Le Capitaine Fracasse/Chapitre XIV

G. Charpentier (Tome 2p. 147-162).

XIV

LES DÉLICATESSES DE LAMPOURDE


On peut aisément s’imaginer la fureur de Vallombreuse après l’échec que lui avait fait subir la vertu d’Isabelle secourue si à propos par l’intervention des comédiens. Quand il rentra à l’hôtel, l’aspect de son visage, blême d’une rage froide, donna à ses domestiques des claquements de dents et des sueurs d’agonie ; car sa cruauté naturelle se livrait, en ces exaspérations, à des emportements néroniens, aux dépens du premier malheureux qui lui tombait sous la main. Ce n’était point un seigneur commode que le duc de Vallombreuse, même quand il était de joyeuse humeur ; mais quand il était fâché, mieux eût valu se rencontrer nez à nez, sur le pont d’un torrent, avec un tigre à jeun. Il referma derrière lui toutes les portes qui s’ouvraient à son passage d’une telle violence, qu’elles faillirent sauter hors des gonds, et que la dorure des ornements se détacha par écailles.

Arrivé à sa chambre, il jeta son feutre à terre si rudement que la forme en resta toute aplatie et que la plume ébouriffée se brisa net. Pour donner un peu d’air à sa furie, il se dégagea la poitrine sans prendre garde aux boutons de diamant de son pourpoint qui sautaient à droite ou à gauche sur le parquet, comme des pois gris sur un tambour. Les dentelles de sa chemise ne furent bientôt plus, sous les crispations de ses doigts nerveux, qu’une charpie effiloquée, et d’un coup de pied il envoya rouler les quatre fers en l’air un fauteuil qu’il avait rencontré dans ses déambulations colériques, car il s’en prenait même aux objets inanimés.

« L’impudente créature ! s’écriait-il tout en se promenant avec une agitation extrême, j’ai bien envie de la faire prendre par les sergents et jeter en un cul de basse fosse d’où elle ne sortirait que rasée et fouettée pour aller à l’hôpital ou à quelque couvent de filles repenties. Il ne me serait pas difficile d’obtenir l’ordre ; mais non, sa constance ne ferait que s’affermir de ces persécutions, et son amour pour Sigognac s’augmenterait de toute la haine qu’elle prendrait à mon endroit. Cela ne vaut rien ; mais que faire ? »

Et il continuait sa promenade forcenée d’un bout à l’autre du cabinet comme une bête fauve en sa cage, sans fatiguer sa rage impuissante.

Pendant qu’il se démenait ainsi, sans prendre garde à la fuite des heures qui passent toujours d’un pied égal, que nous soyons contents ou furieux, la nuit était venue, et Picard, bien qu’on ne l’eût pas appelé, prit sur lui d’entrer et d’allumer les bougies, ne voulant pas laisser son maître se mélancolier dans l’ombre, mère des humeurs noires.

En effet, comme si les lumières des candélabres lui eussent éclairci l’intellect, Vallombreuse, que distrayait son amour pour Isabelle, se ressouvint de sa haine pour Sigognac.

« Mais comment se fait-il que ce gentillâtre de malheur n’ait pas encore été dépêché, dit-il en s’arrêtant tout à coup, j’avais cependant donné l’ordre formel à Mérindol de l’expédier lui-même ou au moyen de quelque gladiateur plus habile et plus brave que lui s’il ne suffisait à cette besogne ! « Morte la bête, mort le venin, » quoi qu’en dise Vidalinc. Le Sigognac supprimé, l’Isabelle reste à ma merci, frémissante de terreur et déliée d’une fidélité désormais sans objet. Sans doute elle ménage ce bélître dans l’idée de s’en faire épouser, et c’est pour cela qu’elle se livre à ces simagrées de pudeur hyrcanienne et de vertu inexpugnable, repoussant l’amour des ducs les mieux faits comme s’ils fussent gueux de l’Hostière. Seule, j’en aurai bientôt raison, et, en tout cas, je serai vengé d’un arrogant par trop outrageux, qui m’a navré au bras et que je trouve toujours comme un obstacle entre moi et mon désir. Çà, faisons comparaître Mérindol et sachons où en sont les choses. »

