LXII. La fin du château enchanté
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La première idée de Giselle d’Angoulême, lorsqu’elle eut pénétré dans le château de Meudon, lorsqu’elle eut laissé se refermer lourdement la porte massive, fut de courir à l’issue qui donnait sur le perron du parc abandonné. En quelques instants elle eut atteint l’autre porte, et elle la ferma solidement. Il y avait une fenêtre du rez-de-chaussée dégarnie de barreaux - celle-là même par où Concini était entré la nuit où il avait enlevé la jeune fille. Giselle était forte et vaillante. La terreur, du reste, décuplait ses forces - non la peur de la mort : la peur de retomber aux mains de Concini. Elle savait que Concini finirait par entrer. Elle voulait seulement gagner du temps, ne fût-ce qu’une heure, pour décider sur son propre sort... Et elle barricada la fenêtre.

Alors, d’un effort terrible de pensée, la guerrière assiégée écarta violemment de son esprit l’idée de son père et de sa mère entraînés dans le carrosse au Louvre - ainsi qu’elle l’avait entendu crier. Elle écarta du même rude effort la pensée de Capestang, qui se présentait à elle dans cette minute. Et elle réduisit toute la situation à ce problème :

"Que faire pour ne pas tomber vivante au pouvoir de Concini ?"

Du côté du parc, soudain, une rumeur ! Concini et ses cavaliers envahissaient le parc ! Ils attachèrent leurs chevaux à un bouquet d’ormes et marchèrent à l’assaut du perron !

Du côté de la route, les coups de madrier, les coups sourds et puissants se succédaient. Giselle entendit un craquement du bois qui se déchire ! Elle frémit. Presque au même moment, elle entendit qu’on heurtait violemment à la porte du côté du parc, et une voix rauque, haletante, gronda d’un étrange accent d’amour, un accent de mort :

"Ouvrez ! De par le roi !"

Giselle frissonna. Un cri, tout à coup, jaillit de ses lèvres blanches. Elle avait trouvé ! C’était effroyable, ce qu’elle avait trouvé. Mais c’était sûr ! C’était la mort certaine !

Giselle, en bonds désespérés, revint vers le centre de l’habitation, et gagna cette pièce où Capestang avait trouvé toute une série de costumes de l’un desquels il s’était emparé. Cette pièce, ce n’était pas seulement le vestiaire des conspirateurs. C’était leur arsenal. De vastes placards étaient pleins de mousquets. Un cabinet voisin contenait douze tonnelets de poudre.

De la poudre ! C’était cela que Giselle avait trouvé pour mourir !

La pensée exorbitée, l’âme haussée aux solutions qui déroutent le spectateur, elle vivait une minute de folie ou d’héroïsme extrahumain. De ses mains fines et délicates, de ses mains déjà ensanglantées par le travail de la barricade, Giselle déplaça, souleva, roula trois de ces tonnelets. Dans un placard, elle saisit une hache, et alors, aux coups des assaillants répondit le bruit de la hache défonçant l’un des tonneaux ! La poudre se répandit. Sur cette poudre répandue, elle plaça les deux autres tonnelets... Et alors, elle alluma un flambeau ! Ce flambeau, elle alla le placer sur la cheminée, en passant sur la poudre qui craquait sous ses pas ! Et pour la deuxième fois elle sourit. Elle n’avait qu’un geste à faire pour entrer dans la mort libératrice !

Alors Giselle, toute pantelante, s’appuya au marbre de la cheminée. Sa pensée prononça un suprême adieu pour sa mère. Et, à cet instant seulement, elle s’accorda comme un repos dans la bataille, de vivre dans l’amour ses dernières minutes de vie.

Giselle, près de la poudre, près du flambeau, près de la mort, Giselle tira de son sein un papier fripé, usé, qui était là, sans doute, caché depuis longtemps... Et, de ses yeux emplis d’ une étrange douceur, elle relut une dernière fois ce papier, qu’elle avait lu si souvent, et qui commençait par ces mots :

"Moi, Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang, j’offre mes remerciements à la Belle endormie dans ce château."

D’un murmure très bas, très doux, qui était le soupir de toute son espérance d’amour, elle répéta les derniers mots :

"Pour le charme de cette hospitalité mystérieuse, je lui engage ma vie."

