Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 256-286).

X-Des choses étranges qui se passent dans le Donjon des Botelers modifier

-Écrivez les paroles de cet individu, dit le Duc à son secrétaire. Maintenant, monsieur, il peut se faire que vous ignoriez que Sa Gracieuse Majesté le Roi m'a conféré pleins pouvoirs pendant cette période d'agitation, et que j'ai son autorisation pour agir à l'égard des traîtres sans jury ni juge. À ce que je comprends, vous avez un grade dans la troupe rebelle désignée ici sous le nom de régiment de Saxon, de l'infanterie du comté de Wilts. Dites la vérité, si vous tenez à votre cou.

-Je dirai la vérité pour quelque chose qui a plus d'importance que cela, Votre Grâce, répondis je. Je commande une compagnie dans ce régiment.

-Et qui est ce Saxon?

-Je répondrai de mon mieux sur ce qui me regardera moi-même, dis-je, mais pas un mot qui puisse compromettre autrui.

-Ha! hurla-t-il, tout bouillant de colère, voici que notre joli gentilhomme juge à propos de faire le délicat en matière d'honneur, après avoir pris les armes contre son Roi. Je vous le déclare, monsieur, votre honneur est déjà en si fâcheux état que vous pouvez bien y renoncer pour ne songer qu'à votre sûreté. Le soleil va se coucher à l'ouest. Avant qu'il soit couché, il peut se faire que ce soit aussi le couchant de votre vie.

-Je suis le gardien de mon honneur, Votre Grâce, répondis-je. Quant à ma vie, si je craignais beaucoup de la perdre, je ne serais pas ici. Il est bon de vous informer que mon colonel a juré d'exercer d'exactes représailles, dans le cas où il m'arriverait malheur, sur vous ou sur toutes les personnes de votre maison qui tomberont entre ses mains. Cela, je le dis non point comme une menace, mais comme un avertissement, car je le sais homme à ne point manquer à sa parole.

-Votre colonel, comme vous l'appelez, pourra avoir bientôt assez de difficulté à se sauver lui-même, répondit le Duc d'un air narquois. Combien d'hommes Monmouth a-t-il avec lui?

Je souris et hochai la tête.

-Comment ferons-nous pour que ce traître retrouve sa langue? demanda-t-il avec colère, en s'adressant à son Conseil.

-Je lui mettrais les poucettes, dit un vieux soldat à mine farouche.

-J'ai entendu dire qu'une mèche allumée entre les doigts opère des prodiges, suggéra un autre. Dans la guerre d'Écosse, Sir Thomas Dalzell a pu convertir par cet argument-là plusieurs personnes de cette race si entêtée, si endurcie que sont les Covenantaires.

-Sir Thomas Dalzell, dit un gentleman âgé, vêtu de velours noir, a étudié l'art de la guerre chez les Moscovites, dans leurs rencontres barbares et sanglantes avec les Turcs. Dieu veuille que nous autres Chrétiens d'Angleterre, nous n'allions pas chercher nos modèles parmi les idolâtres vêtus de peaux de bêtes d'un pays sauvage.

-Sir William voudrait que la guerre se fît conformément aux règles de la plus pure courtoisie, dit celui qui avait pris le premier la parole. Une bataille se livrerait comme on danse un menuet solennel, sans aucune atteinte à la dignité ou à l'étiquette.

-Monsieur, répondit l'autre avec vivacité, je me suis trouvé sur le champ de bataille, alors que vous étiez encore dans les langes, et j'ai joué de l'épée quand vous aviez à peine la force d'agiter un hochet. Dans les sièges et dans les engagements, le métier de soldat veut force et rigueur, mais je dis que la torture, dont l'emploi a été supprimé par la loi anglaise, devrait l'être aussi par le droit des gens.

-Assez, gentilshommes, assez, s'écria le Duc, voyant que la dispute allait probablement s'échauffer. Nous faisons grand cas de votre opinion, Sir William, ainsi que de la vôtre, colonel Marne. Nous les discuterons plus amplement en notre particulier. Hallebardiers, emmenez le prisonnier, et qu'on lui envoie un prêtre pour pourvoir aux besoins de son âme.

-Le conduirons-nous à la chambre de force, Votre Grâce? demanda le capitaine des Hallebardiers.

-Non, au vieux donjon des Botelers, répondit-il.

Et j'entendis appeler le nom qui venait ensuite sur la liste, pendant qu'on me faisait franchir une porte latérale, précédé et suivi d'un garde.

Nous traversâmes un nombre infini de passages, de couloirs, qui retentissaient de nos pas lourds et du bruit des armes, et nous arrivâmes enfin à l'aile ancienne.

Là, dans la tourelle de l'angle, existait une petite chambre nue, où l'humidité entretenait la moisissure.

Elle avait un plafond élevé, en forme de voûte et une longue fente dans le mur extérieur laissait seule entrer le jour.

Une petite couchette de bois et un siège grossier formaient tout le mobilier.

Ce fut là que m'introduisit le capitaine, qui, après avoir posté un factionnaire près de la porte, entra avec moi et délia mes poignets.

C'était un homme à mine mélancolique.