Mérindol, appelé par Picard, se présenta devant le duc, plus pâle qu’un voleur qu’on mène pendre, les tempes emperlées de sueur, la gorge sèche et la langue empâtée ; il lui eût été bon en ce moment d’angoisse d’avoir un caillou dans la bouche comme Démosthènes, orateur athénien, haranguant la mer, pour se donner de la salive, faciliter la prononciation et délier la faconde, d’autant que la face du jeune seigneur était plus tempestueuse que celle d’aucune mer ou assemblée de peuple à l’Agora. Le malheureux, faisant effort pour se tenir droit sur ses jarrets titubants comme s’il fût ivre, encore qu’il n’eût bu depuis le matin de quoi noyer une mouche, tournait son chapeau devant sa poitrine avec un décontenancement idiot ; il n’osait lever les yeux vers son maître dont il sentait le regard tomber sur lui comme une douche alternativement de feu et de glace.

« Eh bien ! animal, dit brusquement Vallombreuse, vas-tu rester longtemps ainsi planté là avec cette mine patibulaire, comme si tu avais déjà au cou la cravate de chanvre que tu mérites encore plus pour ta lâcheté et maladresse que pour tes méfaits ?

— J’attendais les ordres de monseigneur, fit Mérindol en essayant de sourire. Monsieur le duc sait que je lui suis dévoué jusqu’à la corde inclusivement : je me permets cette plaisanterie à cause de la gracieuse allusion que vient de faire…

— C’est bon, c’est bon, interrompit le duc, ne t’avais-je pas chargé de nettoyer mon chemin de ce Sigognac maudit qui me gêne et m’obstrue. Tu ne l’as pas fait, car j’ai bien vu à la joie et sérénité d’Isabelle, que ce maraud respire encore, et que je n’ai point été obéi. En vérité, c’est bien la peine d’avoir des bretteurs à ses gages pour être servi de la sorte ? Ne devriez-vous pas, sans que j’ai besoin de parler, deviner mes sentiments à l’éclair de mes yeux, aux palpitations de mes cils, et tuer silencieusement quiconque me déplaît ? Mais vous n’êtes bons qu’à vous ruer en cuisine, et vous n’avez de cœur que pour égorger des poulets. Si vous continuez ainsi, je vous rendrai tous au bourreau qui vous attend, abjectes canailles que vous êtes, scélérats timides, gauches assassins, rebut et honte du bagne !

— Monsieur le duc, je le vois avec peine, objecta Mérindol d’un ton humble et pénétré, méconnaît le zèle, et, j’oserai le dire, le talent de ses fidèles serviteurs. Mais le Sigognac n’est point un de ces gibiers ordinaires qu’on traque et qu’on abat au bout de quelques minutes de chasse. À une première rencontre, peu s’en est fallu qu’il ne me fendît le moule du bonnet jusqu’au menton, et si, n’avait-il qu’une épée de théâtre, émoussée et mornée, dont bien me prit. Une seconde embûche le trouva sur ses gardes, et tellement prêt à bien faire que force me fut, ainsi qu’à mes camarades, de m’éclipser sans risquer un combat inutile où il eût été secouru et qui eût fait une esclandre fâcheuse. Maintenant il connaît ma figure, et je ne saurais l’approcher qu’il ne mette incontinent la main à la poignée de sa rapière. J’ai donc été obligé d’aller chercher un spadassin de mes amis, la meilleure lame de la ville, qui le guette et le dépêchera, sous prétexte de lui tirer la laine, à la première occasion crépusculaire ou nocturne sans que le nom de M. le duc puisse être prononcé en tout cela, comme il n’eût pas manqué si le coup avait été fait par nous qui appartenons à Sa Seigneurie.

— Le plan n’est pas mauvais, répondit négligemment Vallombreuse radouci, et peut-être vaut-il mieux que les choses se passent de la sorte. Mais tu es sûr du cœur et du bras de ce gladiateur ? Il faut un brave pour défaire Sigognac, lequel, je l’avoue, bien que je le haïsse, n’est point lâche, puisqu’il a bien osé se mesurer contre moi-même.

