XLV. La marquise de Cinq-Mars
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Capestang poussa droit au château. Quand il n’en fut plus qu’à cinq cents pas, il mit pied à terre et, moyennant quelques sols, obtint l’hospitalité pour son cheval dans l’étable d’un manant. Alors, assurant son ceinturon, redressant son feutre, le bord du manteau relevé par la rapière, il se dirigea vers la grande porte du château, franchit le pont-levis et entra dans la cour d’honneur sans que personne lui eût demandé où il allait et ce qu’il voulait. Il remarqua même qu’avec lui, des hommes et des femmes avaient pénétré dans la cour ; tous ces gens étaient vêtus de leurs habits des dimanches, mais ils étaient tous fort tristes, ou du moins affectaient un air de tristesse. En même temps la cloche de la chapelle se mit à sonner le glas des morts. Capestang étonné se plaça derrière un groupe de paysans et attendit. Bientôt, au fond de la cour, une porte s’ouvrit à double battant, et une procession en sortit, qui développa sa pompe funéraire. Le chapelain et plusieurs autres prêtres sortirent les premiers en psalmodiant leurs chants funèbres. Un bedeau marchait en tête, portant la croix. Douze enfants de chœur venaient ensuite, vêtus de blanc sur noir. Puis, un suisse, aux armes de Cinq-Mars. Enfin, un cercueil couvert de velours, porté par douze laquais en grand deuil. Derrière le cercueil venait d’abord Henri de CinqMars, puis une vingtaine de seigneurs des environs, puis la foule des vassaux et paysans… Cette procession se dirigeait lentement vers la chapelle située à l’aile gauche du château, contre le manoir qui dominait l’ensemble des bâtiments. Tous les dix pas, une sorte de chantre criait d’une voix solennelle :

"Priez pour l’âme de haut et puissant baron Louis-Henri Coeffier, seigneur du mont et de la plaine, seigneur de Ruzé, seigneur d’Effiat, marquis de Cinq-Mars !"

Capestang assistait aux funérailles du vieux Cinq-Mars ! Et comme il songeait qu’il arrivait tout exprès pour provoquer son fils, l’aventurier tressaillit jusqu’aux moelles. Cette colère furieuse qui le soutenait depuis Paris l’abandonna brusquement. Il baissa la tête sur le passage du cercueil, s’inclina très bas, et murmura :

"Quoi ! J’apporterais donc dans cette maison visitée par la mort un deuil plus terrible encore que le premier ? Non, non. Dormez en paix, baron Louis-Henri, seigneur du mont et de la plaine ! Et vous, marquise de Cinq-Mars, adieu à jamais. Si vos yeux pleurent, ce n’est pas moi qui aurai commis ce crime !"

Il était pâle, et tremblait convulsivement de la résolution qu’il venait de prendre. Il jeta autour de lui un dernier regard dans le vague espoir d’apercevoir peut-être celle qu’il était venu chercher si loin. Mais il n’y avait plus personne : tout le monde était entré à la chapelle où le vieux marquis devait prendre place près de ses ancêtres au fond de la crypte. Il s’en alla. Comme il allait atteindre la grande porte, un homme le rejoignit, le toucha à l’épaule, s’inclina, et dit :

"Mme la marquise de Cinq-Mars attend M. le chevalier de Capestang. Si monsieur le chevalier veut me faire l’honneur de me suivre, je vais le conduire."

Capestang devint livide. À ce moment, il n’eut qu’une idée : s’enfuir, sauter sur son bon cheval et reprendre au galop le chemin de Paris. Oui, il avait cette idée-là ! Mais lorsque l’homme se mit en route en lui faisant signe de le suivre, il le suivit. Et nulle force au monde n’eût pu l’empêcher de suivre. Il s’invectivait – mais il suivait Lanterne. Car c’était Lanterne qui venait de lui transmettre cette invitation. Il entra quelque part, monta un escalier sans s’en apercevoir, pénétra dans un de ces salons froids et sévères de la province, et, tout étourdi, tout haletant, attendit. Une ombre blanche apparut. D’instinct, écrasé peut-être par l’émotion. Capestang courba la tête ; il se fût mis à genoux. Colères, invectives, reproches, amertume, tout disparut. Il n’y eut plus en lui que l’ineffable étonnement de se trouver près d’elle ! Elle vint à lui, rapide et légère comme un joli oiseau qui court à la lumière. Elle lui prit la main, murmura quelques mots... et Capestang, secoué d’un tressaillement de prodigieuse stupeur, Capestang se redressa, la regarda, hébété, croyant rêver, et balbutia :

"Marion ! Marion Delorme !"


