Éditions Édouard Garand (p. 50-52).

Troisième partie

LE TOURNOI

I


Les événements de cette nuit de novembre avaient suscité bien des commentaires dans la ville d’abord, et par tout le pays ensuite. Les ennemis de la race avaient élevé une voix vengeresse contre le massacre fait par le capitaine Aramèle au King’s Inn et en sa salle d’armes. La tête du capitaine avait été exigée. Quelques jours plus tard une délégation des notables anglais de la cité, conduit par le major Whittle à peine remis du coup d’épée d’Aramèle, s’était présentée devant le gouverneur pour lui demander de chasser du pays ce Français réfractaire qui, disaient les notables, devenait un perpétuel danger pour la paix de la ville et des campagnes. Des membres de cette délégation voulurent exiger du gouverneur un procès au capitaine français.

Le major Whittle, qui se doutait bien que Murray professait pour Aramèle une certaine sympathie, ne voulut pas trop insister de lui-même par crainte de s’aliéner les bonnes dispositions du gouverneur à son égard. Il avait proposé ceci :

— Il importerait tout au moins, Excellence, qu’on le désarmât et qu’il n’eût plus le droit de porter une épée !

— Soit, avait répondu Murray avec un fin sourire, je vous abandonne ce soin, major, désarmez-le !

Whittle se souvint du projet qu’il avait élaboré et qu’il avait confié ensuite au lieutenant Hampton : projet qui consistait à faire mesurer Aramèle avec Spinnhead en champ clos. Il répliqua au général :

— J’aurais un plan fort simple à vous soumettre à ce sujet, dit-il en hésitant ; et si vous daignez me le permettre, je viendrai un jour vous entretenir de ce projet.

— Ah ! fit le gouverneur avec un étonnement amusé, vous avez un plan qui soit capable de désarmer le capitaine ?

— Pour le désarmer en douceur, oui, Excellence.

Murray demeura sceptique.

Mais toutes ces suggestions ne paraissaient pas satisfaire tous les notables. Quelques-uns demandèrent tout simplement qu’on bannît Aramèle, Étienne Lebrand et sa sœur, ainsi que la famille DesSerres. On chercha à représenter M. DesSerres comme un dangereux agent, un agitateur aux gages de la France.

Devant l’insistance et les clameurs Murray allait peut-être se laisser aller à quelque terrible injustice, lorsque ce jeune inconnu, qui avait arraché Thérèse des mains de Hampton et qui était intervenu en l’affaire de la basse-ville, parla quelques minutes à voix basse à l’oreille de Murray.

Celui-ci alors congédia la délégation, promettant de réfléchir et commandant à Whittle en même temps de se présenter le lendemain pour soumettre le plan qu’il avait imaginé.

Et le temps s’écoula, avec le temps le souvenir des drames récents parut s’éteindre dans l’esprit du peuple.

Chez Aramèle la vie avait repris son cours ordinaire. Seulement, depuis sa bataille homérique au King’s Inn, il avait vu le nombre des amateurs d’escrime grandir rapidement, si bien que sa salle d’armes se trouva trop petite. Et, chose étonnante, Aramèle donnait des leçons surtout à de jeunes officiers anglais de la garnison. Il en était même venu de Trois-Rivières et de Montréal. En peu de temps Aramèle était devenu populaire. Son prestige avait fait taire les clameurs de ses ennemis. Était-ce bien uniquement à cause de son prestige ?… Non, il y avait une autre cause.

Whittle avait dévoilé son plan d’un combat singulier entre le capitaine et Spinnhead, et Murray l’avait accepté. Puis Spinnhead avait été embauché sans difficulté, de même qu’Aramèle avait consenti à mesurer sa rapière contre celle de Spinnhead, si le public le voulait.

S’il le voulait… mais le public l’exigeait, il réclamait ce spectacle pour le jour de la fête que le gouverneur avait fixé pour le mois de mai prochain, fête à laquelle, disait-on, le roi George enverrait un représentant spécial. Ce serait donc un jour national, un jour du peuple, et le spectacle ne pouvait être qu’unique. Or, ce tournoi, qui avait été annoncé comme la plus grande « attraction » du jour, prenait dans l’esprit du peuple une importance telle qu’on ne parlait plus que de cette rencontre. La chose avait tellement exalté l’esprit de la jeunesse qu’on avait été de suite dévoré de l’envie d’apprendre cet art remarquable de l’escrime, et bientôt la salle d’armes d’Aramèle ne désemplissait pas. Et le capitaine, tout en acquérant une immense popularité, faisait peu à peu sa fortune, fortune qu’il voulait gagner pour Étienne et Thérèse.

Il n’était donc plus question dans les conversations que de la prochaine rencontre d’Aramèle avec Sir James Spinnhead.

Il va sans dire qu’on souhaitait la victoire pour Spinnhead, puisqu’on savait, sans le dire haut, que cette affaire avait été montée pour désarmer et humilier le capitaine français, sinon pour le tuer. On savourait donc à l’avance une victoire anglaise et une vengeance, et la fête annoncée n’en devenait que plus ardemment attendue.

Et la présence d’un envoyé spécial du roi était loin de diminuer l’importance de l’événement. Cette circonstance aidait à la propagande, et la Gazette de Québec, qu’on venait de fonder, en profitait pour lancer de fois à autre un article en français et en anglais, afin de mieux préparer le peuple aux réjouissances que l’on préparait. Dans ces articles l’auteur se plaisait à décerner à Sir James Spinnhead, le célèbre ferrailleur anglais, des éloges effarants, et il s’étendait complaisamment sur les prouesses de l’escrimeur à travers les continents du vieux monde. D’autres fois, par contre, le même journal faisait un vif portrait d’Aramèle, il vantait son habileté à l’épée et le montrait comme un adversaire redoutable à Spinnhead, mais tout en laissant voir l’infériorité du capitaine : c’était probablement pour le motif de faire aller les paris du côté de l’Anglais. Une chose certaine, cette réclame mettait de plus en plus la curiosité en éveil, et elle allait attirer en la ville une foule considérable de spectateurs pour ce jour-là.