Le papier trembla au bout de ses doigts. Elle ferma les yeux. Entre les cils, des diamants apparurent et roulèrent lentement... Loin de l’univers, loin des bruits de bataille, des rumeurs des assaillants, Giselle, une seconde, étreignit son rêve et murmura :

"Je lui engage ma vie !"

À ce moment, du côté de la route, un craquement, une clameur, puis le bruit des pas précipités de gens qui s’avancent ! Giselle tressaillit, jeta un suprême regard sur l’écriture de Capestang, et la porta à ses lèvres : c’était son premier baiser d’amour. Puis, sans hâte, elle replaça le papier où elle l’avait pris : dans son sein.

Alors, elle saisit le flambeau et écouta. Elle entendit des appels, des cris. Les assaillants, l’un après l’autre, visitaient les pièces du château. Ils avançaient. Ils approchaient. Elle comprit qu’ils étaient tout près ! Qu’ils allaient entrer ! Alors elle marcha à la poudre.

Un cri, dans cette seconde, un cri d’appel frénétique, puissant, terrible, balaya, domina tous les cris, tous les appels ! Une voix délirante, une de ces voix qu’on entend seulement dans les rêves ! Et cette voix, ah ! cette voix qui la remit debout toute frémissante, qui vint la frapper au cœur, qui lui fit pousser, à elle, une clameur insensée d’espoir, d’amour, d’orgueil, cette voix hurlait :

"Giselle ! Me voici ! Giselle ! Giselle !

— Lui ! Capestang ! Me voici, Capestang ! À moi !"

Et, sans l’éteindre, elle reposa le flambeau sur la cheminée. Elle se rua sur la porte d’entrée qu’elle ouvrit, enfonça, et, les bras tendus, tout son amour avoué, proclamé dans la minute mortelle :

"À moi ! Capestang !

— Me voici !"

Ce fut comme un coup de tonnerre. Et alors, voici que Giselle éperdue, agonisante, cramponnée d’une main au chambranle de la porte, voici le prodigieux spectacle qu’elle vit :

La vaste pièce où elle plongeait son regard vacillant comme si elle eût considéré un abîme, était pleine de gens, l’épée à la main. Ils étaient une quinzaine qui hurlaient, vociféraient, avançaient, reculaient, portaient de furieux coups de pointe à un homme.

Lui ! Capestang !

Elle le vit s’avancer, livide, sanglant, les yeux fixés sur elle, hérissé, formidable ; elle le vit venir d’un pas égal, comme poussé par une de ces forces irrésistibles qui n’ont pas besoin de hâte, et elle sentit qu’elle s’évanouissait !


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Capestang avait arrêté l’indomptable Fend-l’Air tout blanc d’écume, tout rouge de sang, devant le perron de la Pie-Voleuse. Dans le même instant, il se trouva à terre, et son regard dans une terrible vision circulaire embrassa tout le décor.

Devant la porte de l’auberge, un carrosse arrêté, avec son conducteur sur le siège. Sur le perron, Nicolette blême, raidie dans l’angoisse de l’attente. En avant et en arrière, des groupes d’hommes et de femmes effarés d’épouvante. De l’autre côté de la route, la mystérieuse maison ! Le château enchanté ! Sa grande porte éventrée. Et en bas, des madriers, des barres de fer, des haches...

Capestang comprit. Il marcha à la porte défoncée. Il ne dit pas un mot, ne demanda rien à personne, il ne poussa pas un cri ; mais ses yeux jetaient une singulière lueur comme phosphorescente ; ses lèvres se retroussaient, montrant les dents aiguës ; on eût dit un mufle de lion.

Et du lion il avait la marche en bonds souples, élastiques, tranquilles et furieux tout ensemble - le formidable déploiement d’une force formidable tendue jusqu’à ce point extrême où l’homme parfois s’écroule, le cœur crevé.

Capestang ne tira pas son épée. Les gens qui étaient là le virent se baisser avant d’entrer, sans comprendre ce qu’il faisait. Puis il disparut dans l’intérieur.

