Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 287-297).

XI-La querelle au conseil

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Au moment où je me présentai, le Conseil du Roi Monmouth était réuni, et mon entrée causa une joyeuse surprise, car on venait justement d'apprendre ma situation périlleuse.

La présence du Roi lui-même ne put empêcher plusieurs membres et parmi eux les deux vieux soldats de fortune, de se lever brusquement et de me serrer la main avec chaleur.

Monmouth dit, lui aussi, quelques mots pleins de grâce et m'invita à m'asseoir à la table avec les autres.

-Vous avez conquis le droit de prendre place dans notre Conseil, dit-il, et pour qu'il ne naisse point de jalousie parmi d'autres capitaines, en vous voyant au milieu de nous, je vous octroie présentement le titre spécial de commandant des éclaireurs, fonction qui n'ajoutera que peu, sinon rien, à votre tâche actuelle, dans l'état où sont maintenant nos forces, mais qui vous donnera la préséance sur vos camarades. Nous avons appris que vous avez été accueilli par Beaufort de la façon la plus rude et que vous étiez en terrible situation dans ses prisons. Mais vous êtes arrivé sain et sauf, sur les talons mêmes de l'homme qui a apporté la nouvelle. Dites-nous ce qui vous est survenu depuis le premier moment jusqu'à la fin.

J'aurais voulu me borner à parler de Beaufort et de son message, mais comme le Conseil semblait désireux d'entendre tout le récit de mon voyage, je dis en langage aussi bref, aussi simple que possible, les divers incidents qui m'étaient arrivés, l'embuscade des contrebandiers, la caverne, la capture de l'employé de l'Excise, le voyage à bord du lougre, comment j'avais fait la connaissance du fermier Brown, comment j'avais été jeté en prison et en avais été délivré, le message que j'étais chargé d'apporter.

Tout cela fut écouté par le Conseil avec la plus grande attention.

De temps à autre, un juron mal contenu d'un courtisan, un gémissement et une prière d'un Puritain, montraient avec quel ardent intérêt on suivait les phases diverses de mon aventure. Mais ce qui attira le plus l'attention, ce fut le langage de Beaufort.

On m'interrompit plus d'une fois quand on croyait que je passais sur quelqu'une des choses dites ou faites sans donner le temps de l'apprécier.

Lorsque je fus enfin arrivé au bout, tout le monde resta silencieux.

On se regardait les uns les autres, à attendre que quelqu'un formulât une opinion.

-Sur ma parole, dit Monmouth, voici un jeune Ulysse, bien que son Odyssée n'ait exigé que trois jours pour s'accomplir. Scudéry ne serait pas aussi ennuyeuse si elle s'inspirait de cette caverne, de contrebandiers et de ce panneau à coulisse. Qu'en dites-vous, Grey?

-En effet, il a eu sa part d'aventures, répondit le gentilhomme, et il a accompli sa mission en héraut intrépide et zélé. Vous dites que Beaufort ne vous a rien donné par écrit?

-Pas un seul mot, Mylord, répondis-je.

-Et son message confidentiel consistait à dire qu'il était bien disposé pour nous et qu'il se joindrait à nous, si nous étions dans son pays.

-C'était bien le sens de ses paroles, Mylord.

-Et cependant, devant son conseil, il a prononcé des paroles amères contre nous. Il a fait un affront au Roi et il a traité fort légèrement ses justes appels à la loyauté de sa noblesse.

-Il l'a fait, répondis-je.

-Il voudrait bien se trouver à la fois des deux côtés de la haie, dit le Roi Monmouth. Un homme de cette sorte finira probablement par n'être ni de l'un ni de l'autre côté, mais au milieu des ronces. Il peut cependant se faire que nous ayons avantage à faire un mouvement de son côté, de manière à lui donner la possibilité de se déclarer.

-En tout cas, Votre Majesté se souvient, dit Saxon, que nous avons décidé de marcher dans la direction de Bristol et de faire une tentative sur la ville.

-On s'occupe à fortifier les ouvrages, dis-je, et il s'y trouve cinq mille volontaires du Comté de Gloucester. En passant, j'ai vu les ouvriers au travail sur les remparts.

-Si nous gagnons Beaufort, nous aurons la ville, dit Sir Stephen Timewell. Il s'y trouve déjà nombre de gens pieux et honnêtes, qui se réjouiraient de voir une armée protestante dans leurs murs. Si nous avions à faire le siège, nous pourrions compter sur leur concours.

-Grêle et éclairs! s'écria le guerrier allemand avec une impatience que ne pouvait contenir la présence même du Roi, comment nous parler de sièges et de blocus, alors que nous n'avons pas même une pièce de siège avec nous.

