer son retour avec l’aide de celui-ci. La navigation sera pénible, mais il espère qu’avec le conseil d’un si bon pilote et si expérimenté comme est le coadjuteur, il prendra port heureusement... Plutôt que de manquer au solide, il faut donner quelque chose au hasard. Si Mazarin ne peut voir le coadjuteur, il ne manquera pas de l’avertir de sa résolution par le moyen de la princesse palatine... »

Mazarin revenait avec la dernière insistance sur la nécessité d’une entrevue avec le coadjuteur pour s’entendre avec lui sur la conduite qu’ils devaient tenir l’un et l’autre afin de sauver la royauté en péril. Cette sorte de duumvirat qu’il offrait à Retz pour le séduire, mais dont celui-ci n’eut pas de peine à voir le peu de fond et de consistance, est certainement un des faits les plus curieux et les moins connus de l’histoire de la fronde. Mazarin avait bien moins envie de consulter le coadjuteur que de le compromettre sans retour aux yeux des frondeurs par une visite qui bientôt n’aurait plus été un secret pour personne. Le coadjuteur ne donna pas dans le piège. En vain Mazarin épuisait toutes les ressources de son génie artificieux, en vain il s’efforçait de montrer au coadjuteur l’abîme ouvert sous ses pieds, s’il tardait davantage à se déclarer en sa faveur; en vain il lui faisait offrir une de ses nièces pour un de ses neveux, le coadjuteur ajournait toujours l’entrevue. Bartet, dans un de ses précédens voyages, avait, au nom de Mazarin, prié le coadjuteur de se rendre au pays de Liège, à quoi celui-ci avait répondu qu’il serait bien plus à propos que l’on choisît Charleville. Mazarin ayant pris le coadjuteur au mot, celui-ci éluda la question en disant que, réflexion faite, Charleville ne valait pas mieux que Liège[12]. Malgré tant de faux-fuyans, Mazarin n’en persistait pas moins à espérer ou à feindre d’espérer que Retz, dans la crainte de perdre le chapeau, finirait par céder. « Agissant de concert avec le coadjuteur, disait-il à la palatine, j’ai bonne opinion de mon affaire, à laquelle je travaille de mon côté comme je dois, car d’une façon ou d’autre, étant pressé comme je suis, il faut que je prenne aussitôt mes résolutions. Je vous conjure donc de faire en sorte que je sache comme le coadjuteur est d’avis que je me conduise, entrant en France avec des troupes, et de ne perdre pas un moment de temps à l’envoyer quérir et lui faire son instruction bien particulière. Je vous réponds que je publierai après ce que le coadjuteur aura jugé à propos. Il faut prendre hardiment une bonne résolution, et le coadjuteur sera bien secondé des Mazarins, qui ne sont pas en si petit nombre, ni si peu considérables qu’ils ne soient capables de quelque chose de grand... » Le 27 novembre, il revenait à la charge pour que le coadjuteur donnât des signes éclatans de sa bonne volonté. « Il s’est déjà passé plus d’un mois, et toutes choses sont dans le même état, et par là mes résolutions sont arrêtées; car la pensée de Mazarin a été toujours, comme elle est présentement, de vouloir agir de concert avec les frondeurs, mais particulièrement avec le coadjuteur. Il a autant d’intérêt que moi de ne différer davantage de concerter avec moi la conduite que je devrai tenir pour me rapprocher de la reine, auprès de laquelle il y a de grandes cabales, qui sont aussi bien contre le coadjuteur que contre moi. Croyez que c’est la pure vérité, et que la reine m’a fait dire dernièrement qu’elle craignait d’être forcée de faire des choses contre son intention... (c’est-à-dire de révoquer malgré elle la nomination du coadjuteur au cardinalat)... Je persiste à vouloir concerter ma conduite avec les frondeurs et particulièrement avec le coadjuteur... Ce qui est plus à craindre, c’est l’accommodement avec M. le prince; mais enfin, il n’y a rien de plus certain qu’on ne saurait rien faire contre moi que le coadjuteur n’en reçoive du préjudice, et puisque nous sommes tout à fait liés, le coadjuteur doit, à mon avis, incessamment travailler pour aplanir le chemin que je dois faire pour être en état de me garantir des malintentionnés, et tirer du roi et de la reine les sûretés nécessaires pour moi et le coadjuteur et ses amis. » Puis Mazarin s’attachait à colorer d’un honnête prétexte son projet de rentrer en France et il voulait que le coadjuteur y prît ostensiblement part, afin évidemment de le ruiner à tout jamais dans l’esprit du public comme parmi les frondeurs. « Il me semble, poursuivait-il, que, la déclaration étant passée, l’entrée de Mazarin avec des troupes pour servir le roi contre M. le prince sera fort plausible, le coadjuteur agissant avec ses amis au même temps, et particulièrement pour disposer le duc d’Orléans en s’entendant de toutes choses avec moi, comme de ma part je ferai avec le coadjuteur... »