Ses yeux graves, enfoncés, sa figure lugubre, juraient avec son équipement aux couleurs vives et le joli noeud de rubans de son épée.

-Ayez du courage, mon garçon, dit-il d'une voix creuse. On se sent étranglé, on gigote et c'est fini. Il y a un jour ou deux, nous avons eu la même corvée à faire, et l'homme a à peine gémi. Le vieux Spender, qui est maréchal-ferrant du Duc, a une façon à lui pour serrer le noeud, et non moins de jugement pour ménager la chute, qui vaut celle de Dun, de Tyburn. Donc ayez du courage, car vous ne passerez point par les mains d'un apprenti.

-Je voudrais pouvoir informer Monmouth que ses lettres ont été remises, m'écriai-je, en m'asseyant sur le bord de la couchette.

-Sur ma foi, elles ont été remises. Quand vous auriez été le porteur de lettres à un penny de Mr Robert Murray, dont nous avons tant entendu parler à Londres au printemps dernier, elles ne seraient point parvenues plus directement. Pourquoi n'avez-vous parlé doucement au Duc? C'est un gentilhomme bienveillant. Il a bon coeur, excepté quand on le contrarie. Quelques mots sur le nombre des rebelles, sur leurs dispositions, auraient pu vous sauver.

-Je m'étonne que vous, un soldat, vous puissiez parler ou penser ainsi, dis-je avec froideur.

-Bon, bon, votre cou est à vous. S'il vous plaît de faire un saut dans le néant, ce serait dommage de vous contrarier. Mais Sa Grâce a voulu que vous voyez le chapelain: il faut que j'aille le chercher.

-Je vous en prie, ne l'amenez pas, dis-je, car j'appartiens à une famille de dissenters, et j'aperçois une Bible là-bas dans cette niche. Aucun homme ne saurait m'aider à me réconcilier avec Dieu.

-Cela se trouve à point, répondit-il, car le Doyen Newby est venu de Chippenham, et en ce moment-ci, il discourt avec notre bon chapelain sur la nécessité de s'imposer des privations, tout en s'humectant la gorge avec une bouteille de Tokay premier choix. Au dîner, je l'ai entendu dire les grâces pour ce qu'il allait recevoir, et presque sans reprendre haleine, demander au maître d'hôtel comment il avait l'audace de servir à un diacre de l'Église un poulet non truffé. Mais peut être désirez-vous le secours spirituel du Doyen Newby? Non? En tout cas je ferai pour vous tout ce qu'on peut faire raisonnablement, puisque vous n'êtes pas pour longtemps entre nos mains. Et surtout ayez du courage.

Il sortit de la cellule, mais il rouvrit bientôt la porte, et montra sa lugubre figure dans l'entrebâillement.

-Je suis le capitaine Sinclair, de la maison du Duc, dit-il, si vous avez besoin de me demander quelque chose. Vous feriez bien de vous assurer le secours spirituel, car je vous apprendrai que dans cette cellule-ci il y a eu quelque chose de pire que jamais ne le fut un gardien ou un prisonnier.

-Quoi donc? demandai-je.

-Eh bien, oui, le diable, rien que cela! répondit-il, en entrant et fermant la porte. Voici comment cela s'est fait. Il y a deux ans, Hector Marot, le détrousseur de grands chemins, fut enfermé dans cette même tour des Botelers. Cette nuit là, j'étais moi-même de garde dans le couloir, et à dix heures je vis le prisonnier assis sur le lit, tout comme vous l'êtes en ce moment. À minuit, j'eus l'occasion de donner un coup d'oeil, selon mon habitude, dans l'espoir d'égayer ses heures de solitude. Il avait disparu! Oui, vous pouvez bien ouvrir de grands yeux. Je n'avais pas perdu de vue la porte un seul instant, et vous vous rendrez compte par vous-même de la possibilité qu'il fût parti par les fenêtres. Les murs et le plancher sont en blocs de pierre, autant dire du roc massif, pour la solidité. Lorsque j'entrai, il y avait une affreuse odeur de souffre, et la flamme de ma lanterne bleuit. Oui, il n'y a pas de quoi sourire. Si le diable n'est point parti en emportant Marot, je vous le demande, qu'est-ce qui l'a fait? Car je suis bien convaincu qu'un bon ange ne serait jamais venu le délivrer, comme cela eut lieu jadis pour l'apôtre Pierre. Peut-être le Malin tient-il à un autre oiseau de la même cage. Aussi puis-je vous avertir de vous prémunir contre ses attaques.

-Non, je ne le crains point, répondis-je.

-C'est bien, croassa le capitaine, ne soyez pas abattu.

Sa tête disparut et la clef tourna dans la serrure grinçante.

Les murs étaient d'une épaisseur telle, que quand la porte eut été fermée, il me fut impossible d'entendre aucun bruit.

À part la plainte du vent dans les branches des arbres en dehors de l'étroite fenêtre, tout était silencieux comme la tombe dans l'intérieur du donjon.

Ainsi abandonné à moi-même, je m'efforçai de me conformer au conseil du Capitaine Sinclair, et d'avoir le coeur ferme, bien que ses propos fussent loin d'être encourageants.