Capestang, disions-nous, s’était baissé : il avait cueilli au passage, d’une seule main, une monstrueuse barre de fer qui avait tout à l’heure exigé la manœuvre de deux hommes. Cette masse de fer, il ne la sentait pas dans sa main. Elle ne lui pesait pas. Sans doute n’eût-elle pas pesé davantage, même deux fois plus lourde. Dans ces effroyables minutes, d’inconcevables phénomènes s’accomplissent. Il allait d’un pas égal. Mais un souffle court et rauque lui brûlait les lèvres. Et parfois, de sa poitrine, fusait une clameur furieuse : « Giselle ! Me voici ! Giselle ! »


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De pièce en pièce, les spadassins conduits par Rinaldo s’avançaient. Ils avaient l’épée au poing. Rinaldo seul avait gardé la sienne au fourreau. Il allait sans hâte, frisant sa moustache, donnant ses ordres d’un ton joyeux, sifflotant une fanfare. À mesure qu’une pièce était explorée, on passait à une autre. Lorsqu’on rencontrait un couloir, Rinaldo laissait une sentinelle, afin que la fille du duc d’Angoulême promise à Concini ne pût s’échapper. La bande parvint enfin à une large salle d’où Rinaldo commença à entendre les coups assénés à la porte du parc par la troupe de Concini. Il ricana :

"Patience, mio signor, patience, que diable ! Là, là, on va vous la prendre votre petite gazza, votre chère petite pie effarouchée, et on vous l’apprivoisera."

Un coup, dans ce moment, le fit se retourner - un coup mou, flou, sourd. Il vit un de ses hommes tomber, la tête fracassée, la cervelle giclant sur les murs. Dans le même moment, un autre crâne sauta, un autre homme s’écroula. Rinaldo, une seconde, demeura la bouche béante, les yeux exorbités. Puis un hurlement :

"Capestang !"

Capestang marchait, sa barre de fer tournait, tourbillonnait ; il s’avançait comme un formidable moulinet vivant ; c’était une massue en marche. Brusquement, la stupeur, la terreur qui avaient paralysé les spadassins dans la première seconde s’évanouirent, et alors des imprécations se croisèrent, des vociférations de fureur se heurtèrent, la bande se rua, tourbillonna, entoura Capestang, le larda de coups de pointe, et ce fut, dans le flamboiement des épées, dans le choc des fers contre la barre de fer, une effroyable mêlée de hurlements, de plaintes, de jurons.

Sans répondre, sans un mot, avec seulement son cri d’appel, son terrible « Me voici ! » Capestang marchait, sans dévier d’une ligne, les yeux fixés sur Giselle, et à chaque tour de l’énorme barre de fer, un crâne sautait, un bras se brisait, une poitrine se défonçait. Capestang allait atteindre Giselle !

Rinaldo livide, écumant, convulsé, se jeta à plat ventre pour lui porter un coup d’épée de bas en haut. Capestang n’eut pas un geste pour dévier de la ligne droite, de la route de sang, d’horreur et d’épouvante qu’il suivait. Seulement, à l’instant où il vit Rinaldo s’aplatir sur le plancher, il leva le pied très haut.

Il y eut un grognement bref, un râle sourd. Rinaldo se tordit une demi-seconde, puis se raidit. Il était mort.

Capestang, comme on écrase une limace, d’un coup de pied frénétique, d’un coup de talon où passa toute la puissance de son être tendu à se briser, Capestang lui avait écrasé le crâne !

Il enjamba le cadavre. À toute volée, derrière lui, il jeta la monstrueuse barre de fer, et, tandis que retentissait l’imprécation forcenée des survivants, il saisit à pleins bras Giselle défaillante, il la saisit ! et il sentit son cœur grelotter ! En même temps, il repoussa la porte.


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Sept hommes, y compris Rinaldo, gisaient - cadavres ou mortellement blessés - dans la grande salle où ruisselait le sang, où des débris de cervelles se plaquaient aux murs, où les râles, les gémissements, les cris de rage formaient un lamento d’épouvante... Ils étaient encore neuf sans une blessure. Du regard, ils se consultèrent. Et ils lurent dans les yeux les uns des autres que le même ouragan de haine et de vengeance les emportait ! Tout ! Crever ici ! Mourir assommés ! Tout ! mais le prendre ! le tuer ! le faire souffrir ! l’écorcher tout vivant avant de lui porter le dernier coup !