Le 5 décembre, Mazarin tentait un dernier effort pour rattacher enfin Retz à sa cause. Protestations d’amitié, offres, séductions, doux reproches, caresses, il mettait tout en œuvre pour le gagner dans une lettre pleine d’éloquence qu’il écrivait à la princesse palatine : «... Mes lettres auront confirmé le coadjuteur, lui disait-il, dans la croyance que je ne souhaite rien avec plus de passion que de lier une amitié indissoluble avec lui. Je n’ai vu encore personne de sa part; et il se peut faire que la princesse palatine, ayant reçu mes lettres, on aura changé de mesures et songé à gagner du temps, puisque les momens dans les conjonctures présentes sont précieux. Souvenez-vous que j’ai deux nièces et que par ce moyen on peut ajuster tout, si le coadjuteur a plus d’inclination pour une de celles-là que pour celle du duc de Bouillon. Pour moi, je vous avoue que je le voudrais ainsi, et je réponds que, de la manière que je ferais la chose, le coadjuteur en serait content, et toucherait de plus en plus au doigt que mes intentions sont telles qu’il peut souhaiter. » Il en revenait toujours à cette entrevue qu’on n’avait cessé de lui promettre et que l’on avait toujours éludée.

« .. Bartet, poursuivait-il, proposa la consultation de la part du coadjuteur, et me dit qu’il devait se dépêcher pour se rendre promptement auprès de la reine. Sur cela, je dis que je désirais absolument consulter le coadjuteur devant d’approcher de la reine, pour bien convenir de toutes choses, et qu’il aurait été à souhaiter que les affaires du roi eussent permis à la reine de revenir de son voyage, car de cette sorte on aurait pu concerter toutes choses, et je pressai furieusement Bartet d’ajuster promptement la consultation. Cependant quarante jours se sont passés sans que j’en aie entendu parler; et, ainsi que je vous ai écrit, il est impossible que je diffère davantage à prendre mes résolutions, si je ne veux me perdre sans aucune ressource; de quoi je vous ai entretenue au long, et Le Tellier l’aura pu faire de vive voix, voyant le coadjuteur... Sur quoi j’attends à tout moment de vos nouvelles, n’y ayant plus aucune raison de prudence ou de bienséance qui puisse me permettre de rester les bras croisés, ni au coadjuteur de prendre une bonne résolution, devant être assuré de Mazarin comme de lui-même. J’appréhende fort que la reine ne soit forcée, par l’artifice de beaucoup de personnes qui sont auprès d’elle, à faire quelque chose qui soit entièrement préjudiciable au coadjuteur (c’est-à-dire à signer la révocation de sa nomination au cardinalat). Je vois en outre que M. le duc d’Orléans n’agit pas bien dans la confusion (le parlement), avec un étonnement universel, puisqu’il empêche qu’on y prenne à l’égard de M. le prince les résolutions qui sont si justes et si nécessaires. « Bartet m’avait promis... qu’il serait de retour à Paris pour le 12 du mois passé et que la consultation pourrait être faite devant le 20, et cependant vous voyez ce qui en est... Il n’a tenu qu’à moi d’aller trouver la famille royale, mais je n’ai pas voulu, et parce que ce n’était pas le service du roi et parce que je n’avais rien concerté avec le coadjuteur. — Je voudrais bien voir ensemble le coadjuteur et Mazarin; car, bien qu’on puisse concerter toutes choses sans cela, néanmoins il serait, à mon avis, de grande satisfaction à tous deux de se confirmer les mêmes choses. Au nom de Dieu, prenez bien garde qu’on ne donne des soupçons au coadjuteur de l’accommodement de M. le prince avec moi; car je suis incapable de rien faire contre mon honneur, outre qu’il y a une infinité de raisons qui m’empêchent de songer à cela. Enfin je ne refuserai pas de faire aucune des choses que le coadjuteur souhaitera pour être assuré sur ce sujet; et il doit croire qu’après ce qui est proposé et arrêté, les méfiances ne sont plus de saison... » Enfin le cardinal ajoutait que, si le coadjuteur ne pouvait venir le voir en personne, il lui envoyât au moins un de ses confidens, tel que M. de Caumartin, « homme de probité et de mérite. »