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"Je vois ce qui vous étonne, dit Marion avec une nuance de tristesse : que le marquis de Cinq-Mars ait eu la pensée d’introduire au château familial une fille telle que moi et surtout en une si grave circonstance, alors qu’il venait recueillir le dernier soupir de son père, voilà qui est fait pour surprendre, en effet. Que voulez-vous ! J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai résisté. Mais lui se figurait que s’il me laissait seule à Paris, tout Paris allait se disputer pour m’arracher à lui.

— Marion Delorme !" répéta Capestang hagard, entendant à peine ce qu’elle disait.

Elle éclata de rire – ce rire clair et moqueur qu’il connaissait bien.

"La marquise ! murmura le chevalier en jetant autour de lui un regard affolé. La marquise de Cinq-Mars ?

— Rassurez-vous, fit-elle ! Il n’y a pas ici de marquise de Cinq-Mars. Il n’y a que Marion Delorme.

— Mais elle !

— Qui, elle ? Or çà, cher ami, vous avez la tête perdue.

— Mais, fit Capestang avec timidité, on m’a dit : « La marquise de Cinq-Mars vous attend. »

— C’est cet imbécile de Lanterne. Il m’appelle ainsi, par pudeur, peut-être. Mais il n’y a pas de marquise, mon cher. Il ne tiendrait qu’à moi, d’ailleurs. Si je voulais, il y aurait bientôt une marquise de Cinq-Mars. Mais je ne veux pas. D’abord pour ce pauvre marquis, si galant homme que j’en arrive à lui vouloir du bien. Ensuite pour moi qui veux avant tout garder ma liberté."

Un coup de lumière éclaira brusquement le cerveau de l’aventurier ; il n’y avait pas de marquise de Cinq-Mars ! Lanterne ! Cogolin ! Marion ! Giselle ! Oh ! Giselle était à Paris ! Le mariage ne s’était pas consommé ! Celle que Cogolin, après Lanterne, appelait marquise de Cinq-Mars, c’était Marion ! Il chancela. Il eut un vertige. Et, comme son cœur débordait de joie, il saisit les mains de Marion et les couvrit de baisers.

"Morbleu ! Ah ! corbacque ! Je respire ! Ah ! j’étouffais !

— À la bonne heure ! dit la jolie fille. Je commençais à craindre que vous n’eussiez perdu la tête. Je vois maintenant pourquoi vous êtes venu à Effiat.

— Pourquoi je suis venu ? fit Capestang qui se redressa radieux, transfiguré, méconnaissable.

— Sans doute. Pour me baiser les mains. Pour me remercier de ce que j’ai fait là-bas. Je vois que maître Gorju m’a trahie. Il me le paiera cher.

— Maître Gorju ? bégaya l’aventurier qui se croyait transporté au royaume des énigmes.

— Sans doute ! L’hôtelier des Trois-Monarques.

— Ah ! Marion, c’est vous qui m’avait fait transporter aux Trois-Monarques ! C’est vous qui m’avez sauvé !

— C’est moi", dit simplement Marion Delorme.

Le chevalier tomba à genoux. Marion pâlit devant cet hommage qu’elle devait à la reconnaissance, alors qu’elle eût donné sa vie pour le devoir à l’amour. Son sein palpita. Une larme voila l’éclat de ses yeux, elle songeait à Giselle !


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Maintenant, ils étaient assis l’un devant l’autre, et, dans ce cadre du vieux salon aux tapisseries fanées, aux grands bahuts vétustes, c’étaient deux admirables médailles. Capestang n’accumula pas les formules de reconnaissance, mais Marion sentit que, désormais, elle pouvait compter sur lui, quand même elle lui demanderait sa vie.

Il est remarquable, pourtant, que, dans les deux heures que le chevalier passa près d’elle, pas une fois elle ne prononça le nom de Giselle d’Angoulême. Elle souhaitait franchement, sincèrement, le bonheur du jeune aventurier, mais vrai ! c’eût été trop exiger d’elle que de lui demander de coopérer à ce bonheur.