Deux d’entre eux saisirent l’énorme barre de fer. Les autres appuyèrent de leurs épaules, de leurs têtes, de leurs mains, sur la porte, frénétiques, fous, hideux... Cela dura deux minutes environ, deux minutes pendant lesquelles, dans une accalmie, dans un silence sinistre, il n’y eut plus que le râle des mourants et le râle des vivants acharnés à enfoncer cette porte.

Un féroce hurlement de triomphe. Tous ensemble, ils se ruèrent. Maintenant, il n’avait plus sa massue ! Maintenant, il n’était plus qu’un homme comme un autre. Ils se ruèrent avec un cri strident de fauves se précipitant sur la proie. Ils se ruèrent ! Et tout aussitôt, il y eut une épouvantable clameur. Le vertige de l’effroi. Puis un silence pesant. Des visages pétrifiés, des yeux qui n’avaient plus d’expression humaine. Quelque chose dans ce silence farouche, crépita, pétilla... la poudre ! une longue traînée de poudre enflammée, un serpent de feu qui rampait vers les tonneaux !

Et ce fut fini ! Tout flamba ! Tout sauta !

Ils étaient à peine entrés, ils avaient à peine eu le temps de voir, à peine le temps d’esquisser le mouvement de fuite éperdue, l’explosion se produisit, un fracas ébranla l’atmosphère, les murs du château se disloquèrent, les flammes apparurent, un nuage de fumée noire se forma en panaches et dans ce qui avait été la grande salle, des membres déchiquetés, noircis, informes, retombaient, çà et là, parmi les débris du plafond soulevé qui s’affaissait avec ce grondement sourd, terrible, qui est la voix des choses qui meurent.


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Capestang avait saisi Giselle dans ses bras. Il l’avait empoignée, comme son bien conquis de haute lutte, et il l’avait déposée dans une pièce voisine. C’est à peine s’il entrevit ce qu’il voulait. En réalité, il ne voyait plus. Il ne pensait plus. Ou s’il pensait, il agissait à coups de pensées impulsives. Et c’était effrayant ce qu’il faisait là !... Ayant déposé Giselle, il revint en deux bonds dans la pièce qu’il avait fermée. La poudre ! Il l’avait vue, guignée du coin de l’œil en passant !

Il eut un rire impossible à qualifier d’une épithète. À pleines mains, il ramassa de la poudre et en fit une traînée qui se prolongea le long de trois pièces ouvertes. Alors il revint prendre le flambeau et s’en alla. Il agissait et marchait en rêve. Il n’y avait qu’une idée claire en lui, mais claire, lumineuse, d’une éclatante lumière : sauver Giselle !

En passant, il prit Giselle dans ses bras et l’emporta. Parvenu à la naissance de la traînée de poudre, il se baissa et laissa tomber le flambeau : la poudre crépita. Déjà Capestang descendait l’escalier qui menait à la porte donnant sur le parc. Giselle ne pesait pas dans ses bras. Il descendait par bonds, sûr d’être dans le parc avant que n’éclatât l’explosion.

Et tout à coup, il se heurta à cette porte ! Et un rugissement de rage, de fureur, d’horreur, de terreur gronda sur ses lèvres livides : la porte était fermée ! Et, de l’autre côté il entendait les voix d’une autre bande ! Il croyait avoir tout détruit, et là, là ! derrière cette porte ! derrière cette issue unique, suprême, des vociférations éclataient ! Et il reconnaissait la voix de Concini !

Capestang s’arrêta, les yeux hagards, inondé de sueur glacée. Un sourire d’infinie détresse, une seconde, erra sur ses lèvres ; puis son regard, doucement, se posa sur Giselle. À ce moment, elle ouvrit les yeux, et elle aussi, sourit !

Et ce fut dans cet instant que retentit le fracas de l’explosion. Capestang eut cette étrange et vertigineuse sensation qu’il allait s’engloutir dans la terre ; il vit chanceler les murs, il vit la porte enfoncée, repoussée au loin par le déplacement d’air ; les débris commencèrent à pleuvoir, et tous deux, elle et lui, dans ce fracas, dans ces sifflements de l’incendie qui naissait, couverts de plâtras, lui la protégeant de son corps, de ses bras, de tout lui-même, dans cette minute, ils furent sublimes.