Mais Paul de Gondi n’entendait nullement prêter les mains en quoi que ce fût à la rentrée de Mazarin; car il n’ignorait pas que le triomphe du ministre serait le signal de sa propre ruine. Loin de là, il travaillait dans l’ombre avec une activité sans égale à empêcher son retour. Le duc d’Orléans, à l’instigation du prélat, donna avis au parlement, le 9 décembre, de l’arrivée prochaine du cardinal. « Les conclusions des gens du roi furent de députer sur-le-champ vers sa majesté pour l’informer de ce qui se passait sur la frontière et la supplier très humblement, de la part de la compagnie, de vouloir donner sa parole royale d’éloigner d’auprès d’elle tous ceux qui adhéreraient au cardinal Mazarin, conformément à la déclaration vérifiée le 6 septembre dernier, même qu’il lui plût informer par ses ambassadeurs les princes étrangers de la résolution qu’elle avait prise de ne s’en plus servir. Ces conclusions furent suivies presque tout d’une voix[13]. »

Le coadjuteur eut ce jour-là une vive altercation avec un conseiller, Machault-Fleury, qui avait fait un discours contre le clergé, que le prélat taxa « de basses et lâches inventions. » Machault soutint que « c’était autant de vérités constantes et publiques. » Le coadjuteur l’ayant interrompu, il s’éleva dans la salle une grande rumeur contre lui. Il fut interpellé par les présidens, qui lui dirent qu’il ne devait interrompre personne, et il fut obligé d’adresser des excuses à la compagnie. Machault ayant repris la parole sur le même ton et nommé cette fois le coadjuteur, le tumulte redoubla. Enfin le président Molé ayant fait signe à l’orateur d’achever son discours, Machault y mit fin sans nommer personne, mais en lançant à Retz une sanglante allusion : « Oui, messieurs, s’écria-t-il, il est vrai, c’est l’ambition d’une seule personne qui nous a jetés dans la guerre civile et qui la fomente par un désir violent qu’elle a d’être honorée du cardinalat et du ministère. »

Un conseiller, Camus de Pontcarré, demande un arrêt semblable à celui qui fut rendu autrefois contre l’amiral de Coligny, condamné à mort en 1569 par contumace. Durant de Croissy dit qu’il est de l’avis de Pontcarré et demande que la tête du cardinal Mazarin soit mise à prix. Ce jour-là, il n’y eut personne dans le parlement qui ne blâmât et ne traitât d’extravagante cette proposition, qui devait être accueillie quelques jours après à l’unanimité par ce même parlement. L’arrêt qui intervint faisait défense « à tous gouverneurs de donner passage ni retraite au cardinal Mazarin; injonction à tous les sujets du roi, qui étaient avec lui, de le quitter dans un mois, et invitation aux autres parlemens du royaume à rendre arrêt semblable. »

Voici comment le coadjuteur, dans une lettre à l’abbé Charrier, en date du 15 décembre, cherchait à colorer son rôle dans la séance du parlement où il avait été si malmené par Machault-FIeury. « J’étais, lui dit-il, présent à l’arrêt du parlement que je vous envoie. Vous trouverez ici une copie de mon avis, qui fut fort bien reçu, duquel vous vous servirez, si vous le jugez à propos, et pourtant secrètement. Le parti de M. le prince voulut m’entreprendre, et, dans la suite des opinions, M. de Machault-FIeury ayant fait un long discours contre les ecclésiastiques, qui tournait directement contre moi, ayant aussi été averti qu’il voulait se déterminer plus particulièrement, je fus obligé de l’interrompre, ce qui fit d’abord quelque bruit; mais, ledit Machault ayant voulu reprendre et s’attacher personnellement à moi sur le sujet du chapeau, il se fit une huée épouvantable sur lui qui fut reprise à trois diverses fois, parce qu’il voulait toujours recommencer. M. le duc d’Orléans ajouta, à tout ce qui fut dit dans la compagnie contre lui, qu’il poursuivait le chapeau pour moi depuis dix-huit mois et qu’il s’étonnait qu’il en voulût parler. En sorte que ledit sieur de Machault fut obligé de se taire, et la délibération fut tenue aux termes de l’arrêt que vous lirez... »

Dans une autre lettre à l’abbé Charrier en date du 18 décembre, le coadjuteur, revenant sur cette affaire, disait qu’il avait assisté à l’arrêt rendu contre Mazarin, ce qui paraît vraisemblable, puisqu’il ne fut pas donné suite ce jour-là à la proposition de mettre sa tête à prix.

