Éditions Édouard Garand (p. 30-34).

VII


Un après-midi, Mrs Whittle frappa à la porte du logis du maître d’armes. Thérèse ne fut pas surprise de cette visite, elle l’attendait. Aramèle était sorti de bonne heure ce jour-là avec Étienne pour ne rentrer que vers le soir.

Mrs Whittle parut très contrariée de ne pouvoir féliciter le capitaine de sa bonne œuvre et de ne pouvoir, en même temps, connaître le frère de Thérèse. Mais elle promit de revenir, assurant qu’elle s’intéressait de plus en plus à la jeune fille, à son frère et au capitaine dont, avouait-elle ingénument, elle avait appris l’habileté au jeu de l’escrime et la bravoure. Puis elle invita Thérèse à l’accompagner chez la couturière qui les attendait pour ce jour-là.

Thérèse dut aller s’habiller dans sa chambre, et elle s’excusa de laisser seule la jeune femme.

Mrs Whittle profita de ce moment de solitude pour examiner curieusement la maison et les choses qu’elle renfermait. C’était toujours cette même salle d’armes dont Aramèle devait faire également sa salle de réception. Seulement, il lui avait donné un peu plus d’éclat en la faisant peinturer à neuf de couleurs claires. Des fauteuils et des divans recouverts de belles tapisseries étaient disposés tout autour, laissant le milieu de la pièce libre pour les exercices à l’escrime. Il avait fait venir de France une collection d’armes qu’il avait savamment arrangées en panoplies aux murs. Sur la tablette de la cheminée avaient été disposés des bibelots, de peu de valeur, il est vrai, mais qui avaient été choisis avec goût. Thérèse avait su joindre à ces bibelots des pots de fleurs artificielles qui réjouissaient la vue et donnaient aux objets voisins un ton plus clair et plus riant. De sorte que la salle d’armes présentait au premier coup d’œil quelque chose de formidable et de séduisant à la fois. Mrs Whittle, qui n’y découvrait, il est vrai, rien de luxueux, ne put toutefois s’empêcher d’admirer l’ordre dans l’ensemble et le goût dans l’arrangement. Elle respirait autour d’elle une atmosphère de sérénité et de bonheur qu’elle n’était pas loin d’envier. Si dans les intérieurs simples le bonheur est moins apparent, il n’en est que plus réel et profond. Le bonheur n’est pas nécessairement la somme plus ou moins additionnée du faste et de la munificence ; car plus souvent il est berger que prince, plus souvent il est chaumière que palais, plus souvent il est paysan que bourgeois. Le bonheur est le secret de l’esprit, non du corps. Si Mrs Whittle possédait tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, elle ne possédait pas réellement le bonheur ; elle vidait fort souvent la coupe enivrante des plaisirs, mais pas assez souvent pour enlever de ses lèvres l’âcreté qu’y déposait sans cesse la coupe des amertumes.

Dans ce logis modeste, mais clair et gai, très français, et guerrier par l’allure et presque bourgeois par le décor, se dégageait un air de confort et de paix qui laissait dans l’esprit du visiteur une impression très douce. Et Mrs Whittle, peu impressionnable d’ordinaire parce que trop superficielle, subit cette impression qu’elle ne manqua pas de communiquer à Thérèse, lorsque celle-ci se présenta, prête à partir.

— Vraiment, vous avez l’air très heureuse ici, mademoiselle, et je vous félicite encore d’avoir accepté la bienveillante protection du capitaine Aramèle. Décidément c’est un gentilhomme pour qui j’ai déjà beaucoup d’admiration.

Il est bien probable que Mrs Whittle était très sincère en prononçant ces paroles.

Quant à Thérèse, elle l’était tout à fait en répondant :

— Oui, madame, je vis bien heureuse. Monsieur le capitaine est pour moi autant qu’un père.

— Bonne enfant ! sourit Mrs Whittle en tapotant les joues roses de la jeune fille. Allons ! ajouta-t-elle, la couturière nous attend, et je sais que vous serez contente de revenir plus tôt chez vous.

Elle conduisit la jeune fille vers la haute-ville.

Après avoir passé une heure chez la couturière, la femme du major emmena Thérèse chez un bijoutier. Elle acheta pour la jeune fille un collier de perles de bonne valeur. Encore une fois, et malgré l’avis d’Aramèle, Thérèse n’osa refuser. Puis Mrs Whittle dit :

— Il n’est que trois heures et je désire vous faire visiter ma maison, venez !

La maison habitée par le major et sa femme avait appartenu à un magistrat français qui, après le traité, avait repassé en France. Elle était située non loin du Palais épiscopal.

Cette propriété était décorée d’un petit jardin à l’avant et d’un petit parc à l’arrière, et elle conservait encore à l’extérieur sa physionomie française.

Mrs Whittle commanda à un serviteur de servir du vin et des biscuits dans un salon luxueux qui avait, lui, perdu son aspect français. Le mobilier et les décorations étaient du plus pur anglais. Les couleurs étaient sombres et les meubles massifs. Tout l’ensemble offrait un air de lourdeur qui présentait un rude contraste avec la légèreté de la maîtresse de maison. Mais il faut expliquer que le major avait fait meubler sa maison avant de se marier, de sorte que Mrs Whittle n’avait pas eu l’avantage d’en surveiller l’installation.

Après un petit goûter la jeune femme promena Thérèse par toute la maison, lui faisant voir tous les coins et recoins. Et elle parlait sans cesse avec une énorme volubilité, elle riait hautement, tandis que Thérèse, gênée, se contentait de regarder avec une sorte d’étonnement tout ce luxe nouveau pour elle, et avec la hâte de sortir de cette maison où elle était loin de se trouver chez elle.