Sur les instances et les questions multipliées du chevalier, elle raconta seulement sa rencontre avec Cogolin dans la rue Saint-Martin, la résolution qu’elle avait prise, son émoi, sa douleur ; puis la fête à l’hôtel Concini, puis son intervention au moment suprême dans les souterrains. Capestang apprit ainsi que c’était à l’hôtel Concini qu’il avait été emprisonné, et que son terrible rêve de la planche de fer était une réalité plus sinistre encore. Il sentit la sueur pointer à la racine de ses cheveux. Il admira l’héroïsme de Marion. Il tressaillit d’horreur, lorsqu’elle lui parla de Belphégor.

"Et qu’est devenu cet homme, ce démon, devrais-je dire ?

— Je l’ignore, répondit Marion. Je lui ai donné la récompense que je lui avais promise, et puis je l’ai renvoyé. Sans doute est-il retourné auprès de sa maîtresse, Léonora Galigaï.

— Elle le tuera. Et ce sera bien fait.

— Non. Elle a encore besoin de lui. Elle le tuera peut-être, mais plus tard.

— Et quelle récompense lui avez-vous donnée ?" reprit le chevalier.

Marion pâlit et frissonna. Elle baissa les yeux.

"Je l’ai simplement sauvé du désespoir, dit-elle avec un étrange sourire.

— Voilà qui est étrange, murmura Capestang, qui frissonna à son tour. Pour corrompre cet incorruptible geôlier Marion, vous avez dû faire quelque chose d’exorbitant ou de sublime. Quoi que vous ayez fait, je vous suis débiteur de la vie, c’est-à-dire du seul bien que je possède au monde. Aussi vais-je vous demander une grâce.

— Une grâce ? À moi ? fit-elle, tandis que son front s’empourprait.

— Voici, dit Capestang. Vous m’avez, à Paris, laissé entrevoir que vous aviez des ennemis. Eh bien ! s’il arrive qu’un danger vous menace, vous ou quelqu’un de ceux que vous aimez, si vous avez besoin que quelqu’un meure pour vous, jurez-moi de songer à moi et de m’appeler d’abord.

— Je vous le jure, chevalier.

— Merci, madame."

Ils se dirent ces choses simplement, avec une émotion grave et sincère.

"Et en fait d’ennemis, reprit Capestang, si le Concini apprend que c’est vous qui m’avez tiré de ses griffes...

— Il ne le saura pas, dit Marion. Et puis il y a quelqu’un de plus redoutable que Concini, mon cher.

— Et qui ? Désignez-le-moi, et je rentre à Paris tout exprès pour le provoquer ! s’écria Capestang avec un de ses grands gestes de matamore.

— C’est Léonora Galigaï, marquise d’Ancre !

— Une femme ! murmura Capestang. Ah ! diable ! paix, ma bonne rapière !

— Je vous jure que, contre cette femme-là, vous pourriez dégainer sans honte ! dit Marion en frissonnant. Concini n’est que le bruit du tonnerre ; Léonora, c’est la foudre qui tue. Prenez garde, chevalier ! Prenez garde au valet que vous embauchez, au pain que vous mangez, à l’air que vous respirez. Léonora vous suit. Elle se meut autour de vous comme une ombre mortelle. Elle vous tuera d’un sourire.

— Je ne la crains pas. Mais que diable lui ai-je fait, à celle-là ?"

À ce moment, la cloche de la chapelle fit de nouveau entendre sa voix aigre, annonçant que la cérémonie funèbre était terminée. Henri de Cinq-Mars allait arriver. Mais Marion eût risqué même une rupture plutôt que de faire comprendre à Capestang que sa présence était un danger pour elle. Heureusement, notre aventurier le comprit, lui, car il se leva en disant :

"Adieu, madame ! Je suis venu ici la mort dans l’âme. Je m’en vais heureux. Une parole et un sourire de vous ont dissipé les nuages accumulés sur mon cœur. Souvenez-vous de la promesse que vous m’avez faite."

Elle s’était levée aussi. Une minute, ils demeurèrent l’un en face de l’autre, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux. Brusquement, Marion se mit à pleurer. Le chevalier approcha doucement ses lèvres de ces yeux brillants de pleurs et ses lèvres burent les larmes, les dernières larmes d’amour de Marion Delorme.