Au temps de mon enfance, et tout particulièrement parmi les sectaires avec lesquels je m'étais trouvé en contact, la croyance que le Prince des Ténèbres se montrait à l'occasion, et qu'il intervenait sous une forme corporelle dans les affaires humaines était très répandue et incontestée.

Les philosophes, dans la paix de leur chambre, peuvent raisonner doctement sur l'absurdité de ces choses-là, mais dans un donjon où règne un demi-jour, où l'on est séparé du monde, où la lueur grise domine de plus en plus, où votre destinée est suspendue au fléau de la balance, il en est tout autrement.

Si le récit du capitaine était vrai, l'évasion paraissait tenir du miracle.

J'examinai très attentivement les murs de la cellule.

Ils étaient formés de grands blocs carrés habilement ajustés ensemble.

La mince fente ou fenêtre était percée au milieu d'un gros bloc de pierre.

Partout où la main pouvait atteindre, la surface des murs était couverte de lettres et d'inscriptions gravées par bien des générations de prisonniers.

Le sol était formé de dalles usées par les pas, et solidement réunies ensemble.

La recherche la plus minutieuse ne laissait apercevoir aucun trou, aucune fissure par où un rat eût pu s'enfuir, et à plus forte raison un homme.

C'est chose bien étrange, mes enfants, que d'être ainsi couché, d'avoir tout son sang-froid et de se dire que selon toutes les probabilités, dans quelques heures votre pouls aura battu pour la dernière fois, et que votre âme aura été lancée vers sa destination suprême.

C'est étrange, et très impressionnant.

Quand on se lance à cheval en pleine mêlée, la mâchoire contractée, les mains fortement serrées sur la bride et sur la poignée du sabre, on ne peut sentir les mêmes émotions, car l'esprit humain est ainsi fait qu'un frisson en efface toujours un autre. De même quand l'homme baisse et respire péniblement sur le lit ou il va mourir de maladie, on ne saurait dire qu'il a éprouvé ce frisson, car l'esprit, affaibli par la maladie, ne peut que s'abandonner, et est incapable d'envisager de trop près ce à quoi il s'abandonne.

Mais quand un homme, plein de jeunesse et de vigueur, est ainsi seul, qu'il voit la mort en face de lui, suspendue sur lui, il a pour entretenir ses pensées des choses telles que, s'il survit, s'il atteint à l'âge où les cheveux grisonnent, toute sa vie subira l'empreinte, le changement que produisent ces heures solennelles, ainsi qu'un cours d'eau dont la direction est brusquement modifiée par le rude choc d'une rive contre laquelle il s'est heurté.

Toutes les fautes, même les moindres, même les travers, apparaissent avec clarté, en présence de la mort, comme les atomes de poussière deviennent visibles quand le rayon de soleil pénètre dans une chambre où l'on a fait l'obscurité.

Je les remarquai alors, et depuis, je l'espère, je les ai toujours remarqués.

J'étais assis la tête penchée sur ma poitrine, profondément absorbé par ce solennel enchaînement de pensées, lorsque j'en fus brusquement tiré par un bruit de coups très distinct, tel que le produirait un homme qui voudrait attirer l'attention.

Je me levai d'un bond et plongeai mes regards dans l'obscurité croissante sans pouvoir me rendre compte de quel côté cela venait.

Je m'étais déjà presque persuadé que mes sens m'avaient trompé, quand le bruit se répéta, plus fort que la première fois.

Je levai les yeux et vis une figure qui m'épiait à travers la meurtrière, ou plutôt une partie de la figure, car je ne pouvais apercevoir que l'oeil et le bord de la joue.

En montant sur mon siège, je reconnus que ce n'était rien autre que le fermier qui m'avait tenu compagnie en route.

-Chut, mon garçon! dit-il à demi-voix dans le plus pur anglais et non plus dans le patois de l'ouest comme le matin.

Il passait son doigt à travers l'étroite fente, pour m'inviter au silence.

-Parlez bas, ou il pourra arriver que la garde nous entende... Qu'est-ce que je puis faire pour vous?

-Comment avez-vous fait pour savoir où je suis? demandai-je avec étonnement.

-Mais, mon homme, répondit-il, c'est que je connais cette maison-ci aussi bien que Beaufort lui-même la connaît. Avant que Badminton fût construit, mes frères et moi, nous avons passé plus d'un jour à grimper sur la vieille tour des Botelers. Ce n'est pas la première fois que j'ai parlé par cette fenêtre. Mais vite, voyons, que puis-je faire pour vous?

-Je vous suis obligé, monsieur, répondis je, mais je crains que vous ne puissiez rien faire pour m'être utile, à moins vraiment, que vous ne soyez en mesure d'informer les amis que j'ai à l'armée, de ce qui m'est arrivé.