Il est bien vrai que ce n’était chez elle ni si beau ni si riche, mais on s’y sentait plus chez soi et dans une atmosphère moins lourde à respirer. C’était même beaucoup plus gai que dans tout ce luxe qui écrasait.

Lorsque Mrs Whittle eut terminé la visite de sa maison, Thérèse exprima le désir de prendre congé.

La jeune femme, toujours en riant, consentit à laisser partir sa visiteuse, mais non sans lui avoir offert au salon un autre verre de vin et un biscuit.

L’orpheline voulut refuser, le vin de Mrs Whittle ne lui faisait pas. Elle ne dédaignait pas les vins légers que buvait Aramèle, mais ces gros vins rouges dont on avait l’air de se délecter beaucoup dans cette maison pesaient trop sur son estomac et sur sa tête.

À ce moment, le major Whittle parut accompagné du lieutenant Hampton.

Thérèse ne connaissait pas le major, mais Hampton ne lui était pas inconnu. Deux fois elle l’avait vu le même jour dans la maison d’Aramèle, lorsqu’il était venu donner des ordres au capitaine. Et depuis ce jour elle avait gardé l’impression que ce jeune homme était pour elle comme pour Aramèle un ennemi dangereux.

Mais le lieutenant, lorsque Mrs Whittle le présenta à l’orpheline, fit montre de la plus grande courtoisie, tandis que le major au même instant disait d’une voix ronde :

— Oh ! j’ai souvent entendu parler de cette jolie demoiselle Thérèse, et, ma foi, je la trouve tout à fait ravissante. Mon amie, ajouta-t-il en regardant sa femme, j’avais invité le lieutenant Hampton à venir dîner avec nous, et à présent je pense qu’il serait tout à fait dans la note d’inviter mademoiselle à être des nôtres. Le dîner sera beaucoup plus intéressant pour le lieutenant qui, ce me semble, ne prend guère de plaisir en compagnie de gens mariés.

Ces paroles, tombées de la lèvre un peu moqueuse du major, ne semblèrent pas produire un très gros effet ni sur Hampton qui considérait avec attention Thérèse, très gênée, ni Mrs Whittle qui se mit à rire aux plus beaux éclats.

Celle-ci répondit :

— C’est une superbe idée que vous avez eue là, mon ami, d’inviter le lieutenant : et j’ai eu une idée originale d’amener mademoiselle Thérèse pour visiter notre maison. C’est donc convenu, mademoiselle, ajouta la jeune femme en souriant à Thérèse, et je vous garde à dîner avec nous !

Très confuse, la jeune fille balbutia :

— Madame, je vous remercie, mais il faut que je retourne chez nous.

— Craignez-vous qu’on s’inquiète à votre égard ?

— Oui, madame, Étienne et monsieur le capitaine seront très inquiets de ne pas me trouver à la maison à leur retour.

— Bah ! se mit à rire Whittle, je vais dépêcher un serviteur avec un mot pour informer vos gens qu’on vous ramènera dans la soirée. N’est-ce pas, Katie ?

— Certes, et j’écrirai moi-même ce mot.

— Et vous l’enverrez vous-même ? C’est cela.

— Et moi, intervint Hampton avec un aimable sourire à l’adresse de la jeune fille, je me charge de reconduire mademoiselle jusqu’à sa porte.

Cette fois il dévora du regard la beauté émue et inquiète de Thérèse.

Mrs Whittle s’approcha de la jeune fille et la prit par un bras, disant :

— Venez dans mon boudoir où je vais écrire un mot au capitaine Aramèle. Ou préférez-vous que j’adresse cette note à votre frère ?

— Madame, je vous en prie, bégaya la jeune fille, je veux m’en aller.

— Vraiment, mon enfant, vous êtes trop craintive et trop sauvage. Non, non, vous ne vous en irez pas ainsi. Il faut vous divertir un peu. De nos jours il importe à une jeune fille de connaître le monde, et vous êtes précisément à l’âge ! Ah ! votre âge, en effet ?… je ne vous l’ai pas demandé.

— Seize ans, madame.

— Seize ans !…

Mrs Whittle regarda Hampton qui cligna de l’œil en souriant. Elle se mit à rire.

— Seize ans… répéta-t-elle en embrassant Thérèse sur le front. Mais à quatorze ans, moi, j’étais déjà une mondaine !… Venez, mademoiselle !

De force presque elle entraîna la pauvre Thérèse dans le boudoir.

Mrs Whittle s’assit à un petit secrétaire et se mit à écrire une épître quelconque.

Au bout d’un moment elle sonna une servante à qui elle dit :

— Cette lettre est pour le capitaine Aramèle. Veuillez charger John qui ira la porter à son adresse sans retard.

La servante s’inclina et se retira. Mrs Whittle l’accompagna jusqu’à la porte où elle lui murmura quelques paroles mystérieuses que Thérèse ne surprit pas.

Avant de disparaître la servante dit tout haut :

— C’est bien, madame, j’enverrai John de suite.

Lorsque Mrs Whittle revint à Thérèse, elle avait à ses lèvres un sourire ambigu, et elle dit avec une grande affection :

— Ma petite chérie, je suis bien contente que vous restiez encore quelques heures avec nous. Comme vous le voyez, vous n’avez plus besoin de vous inquiéter, le capitaine Aramèle saura où vous êtes et il saura que vous êtes entre bonnes mains !

Entre bonnes mains… Ah ! si Thérèse avait pu seulement deviner ce que voulaient dire ces paroles ! Mais il valait mieux pour la pauvre enfant qu’elle ne sût pas… Oui, elle était de fait entre très bonnes mains…


Il avait été atteint au cœur par la rapière d’Aramèle.

elle était tombée dans un piège !