Aramèle, qui ne manquait pas de lire ces dithyrambes, riait sous cape. Il avait deviné le truc de ses ennemis : le désarmer en sourdine. Il avait même envie de rire aux éclats, lorsqu’il lisait de si beaux éloges écrits à l’adresse de Spinnhead. Aramèle avait déjà entendu parler de ce Spinnhead bien avant qu’il ne fût venu en Nouvelle-France. Selon lui, ce Spinnhead n’était qu’un hâbleur de l’épée, un aventurier plus fanfaron qu’habile, un bretteur plus audacieux que « scientifique ». Mais cela n’empêchait pas, comme Aramèle s’en doutait, que tous les paris tombaient sur Spinnhead. Le capitaine s’en réjouissait, d’autant plus qu’il mesurait à l’avance la grandeur de la belle victoire qu’il allait en champ clos conquérir à la France. Cette victoire lui apparaissait comme une superbe revanche de la défaite de 1759 !

— Ah ! pensait-il, si le prix de cette victoire eut été la reconquête de la Nouvelle-France !…

N’importe ! ce serait une fois encore l’honneur de la France défendu !

Avril était venu, un peu froid, mais brillant de soleil. La navigation fluviale avait repris son mouvement. Étienne Lebrand s’était embarqué sur un petit navire pour continuer son apprentissage de marin, et de jour en jour il devenait un fort et beau garçon dans lequel on devinait toute la vigueur de sa race.

M. DesSerres avait décidé de se livrer enfin au commerce, et, depuis quelques jours, il était en pourparlers pour acheter le fonds de commerce d’un gros négociant anglais de la haute-ville, qui abandonnait le Canada pour aller s’établir dans la Nouvelle-Angleterre.

Entre Thérèse et Léon, qui allait seconder son père dans le commerce, les amours allaient de mieux en mieux, et il avait été entendu que le mariage aurait lieu à l’automne suivant.

Quelques jours après que cette décision importante eut été rendue publique, la jeune Canadienne avait reçu une lettre de provenance inconnue, qu’un courrier spécial avait apportée à la basse-ville et qui était reparti sans donner d’explications. La lettre contenait une belle feuille de parchemin sur laquelle ces mots français avaient été tracés d’une main fine et allongée :


« Recevez mes compliments et mes hommages respectueux, et croyez que je fais pour vous les plus grands vœux de bonheur. »


Pour toute signature il n’y avait qu’un grand « M ».

Mais Thérèse, qui durant le cours de l’hiver avait à diverses reprises aperçu son mystérieux protecteur qui, chaque fois, n’avait pas manqué de la reconnaître et de la saluer courtoisement, se douta bien que ces souhaits de bonheur venaient de lui.

Par un beau jour de février, pendant que Thérèse se promenait par les rues de la haute-ville en compagnie de son fiancé, les citadins avaient vu passer un jeune et beau cavalier monté sur un magnifique cheval noir, très fringant, qu’il conduisait avec une remarquable adresse. Toutes les têtes féminines se retournaient à l’envie pour jeter à ce superbe cavalier des regards d’admiration. Thérèse l’avait aussi admiré, et elle l’avait admiré plus que les autres parce qu’elle l’avait reconnu. C’était Lui !… Et le cavalier l’avait remarquée et saluée fort galamment.

— Ah ! c’est votre inconnu ? avait demandé Léon qui, non moins que l’orpheline, gardait pour cet étranger une reconnaissance sans borne.

— Oui, c’est Lui ! répondit Thérèse. Ne l’avez-vous pas reconnu également, Léon ?

— Je ne l’ai vu qu’une fois, ce soir de novembre dernier où il était apparu avec le général Murray !

— Oui, oui, je me rappelle, Léon.

— Aussi, comme j’étais très désireux de lui exprimer ma reconnaissance, j’ai cherché à savoir qui il était. Mais je n’ai pu arriver à aucune certitude. Seulement, certaines gens m’ont informé qu’il appartenait à une très grande famille anglaise, et qu’il voyageait pour son agrément et pour parfaire en même temps ses études et étendre le champ de ses connaissances. Quelques uns ont pensé qu’il pouvait être apparenté au général Murray, attendu que pendant son séjour en notre ville il se retire au Château Saint-Louis.

Mais à la fin d’avril Thérèse, tout comme Léon et Aramèle, avait cru deviner l’identité véritable de l’étranger, quand, un jour, la Gazette informa le public que le représentant officiel du roi George aux fêtes du 15 mai prochain serait le jeune duc de Manchester, l’un des plus grands personnages, à cette époque, de la cour et du royaume d’Angleterre.

Naturellement ce nom avait ébloui Thérèse et ses amis, et tous, dans l’incertitude où ils demeuraient que leur protecteur fût réellement le jeune duc de Manchester, attendirent avec une grande impatience le jour fixé pour la grande fête.

Cette impatience de nos amis était dans tous les esprits, on ne se préoccupait plus que des fêtes prochaines, on oubliait les affaires importantes, on oubliait la politique, et toutes les conversations bientôt tournaient sans cesse autour des deux héros de la fête : Spinnhead et Aramèle.

Mais un incident allait, dans l’entrefaite, survenir et manquer de faire rayer du programme de la fête la bataille si impatiemment attendue et désirée.