-Pour cela, je pourrais le faire, répondit le fermier Brown. Écoutez, mon garçon, ce que je vais vous dire à l'oreille et dont je n'ai soufflé mot à personne jusqu'à présent. Ma conscience me reproche parfois que nous étayons un Papiste, pour qu'il règne sur une nation protestante. Que les gouvernants soient comme les gouvernés, voilà mon opinion. Aux élections, j'ai fait à cheval le voyage à Sudbury, et j'ai voté pour Maître Evans, de Turnford, qui était en faveur des Exclusionnistes. Pour sûr, si le Bill en question avait été adopté, c'est le Duc qui serait assis sur le trône de son père. La loi aurait dit oui. À présent elle dit: non. C'est une bien drôle chose que la loi, avec ses oui, oui, ses non, non, comme ceux de Barclay, le Quaker, qui est venu par ici, complètement habillé de basane, et a qualifié le curé d'homme coiffé d'un clocher. La loi est là. Ce n'est pas la peine de tirer des coups de feu contre elle, ni de lui passer des piques au travers, ni de lancer contre elle un escadron. Si elle commence par dire non, elle dira non jusqu'à la fin du chapitre. Autant se battre contre le livre de la Genèse. Que Monmouth fasse changer la loi, cela fera plus pour lui que tous les Ducs d'Angleterre. Car enfin, malgré tout, il est protestant, et je voudrais faire de mon mieux pour le servir.

-Voyez-vous, dis-je, le capitaine Lockarby sert dans le régiment du Colonel Saxon, à l'armée de Monmouth. Si les choses tournent mal pour moi, je regarderais comme une preuve de grande bienveillance de votre part que vous lui fassiez part de mon affection et lui demandiez d'annoncer l'événement de vive voix ou par une lettre, avec tous les ménagements nécessaires, aux gens de Havant. Si j'étais certain que cela sera fait, ce serait un grand soulagement pour mon esprit.

-Ce sera fait, mon garçon, dit le bon fermier. J'enverrai mon homme le plus sûr et mon cheval le plus rapide ce soir même, pour qu'on sache dans quel passe fâcheuse vous êtes. J'ai ici une lime qui pourrait vous être utile.

-Non, répondis-je, l'aide des hommes peut faire bien peu de chose pour moi ici.

-Il y avait autrefois un trou dans la voûte. Regardez en haut, et tâchez de voir s'il y a quelque trace d'une ouverture.

-La voûte est bien haute, répondis-je, en levant les yeux, mais il n'y a pas d'indice d'une ouverture.

-Il y en avait une, répéta-t-il. Mon frère Roger est descendu par là avec une corde. Dans l'ancien temps, c'était ainsi qu'on descendait les prisonniers, comme on fit pour Joseph, dans le puits. La porte est chose toute moderne.

-Qu'il y ait un trou, qu'il n'y en ait pas, cela ne peut me servir à rien, répondis-je. Il m'est impossible de grimper jusque-là. Ne restez pas plus longtemps, mon ami, ou vous en aurez peut-être des ennuis.

-Alors adieu, mon brave coeur! dit-il à demi voix.

Et l'oeil gris, si plein d'honnêteté, disparut de la fenêtre, ainsi que le bout de joue rouge.

Bien des fois, pendant cette longue soirée, je levai les yeux, dans l'espoir insensé qu'il reviendrait peut-être.

Le moindre froissement des branches au dehors me faisait quitter mon siège, mais c'était bien pour la dernière fois que j'avais vu le fermier Brown.

Cette visite amicale, si courte qu'elle eût été, me soulagea grandement l'esprit, car j'avais la promesse d'un homme digne de confiance, que, quoi qu'il arrivât, mes amis sauraient quelque chose de mon sort.

Il faisait alors tout à fait sombre.

J'allais et venais dans la petite chambre, lorsque j'entendis la clef grincer dans la porte.

Le capitaine entra, portant une lampe et un grand bol de pain et de lait.

-Voici votre souper, mon ami, dit-il. Prenez-le, que vous ayez ou non de l'appétit, car cela vous donnera de la force pour vous conduire en homme quand viendra le moment que vous savez. On dit qu'il fut beau de voir mourir Mylord Russell sur le tertre de la Tour. Ayez du coeur. Que les gens puissent en dire autant de vous! Sa Grâce est dans une terrible humeur. Il va et vient, se mord la lèvre, serre les poings en homme qui peut à peine maîtriser sa colère. Il se peut que ce ne soit pas contre vous, mais je ne vois pas quelle autre chose l'a mis dans cette colère.

Je ne répondis point à ce consolateur du genre de Job.

Aussi me laissa-t-il bientôt, après avoir posé le bol sur le siège et la lampe à côté.

Je mangeai tout ce qui m'était servi et alors, me sentant mieux, je m'étendis sur la couchette et tombai dans un sommeil sans rêves.

Ce sommeil dura probablement trois ou quatre heures.

J'en fus tout à coup tiré par un bruit pareil à des grincements de gonds.

Je me mis sur mon séant et regardai autour de moi.

La lampe avait fini par s'éteindre et la cellule était plongée dans une obscurité impénétrable.

Une lueur grisâtre à un bout indiquait seule et vaguement la place de l'ouverture.


Ailleurs tout était d'une noirceur dense.

Je tendis l'oreille, mais je ne perçus aucun son.

Et pourtant j'étais certain de ne m'être point trompé, certain que le bruit qui m'avait éveillé s'était produit dans l'intérieur même de ma chambre.

Je me levai et fis à tâtons le tour des murs, en marchant lentement et promenant ma main sur les murs et la porte.

