Éditions Édouard Garand (p. 54-57).

III


Le King’s Inn réunissait une foule énorme et fortement bigarrée ce soir du 5 mai 1765, mais foule parmi laquelle on ne distinguait encore rien de la société sélecte. On n’y trouvait que de petits officiers et sous-officiers de la garnison de la ville, de petits bourgeois, quelques étudiants fort bruyants, et quantité d’aventuriers, comme on en voyait tant à cette époque, qui parcouraient le Nouveau-Monde à la recherche de la fortune. Les femmes qu’on rencontrait au King’s Inn ce soir-là encore n’étaient que des femmes de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière, et à la tête des petites bourgeoises essayait de briller Mrs Whittle. Il y avait des couturières, des blanchisseuses, des femmes de chambre et autre quantité de ces femmes ou filles qui cherchent à vivre au crochet des hommes galants.

À son monde, ce soir-là, Mrs Loredane offrait une primeur : c’était l’apparition en la salle de danse ou plutôt les débuts de sa fille, Lottie. C’était un événement prodigieux pour les habitués du King’s Inn, d’autant plus qu’il s’était produit plus tôt qu’on n’avait pensé. Mais par quel hasard Mrs Loredane lançait-elle sa fille si tôt ? Tout simplement parce qu’elle avait découvert en Sir James Howe un homme qui paraissait posséder toutes les qualités et toute la distinction qu’elle avait souhaité depuis longtemps trouver pour sa fille. Elle s’était dit, dès qu’elle avait connu le bretteur quelques jours auparavant :

— Voilà bien le mari qu’il faut pour ma fille !

Elle en avait de suite parlé à Lottie, elle lui en avait fait un portrait si enchanteur que la jeune fille, qui avait hâte de voir se briser les murailles de sa prison de verre, s’était vite et avec le plus grand enthousiasme pliée aux fantaisies de sa mère : elle avait juré de conquérir ce brillant cavalier qu’était Sir James Howe.

Disons que Lottie, comme Mrs Loredane, savait que sous ce pseudonyme de Sir James Howe se dérobait la personnalité remarquable de Sir James Spinnhead. Mais il avait été entendu qu’on ne devait pas lui donner son nom véritable avant la fête.

Durant quelques jours cinq ou six couturières avaient vécu à l’auberge, travaillant jour et nuit à confectionner le trousseau de Miss Lottie. C’était un assortiment de toilettes si éclatantes et si dispendieuses que la jeune fille qui, jusqu’à ce jour mémorable, n’avait porté que des bas de laine grossière, que des jupons de toile et des corsages d’étoffe, faillit chavirer de folie. Elle se prélassa dans des flots de soies, de cachemires, de dentelles, de rubans et de bijoux à faire crever d’envie les plus élégantes femmes de la ville. Quant à Mrs Loredane, elle comprit qu’elle devait, en femme de bon monde, présenter convenablement sa fille, et pour dignement remplir ce rôle elle commanda pour elle-même des toilettes non moins remarquables et non moins jeunes que celles de sa fille. Et puis, en femme avisée et d’expérience, Mrs Loredane avait émis l’hypothèse que le beau Sir James pouvait bien être affligé de quelques mignons caprices, et qu’il pouvait, comme tous les hommes galants, avoir la fantaisie d’admirer plutôt la mère que la fille. Comme elle n’avait pas abandonné toute prétention en ce monde, elle ne voulait pas rater le coup : elle saisirait à l’envolée le bel oiseau mâle !

Mais Sir James, s’il était un fantaisiste, était aussi un connaisseur, et Miss Lottie le frappa de suite au cœur par sa grâce charmante et quelque peu naïve et gauche, et surtout par son air d’extrême jeunesse. De la jeunesse… c’était la fleur dont les parfums s’adaptaient le mieux aux narines cosmopolitaines de Sir James. Il mordit donc à belles dents dans ce beau et velouté fruit qu’on lui présentait, et il oublia Mrs Whittle qui, encore que jolie et gracieuse, n’en était pas moins un peu fanée par le contact qu’elle avait déjà éprouvé à l’écorce du mâle. Mais là, devant Sir James, c’était une vierge, et pas une reine, eût-elle été la plus belle et la plus resplendissante, n’aurait pu lui enlever ce fruit jeune et tendre. Et Sir James, ayant également oublié qu’il avait offert et promis la première danse à Mrs Whittle, offrit son bras à Miss Lottie et l’emporta au travers de la cohue des danseurs.

À cette apparition Mrs Whittle manqua de tomber foudroyée par la jalousie et la fureur. Et la fureur et la jalousie ne manquèrent pas d’assaillir fortement et violemment les cœurs soupirants de maints jeunes hommes qui, d’ores et déjà, avaient jeté leur dévolu sur la fille de la tenancière du King’s Inn. Que de jeunes officiers, resplendissants dans leurs uniformes, avaient songé à conquérir la belle et virginale Miss Lottie ! Ce fut un flot de haine qui envahit tous les cœurs de ces jeunes gens quand ils se virent devancés par cet étranger, contre cet aventurier vers qui les malédictions volèrent.

Mrs Whittle eut bientôt vent, par des conversations entendues, des haines qui fermentaient contre le brillant Sir James, et elle se mit à souffler ingénument sur ces flammes qui grandirent et pétillèrent au point qu’un incendie allait éclater.