La position du coadjuteur était devenue de plus en plus difficile. Il fallait qu’il se déclarât ostensiblement pour ou contre le cardinal. Ce fut ce dernier parti qu’il embrassa résolument. Il n’y avait plus de temps à perdre. Le duc d’Elbeuf, gouverneur de Picardie, venait de recevoir une lettre du cardinal qui lui annonçait son arrivée prochaine dans cette province. Le 19 décembre, à la tombée de la nuit, le coadjuteur alla trouver Omer Talon, l’avocat du roi, pour lui montrer toute la grandeur du péril. « La reine, lui dit-il, a voulu m’engager depuis trois jours à me déclarer en faveur du retour du cardinal ; je lui ai fait répondre par le gentilhomme qu’elle m’a envoyé que je m’étais bien, il est vrai, réconcilié avec le cardinal Mazarin, parce que sa majesté l’avait ainsi voulu, mais non pas pour consentir à son retour, qui ne peut produire qu’un mauvais effet et pernicieux à l’état. » Le coadjuteur s’attacha à montrer à Talon tous les maux qui devaient être la suite de ce retour et il n’omit rien de ce qui pouvait lui échauffer l’esprit, afin que les conclusions qu’il devait porter le lendemain au parlement fussent rudes. Il lui avoua enfin qu’il pressait le duc d’Orléans de lever des troupes pour s’opposer au retour du cardinal et que son dessein était d’engager le parlement dans un tiers-parti à la tête duquel serait placé le duc d’Orléans[14]. Ce tiers-parti, combinaison désespérée de Retz, devait se composer du parlement et du peuple de Paris, des autres parlemens du royaume et des habitans des provinces, et se déclarer indépendant, les armes à la main, entre le parti de Condé et celui de la cour et du cardinal. Il s’imagina qu’avec ces élémens sans cohésion il pourrait lutter avec avantage contre le roi, qui venait d’être déclaré majeur, qui était à la tête d’une armée victorieuse de M. le prince, et contre le cardinal, qui était relevé de toutes ses flétrissures et rentré en crédit en vertu d’un acte solennel de la volonté royale. Se déclarer de la sorte, c’était, comme il semble à première vue, exposer singulièrement la partie, et pourtant ce fut ce coup d’audace qui valut au coadjuteur le chapeau de cardinal et qui hâta sa promotion. Il joua le tout pour le tout. Le lendemain de sa visite à Omer Talon (20 décembre), le parlement s’assembla de nouveau et rendit un arrêt pour supplier le roi d’écrire à l’électeur de Cologne et à l’état de Liège pour qu’il fissent sortir le cardinal Mazarin de leur territoire et pour défendre aux gouverneurs des provinces de France de donner passage à ses troupes.

Pendant ce temps, Mazarin, à la tête d’une petite armée de 6,000 hommes, qui portaient l’écharpe verte, couleur de sa maison, escorté par deux maréchaux de France, le marquis d’Hocquincourt et le marquis de La Ferté-Senneterre, était parti de Dinant pour se rendre à Bouillon, puis à Sedan, où il fut reçu (24 décembre) par le marquis de Fabert, commandant de la place. Sa petite armée, par une fortune singulière, avait pu échapper aux régimens de cavalerie et aux Croates que le prince de Condé avait embusqués pour s’emparer de sa personne. Après avoir passé la Meuse, il arriva à Rethel et entra dans la Champagne. À cette nouvelle, le parlement de Paris s’assemble ; le duc d’Orléans annonce que le cardinal est rentré dans le royaume. L’agitation est extrême, les motions les plus violentes éclatent de toutes parts. Enfin survient un arrêt qui ordonne que le cardinal et ses adhérens, ayant contrevenu aux défenses contenues dans la déclaration du roi, avaient par cela seul encouru les peines qui y étaient portées, comme criminels de lèse-majesté et perturbateurs du repos public ; qu’il leur serait couru sus par les communes, et que les maires et échevins des villes s’opposeraient à leur passage ; que la bibliothèque et les meubles du cardinal seraient vendus pour que l’on prélevât sur la vente la somme de 150,000 livres, laquelle serait offerte en récompense à quiconque le livrerait mort ou vif. Enfin l’arrêt ajoutait que celui qui rendrait un tel service à la France serait absous de tous les crimes qu’il aurait pu antérieurement avoir commis, hors celui de lèse-majesté. Secrètement, Retz était l’un des principaux instigateurs de cet acte sauvage, digne de l’Italie du XVe siècle.