"Adieu, Marion ! murmura-t-il. Songez que maintenant vous avez un frère."

Et il s’éloigna. A la porte du salon, il trouva Lanterne qui l’attendait et qui le conduisit, par des couloirs détournés, par des cours intérieures, jusqu’à une poterne. Capestang regagna à grands pas la chaumière des paysans auxquels il avait confié Fend-l’Air. Et comme il était venu beaucoup de gentilshommes des environs pour les funérailles du vieux Cinq-Mars, nul ne fit attention à lui.

Capestang reprit donc le chemin de Paris, mais cette fois sans trop se hâter. L’hiver approchait. Des souffles de froid passaient en gémissant à travers les forêts. Le ciel lui envoya plus d’une ondée glaciale. Il était râpé, un peu. La plume de son chapeau se fripait. Son manteau perdait sa couleur. Dans sa bourse, il ne restait plus que quatre ou cinq écus. Mais comme il se redressait, mordieu ! Comme tout chantait en lui ! Comme le nom de Giselle résonnait en fanfare de bonheur dans son cœur !

Comme il n’était plus qu’à quelques lieues de Paris, avant de fournir sa dernière étape, il s’arrêta dans une auberge isolée assise au bord du grand chemin royal comme une mendiante. A bourse maigre, auberge pauvre. Capestang qui avait assommé avec une bourse remplie d’or un tire-laine, Capestang, qui ne pouvait pas garder cinq pistoles dans ses poches, ménageait ses derniers sols avec une parcimonie qu’il faut expliquer, car ce trait éclaire encore ce type extraordinaire : c’était pour Fend-l’Air ! Capestang se fût passé de manger, mais la ration de son cheval était toujours entière !

Ce jour-là, donc, ayant mis Fend-l’Air à l’écurie, il entra dans la salle enfumée, enténébrée, piteuse, de cette masure qu’un bouquet de buis suspendu à la porte indiquait seul comme étant une auberge. La salle était toute petite. Il y avait deux tables, chacune avec deux bancs. L’une de ces tables était près de la cheminée, où brûlait un fagot ; l’autre table était à l’autre bout. À celle qui avait été placée près du feu, deux gentilshommes étaient assis devant une bouteille de vin à laquelle ils se gardaient bien de toucher, et séchaient leurs manteaux trempés par la dernière averse.

À l’entrée de ce nouveau venu, les deux gentilshommes cessèrent aussitôt un entretien qu’ils tenaient à voix basse. L’un d’eux, qui, malgré ses bottes couvertes de boue, avait fort grand air, eut un geste d’impatience et se couvrit à demi le visage avec le bord de son feutre. Capestang était mouillé ; lui aussi, il s’approcha du feu en saluant les deux inconnus. Ils ne bronchèrent pas. L’aventurier haussa les épaules, alla chercher un escabeau, l’apporta près de la cheminée, s’assit et frappa sur la table du pommeau de sa rapière.

"Parfendieu, monsieur ! fit d’un ton hautain l’homme au feutre rabattu, vous voyez bien que vous me gênez. Il y a une table là-bas."

Capestang regarda autour de lui comme pour s’assurer que ce discours s’adressait bien à lui.

"C’est à vous que je parle ! reprit le gentilhomme d’un ton plus impérieux encore.

— Vraiment ? Eh bien, moi, je ne vous parle pas !" dit Capestang d’une voix où frissonnait la colère.

Et l’aventurier allongea ses bottes vers la flamme, avec une volonté d’insolence.

"Mort du diable ! Vous n’êtes pas poli. Je vous apprendrai à parler, et puis encore à vous taire ! gronda furieusement l’inconnu.

— Vous vous vantez, monsieur, on ne dit ces choses-là que l’épée au poing !"

En même temps, Capestang se leva, le sang aux oreilles, la main à la garde de la rapière. L’inconnu, emporté par la colère, en fit autant. Les flamberges allaient voir le jour. Le compagnon de l’orgueilleux gentilhomme se jeta sur lui et murmura rapidement à son oreille :

"Que faites-vous, monseigneur ! Songez que vous êtes attendu à Paris ! Vous ne vous appartenez pas !

— C’est trop vrai, par le Christ !" fit le monseigneur en se frappant le front.

Dans ce mouvement, il se découvrit le visage – et Capestang murmura :

"Le duc de Guise !"