— Oh ! répliqua Mérindol avec importance et certitude, Jacquemin Lampourde est un héros… qui a mal tourné. Il passe en valeur les Achille de la fable et les Alexandre de l’histoire. Il n’est pas sans reproche, mais il est sans peur. »

Picard, qui depuis quelques minutes rôdait par la chambre, voyant l’humeur de Vallombreuse un peu rassérénée, ne feignit pas de lui dire qu’un homme d’assez bizarre tournure était là qui demandait instamment à lui parler pour chose d’importance.

« Fais entrer ce drôle, répondit le duc ; mais malheur à lui s’il me dérange pour des billevesées, je le ferai pelauder si rudement qu’il y laissera son cuir. »

Le valet sortit afin d’introduire le nouveau visiteur, et Mérindol allait se retirer discrètement, quand l’entrée d’un étrange personnage lui cloua les pieds au plancher. Il y avait en effet de quoi rester stupide d’étonnement, car l’homme conduit près de Vallombreuse par Picard n’était autre que l’ami Jacquemin Lampourde, en personne naturelle. Sa présence inattendue en un tel lieu devait faire supposer quelque événement singulier et hors de toute prévision. Aussi Mérindol était-il fort inquiet en voyant paraître ainsi, sans intermédiaire, devant le maître, cet agent de seconde main, cette machine subalterne dont la besogne devait s’accomplir dans l’ombre.

Jacquemin Lampourde, du reste, ne semblait nullement décontenancé ; dès la porte il avait même fait un petit clin d’œil amical à Mérindol, et il se tenait à quelques pas du duc recevant en plein sur la figure la lumière des bougies qui faisaient ressortir les détails de son masque caractéristique. Son front, où la pression habituelle du feutre avait tracé une raie rougeâtre transversale, pareille à la cicatrice d’une blessure, montrait par des gouttes de sueur, qui n’étaient pas séchées encore, que le spadassin avait marché vite ou venait de se livrer à un exercice violent ; ses yeux, d’un gris bleuâtre mélangé de reflets métalliques, se fixaient sur ceux du jeune duc avec une impudence tranquille qui donnait le frisson à Mérindol. Quant à son nez, dont l’ombre lui couvrait toute une joue, comme l’ombre de l’Etna couvre une grande partie de la Sicile, ce promontoire de chair découpait grotesquement son profil étrange et monstrueux, doré sur la crête par un vif rayon de clarté qui le faisait reluire. Ses moustaches, poissées d’un cosmétique grossier, ressemblaient à une brochette dont on lui eût traversé la lèvre supérieure, et sa royale se retroussait comme une virgule mise à l’envers. Tout cela lui composait une physionomie la plus hétéroclite du monde, de celles que Jacques Callot aime à croquer de sa pointe originale et vive.

Son costume consistait en un pourpoint de buffle, des chausses grises et un manteau écarlate dont les galons d’or paraissaient avoir été récemment décousus, comme l’indiquaient des raies de couleur plus fraîche, visibles sur le fond un peu fané de l’étoffe. Une épée à lourde coquille était suspendue à un large ceinturon brodé de cuivre, qui cerclait la taille efflanquée mais robuste du maraud. Un détail inexplicable préoccupait singulièrement Mérindol, c’est que le bras de Lampourde, sortant de dessous son manteau comme une torchère à supporter des bougies jaillissant d’une paroi de lambris, tenait au poing une bourse dont la panse rondelette annonçait une somme respectable. Ce geste d’offrir de l’argent au lieu d’en prendre était tellement en dehors des habitudes physiques et morales de maître Jacquemin que le bretteur s’en acquittait avec une gaucherie emphatique, solennelle et roide, tout à fait risible. Ensuite, cette idée que Jacquemin Lampourde abordait le duc de Vallombreuse comme s’il eût voulu le rémunérer de quelque service était si monstrueusement en dehors de la vraisemblance, que Mérindol en écarquillait les yeux et en ouvrait la bouche toute ronde, ce qui, au dire des peintres et physionomistes, est la propre expression de la surprise à son comble.

« Eh bien, maroufle, dit le duc, lorsqu’il eut assez considéré ce falot personnage, est-ce que tu veux me faire l’aumône par hasard que tu me mets cette bourse sous le nez, avec ton grand bras qu’on prendrait pour un bras d’enseigne ?