Tandis que Mazarin ne cessait d’écrire à la palatine pour lui affirmer que le coadjuteur n’avait pas de meilleur ami que lui, Retz faisait tous ses efforts pour exploiter de son mieux à son profit les événemens. « On appréhende, écrivait-il à Charrier le 1er décembre, que M. le prince ne se raccommode avec le Mazarin. Cela et mille autres choses qui peuvent arriver par la longueur du temps font que je suis d’avis qu’au nom de M. le duc d’Orléans, duquel vous vous pouvez servir pour toutes les créances qu’il vous a envoyées, et au mien, vous fassiez expliquer le pape le plus nettement qu’il se pourra, et que vous lui représentiez que, si, par quelques raisons dans lesquelles vous n’entrerez pas par respect, il est obligé de ne pas faire la promotion, au moins il ne me doit pas refuser la grâce de ne me pas amuser dans des temps où il m’est important de ne pas prendre de fausses mesures. Je ne vous marque que ce plan sur lequel vous voyez bien ce qui se peut dire. Il est important, à mon sens, de n’y rien omettre. Je vous envoie une lettre de mon frère (le duc de Retz), que j’ai ouverte. Je ne vous dis presque rien par cet ordinaire, parce que je vous écris toutes choses au long par le courrier extraordinaire que je vous dépêchai samedi dernier, qui vous porte des lettres de M. le duc d’Orléans avec des instances tout à fait pressantes pour faire expliquer le pape… »

« Pour mes affaires, disait le coadjuteur à Charrier dans une lettre du 8 décembre, si elles ne sont pas encore faites quand vous recevrez cette lettre, je vous prie de parler avec vigueur et de faire connaître que, si ces longueurs continuent, je me pourrai lasser d’être prétendant. Vous savez comme vous devez traiter cette affaire. Mais par tous les avis que me donnent ceux qui connaissent en ce pays la cour de Rome, je crois qu’il y faut prendre les choses avec quelque hauteur. Vous voyez les choses de plus près que nous. C’est pourquoi je vous les remets. J’écris à M. le duc de Bracclano et à M. L’ambassadeur, auquel vous ferez de ma part tous les remercîmens que je dois aux bontés qu’il a pour moi. L’on va demain au parlement contre le cardinal Mazarin, à cause des commerces que l’on prétend qu’il a dans le royaume. Quoique je ne me sois pas trouvé au parlement dans les affaires de M. le prince, pour ne pas être son juge, je ne laisse pas d’y aller demain, où je ferai paraître que je ne suis point changé sur ce sujet... »

Une telle assurance ne pouvait être que fort utile au coadjuteur auprès du pape, et désormais il ne s’en fera pas faute. Il était ballotté sans cesse entre la crainte de la révocation et l’espérance de la promotion. Le 15 décembre, il écrivait à son correspondant: « Je crois que ce que je vous mande présentement pourra être inutile, par les apparences que vous me donnez par la vôtre du 20e du passé, du succès de mon affaire. Si pourtant elle n’était pas encore faite quand vous recevrez celle-ci, ce que nous saurons dans peu de jours, je me résoudrai de prendre l’expédient que vous me mandez avoir concerté avec M. L’ambassadeur, ou quelque autre duquel vous serez toujours promptement averti, car, si le pape a passé les fêtes sans faire la promotion, il pourra encore la reculer jusques au carême. Si cela est, je puis croire qu’il y a eu quelque raison particulière dans son esprit qui l’aura fait tenir cette conduite, laquelle continuera encore jusques après les fêtes et que je ne puis apparemment vaincre. Je crois aussi qu’en ce cas les affaires et les changemens de la cour ne pourront pas me mener jusque-là et que vous serez obligé de baiser les mains à sa sainteté. Cependant il est à propos que, sous le nom de son altesse, vous témoigniez au pape et aux autres qui sont dans les affaires de ce pays que Monsieur croit que l’on le maltraite et moi aussi... »