-Le Seigneur nous fournira des pièces de siège, s'écria Ferguson, de sa voix étrange et nasillarde. Le Seigneur n'a-t-il point brisé les tours de Jéricho sans l'aide de la poudre à canon. Le Seigneur n'a-t-il pas fait surgir le brave Robert Ferguson? Ne l'a-t-il pas sauvé malgré trente-cinq sommations à comparaître et vingt-deux proclamations des impies? Quelle chose lui est impossible? Hosannah! Hosannah!

-Le Docteur a raison, dit un Indépendant anglais à la face carrée, à la peau tannée, nous parlons trop des moyens de la chair, des chances du siècle, et nous comptons sans cette bienveillance céleste qui devrait nous servir de bâton sur les routes pleines de cailloux et de fondrières... Oui, messieurs, reprit-il, en élevant la voix et regardant les courtisans assis de l'autre côté de la table, vous pouvez accueillir d'un air moqueur les paroles pieuses, mais je vous le dis, c'est vous, avec vos pareils, qui attirerez sur cette armée la colère de Dieu.

-Et moi aussi, je le dis, cria d'un ton farouche un autre sectaire.

-Et moi aussi... Et moi aussi, crièrent plusieurs autres, parmi lesquels était Saxon.

-Est-ce que Votre Majesté trouve bon que nous soyons insultés à la table de votre propre Conseil? s'écria un des courtisans, en se levant tout à coup, la figure rougie. Faudra-t-il que nous supportions encore longtemps cette violence, parce que nous avons la religion du gentilhomme, et que nous préférons la pratiquer dans le secret de nos coeurs plutôt qu'au coin des rues, avec ces Pharisiens.

-Ne parlez pas contre les Saints de Dieu, s'écria un Puritain d'un ton haut et farouche. J'entends au-dedans de moi une voix qui me dit qu'il vaudrait mieux te frapper à mort, oui, même en présence du Roi, plutôt que de te permettre de semer le mépris sur ceux qui ont été régénérés.

Plusieurs, des deux côtés, s'étaient levés.

Les mains étaient posées sur les poignées des épées et l'on échangeait des regards plus terribles que des coups de rapières.

Mais les conseillers plus calmes et plus raisonnables réussirent à rétablir la paix et à faire rasseoir à leurs places les adversaires qui se chamaillaient.

-Qu'est-ce à dire, messieurs, s'écria le Roi, la figure assombrie par la colère, quand le silence fut enfin rétabli. Est-ce là que s'arrête mon autorité, au point qu'on bavarde et qu'on se dispute comme si la salle de mon Conseil était celle d'une taverne de Fleet-Street? Est-ce ainsi que vous respectez ma personne? Je vous le dis, j'aimerais mieux renoncer pour toujours à mes justes droits sur la couronne, et retourner en Hollande, ou consacrer mon épée à la défense de la Chrétienté contre le Turc que de souffrir pareille indignité. Si quelqu'un est convaincu d'avoir excité la discorde chez les soldats ou parmi les citoyens sous couleur de religion, je sais ce que j'aurai à faire à son égard. Que chacun prêche aux siens, que nul ne se mêle du troupeau de son prochain. Quant à vous, Mr Bramwell, et Mr Joyce, ainsi que vous, Mr Henry Nuttall, nous vous regarderons comme dispensés d'assister à ces réunions jusqu'au jour où nous songerons de nouveau à vous. Vous pouvez maintenant vous séparer et rentrer chacun dans vos quartiers. Demain matin, avec l'aide de Dieu, nous nous mettrons en route dans la direction du Nord, pour voir quelle fortune attend notre entreprise dans ces contrées.

Le Roi s'inclina pour faire entendre que la réunion officielle était terminée, et prenant Lord Grey à part, dans une embrasure de fenêtre, il s'entretint avec lui d'un air préoccupé.

Les Courtisans, qui comptaient parmi eux plusieurs Anglais et des gentilshommes étrangers, venus avec quelques esquires des comtés de Devon et de Somerset, sortirent en masse, l'air provocateur, avec un grand bruit d'éperons et de sabres.

Les Puritains se groupèrent, la mine grave, et partirent, après eux, non point avec des façons réservées, et les yeux baissés, comme ils le faisaient d'ordinaire, mais avec les traits farouches, les sourcils froncés, et tels que les Juifs d'autrefois se montraient quand l'appel À vos tentes, Israël» vibrait encore à leurs oreilles.

Véritablement la discorde religieuse, l'ardeur sectaire étaient dans l'air.

Au dehors, sur la pelouse du château, les voix des prédicants montaient comme un bourdonnement d'insectes.


Tous les chariots, les barils, les caisses que le hasard avait mis à leur disposition étaient changés en autant de chaires, chacune ayant son orateur et son petit cercle d'auditeurs empressés.

Ici c'était un volontaire de Taunton, en costume de bure, en bottes montantes et à bandoulière, qui dissertait sur la Justification par les oeuvres.

Ailleurs un grenadier de la milice, à l'habit d'un rouge flamboyant, aux buffleteries blanches, s'enfonçait dans le mystère de la Trinité.