— D’abord, monsieur le duc, dit le bretteur après avoir imprimé aux longues rides qui sabraient ses joues et les coins de sa bouche une sorte de trépidation nerveuse, n’en déplaise à Votre Grandeur, je ne suis pas un maroufle. Je m’appelle Jacquemin Lampourde, homme d’épée. Mon état est honorable ; aucun travail manuel, aucun commerce ou industrie ne m’ont jamais dégradé. Je n’ai même point, en mes plus dures infortunes, soufflé le verre, occupation qui n’emporte pas la qualité de gentilhomme, car il y a péril, et les manants n’affrontent pas volontiers la mort. Je tue pour vivre, au risque de ma peau et de mon col, car j’exerce toujours seul et j’avertis qui j’attaque, ayant horreur de la traîtrise et lâcheté. Quoi de plus noble ? Retirez donc cette épithète de maroufle que je ne saurais accepter qu’à titre de plaisanterie amicale ; elle outrage par trop sensiblement les délicatesses chatouilleuses de mon amour-propre.

— Soit, maître Jacquemin Lampourde, puisque vous y tenez, répondit le duc de Vallombreuse, que les bizarreries formalistes de cet escogriffe si campé sur la hanche amusaient malgré lui, maintenant expliquez-moi ce que vous venez faire chez moi, une escarcelle au poing et secouant vos écus comme un fou sa marotte ou un ladre sa cliquette. »

Jacquemin, satisfait de cette concession à sa susceptibilité, inclina la tête tout en restant le corps droit, et fit exécuter à son feutre plusieurs passes qui constituaient, à son idée, un salut mêlant à la mâle liberté du soldat la souplesse du courtisan.

« Voici la chose, monsieur le duc : j’ai reçu de Mérindol des avances pour expédier un certain Sigognac, dit le capitaine Fracasse. Par des circonstances indépendantes de ma volonté, je n’ai pu satisfaire à cette commande, et comme j’ai de la probité dans mon industrie, je rapporte à qui de droit l’argent que je n’ai point gagné. »

En disant ces mots il posa, avec un geste qui ne manquait pas de dignité, la bourse sur un coin de la belle table incrustée en pierres dures de Florence.

« Voilà bien, dit Vallombreuse, ces bravaches bons à figurer dans les comédies, ces enfonceurs de portes ouvertes, ces soldats d’Hérode dont la valeur se déploie à l’encontre des enfants à la mamelle, et qui s’enfuient quand la victime leur montre les dents, ânes couverts d’une peau léonine dont le rugissement est un braire. Allons, avoue-le de bonne foi ; le Sigognac t’a fait peur.

— Jacquemin Lampourde n’a jamais eu peur, reprit le spadassin d’un ton qui, malgré l’apparence grotesque du personnage, n’était pas dénué de noblesse, cela soit dit sans rodomontade et vantardise à l’espagnole ou à la gasconne ; dans aucun combat l’adversaire n’a vu la figure de mes épaules ; je suis inconnu de dos, et je pourrais être, incognito, bossu comme Ésope. Ceux qui m’ont apprécié à l’œuvre savent que les besognes faciles me dégoûtent. Le péril me plaît et j’y nage comme le poisson dans l’eau. J’ai attaqué le Sigognac secundum artem, avec une de mes meilleures lames de Tolède, un Alonzo de Sahagun le vieux.

— Que s’est-il passé, dit le jeune duc, dans ce combat singulier où tu ne sembles pas avoir eu l’avantage puisque tu viens restituer les sommes ?

— Tant en duels qu’en rencontres et assauts, contre un ou plusieurs, j’ai couché sur le carreau trente-sept hommes qui ne s’en sont pas relevés ; je néglige les estropiés ou navrés plus ou moins grièvement. Mais le Sigognac est enfermé dans sa garde comme dans une tour d’airain. J’ai employé contre lui toutes les ressources de l’escrime : feintes, surprises, dégagements, retraites, coups inusités, il a parade et riposte à chaque attaque, et quelle fermeté jointe à quelle vitesse ! quelle audace tempérée de prudence ! quel beau sang-froid ! quelle imperturbable maîtrise ! Ce n’est pas un homme, c’est un dieu l’épée à la main. Au risque de me faire embrocher je jouissais de ce jeu si fin, si correct, si supérieur. J’avais en face un partenaire digne de moi ; pourtant comme il fallait en finir, après avoir prolongé la lutte autant que possible pour me donner le temps d’admirer cette magnifique méthode, je pris mon temps et je risquai la botte secrète du Napolitain, que je possède seul au monde, puisque Girolamo est mort maintenant et me l’a léguée en héritage. Personne autre que moi n’est, d’ailleurs, capable de l’exécuter en toute sa perfection, d’où dépend le succès. Je la portai si bien et si à fond que Girolamo lui-même n’eût pu mieux faire. Eh bien ! ce diable de capitaine Fracasse, ainsi qu’on le nomme, a paré avec une vitesse éblouissante et d’un revers si ferme qu’il ne m’a laissé au poing qu’un tronçon d’épée dont je m’escrimais comme une vieille femme qui menace un gamin d’une cuiller à pot. Tenez, voici ce qu’il a fait de mon Sahagun. »