Le coadjuteur n’ignorait pas la haine profonde d’Innocent X contre Mazarin. Il avait calculé avec raison que, si la promotion des cardinaux n’était plus entravée par rien et qu’elle ne dépendît uniquement que de la volonté du pape, la nouvelle de la rentrée en France du cardinal Mazarin était de nature à mettre fin aux lenteurs du pontife. Voici donc ce qu’il disait à l’abbé dans une lettre en date du 25 novembre 1651 : « Je vous dépêche ce courrier exprès sur les appréhensions que l’on a ici de quelque retour précipité du cardinal Mazarin. Si ces avis ne sont pas véritables, ce qui est mon opinion, ce courrier n’est pas inutile, puisque l’ordre de M. le duc d’Orléans, que vous recevrez par lui, peut être un puissant motif au pape pour avancer la promotion, et, s’ils sont vrais, cet envoi est absolument nécessaire, et vous en verrez les raisons. De quelque manière que soient les choses, mon sentiment est qu’aussitôt cette lettre reçue, vous portiez au pape la lettre de créance de son altesse royale, lui exposiez votre ordre et vous le pressiez de hâter la promotion. Il me semble que vous avez beau jeu en cet endroit de lui faire connaître adroitement que, ne m’étant particulièrement engagé à recevoir la nomination que sur l’honneur que sa sainteté m’a fait depuis deux ans de témoigner publiquement et à moi-même, par les lettres du Panzirole, qu’elle la désirait, il me serait assez rude d’être frustré de l’effet après une déclaration si publique, et que, quoique mon mérite soit fort commun, le poste où je suis me peut faire espérer d’être traité d’une autre manière que l’abbé de La Rivière...

« Je pense que vous voyez l’importance qu’il y a de ne pas publier à Rome le sujet, de l’envoi de ce courrier, parce que vous savez bien de quelle conséquence il est de ne rien faire qui puisse déplaire à la reine. Vous apporterez là-dessus les tempéramens nécessaires au pays où vous êtes. J’ai pris ici mes précautions autant qu’il a été besoin sur ce sujet, et je vous puis dire en vérité que je n’ai jamais été si bien à la cour que j’y suis présentement. Pour Monsieur, vous en voyez les témoignages, qui seront plus fréquens et plus positifs, s’il en est de besoin. Expliquez-vous de l’ordre que vous avez au pape seul et demandez-lui le secret en son nom, et pour la considération de son service et pour ne pas altérer l’union qui doit être entre lui et la reine.

« Si le pape vous demande, après votre créance exposée, ce que vous croyez en votre particulier da retour du Mazarin, vous lui direz que vous ne le croyez pas encore si proche, mais qu’il se forme tous les jours des dispositions à cela, qui ne peuvent être véritablement empêchées que par moi, et en me donnant un caractère pour lui résister et qui retranche dans son esprit tous les desseins qu’il peut former sur ce sujet et qui commencent un peu trop à se réveiller.