"N’ayez pas peur, dit Capestang d’une voix calme.

Maintenant, je n’ai pas peur", répondit Giselle.


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Devant l’explosion, Concini et sa bande sautèrent les marches du perron disloqué. On eût dit que la couche d’air déplacé les poussait comme un vent de tempête. En réalité, c’était la peur. À vingt pas de là, Concini se ressaisit, et alors une idée affreuse le tenailla, le saisit au cerveau, et il poussa un cri d’angoisse désespérée :

"Morte ! Elle est morte !

— Non, monseigneur ! Regardez ! Là ! sur le perron !

— Elle n’est pas seule ! Un homme ! Un homme est là !

— Rinaldo ! Rinaldo ! Est-ce toi ?"

Un coup de vent saisit le tourbillon de fumée qui enveloppait ces deux ombres apparues sur le perron, devant la porte éventrée, et Giselle fut visible ! et l’homme fut visible ! D’abord Concini demeura hébété. L’épouvante qui se glissa le long de son échine procédait de la superstition autant que de la réalité. Capestang ! Capestang ! qu’il avait saisi, arrêté, envoyé au Louvre ! Capestang ! C’était l’infernal Capestang !

"Oh ! les misérables ! ils l’ont laissé échapper ! En avant, vous autres ! À mort !"

Il oubliait l’ordre du roi de lui amener Capestang vivant. Il oubliait que cette capture de Capestang et celle du duc d’Angoulême, c’était sa sauvegarde. Le roi ! Ses soupçons ! Léonora ! La conspiration ! Est-ce que cela existait ?... Il n’y avait plus que Giselle ! Elle était là, sur ce perron. Il allait la prendre, l’emporter, se sauver, tout abandonner, et pour cela, il n’y avait qu’à tuer Capestang. Il était seul. Ils étaient une vingtaine. Concini tira son épée et se rua. Les autres le suivirent à l’assaut du perron, avec des clameurs des menaces, des insultes.

Capestang avait commencé à descendre le perron. Il remonta et mit l’épée au poing. L’acier, éclairé par les lueurs de l’incendie, jeta un reflet rouge. D’un geste très doux, il repoussa Giselle et, flamboyant, hérissé, livide, tout déchiré, tout noir, tout sanglant, tomba en garde.

"Nous allons nous frayer un passage à travers le rez-de-chaussée. L’étage supérieur brûle seul encore.

— Oui, répondit Giselle.

— Avancez donc, mademoiselle, et à mesure vous m’indiquerez la route.

— Oui", répéta Giselle.

D’un coup de parade, il brisa une épée ; d’un coup de pointe il troua une poitrine.

"Y êtes-vous, mademoiselle ?

— Oui", répéta Giselle.

Et elle entra. Au-dessus d’elle, c’était la fournaise, c’était le ronflement du feu ; autour d’elle, c’était la nuée opaque des fumées qui se roulaient en volutes noires parfois éclairées de lueurs pourpres, c’étaient les débris, les plafonds qui s’écroulaient, les murs qui s’abattaient, les poutres enflammées qui tombaient. Capestang porta trois coups, trois hommes tombèrent. Il rentra, s’enfonça d’un bond dans la fournaise. La bande hurlante fonça.

"Tuez-le ! Tuez-le ! rugit Concini.

— Il en tient ! Il va crever là ! Étripons-le !"

Cela se mêlait de râles, d’insultes affreuses qui détonnaient sur la rumeur énorme de la fournaise. C’étaient des voix étranges. C’était, dans les tourbillons de fumée, un grouillement d’ombres fantastiques.

Giselle avait franchi deux pièces, marchant hardiment. Elle était hors la vie. Avec Capestang près d’elle, ces choses d’épouvante lui paraissaient douces et naturelles. Elle se retournait seulement pour appeler Capestang, le guider de la voix. Et lui, tantôt abrité derrière un mur brûlant, tantôt contournant quelques amas de tisons, reculait, avançait, bondissait, portait un coup, reculait encore...