En effet, après la danse, alors que d’un côté les admirateurs de Miss Lottie et de Sir James les complimentaient sur leur bon air, de l’autre côté s’agitait le camp des jaloux et des envieux. Il se trouva parmi ces derniers un jeune farceur qui, ayant cligné de l’œil à ses compagnons, se faufila dans le groupe des admirateurs, s’approcha à l’improviste du séduisant Sir James, et lui donna un rude croc-en-jambe qui envoya le beau cavalier de Miss Lottie s’étaler de tout son long sur le parquet ciré de la salle.

Un cri d’horreur partit du groupe des amis de Sir James et de Miss Lottie, mais le camp opposé fit entendre un immense éclat de rire moqueur à l’adresse de Sir James étendu sur les dalles. Mais l’étonnement et la confusion firent place bientôt aux rires, quand on vit Sir James se relever sans marquer la moindre émotion, mais avec la meilleure grâce du monde, puis s’incliner devant Miss Lottie tout étourdie, faire signe aux musiciens ahuris de reprendre la musique, offrir son bras à Lottie et l’entraîner en une sorte de valse nouvelle dont lui, Sir James, avait été le créateur. Pendant dix minutes l’on put voir l’admirable couple onduler, glisser, balancer, circuler dans un cercle de curieux médusés qui ne pouvaient plus détacher leurs regards admiratifs de ce couple gracieux à l’extrême. À un moment Sir James et sa partenaire vinrent passer à portée du farceur qui avait imaginé le croc-en-jambe, et tout à coup, avec la rapidité de l’éclair, Sir James abandonna sa compagne, leva son poing et le rabattit contre la figure du jeune imprudent qui, à son tour, alla s’aplatir sur les dalles au milieu d’un concert de rires énormes.

Le rire, cependant, n’était pas général. Les fielleux, qui prenaient parti pour le pauvre jeune homme qui demeurait inanimé sur le plancher, tant le coup de poing de Sir James, avait été rude, poussèrent un haro formidable. Une vingtaine de jeunes officiers et de bourgeois se jetèrent contre Sir James en brandissant des poignards à lames aiguës. L’attaque fut si rapide et si inattendue, que Sir James n’eut pas le temps de dégainer sa petite épée de parade, et, assailli de tous côtés, il se vit perdu. Mais dans l’affreux brouhaha qui venait de se produire par toute la salle, on vit Miss Lottie arracher d’une main vigoureuse le poignard à un jeune bourgeois, frapper ce dernier mortellement, puis se ruer devant Sir James et le protéger contre ses ennemis. Une clameur de surprise et d’admiration jaillit de toutes les bouches. Sir James ne put qu’admirer aussi la fière et splendide attitude de cette enfant qui, de son poignard tout sanglant, venait de faire deux autres victimes. Ces trois cadavres avaient épouvanté les autres assaillants qui retraitèrent rapidement. Et alors, vaincue par l’effort, Miss Lottie tomba dans les bras de Sir James et s’évanouit.

Mrs Loredane, qui un moment s’était arraché les cheveux de désespoir, se jeta alors contre Sir James et sa fille en criant :

Ho ! darling ! darling !

Et pour la première fois en sa vie, peut-être, la tenancière du King’s Inn se mit à verser de vraies larmes… oui, de vraies larmes parce qu’elle croyait morte sa fille tant aimée.

De suite Sir James la rassura :

— Ne pleurez pas, madame, elle n’est qu’évanouie. Dès qu’elle sera remise, chère madame, ajouta Sir James à voix plus basse, j’oserai vous demander de me faire l’honneur de m’accorder sa main, j’en ferai ma femme adorée !

— Oh ! demandez-moi tout de suite, Sir James, demandez tout de suite ! s’écria Mrs Loredane en séchant ses pleurs et toute chavirée de joie soudaine.

Oui, elle voulait de suite recevoir la demande par crainte que le beau bretteur ne changeât d’idée.

Mais Miss Lottie n’était peut-être pas tout à fait évanouie, puisqu’elle parut entendre cet échange de paroles : car aussitôt elle ouvrit les yeux et sourit divinement à Sir James et à sa mère. Celle-ci jugea à propos de tirer pour tout de bon les ficelles qu’elle tenait à la main, et elle demanda en minaudant :

— N’est-ce pas, chérie, que tu acceptes d’être la femme adorée de Sir James ?

Et, si bas que Sir James ne put entendre, la tenancière ajouta à l’oreille de sa fille :

— Ce que tu seras heureuse avec lui, Lottie !… il s’imagine qu’il te doit la vie. Tu n’auras donc qu’à vouloir !

Et Mrs Loredane frémissait d’un bonheur indicible.

De fait, une promesse irrévocable était de suite échangée entre le spadassin et Lottie. Puis Sir James alla déposer la jeune fille sur un divan.

À cette minute Mrs Whittle accourait auprès de Sir James dont elle saisit les mains en criant :

— Ho ! Sir James ! Sir James… comme je remercie le ciel de vous avoir protégé contre cette bande d’assassins !

Sir James sourit candidement et répliqua :

— Madame, je vous remercie de votre bienveillance à mon égard. Cependant, je dois vous déclarer, pour faire honneur à la vérité, que ce n’est pas le ciel qui m’a protégé contre mes assassins, mais plutôt cette jeune et séduisante personne que je viens de fiancer et dont je ferai tout prochainement ma femme.

— Ah !…

Ce fut l’unique exclamation que poussa Mrs Whittle… pour la seconde fois, ce soir-là, Sir James Howe-Spinnhead se trouva avec une femme évanouie dans les bras.