XLIV. Le "Panier-Fleuri"
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Il était environ deux heures de l’après-midi lorsque le chevalier de Capestang sortit de Paris. Un peu avant cinq heures, il entrait à Longjumeau par une pluie battante et mettait pied à terre devant l’hôtellerie du Panier-Fleuri où, trois mois auparavant, il s’était arrêté par une resplendissante journée d’été, la tête pleine de rêves. L’aventurier avait décidé d’aller jusqu’au château d’Effiat, là-bas, au fond de l’Auvergne, et mort-dieu ! de reprocher à l’infidèle... quoi ? que lui reprocherait-il ? Capestang évita toute question embarrassante. Mais il résolut de voir la marquise de Cinq-Mars, de lui parler au plus tôt, de ne pas s’arrêter qu’il ne l’eût accablée de son amertume. Seulement, il ne put résister au désir très fort et très doux de s’arrêter à Longjumeau. Ayant donc mis Fend-l’Air à l’écurie, il se mit à parcourir ses souvenirs à travers l’auberge.

Là, dans ce corridor, Marion Delorme l’avait abordé et lui avait parlé ; là, pour la première fois, il avait vu peser sur lui le regard exaspéré de Cinq-Mars. Et là, dans cette cour, il avait rencontré Giselle ! Une apparition de rêve ! Profondément, tout troublé, il l’avait saluée. Un instant, elle l’avait regardé... regardé dans les yeux. De cette minute-là datait la vie de son cœur.

Depuis, pour elle, il avait risqué sa vie, pour elle, pour son père, pour sa mère, pour tout ce qui pouvait lui être cher, morbleu, il avait soutenu mainte bataille, il avait laissé à gauche, un peu de sa peau et de son sang. Et la récompense ? Elle épousait Cinq-Mars !

L’aventurier dîna de bon appétit, furieusement, férocement : chaque coup de dent était à l’adresse de Cinq-Mars : encore un qu’il avait sauvé, mort-diable ! Puis il se retira dans sa chambre et s’assit devant une bouteille de vin de Saumur, à qui il se mit à raconter sa colère et son chagrin. La nuit était venue. L’un après l’autre, tous les bruits s’éteignirent dans l’hôtellerie. Le silence du sommeil pesa sur les choses et sur les êtres. Capestang avait depuis longtemps vidé sa bouteille et, comme onze heures sonnaient, il se prépara à se coucher.

À ce moment, on gratta légèrement à sa porte. Il ouvrit, et se vit en présence d’une jolie fille très pâle, en proie à une terreur qui la faisait trembler. C’était une pauvre servante. Elle s’appelait Margot. Le chevalier se rappela que, lors de son premier passage, Margot l’avait regardé fort doucement et que ce soir, encore, en le servant à table, elle avait beaucoup soupiré.

"Monsieur le chevalier, dit la pauvre fille dont les dents claquaient, fuyez au plus tôt, fuyez, venez, suivez-moi, je vous ai sellé votre cheval, qui vous attend dans la cour, la porte est ouverte, vous n’avez qu’à fuir !

— Bon ! Et pourquoi fuirais-je ? Dis-moi, ma belle enfant.

— Ils veulent vous tuer ! murmura Margot en se tordant les mains. Ils sont huit ou dix rassemblés dans la petite salle. J’ai écouté. J’ai entendu. C’est affreux."

Capestang reboucla son ceinturon et tira sa rapière, qu’il se mit à essuyer et à fourbir avec un morceau d’étoffe.

"Calme-toi, ma petite, allons, n’aie pas peur. (D’un bras il entoura le cou de Margot, et il l’embrassa, ce qui la fit pâlir encore.)Tu dis qu’ils sont en bas ? Dans la petite salle ? Huit ou dix ? Corbacque, huit ou dix ! Eh bien, donc, puisque tu as peur, je vais fuir, petite. Ah ! tu es vraiment gentille. (Il l’embrasse encore, et elle tremble plus que tout à l’heure quand elle tremblait d’épouvante.) Sangdieu ! Cornes du diable ! Je vais donc fuir, puisque tu m’as sellé mon cheval. (Il s’exalte, ses yeux étincellent.) Viens, ma belle, guide-moi jusqu’à cette salle, je veux écouter, et puis fuir ! Ah ! ah ! ma rapière mignonne, vous voilà prête pour la danse, luisante et propre à souhait. Mordieu ! comme vous flamboyez ma mignonne ! Mais non, il faut fuir !

— Venez ! venez !" murmura Margot avec un grand soupir, partagée entre la joie de sauver le beau chevalier et la douleur de le pousser elle-même à la quitter.

Dans la petite salle, autour d’une table, ils n’étaient non pas huit ou dix, mais bien douze. Pontraille et Chalabre étaient arrivés les premiers, vers huit heures, et avaient habilement interrogé l’hôte. Puis Bazorges et Montreval étaient venus avec quatre des Ordinaires racolés dans l’hôtel Concini. Puis, vers dix heures, Louvignac, amenant trois coquins aux formidables moustaches et aux longues épées. Rinaldo n’avait pas été prévenu, ni Concini. Les cinq chefs de sections voulaient tout l’honneur et tout le profit. Il y avait deux cent mille livres à gagner : Concini avait porté à cette somme le prix de la tête de Capestang. Et puis il y avait que chacun d’eux avait une furieuse haine au ventre.