Là-dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement du fourreau un bout de rapière portant pour marque un S couronné, et montra au duc la cassure nette et brillante de la lame.

« Ne voilà-t-il pas un coup prodigieux, continua le spadassin, qu’on pourrait attribuer à la Durandal de Roland, à la Tisona du Cid, ou à la Hauteclaire d’Amadis de Gaule ? Tuer le capitaine Fracasse est au-dessus de mes talents, je l’avoue en toute modestie. La botte que je lui ai portée n’a eu jusqu’à présent que cette parade, la pire de toutes, celle qui se fait avec le corps. Quiconque l’a essuyée a eu à son pourpoint une boutonnière de plus par où l’âme s’est enfuie. En outre, comme tous les vaillants, ce capitaine fut généreux : il me tenait au bout de son épée, assez estomaqué et pantois de ma déconvenue, et il me pouvait mettre à la brochette, comme un becfigue, rien qu’en étendant le bras ; il ne l’a point fait, ce qui est très-délicat de la part d’un gentilhomme assailli à la brune, en plein Pont-Neuf. Je lui dois la vie, et encore que ce ne soit pas grand’chose vu le cas que j’en fais, je lui suis lié de reconnaissance ; je n’entreprendrai plus rien contre lui, et il m’est sacré. D’ailleurs, en eussé-je les moyens, je me ferais scrupule de gâter ou détruire un si beau tireur, d’autant plus qu’ils se font rares par ce temps de ferrailleurs vulgaires où l’on tient une épée comme un manche à balai. C’est pourquoi je viens prévenir M. le duc qu’il ne compte plus sur moi. J’aurais peut-être pu garder l’argent comme dédommagement de mes risques et périls ; mais ma conscience y répugne.

— De par tous les diables, reprends ta somme au plus vite, dit Vallombreuse d’un ton qui n’admettait pas de réplique, ou je te fais jeter par les fenêtres sans les ouvrir, toi et ta monnaie. Je ne vis jamais coquin si scrupuleux. Ce n’est pas toi, Mérindol, qui serais capable de ce beau trait à insérer dans les exemples de la jeunesse. »

Comme il vit que le bretteur hésitait, il ajouta : « Je te donne ces pistoles pour boire à ma santé.

— Cela, monsieur le duc, sera religieusement exécuté, répondit Lampourde ; cependant je pense que Sa Seigneurie ne serait pas désobligée si j’en jouais quelques-unes. » En achevant ces mots, il fit un pas vers la table, étendit son bras osseux, saisit la bourse avec une dextérité d’escamoteur et la fit disparaître comme par enchantement dans la profondeur de sa poche où elle heurta, en rendant un son métallique, un cornet de dés et un jeu de cartes. Il était aisé de voir que ce geste lui était beaucoup plus naturel que l’autre, tant il y mettait d’aisance.