Sur certains points, où les chaires improvisées étaient trop rapprochées, les sermons avaient tourné en une ardente discussion entre les deux prédicateurs, et l'auditoire y participait par des murmures sourds, des gémissements, et chacun applaudissait le champion dont les doctrines étaient les plus conformes aux siennes.

Ce fut à travers cette scène, rendue plus frappante encore par la lueur rouge et tremblotante des feux de bivouacs, que je me frayai passage, le coeur lourd, car je sentais combien il était vain d'espérer le succès, quand régnait tant de discorde.

Quant à Saxon, ses yeux brillaient.

Il se frottait les mains avec satisfaction.

-Le ferment opère, dit-il, et ce ferment produira des résultats.

-Je ne vois pas ce qui peut en sortir, si ce n'est du désordre et de la faiblesse, répondis-je.

-Il en sortira de bons soldats, mon garçon, dit-il. Ils sont en train de s'aiguiser, chacun de la façon qui lui est propre, sur la pierre de la religion. Ces disputes engendrent des fanatiques, et le fanatique est l'étoffe dont sont fait les conquérants. N'avez-vous pas entendu dire que l'armée du Vieux Noll était divisée entre Presbytériens, Indépendants, Antinomiens, Hommes de la Cinquième Monarchie, Brownistes, et une vingtaine d'autres sectes, dont les querelles ont créé les plus beaux régiments qui se soient jamais alignés sur un champ de bataille.

Ainsi que le font ceux qui établissent leur foi Sur l'épée et le fusil comme texte sacré.

Vous connaissez ce distique du vieux Samuel. Je vous le dis, j'aime mieux les voir occupés à cela qu'à leur exercice, avec toutes leurs bisbilles et leur vacarme.

-Mais ce désaccord au Conseil? demandai-je.

-Ah! cela c'est chose plus grave. Toutes les religions peuvent se souder ensemble. Mais le Puritain et le Libertin, c'est comme l'huile et l'eau. Mais le Puritain, c'est l'huile, car il est toujours en haut. Ces courtisans n'ont en vue qu'eux-mêmes; tandis que les autres ont derrière eux l'élite, le nerf de l'armée. Il est heureux qu'on se mette en marche demain. Les troupes royales, ainsi quel je l'ai appris, affluent dans la plaine de Salisbury, mais leur artillerie et leurs convois de vivres les retardent. Elles savent bien qu'elles doivent apporter tout ce qui leur est nécessaire et qu'elles doivent compter fort peu sur le bon vouloir des paysans de la contrée. Ah! l'ami Buyse, comment cela va-t-il?

-Gans gut, dit le gros Allemand, qui surgit devant nous dans l'obscurité. Mais Sapperment! Quelles clameurs! quels croassements, on dirait une volée de corneilles au moment du coucher. Vous autres Anglais, vous êtes... oui, tonnerre et éclair! un singulier peuple. Il n'y en a pas deux d'entre vous sous le ciel qui soient du même avis sur n'importe quel sujet. Le Cavalier tient à son bel habit et à son franc-parler. Le Puritain vous coupera la gorge plutôt que de renoncer à son costume sombre et à sa Bible. Le Roi Jacques I» crient les uns. Le Roi Monmouth» crient les paysans. Le Roi Jésus» disent les Hommes de la cinquième Monarchie: À bas tous les Rois!» crient Maître Wade et quelques autres qui tiennent pour la République.

Depuis le jour où je me suis embarqué à Amsterdam sur le Helderenbergh, je me suis toujours senti la tête tourner quand j'ai taché de comprendre ce que vous voulez, car avant que l'un ait fini d'expliquer son affaire, et que je commence à voir un peu clair dans le Finsterniss (les ténèbres), un autre arrive avec une autre histoire, et me voilà dans le même embarras qu'au premier moment. Mais vous, mon jeune Hercule, je suis vraiment content de vous voir revenu sain et sauf. J'hésite un peu à vous tendre ma main, après le traitement que vous lui avez fait subir récemment. J'espère que vous ne vous en portez que mieux, malgré les dangers que vous avez courus.

-À vrai dire, répondis-je, je me sens les paupières très lourdes. À part une heure ou deux sur le lougre et à peu près autant de temps sur la couchette de la prison, je n'ai pas fermé l'oeil depuis que j'ai quitté le camp.

-Rassemblement au second coup de clairon, vers huit heures! dit Saxon. Donc nous allons vous quitter pour que vous puissiez vous reposer de vos fatigues.

Les deux vieux soldats, après m'avoir fait de la tête un signe d'adieu, se dirigèrent ensemble à grands pas vers la rue encombrée qui se nommait Fore Street, pendant que je me frayais passage de mon mieux pour gagner la demeure hospitalière du Maire.

Et il me fallut recommencer mon récit d'un bout à l'autre, avant qu'on me permît enfin de rentrer dans ma chambre.