Puis, je passai en tous sens sur le sol pour me rendre compte de l'état du plancher.

Autour de moi, comme sous mes pieds je ne reconnus aucun changement.

Dès lors d'où venait le bruit?

Je m'assois sur le bord du lit et attendis patiemment dans l'espoir de l'entendre une seconde fois.

Il se répéta bientôt.

C'était un gémissement sourd, un craquement pareil à celui qui se produit quand on remue avec lenteur et précaution une porte ou un volet restés longtemps immobiles.

En même temps, une lumière d'un jaune foncé parut en haut, sortant d'une mince fente dans le toit en voûte concave qui était au-dessus de moi.

Pendant que je l'épiais, cette fente s'élargit peu à peu et s'agrandit comme si l'on tirait un panneau à coulisses, et enfin je vis un trou assez grand, par lequel passait une tête qui me regardait, et dont le contour était dessiné par la lumière confuse qui se trouvait derrière elle.

Le bout noué d'une corde fut passé à travers cette ouverture et tomba presque sur le sol de la prison.

C'était une grosse et solide corde de chanvre, assez forte pour porter le poids d'un homme lourd, et en tirant dessus, je m'aperçus qu'elle était fortement assujettie en haut.

Évidemment mon bienfaiteur inconnu désirait que je m'en servisse pour monter.

Je le fis donc, en me servant d'une main après l'autre.

J'éprouvai quelque peine à passer mes épaules à travers le trou, et je réussis à atteindre la pièce qui se trouvait au-dessus.

Pendant que j'étais encore à me frotter les yeux après ce passage brusque de l'obscurité à la lumière, la corde fut rapidement remontée, et le panneau glissant refermé.

Pour ceux qui n'étaient point dans le secret, il ne restait rien qui pût expliquer ma disparition.

Je me trouvai en présence d'un homme replet, de petite taille, vêtu d'un justaucorps grossier et de culottes de basane, ce qui lui donnait jusqu'à un certain point l'air d'un valet d'écurie.

Il avait un large chapeau de feutre très enfoncé sur ses yeux et le bas de sa figure était entouré d'une épaisse cravate.


Il tenait une lanterne de corne, dont la lumière me permit de voir que la chambre, où nous nous trouvions, avait la même dimension que l'oubliette située au-dessous d'elle et n'en différait que par la présence d'une large fenêtre, qui donnait sur la parc.

Il n'y avait dans cette pièce aucun meuble, mais elle était traversée par une grande poutre, sur laquelle avait été assujettie la corde qui avait servi à mon ascension.

-Parlez bas, l'ami, dit l'inconnu. Les murs sont épais, et les portes ferment bien, mais je ne tiens pas à ce que vos gardiens sachent par quels moyens vous avez été volatilisé.

-À vrai dire, monsieur, répondis-je, je puis à peine croire que ce soit autre chose qu'un rêve. Il est extraordinaire qu'on puisse pénétrer aussi aisément dans ma prison, et plus extraordinaire encore pour moi de me trouver un ami qui veuille s'exposer ainsi pour moi.

-Regardez par ici, dit-il, en abaissant sa lanterne de façon à éclairer la partie du plancher où le panneau était encastrée, ne voyez-vous pas combien est vieille et moisie la maçonnerie qui l'entoure? Cette ouverture du toit est aussi ancienne que le donjon même, et bien plus ancienne que la porte par laquelle vous y avez été introduit. C'était, en effet, une de ces cellules en forme de bouteille ou oubliettes, que les rudes gens de jadis avaient inventées pour garder sûrement leurs prisonniers. Une fois descendu par ce trou dans le puits aux parois de pierre, l'homme n'avait plus qu'à se ronger le coeur, car son destin était scellé. Et pourtant, comme vous le voyez, le même procédé qui jadis empêchait son évasion, vous a rendu aujourd'hui la liberté.

-Grâce à votre clémence, Monseigneur, dis-je, en jetant un regard pénétrant sur mon interlocuteur.

-À présent, assez de déguisement comme cela! s'écria-t-il d'un ton boudeur, en rejetant en arrière le chapeau à larges bords et me montrant, ainsi que je m'y attendais, les traits du Duc. Même un jeune soldat sans expérience voit clair à travers mes efforts pour garder l'incognito. Je crains de ne faire qu'un piètre conspirateur, capitaine, car j'ai le caractère ouvert... Oui, après tout, comme le vôtre. Je ne saurais prendre un meilleur terme de comparaison.

-Quand on a entendu une fois la voix de Votre Grâce, on ne l'oublie pas aisément, dis-je.

-Surtout quand elle parle de chanvre et de prisons, répondit-il en souriant. Mais si je vous ai fourré en prison, vous devez avouer que je vous ai offert une compensation en vous en retirant au bout de ma ligne, comme on tire une épinoche d'une bouteille. Mais comment en êtes-vous arrivé à me remettre de tels papiers en présence de mon conseil?

-J'ai fait tout mon possible pour les remettre en particulier, dis-je, et je vous ai envoyé un message dans ce but.

-C'est vrai, répondit-il, mais il m'arrive des messages de cette sorte de tout soldat qui veut vendre son épée, de tout inventeur qui a la langue longue et la bourse plate. Comment deviner que l'affaire était réellement importante?