L’incendie descendait comme un monstrueux oiseau de feu agitant ses ailes de flamme. Une minute encore, et il serait impossible de respirer ! Une minute encore, et le feu allait atteindre le rez-de-chaussée.

"Ici !" cria la voix éclatante de Giselle.

Capestang porta un dernier coup, et, d’un bond frénétique, prodigieux, la rejoignit au moment où tout le plafond de la pièce qu’il quittait s’écroulait, laissant s’ouvrir un ciel embrasé où se tordaient en ronflant des nuages pourpres !... Concini et les dix ou douze survivants avaient pu reculer à temps. Ils se retrouvèrent dans le parc, déchirés, hagards, écumants, fous de terreur et de fureur. Concini s’assit sur une marche du perron, saisit ses cheveux à pleines mains et se mit à sangloter.


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Capestang jeta son épée. De ce bond terrible que nous venons de dire, il fut près de Giselle et la saisit, la souleva dans ses bras. Il se mit en marche à travers les décombres. Il rayonnait. Le sublime orgueil du prodige accompli, de la conquête réalisée dans cet incendie, dans ce tumulte d’épopée, oui, cela lui mettait sur la figure un étincellement, une sorte d’éclat étrange. Il avançait. Derrière lui, les plafonds s’écroulaient. Les flammes, à un étroit passage, l’atteignirent et lui brûlèrent une partie des cheveux. Il avait jeté son manteau sur Giselle et l’en enveloppait tout entière.

Et ce fut ainsi, la portant dans ses bras, qu’il apparut à la grande porte de la route, en lambeaux, des sillons sanglants sur le corps, formidable, fantastique. Une immense acclamation s’éleva dans la foule assemblée. Les hommes crièrent Noël. Les femmes s’embrassèrent. Un inexprimable attendrissement de joie parut sur tous les visages ; Nicolette s’évanouit. Et, comme tous les regards se portaient sur cet homme qui venait d’apparaître, tragique et sublime, un frisson d’admiration, de respect épouvanté, parcourut la foule des hommes et, d’un même mouvement spontané, tous se découvrirent.

Capestang ne vit que le carrosse. Pour qui ce carrosse ? Peu lui importa. Il y avait là un carrosse. Il le prenait. Il y déposa Giselle. Le conducteur rassembla ses guides : il était là pour emmener le duc d’Angoulême ; il emmenait sa fille, voilà tout.

Et alors, Giselle, sauvée de Concini, sauvée des flammes, cessa dans l’instant même de songer à elle. Giselle cessa une minute d’être la fiancée de Capestang. Elle ne fut plus que la fille de Violetta. Elle se pencha, et dit :

"Chevalier, ma mère est au Louvre : conduisez-moi au Louvre !

— Au Louvre !" cria Capestang qui sauta sur Fend-l’Air.

Le carrosse s’ébranla. Et lorsqu’on vit cet homme tout déchiré, tout hérissé, noir de fumée, rouge de sang, sur ce gigantesque cheval sans selle, trottant à la portière de la voiture, l’attitude prestigieuse, le visage orgueilleux, les yeux flamboyants, la foule, en s’ouvrant, laissa monter de ses rangs pressés ce long murmure d’étonnement admiratif qui est peut-être la voix de la gloire !


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Un quart d’heure plus tard, une troupe de cavaliers traversa Meudon au galop. C’était Concini et ses gens. La mort au cœur, Concini n’avait pas perdu tout espoir. Capestang et Giselle lui échappaient, mais il gardait le pouvoir, ou si ce pouvoir devenait ce qu’avait rêvé Léonora, il les rattraperait, fussent-ils réfugiés au ciel ou en enfer ! Et Concini, après avoir eu la précaution de passer à sa ceinture le pistolet d’un de ses gens, courait au Louvre pour dire à Louis XIII :


"Sire, je vous ai envoyé le duc d’Angoulême, votre plus redoutable adversaire, que j’ai fait prisonnier de mes mains. Quant au misérable Capitan, il m’a échappé cette nuit, mais je l’ai rejoint, j’ai dû l’enfumer dans son gîte comme un renard, et il est mort. Je m’excuse de ne pouvoir vous l’apporter vivant, mais vous êtes sauvé, sire ! Vive le roi !"