Autour des brocs de vin, sous la lueur fumeuse d’une lampe accrochée à un clou, ils tenaient conseil et attendaient le moment d’agir. Ils avaient des yeux de braise, des figures terribles, et pour s’exciter se racontaient leurs hauts faits de raffinés d’honneur.

Tous avaient réellement tué depuis trois jours, chacun un homme ou deux. De ce récit montait une formidable griserie de meurtre. Cela sentait la mort dans cette salle basse. Le vin des brocs, c’était du sang. Ils avaient des têtes de carnassiers, des physionomies convulsées. Mais tout à coup onze heures sonnèrent !

"Attention ! grogna Louvignac. Ne le manquons pas, cette fois. Là-haut, par cet escalier, la troisième porte à droite dans le corridor. Quatre demeurent au bout du couloir et assomment tout ce qui veut intervenir. Quatre pour maintenir l’hôte, les domestiques et tels passagers qu’attirerait le bruit, c’est assez, et même la milice bourgeoise, fussent-ils cent ! Quatre pour les contenir, c’est assez ! Les huit autres pour le Capitan."

Ils frémirent. De sourds jurons coururent autour de la table.

"Nous défonçons la porte à coups de hache ; voici les haches, là dans ce coin ; nous entrons à huit, nous piquons droit au lit, et en avant, poignards, épées, nous le lardons, nous l’assommons, nous l’éventrons, nous l’étripons.

— Mort-diable ! – Cornes d’enfer ! – Sang de Dieu !"

Des rugissements. Des haleines rudes de mufles qui reniflent du sang.

"Un instant ! grogna l’un, en vidant un broc. Je veux son cœur. Messieurs, qui touche à son cœur aura affaire à moi.

— Moi, son foie pour le faire manger à mes chiens.

— Moi, ses tripes pour les pendre à l’arçon de ma selle.

— La tête ! Qui de nous portera la tête à Concini ?

— Moi ! – Moi ! – Moi ! – Moi !"

Tous voulaient porter la tête. Ils étaient tous debout, leurs mufles ardents l’un près de l’autre, se mesurant, se menaçant.

"Tirons au sort à qui portera la tête !" dit Chalabre.

Tout à coup, dans cette seconde, le tonnerre tomba sur eux. La porte fut enfoncée d’un coup de pied. Dans le même instant, trois hommes tombèrent assommés, l’un d’un coup de pommeau d’épée, les deux autres à coups de broc ; presque aussitôt Chalabre s’affaissa, la gorge ouverte. La table se renversa ; cela s’était fait en coup de tonnerre ; et les huit sur douze qui restaient debout, après trois ou quatre secondes passées étaient encore stupides comme on l’est quand on subit le contre-choc du tonnerre ; un bras se leva ; l’éclair de la foudre jeta sa lueur ; le poignard s’abattit ; encore un homme par terre ! Alors les sept, tous ensemble, poussèrent une clameur sauvage. Capestang, au milieu d’eux, répondit par un rugissement de lion ; le coup de gueule des grands fauves qui viennent aux chasseurs, naseaux frémissants, œil rouge, nerfs et muscles tendus à se rompre.

"Ma tête ! qui veut porter ma tête ?"

Ce n’était plus une voix humaine, mais ils comprirent le sens du rugissement ; il était fou ; il était effrayant de rage furieuse ; ses yeux exorbités brûlaient ; son haleine brûlait ; ses cheveux hérissés ; pas un atome de son être qui ne fût un monde de fureur ; et c’était cela qui l’avait rendu fou, ces mots du spadassin : « Tirons sa tête au sort ! » Sans ces mots, il fût passé et eût fui. L’exorbitante vision du fou furieux déchaîné, pendant deux minutes à peine, fut éclairée par la lampe fumeuse. Le sang giclait. Des coups sourds. Des bruits mous de crânes défoncés. Des hurlements de gens qui meurent dans une suprême imprécation. Le fou furieux bondissait, se baissait, se relevait, frappait, mort-diable ! quels horions ! quels coups ! quelle rescousse ! Dans le formidable bruit des plaintes, des jurons apocalyptiques, dans la lueur des yeux flamboyants qui éclairaient la scène mieux que la lampe, avant qu’ils eussent sorti poignards ou épées, avant qu’ils fussent en garde, deux encore tombèrent, deux des assassins racolés ouvrirent la fenêtre, sautèrent et s’enfuirent.

"Ma tête ! rugit le fou. Ma tête ! (et il râlait) qui veut porter ma tête ? Vos têtes ! Il me les faut !"

Il y en avait qui rampaient dans le sang, qui tâchaient de le mordre ou de le poignarder par-derrière ; il les écrasait d’un coup de botte ; les trois derniers valides, Pontraille, Montreval et Louvignac, livides de peur, acculés tous trois à un angle, saisis au cœur, à la gorge, à la nuque par la terreur, frappés du vertige de l’épouvante, le regardaient avec des yeux fous. Il s’arrêta, regarda autour de lui, leva très haut sa rapière et, dans le silence terrible où palpitait la mort, il eut un grand cri tragique :

"Qui veut la tête du Capitan ?"