-J'ai craint de laisser échapper une chance qui pourrait ne jamais revenir, dis-je. On m'a appris que Votre Grâce n'a que peu de loisir dans l'époque présente.

-Je ne saurais vous blâmer, répondit-il, en arpentant la pièce, mais c'était malencontreux. J'aurais pu dissimuler les dépêches, mais cela eût excité les soupçons. Votre plan aurait été percé à jour. Il y a bien des gens qui portent envie à ma haute fortune, et qui sauteraient sur une occasion de me nuire auprès du Roi Jacques. Sunderland ou Somers, n'importe lequel d'entre eux, attiseraient la moindre rumeur en une flamme qu'il serait impossible d'éteindre. Il n'y avait donc d'autre parti à prendre que de montrer les papiers. La langue la plus venimeuse n'a pu rien trouver à blâmer dans ma conduite. Quelle attitude auriez-vous conseillée en pareilles circonstances?

-Celle qui aurait consisté à aller droit au but, répondis-je.

-Oui, oui, monsieur La Probité, mais les hommes publics sont tenus à marcher avec toute la précaution possible, car la ligne droite les conduirait trop souvent au bord du précipice. La Tour ne serait pas assez vaste pour loger tous ses hôtes, si tout le monde allait le coeur dans sa main. Mais à vous, dans ce tête-à-tête, je puis dire mes pensées véritables sans crainte d'être trahi ou mal compris. Je n'écrirai pas un mot sur du papier. Il faut que votre mémoire soit la feuille qui portera ma réponse à Monmouth. Et pour commencer, effacez-en tout ce que vous avez entendu dans la salle du Conseil. Que cela soit comme si l'on n'avait rien dit! Est-ce fait?

-Je comprends que cela ne représentait point les véritables pensées de Votre Grâce.

-Il s'en fallait de beaucoup, capitaine. Mais je vous en prie, dites-moi quelles raisons les rebelles ont-ils de compter sur le succès? Vous avez dû entendre votre colonel et d'autres discuter sur ce sujet, ou remarquer d'après leur attitude ce qu'ils en pensaient. A-t-on bon espoir de tenir tête aux troupes du Roi?

-Jusqu'à présent, répondis-je, on n'a eu que des succès.

-Contre les gens de la milice. Mais ils verront qu'il en est tout autrement quand ils auront affaire à des troupes exercées. Et pourtant!... et pourtant... Il y a une chose que je sais, c'est que tout échec de l'armée de Feversham causerait un soulèvement général dans tout le pays. D'autre part, le parti du Roi est actif. Chaque courrier nous apporte la nouvelle de renforcements par des levées. Albemarle maintient encore la milice dans l'Ouest. Le comte de Pembroke est en armes dans le Comté de Wilts. Lord Lumley arrive de l'Est avec les troupes du Sussex. Le Comte d'Abingdon tient le Comté d'Oxford. À l'Université, les bonnets et les robes font partout place aux casques et aux cuirasses. Les régiments hollandais de Jacques se sont embarqués à Amsterdam. Et pourtant Monmouth a gagné deux batailles. Pourquoi n'en gagnerait-il pas une troisième. Les eaux sont troubles... bien troubles.

Le Duc allait et venait, les sourcils froncés, se disait tout cela à lui-même plutôt qu'à moi, hochait la tête de l'air d'un homme dans la plus embarrassante incertitude.

-Je voudrais que vous disiez à Monmouth, fit-il enfin, que je lui sais gré des papiers qu'il m'a envoyés, que je les lirai et les examinerai avec l'attention convenable, et que je l'aiderais si je n'étais entravé par des gens qui me serrent de près et qui me dénonceraient si je laissais voir mes véritables pensées. Dites-lui que s'il amène son armée dans ce pays-ci, je pourrai alors me déclarer ouvertement pour lui, mais que le faire en ce moment serait ruiner la fortune de ma maison sans lui être utile en quoi que ce soit. Pouvez-vous lui porter ce message?

-Je le ferai, Votre Grâce.

-Dites-moi, demanda-t-il, comment Monmouth se comporte-t-il en cette entreprise.

-En chef sage et vaillant, répondis-je.

-C'est étrange, murmura-t-il. À la cour, on ne cessait de dire, par manière de plaisanterie, qu'il avait à peine assez d'énergie ou de constance pour achever une partie à la balle et qu'il jetait toujours sa raquette avant d'avoir amener le coup gagnant. Ses projets étaient comme une girouette, tournant à tous les vents. Il n'avait de constant que son inconstance. Il est vrai qu'il a commandé les troupes du Roi en Écosse, mais tout le monde savait que Claverhouse et Dalzell ont été les véritables vainqueurs au Pont de Bothwell. À mon avis, il ressemble à ce Brutus de l'Histoire Romaine qui feignit d'être faible d'esprit pour masquer ses ambitions.

Le Duc avait repris ses propos qu'il adressait à lui-même plutôt qu'à moi.

Aussi ne fis-je aucune remarque, si ce n'est pour rappeler que Monmouth s'était gagné le coeur du petit peuple.