« A cet endroit de ma lettre, j’ai reçu la vôtre du 6e du courant, qui me fait voir, encore plus particulièrement que les autres, l’incertitude du temps de la promotion et qui me marque par conséquent la nécessité de la presser. Vous le pouvez faire par la lettre de son altesse royale que je vous envoie, qui n’est qu’une créance pour vous au pape, et de, laquelle, par conséquent, vous vous pourrez servir à quel usage il vous plaira, si vous voyez qu’il y ait apparence de pouvoir faire faire la promotion devant Noël. Vous pouvez expliquer au pape votre créance en la manière que son altesse royale vous marque par la lettre qu’il vous écrit. Si vous voyez que le pape soit absolument résolu à ne pas la faire devant Noël, vous ne devez vous servir, à mon sens, de ladite lettre de son altesse royale au pape que pour faire une instance pressante et pour lui demander de la part de son altesse royale une explication claire et nette sur le temps de la promotion, les incertitudes de la cour de Rome étant si fort contraires à mes intérêts dans l’état présent des affaires de France, que son altesse royale s’en trouve extrêmement embarrassée et pour le public et pour ce qui me regarde. Vous avez beau champ en cette matière, que vous étendrez selon que vous le jugerez à propos sur les lieux. Je vous répète encore que vous ne devez pas porter au pape ce que son altesse royale vous mande sur le cardinal Mazarin que dans le temps où vous verrez le pape irrésolu et balançant. De sorte que, s’il était absolument déterminé à ne pas faire la promotion devant Noël, il serait plus à propos de ne lui parler de cela qu’après le premier jour de l’an, qui est le temps le plus proche de faire la promotion, en cas qu’il ne la fasse pas devant Noël. Enfin servez-vous de ce moyen (la crainte du retour de Mazarin) dans le temps que vous croirez qu’il pourra porter coup et ne l’employez pas devant ce moment-là, et surtout prenez votre résolution selon que vous voyez les choses sur les lieux ; car moi qui n’y suis pas, je ne sais s’il n’y a pas de péril de faire paraître au pape que le cardinal Mazarin soit en état de revenir. Prenez votre parti sur cette matière comme vous le jugerez plus à propos. C’est un moyen que j’ai cru vous pouvoir mettre en main pour vous en servir autant qu’il vous plaira. Vous voyez qu’il est délicat, mais vous êtes prudent, politique et sage. J’ai cru qu’il pouvait être de si grande conséquence en de certains momens que c’est ce qui m’a obligé de vous dépêcher ce courrier exprès...

« J’écrivis hier par l’ordinaire à M. le marquis del Buffalo et à M. Chigi... J’écris aussi à M. le cardinal Pamfilio et à M. L’ambassadeur. Vous fermerez les lettres et les rendrez, s’il vous plaît... J’espère que cette lettre pourra en quelque manière contenter votre curiosité. Je suis bien fâché que, dans l’humeur où vous êtes de les trouver trop courtes, elle ne soit écrite d’un chiffre encore plus long et plus difficile... Afin que vous soyez moins en peine, je vous dis encore que j’ai lieu de croire que le cardinal Mazarin ne sera pas si fol que de revenir, au moins de quelque temps assez considérable; j’ai des lumières assez certaines de cela... Il est cinq heures du matin, et je travaille depuis six heures du soir; excusez les fautes du chiffre et de l’écriture... Je prie Dieu que le pape donne bientôt des indulgences plénières à votre épaule[15]... » (Paris, le 25 novembre 1651).


R. CHANTELAUZE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet, du 1er août.
  2. Lettre du 22 juin 1720. — Lorsque Dubois reçut le chapeau, on fit courir dans Paris des couplets dont voici un spécimen :

    Que chacun s’en réjouisse !
    Admirons Sa Sainteté,
    Qui transforme en écrevisse
    Un vilain crapaud crotté
    Après un si beau miracle,
    Son infaillibilité
    Ne doit plus trouver d’obstacle
    Dans aucune Faculté...

  3. Lettre du 27 novembre 1651.
  4. Le duc de Retz, frère aîné du coadjuteur, n’eut que deux filles.
  5. Fabio Chigi, depuis pape sous le nom d’Alexandre VII, alors simple monsignore et secrétaire d’état d’Innocent X en remplacement de Panzirolo.
  6. Lettre du coadjuteur à l’abbé Charrier, du 26 octobre 1651.
  7. Lettre du 27 novembre 1651.
  8. C’était le nom de guerre que Mazarin donnait au coadjuteur dans sa correspondance chiffrée.
  9. M. de Villacerf à Le Tellier, Bourges, 24 octobre 1651. Bibl. nat., manuscrits fr. 4230.
  10. Archives du minist. des affaires étrang. France. Lettres de Mazarin, t. XXIX.
  11. Archives du ministère des affaires étrangères, Lettres de Mazarin, t. XXIX.
  12. Le Tellier à M. de Villacerf, le 22 novembre 1651. Bibl. nat., ms. fr. 4230. — Il s’agit d’Édouard Colbert, marquis de Viilacerf, de Payen et de Saint-Mesmin, conseiller du roi en son conseil d’état et maître d’hôtel de la reine mère.
  13. Journal inédit d’un Parisien pendant la fronde.
  14. Mémoires d’Omer Talon, t. VIII, p. 42.
  15. L’abbé Charrier avait sans doute des douleurs de rhumatisme à l’épaule.