Il vit alors les trois qui restaient. Il marcha sur eux. Ils virent la Mort. Ils n’eussent eu qu’un geste à faire pour le tuer ; mais, ce geste, ils ne le firent pas ; l’épouvante les transportait dans le domaine de l’impossible ; il leur apparut qu’il était impossible de tuer cet homme ; que les épées se briseraient comme verre rien qu’en le touchant.

"Je me rends ! dit Louvignac en jetant son épée.

— Ne me touche pas, épargne-moi ! dit Pontraille en jetant son épée.

— Donne-moi vie sauve !" dit Montreval en jetant son épée.

Ils étaient blêmes ; ils grelottaient ; ils allaient tomber à genoux. A ce moment, une cloche, dans la nuit, se mit à mugir. L’hôte, accouru à l’effroyable tumulte, avait vu la prodigieuse vision, et il faisait sonner le tocsin. Capestang n’avait pas une égratignure, pas une déchirure ; sa folie tombait ; il essuya sa rapière rouge et humide ; il la rengaina ; il alla ouvrir la porte et il gronda :

"Allez-vous-en !"

Ils se glissèrent le long des murs pour être loin de lui le plus possible ; la porte franchie, ils se mirent à courir à bonds désordonnés, et le hurlement de leur épouvante se perdit au loin dans la nuit. Capestang sortit. L’hôtesse, sur son passage, tomba à genoux ; les valets s’enfuirent. Au-dehors, une rumeur de prise d’armes ; le tocsin mugissait ; des torches couraient ; des lueurs d’armes se croisaient dans la nuit.


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Dans la cour, Capestang saisit la petite Margot dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues. Elle frémissait d’épouvante et d’amour.

"Fuyez ! murmura-t-elle. Les bourgeois viennent en armes ! Il y en a cinquante ! Par ici ! Par cette porte de derrière !

— Ouvre la grande porte !"

La pauvre fille obéit. Capestang se mit en selle. Fend-l’Air claironna son hennissement de bataille. L’épée au fourreau, l’aventurier sortit et se lança au trot parmi les lueurs de torches, parmi les éclairs de hallebardes. Il y eut une clameur immense. Puis un profond silence.

Il passa. Nulle hallebarde ne se croisa. Les rangs s’ouvrirent devant le trot calme et fier de Fend-l’Air qui, dans cette nuit trouée de lueurs rouges, prenait la forme fantastique d’une fabuleuse bête. Chacun se recula, s’aplatit contre les murs. Il y en eut qui tombèrent à genoux. Les fenêtres qui s’étaient ouvertes se refermaient précipitamment. Une minute plus tard, la hautaine silhouette s’enfonça dans les ténèbres de la grande route.

L’aventurier trottait dans la nuit. Il était tout hérissé encore. Son sang bouillonnait. Il grommelait des choses indescriptibles, parfois un grand geste traçait dans l’espace un signe incompréhensible ; parfois un cri terrible sortait de sa poitrine et Fend-l’Air, alors, se secouait et passait du trot au galop. Peu à peu, les forces naturelles exorbitées reprirent leurs cours normal ; peu à peu sa pensée débordée rentra dans son lit ; il redevint homme ; et alors, comme il venait d’arrêter court son cheval, comme il se retraçait le formidable épisode, il se mit à trembler, la sueur inonda son front, et il balbutia :

"Est-ce possible ? Est-ce possible ? Est-ce moi ? Suis-je vivant ?"

À Étampes, il dormit tout habillé sur de la paille, dans l’écurie d’une auberge. Il dormit d’un sommeil de plomb, sans un rêve, jusqu’à huit heures du matin. Puis il se remit en route et arriva à Orléans dans l’après-midi, ayant fait quinze lieues. La scène de Longjumeau, maintenant, il l’expulsait de son souvenir, il ne voulait plus y penser. Parfois seulement, une clameur déchirait son oreille : un souvenir de clameur. Il secouait violemment la tête et grondait :

"Madame la marquise de Cinq-Mars, il faut que vous sachiez que je vous tiens en mépris. Il faut que votre époux en découse. Épée contre épée. Quand je vous l’aurai tué, peut-être vous rappellerez-vous que vous m’avez dit : « Je t’aime ! »"

Il prit la rive gauche de la Loire. Le lendemain, il était à Gien. Le lendemain, il était à Bourges. Le lendemain il traversait les forêts de Tronçais. Le lendemain, il était à Gamat. Alors, par monts et par vaux, harassé, brisé, mais toujours droit sur Fend-l’Air, qui ne demandait pas grâce, il continua, grimpa les monts couverts de châtaigniers, passa les torrents et, sur le soir, aperçut un village dominé par une façon de château de belle allure.

"Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il, le cœur battant.

– Le château d’Effiat", répondit le paysan à qui il s’adressait.

Il avait fait en sept jours les cent vingt lieues de Paris à Effiat.