-C'est là qu'est sa force, dit Beaufort. Il a dans les veines le sang de sa mère. Il ne trouve pas indigne de serrer la patte sale de Jerry le rétameur, ou de disputer le prix de la course à un rustaud sur la pelouse du village. Ce sont ces mêmes rustauds qui l'ont soutenu, alors que des amis de la haute noblesse sont restés à l'écart. Je voudrais bien pouvoir lire dans l'avenir. Mais vous avez mon message, capitaine, et j'espère que si vous y changez quelque chose en le faisant connaître, ce sera pour y mettre plus de chaleur et de bienveillance. Maintenant il est temps que vous partiez, car les gardes seront relevés dans moins de trois heures et votre évasion sera découverte.

-Mais comment partir? demandai-je.

-Par ici, répondit-il, en ouvrant la fenêtre et faisant glisser la corde sur la poutre dans ce sens. La corde sera peut-être trop courte d'un ou deux pieds, mais vous avez de la taille de reste pour y suppléer. Lorsque vous aurez pris terre, suivez le chemin sablé qui tourne à droite jusqu'à ce qu'il vous amène sous les grands arbres du parc. Le septième de ces arbres a une grosse branche qui passa par-dessus le mur de clôture. Grimpez sur cette branche et laissez-vous tomber de l'autre côté. Vous y trouverez mon valet qui vous attend avec votre cheval. Et en selle, jouez de l'éperon, en toute hâte, avec la vitesse de la poste, dans la direction du Sud. Quand il fera jour, vous devrez vous trouver en dehors du terrain dangereux.

-Mon épée! demandai-je.

-Tout ce qui vous appartient est ici. Redites à Monmouth ce que je vous ai dit et faites lui savoir que je vous ai traité avec toute la bienveillance possible.

-Mais que dira le Conseil de Votre Grâce, en apprenant ma disparition?

-Peuh! mon garçon, ne vous mettez pas en peine de cela. Je partirai pour Bristol dès la pointe du jour et je donnerai à mon conseil assez de sujets de réflexions pour qu'il n'ait pas le loisir de songer à ce que vous êtes devenu. Les soldats ne verront là qu'un autre exemple de l'intervention du Père du Mal, qui depuis longtemps passe pour être épris de cette cellule au-dessous de nous. Sur ma foi, si tout ce qu'on raconte est vrai, il s'y est passé assez de choses horribles pour faire sortir tout ce qu'il y a de diables dans l'abîme. Mais le temps presse. Passez sans bruit par la fenêtre. C'est cela! Rappelez-vous le message.

-Adieu, Votre Grâce, répondis-je.

Et, saisissant la corde, je me laissai glisser à terre rapidement, sans bruit.

Alors il la remonta et ferma la fenêtre.

Lorsque je regardai autour de moi, mon regard tomba sur la fente étroite qui s'ouvrait sur ma cellule et à travers laquelle ce brave fermier Brown avait causé avec moi.

Une demi-heure auparavant, j'étais étendu sur la couchette de la prison, sans espoir, sans aucune idée d'évasion.

Et maintenant me voilà de nouveau au grand air.

Nulle main ne s'étend pour m'arrêter.

Je respire librement.


Prison et potence ont également disparu, comme de mauvais rêves qu'on chasse en se réveillant.

Le coeur, capable de se bien tremper, s'adoucit grâce à la certitude de la sécurité.

Aussi j'ai vu un honnête commerçant se comporter bravement tant qu'il fut convaincu que sa fortune avait été engloutie par l'Océan, mais perdre toute sa philosophie en apprenant que la nouvelle était fausse, et que ses biens avaient traversé le péril sains et saufs.

Pour ma part, assuré comme je le suis que le hasard n'a aucune part dans les affaires humaines, je sentais que j'avais été soumis à cette épreuve pour m'inspirer des pensées sérieuses, et que j'en avais été tiré afin de pouvoir traduire ces pensées en actes.

Comme gage des efforts que je ferais dans ce but, je me mis à genoux sur l'herbe à l'ombre de la tour des Botelers, et je priai, afin de devenir en ce monde un homme utile, d'obtenir le secours nécessaire pour m'élever au-dessus de mes besoins et de mes intérêts pour concourir à tout ce qui se ferait de bon ou de noble dans mon temps.

Il s'est bien passé cinquante ans, mes chers enfants, depuis le jour ou je courbai mon intelligence devant le grand Inconnu, dans le parc de Badminton éclairé par la lune, mais je puis dire sincèrement qu'à partir de ce jour-là jusqu'au jour présent, les objets, que je m'étais proposés, m'ont servi de boussole sur les flots sombres de la vie-boussole à laquelle il m'arrive parfois de ne point obéir-car la chair est faible et frêle, mais qui du moins a toujours été là, pour que je puisse la consulter dans les périodes de doute et de danger.

Le sentier de droite traversait des bosquets et longeait des pièces d'eau peuplées de carpes pendant un bon mille.

J'arrivai enfin à la rangée d'arbres qui suivait le mur de clôture.

Je ne vis pas un être vivant sur mon trajet, excepté une harde de daims qui s'enfuirent comme des ombres légères sous le clair de lune pâlissant.

Je me retournai.