« Je me retire de l’affaire en ce qui concerne Sigognac, dit Lampourde, mais elle sera reprise, s’il convient à Votre Seigneurie, par mon alter ego, le chevalier Malartic, à qui l’on peut confier les entreprises les plus hasardeuses, tant il est habile homme. Il a la tête qui conçoit et la main qui exécute. C’est d’ailleurs l’esprit le plus dégagé de préjugés et de superstitions qui soit. J’avais ébauché, pour l’enlèvement de la comédienne à laquelle vous faites l’honneur de vous intéresser, une sorte de plan qu’il achèvera avec ce fini et cette perfection de détails qui caractérisent sa manière. Oh ! plus d’un auteur de comédie applaudi au théâtre en l’arrangement de ses pièces devrait consulter Malartic pour la subtilité de ses intrigues, l’invention de ses stratagèmes, le jeu de ses machines. Mérindol, qui le connaît, se portera garant de ses rares qualités. Certes, monsieur le duc ne saurait mieux choisir, et c’est un véritable cadeau que je lui fais. Mais je ne veux pas abuser plus longtemps de la patience de Sa Seigneurie. Quand elle sera décidée, elle n’a qu’à faire tracer par un homme à elle une croix à la craie sur le pilier gauche du Radis couronné. Malartic comprendra et, dûment déguisé, se rendra à l’hôtel Vallombreuse pour prendre les derniers ordres et recorder ses flûtes. »

Ce triomphant discours achevé, maître Jacquemin Lampourde fit exécuter à son feutre les mêmes évolutions qu’il avait déjà décrites en saluant le duc au commencement de l’entretien, l’enfonça sur sa tête, rabattit le bord sur ses yeux et sortit de la chambre à pas comptés et majestueux, satisfait de son éloquence et de sa bonne tenue devant un si grand seigneur.

Cette apparition bizarre, moins étrange cependant en ce siècle de raffinés et de bretteurs qu’elle ne l’eût été à toute autre époque, avait amusé et intéressé le jeune duc de Vallombreuse. Le caractère original de Jacquemin Lampourde, honnête à sa façon, ne lui déplaisait point ; il lui pardonnait même de n’avoir pas réussi à tuer Sigognac. Puisque le Baron avait résisté à ce gladiateur de profession, c’est qu’il était réellement invincible, et la honte d’en avoir été blessé lui était moins cuisante à l’amour-propre. Ensuite, quelque forcené que fût Vallombreuse, cette action de faire assassiner Sigognac lui paraissait un peu énorme, non par aucune tendresse ou susceptibilité de conscience, mais parce que son ennemi était gentilhomme ; car il ne se fût fait nul scrupule de meurtrir et trucider une demi-douzaine de bourgeois qui l’eussent gêné, le sang de telles ribaudailles n’ayant de valeur à ses yeux non plus que l’eau des fontaines. Il eût préféré dépêcher son rival lui-même, sans la supériorité de Sigognac à l’escrime, supériorité dont son bras, cicatrisé à peine, avait gardé le souvenir, et qui ne lui permettait pas de risquer, avec des chances favorables, un nouveau duel ou une attaque à main armée. Ses pensées se tournèrent donc vers l’enlèvement d’Isabelle, qui lui souriait davantage par les perspectives amoureuses qu’il ouvrait à son imagination. Il ne se doutait pas que la jeune comédienne, une fois séparée de Sigognac et de ses camarades, ne s’humanisât et ne devînt sensible aux charmes d’un duc si bien fait de sa personne, et dont raffolaient les plus hautes dames de la cour. La fatuité de Vallombreuse était incorrigible, car jamais il n’en fut de mieux fondée. Elle justifiait toutes ses prétentions, et ses plus impertinentes vanteries n’étaient que vérités. Aussi, malgré l’échec récemment subi près d’Isabelle, semblait-il au jeune duc illogique, absurde, incroyable et outrageux de n’être point aimé.

« Que je la tienne, se disait-il, quelques jours en une retraite d’où elle ne puisse m’échapper, et je saurai bien la réduire. Je serai si galant, si passionné, si persuasif, qu’elle s’étonnera bientôt elle-même de m’avoir si longtemps tenu rigueur. Je la verrai se troubler, muer de couleur, baisser ses longues paupières à mon aspect, et, quand je la tiendrai entre mes bras, pencher sa tête sur mon épaule pour y cacher sa pudeur et sa confusion. Dans un baiser, elle me dira qu’elle m’a toujours aimé, et que ses fuites n’étaient que pour m’enflammer mieux, ou bien encore appréhensions et timidités de mortelle poursuivie par un dieu, ou autres telles charmantes mignardises que les femmes savent trouver en ces rencontres, même les plus chastes. Mais quand j’aurai son âme et son corps, ah ! c’est alors que je me vengerai de ses anciennes rebuffades. »