Le Captain Cap/II/7
CHAPITRE VII
Où le Captain Cap donne une magistrale leçon de savoir-faire à un barman ignare, européen et ahuri.
Bien que l’heure ne fût pas, à vrai dire, encore très avancée, une soif énorme étreignait les gorges du Captain Cap et de moi (triste conséquence, sans doute, des débauches de la veille)[1].
D’un commun accord, nous eûmes vite défourché notre tandem, cependant que notre regard explorait l’horizon.
Précisément, un grand café d’aspect très chic se présenta.
Malgré l’apparence fâcheusement européenne de l’endroit, tout de même nous consentîmes à boire là.
— Envoyez-moi le steward ! commanda Cap.
— À votre disposition, monsieur ! s’inclina le gérant.
— Donnez-nous deux grands verres.
— Voilà, monsieur.
— Je vous dis deux grands verres, et non point deux dés à coudre. Donnez-nous deux grands verres.
— Voilà, monsieur.
— Enfin !… Du sucre, maintenant.
— Voilà, monsieur.
— Non, pas de ces burlesques morceaux de sucre… Du sucre en grain.
— Voilà, monsieur.
— Pas, non plus, de ce sucre de la Havane qui empoisonne le tabac.
— Mais, monsieur…
— J’exige du sucre en grain des Barbades. C’est le seul qui convienne au breuvage que je vais accomplir.
— Nous n’en avons pas d’autre que celui-là.
— Triste ! Profondément triste ! Enfin…
Et Cap jeta au fond de nos verres quelques cuillerées de sucre qu’il arrosa d’un peu d’eau.
— Et maintenant, deux citrons !
— Voilà, monsieur.
Cap jeta un regard de profond mépris sur les citrons apportés.
— C’est cela que vous appelez des citrons ?
— Mais monsieur…
— Apportez-moi deux autres citrons.
— Voilà, monsieur.
Ici, Cap entra dans une réelle fureur :
— Je vous demande deux autres citrons !… Entendez-vous ? Deux autres citrons ! Deux autres ! Non point two more, mais bien two other ! Des citrons autres que ceux que vous avez eu le toupet de m’offrir. Vous me f…-là des limons de Sicile ! alors que je rêve uniquement de citrons provenant de l’île de Rhodes… Avez-vous des citrons provenant de l’île de Rhodes ?
— Pas pour le moment.
— Ah ! c’est gai ! Enfin…
Et Cap exprima dans nos verres le jus des limons de Sicile.
— Du gin, maintenant ! Quel gin avez-vous ?
— Du Anchor gin et du Old Tom gin.
— Du vrai Anchor ?
— Du vrai.
— Du vrai Old Tom ?
— Du vrai.
— Et du Young Charley gin ? Est-ce que vous en avez ?
— Je ne connais pas…
— Alors, vous ne connaissez rien. Enfin… Et Cap, à chacun, nous versa une copieuse (ah ! que copieuse !) rasade de Old Tom gin.
— Remuons ! ajouta-t-il.
À l’aide d’une longue cuiller, nous agitâmes ce début de mélange.
— De la glace, maintenant !
— Voilà, monsieur.
— De la glace, ça ?
— Mais parfaitement, monsieur !
— D’où vient cette glace ?
— De l’usine d’Auteuil, monsieur !
— L’usine d’Auteuil ? Elle est peut-être admirablement outillée pour fournir de l’eau bouillante à la population parisienne, mais elle n’a jamais su le premier mot du frigorifisme. Vous pouvez aller lui dire de ma part…
— Mais, monsieur !
— D’ailleurs, je ne connais qu’une glace vraiment digne de ce nom : celle qu’on ramasse l’hiver dans la Barbotte !
— Ah !
— Oui, la Barbotte ! La Barbotte est une petite rivière qui se jette dans le Richelieu, lequel Richelieu se jette dans le Saint-Laurent… Et savez-vous le nom de la petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent ?
— Ma foi, monsieur…
— Ah ! vous n’êtes pas calés en géographie, vous autres Européens ! La petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent s’appelle Sorel… Et surtout, n’allez pas confondre Sorel en Canada avec la très jolie et très séduisante Cécile Sorel ou avec Albert Sorel, l’éminent et très aimable académicien ! ni le fils d’icelui, Albert-Émile Sorel ! Jurez-moi de ne pas confondre !
— Volontiers, monsieur !
— Alors, donnez-moi votre sale glace de l’usine d’Auteuil.
— Voilà, monsieur !
Et Cap mit en nos breuvages quelques-uns de ces factices ice-bergs.
— Vous n’avez plus, désormais, qu’à nous apporter deux bouteilles de soda… Quel soda détenez-vous, ici ?
— Mais… le meilleur ! Du schweppes !
— Ah ! Seigneur ! Éloignez de moi ce calice ! Du schweppes !… Certainement, le schweppes n’est pas une marque dérisoire de soda, mais auprès de celui que fabrique mon vieux old fellow Moonman de Fall-River, le schweppes-soda n’est qu’un fangeux, saumâtre et miasmatique breuvage !… Enfin… Donnez-nous tout de même du schweppes !
— … Dit mon père, hugolâtrai-je.
C’était fait ! Nous n’avions plus qu’à lamper notre drink, largement, comme font les hommes libres, forts, rythmiques et qui ont la dalle en pente…
… Quand le gérant eut l’à jamais regrettable l’idée de nous apporter des chalumeaux, d’admirables chalumeaux, d’ailleurs.
La combativité de Cap n’en demandait pas davantage.
— Ça, des pailles ! fit-il avec explosion.
— Mais, monsieur…
— Non, ça, ça n’est pas des pailles ! C’est de la paille, et de la paille périmée, sortant de dessous — saura-t-on jamais ? — quelles innommables vaches ! Je n’ai point accoutumé à boire avec des résidus de purin. En allons-nous, mon ami, en allons-nous !
Cap jeta sur le marbre de la table une suffisante pièce de cent sous, et nous partîmes vers le prochain mastroquet, où nous nous délectâmes à la joie d’une chopine de vin blanc, un peu de gomme et un demi-siphon !
- ↑ Dire que cela est exact, qu’il m’arriva parfois de boire plus que ne le réclamait ma soif ! Comme c’est loin tout ça ! Et comme ce passé me fait honte ! Si, au moins, mon exemple pouvait servir aux jeunes gens d’aujourd’hui !