Je vis les hautes tours et les pignons de l'aile des Botelers se dessiner en noir d'un air menaçant contre le ciel étoilé.

J'arrivai au septième arbre.

Je grimpai sur la grosse branche qui passait par-dessus la muraille du parc et je me laissai tomber de l'autre côté, où je trouvai mon bon vieux gris-pommelé m'attendant sous la surveillance d'un palefrenier.

Je m'élançai en selle, me ceignis une fois encore de mon épée et partie au galop, d'un train aussi rapide que le comportaient quatre jambes pleines de bonne volonté, pour retourner à mon point de départ.

Je chevauchai pendant toute cette nuit-là sans tirer les rênes, traversant des hameaux endormis, des fermes baignées de clair de lune, longeant des cours d'eau brillants, furtifs, franchissant des collines couvertes de bouleaux.

Quand le ciel d'Orient passa de la teinte rouge à la teinte écarlate, et que le grand soleil montra son bord par-dessus les hauteurs bleues du comté de Somerset, j'avais déjà accompli une bonne partie de mon trajet.

C'était au matin d'un jour de sabbat et de tous les villages arrivait le doux tintement d'appel des cloches.

Je ne portais alors sur moi plus de papiers compromettants.

Aussi pouvais-je voyager avec plus d'insouciance.

Quelque part, un gardien de route au regard pénétrant me demanda où j'allais, mais lorsque je lui eus répondu que je venais de chez Sa Grâce le Duc de Beaufort, cela suffit pour dissiper ses soupçons.

Plus loin, près d'Axbridge, je rencontrai un marchand de bestiaux qui se rendait à Wells au trot lourd de son cob luisant.

Je chevauchai quelque temps en sa compagnie et appris que toute la région nord du comté de Somerset était maintenant en pleine révolte, et que Wells, Shepton Mallet et Glastonbury étaient occupés par les volontaires en armes du Roi Monmouth.


Toutes les forces royales s'étaient repliées vers l'Ouest ou l'Est, jusqu'à ce qu'il leur vint des renforts.

En traversant les villages, je vis le drapeau bleu aux clochers des églises, les paysans s'exerçant sur la pelouse, et je n'aperçus nulle part de fantassins ou de dragons pour faire reconnaître l'autorité des Stuarts.

Mon trajet me fit passer par Shepton Diallet, l'auberge du joueur de flûte, Bridgewater, et North Petherton.

Enfin, quand arriva la fraîcheur du soir, j'arrêtai mon cheval fatigué à l'enseigne des Mains jointes et aperçus les clochers de Taunton dans la vallée au-dessous de moi.

Une cruche de bière pour le cavalier, un grand seau d'avoine pour le cheval rendirent leur ardeur à l'un et à l'autre, et nous nous étions remis en route, quand accoururent, descendant la pente avec toute la vitesse dont ils étaient capables, une quarantaine de cavaliers.

Ils allaient d'un tel train, que je m'arrêtai, ne sachant si c'étaient des amis ou des ennemis, mais quand ce tourbillon arriva près de moi, je reconnus dans les deux officiers qui les conduisaient, Ruben Lockarby et Sir Gervas Jérôme.

En me voyant, ils agitèrent les mains, et Ruben fit un bond qui le jeta sur la crinière de son cheval, où il resta un instant, jambe de çà, jambe de là, jusqu'au moment où l'animal le rejeta en selle.

-C'est Micah! criait-il d'une voix haletante.

Après quoi il resta la bouche béante, les larmes jaillissant sur sa bonne figure.

-Corbleu, l'ami! Comment êtes-vous venu ici? dit Sir Gervas en me lardant avec son index comme pour s'assurer que j'étais là en chair et en os. Nous partions en enfants perdus dans le pays de Beaufort, pour le rosser et lui brûler sous le nez sa belle maison, s'il vous était arrivé malheur. Un valet d'écurie est arrivé il n'y a qu'un instant, envoyé par un fermier de là-bas, pour nous informer que vous étiez sous le coup d'une condamnation à mort. Sur quoi je suis parti, avec ma perruque à moitié frisée, et j'ai appris que l'ami Lockarby avait obtenu de Lord Grey un congé pour se rendre dans la Nord avec ces hommes. Mais comment avez-vous été traité?

-Bien et mal, répondis-je en serrant les mains d'amis. La nuit dernière, je ne comptais pas voir un nouveau lever de soleil, et pourtant vous me revoyez ici bien portant, au complet. Mais il faudrait du temps pour raconter tout cela.

-Oui, et le Roi Monmouth sera sur les épines, en vous attendant. Volte-face, mes gars, et en route pour le camp. Jamais mission ne fut plus vite et plus heureusement terminée que la nôtre. Il aurait fait mauvais pour Badminton si vous aviez été endommagé.

Les troupiers firent demi-tour et revinrent au petit trot à Taunton, où je rentrai entre mes deux fidèles amis.

Ils m'apprirent tout ce qui s'était passé en mon absence, et de mon côté je leur contai mes aventures.

La nuit était venue avant que nous eussions franchi les portes.

J'y confiai Covenant aux soins du valet d'écurie du Maire et me rendis tout droit au château pour faire mon rapport sur ma mission.