Pour les autres éditions de ce texte, voir Le captain Cap et l’équilibre européen.

Juven (p. 68-72).

CHAPITRE VI

Où le Captain Cap indique un moyen bien simple d’assurer l’équilibre européen.


— Dites-moi, mon cher Allais, vous est-il jamais venu à l’esprit l’idée de faire couver des œufs de hareng saur par une autruche empaillée ?

— Jamais, mon cher Cap, au grand jamais, je vous le jure !

— Eh bien, c’est exactement l’occupation à laquelle se livre M. Carnot[1] en ce moment.

— M. Carnot ?

— M. Carnot lui-même.

— M. Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ?

— Parfaitement, mon cher !

— En ce cas, Captain, permettez-moi de vous dire que c’est là un divertissement indigne d’un homme de l’âge et de la situation de M. Carnot !

— Et que voulez-vous que l’Europe pense d’une grande République dont le premier magistrat passe son temps à faire couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ?

— Ah ! tout cela, mon pauvre Cap, n’est point pour faire reprendre les affaires !

— Ni pour amener le désarmement sans lequel ne pourraient se produire nulle détente et nulle prospérité.

— Bien sûr !

— Quand je dis que M. Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées, il ne faut pas, bien entendu, prendre mon allégation au pied de la lettre. C’est une simple image que j’entends employer, un symbole, dirait Moréas.

— Symbole, priez pour nous !

Et pendant que le garçon du bar nous servait, car nous nous sentions très déprimés, chacun un gin-flip[2], le Captain Cap reprit :

— Nous parlions de désarmement général, tout à l’heure… Savez-vous ce qui l’empêche, le désarmement, encore plus que la question d’Alsace-Lorraine ?

— Dites-le-moi, et, après, je le saurai.

— Ce qui empêche le désarmement, c’est la préoccupation de l’équilibre européen, et l’équilibre européen tient tout entier dans la question des Dardanelles et la question des Balkans.

— C’est mon avis.

— Les croyez-vous insolubles, ces deux questions ?

— Bien délicates à résoudre, tout au moins.

— Pas tant que ça, mon cher Allais, pas tant que ça !

— Je suis persuadé, mon cher Cap, que ce ne serait pour vous qu’un simple jeu d’enfant, mais pour les autres… !

— Vous l’avez dit, un simple jeu d’enfant… Et pourtant j’y travaille depuis trois ans, à la solution de ce double problème !

— Trois ans ?

— Oui, trois ans ! Depuis trois ans, grâce à des cartes admirablement dressées par un personnel à moi, je calcule le jaugeage des Dardanelles.

— Le jaugeage ?…

— Oui, le jaugeage, c’est-à-dire, si vous aimez mieux, leur volume intérieur… D’autre part, j’ai calculé le cube à peu près exact des Balkans.

— Tout cela n’est point une petite affaire.

— Je t’écoute !… Je suis arrivé à cette constatation que le cube des Balkans est sensiblement le même que la jauge des Dardanelles.

— En sorte que… ?

— En sorte que, c’est bien simple : Je f… les Balkans dans les Dardanelles, et voilà !

— Et voilà tous mes compliments, Cap !

— Ainsi, les Balkans sont rasés, les Dardanelles comblées, plus de Dardanelles, plus de Balkans ! Plus de ces questions irritantes pour l’équilibre européen ! La paix assurée, le désarmement, la prospérité, le bonheur de tous.

— Et vous croyez bonnement, Cap, que l’Angleterre vous laissera faire ?

— L’Angleterre ?

Ici, Cap devint mystérieux. Il explora les alentours, s’assurant que nulle oreille suspecte ne se tendait près de nous.

— L’Angleterre ? reprit-il. Je sais de source certaine que si l’Angleterre lève seulement le petit doigt, vous entendez, le pe-tit-doigt, le Péloponnèse est bien disposé à faire un exemple !

— Le Péloponnèse ?

— Allié au Jutland, bien entendu.


  1. Pauvre monsieur Carnot ! comme c’est loin tout ça !
  2. Dans de la glace en petits morceaux, deux cuillerées de sucre en poudre, un jaune d’œuf bien frais, petite quantité de crème de noyaux, finissez avec du Old Tom Gin. Agitez, passez, versez, saupoudrez de muscade. Excellent stimulant au cours des températures rafraîchissantes que ce gin-flip !