Le Capitaine Aréna/XIII
COSENZA.
Au premier abord, nous crûmes l’hôtel abandonné comme les maisons que nous avions rencontrées sur la route. Nous parcourûmes tout le rez-de-chaussée et tout le premier sans trouver ni maître ni domestiques à qui adresser la parole : la plupart des carreaux des fenêtres étaient cassés, et peu de meubles étaient à leur place. Nous comprîmes que ce désordre était le résultat de la catastrophe qui agitait en ce moment les Cosentins, et nous commençâmes a craindre de ne point avoir encore trouvé là l’Eldorado que nous nous étions promis.
Enfin, après être montés du rez-de-chaussée au premier, et être redescendus du premier au rez-de-chaussée sans rencontrer une seule personne, nous crûmes entendre quelque bruit au-dessous de nous. Nous enfilâmes un escalier qui nous conduisit à une cave, et, après avoir descendu une douzaine de marches, nous nous trouvâmes dans une salle souterraine éclairée par cinq ou six lampes fumeuses, et occupée par une vingtaine de personnes.
Je n’ai jamais vu d’aspect plus étrange que celui que présentait cette chambre, dont les habitans formaient trois groupes bien distincts. Le premier se composait d’un chanoine qui, depuis huit jours que durait le tremblement de terre, n’avait pas voulu se lever ; il était dans un grand lit emboîté à l’angle le plus profond de la salle, et il avait près de lui quatre campieri qui veillaient sans cesse leur fusil à la main. En face du lit était une table où des marchands de bestiaux jouaient aux cartes. Enfin, sur un plan plus rapproché de la porte, un troisième groupe mangeait et buvait ; des provisions de pain et de vin étaient entassées dans un coin, afin que, si la maison s’écroulait sur ses habitais, ils ne mourussent ni de faim ni de soif en attendant qu’on leur portât secours. Quant au rez-de-chaussée et au premier, ils étaient, comme nous l’avons dit, complètement abandonnés»
A peine les garçons de l’hôtel nous eurent-ils aperçus sur le pas de la porte qu’ils accoururent à nous, non point avec la politesse naturelle de l’espèce à laquelle ils appartiennent, mais au contraire avec un air rébarbatif qui ne promettait rien de bon. En effet, au lieu des offres et des promesses ordinaires qui vous accueillent sur le seuil des auberges, c’était un interrogatoire en règle qui nous attendait. On nous demanda d’où nous venions, où nous allions, qui nous étions, comment nous voyagions, et à l’imprudence que nous eûmes d’avouer que nous arrivions avec un guide et un seul mulet, on nous répondit qu’à l’hôtel du Repos d’Alaric on ne logeait pas les voyageurs à pied. J’avais grande envie de rosser vigoureusement le drôle qui nous faisait cette réponse ; mais Jadin me retint, et je me contentai de tirer de ma poche la lettre que le fils du général Nunziante m’avait donnée pour le baron Mollo.
— Connaissez-vous le baron Mollo ? dis-je au garçon.
— Est-ce que vous connaissez le baron Mollo ? demanda celui auquel je m’adressais d’un ton infiniment radouci.
— Il n’est pas question de savoir si je le connais, moi ; il s’agit de savoir si vous le connaissez, vous.
— Oui... monsieur.
— Est-il en ce moment à Cosenza ?
— Il y est... Excellence.
— Portez-lui cette lettre à l’instant même, et demandez-lui à quelle heure il pourra recevoir les deux gentilshommes qui l’ont apportée. Peut-être nous trouvera-t-il un hôtel, lui.
— Mille pardons, Excellence ; si nous eussions su que Leurs Excellences eussent l’honneur de connaître le baron Mollo, ou plutôt que le baron Mollo eût l’honneur de connaître Leurs Excellences, certainement qu’au lieu de répondre ce que nous avons répondu, nous nous serions empressés.
— En ce cas, ne répondez rien, et empressez-vous. Allez ! Le garçon s’inclina jusqu’à terre, et sortit en courant.
Dix minutes après, le maure de l’hôtel rentra et vint à nous.
— Ce sont Leurs Excellences qui connaissent le baron Mollo ? nous demanda-t-il.
— C’est-à dire, lui répondis-je, que Nos Excellences ont des lettres pour lui de la part du fils du général Nunziante.
— Alors je fais mille excuses à Leurs Excellences de la manière dont le garçon les a reçues. En ce temps de malheur, où la moitié des maisons sont abandonnées, nous recommandons à nos gens les mesures les plus sévères à l’endroit des étrangers ; et je prierai Leurs Excellences de ne pas se formaliser si au premier abord...
— On les a prises pour des voleurs, n’est-ce pas ?
— Oh ! Excellences.
— Allons, allons, dit Jadin, nous nous ferons des complimens ce soir ou demain matin. En attendant, pourrait-on avoir une chambre ?
— Que dit Son Excellence ? demanda le maître de l’hôtel. Je lui traduisis le désir de Jadin.
— Certainement, reprit-il. Oh ! de chambres, il n’en manque pas ; mais il s’agit de savoir si Leurs Excellences voudront coucher dans des chambres.
— Mais certainement, dit Jadin, que nous voulons coucher dans des chambres. Où voulez-vous donc que nous couchions ? à la cave ?
— Dans les circonstances actuelles ce serait peut être plus prudent. Voyez ces messieurs, ajouta notre hôte en nous montrant l’honorable société que nous avons décrite, il y a huit jours qu’ils sont ici.
— Merci, merci, dit Jadin ; elle infecte, votre société.
— Il y a encore les baraques, nous dit l’hôte.
— Qu’est-ce que les baraques ? demandai-je.
— Ce sont de petites cabanes en bois et en paille que nous avons fait bâtir dans la prairie, et sous lesquelles tous les seigneurs de la ville se sont retirés. — Mais enfin, demanda Jadin, pourquoi avez-vous de la répugnance à nous donner des chambres ?
— Mais parce que d’un moment à l’autre le plancher peut tomber sur la tête de Leurs Excellences et les écraser.
— Le plancher tomber ! et pourquoi tomberait-il ?
— Mais à cause du tremblement de terre.
— Est-ce que vous croyez au tremblement de terre, vous ? me dit Jadin.
— Dame ! il me semble que nous en avons vu des traces.
— Mais non, c’est un tas de farceurs ; leurs maisons tombent parce qu’elles sont vieilles, et ils disent que c’est un tremblement de terre pour obtenir une indemnité du gouvernement. Mais l’hôtel est bâti à neuf ; il ne tombera pas.
— Est-ce votre avis ?
— Je le crois bien.
— Mon cher hôte, avez-vous des baignoires ?
— Oui.
— Vous pouvez nous donner à déjeuner.
— Oui.
— Vous possédez des draps blancs ?
— Oh ! oui, monsieur.
— En bien ! avec des promesses comme celles-là, nous ne quitterons pas l’hôtel, quand il devrait nous tomber sur la tête.
— Vous êtes les maîtres.
— Ainsi vous entendez : deux bains, deux déjeuners, deux lits : tout cela le plus tôt possible.
— Dame ! peut-être ferai-je attendre Leurs Excellences ; il faut trouver le cuisinier.
— Et pourquoi ce gaillard-là n’est-il pas à ses fourneaux ?
— Monsieur, il a eu peur, et il est aux baraques ; mais enfin, comme il y a moins de danger le jour que la nuit, peut-être consentira-t-il à venir à l’hôtel.
— S’il ne consent pas, prévenez-nous à l’instant même, et nous ferons notre cuisine nous-mêmes.
— Oh ! Excellences, je ne souffrirais jamais...
— Nous verrons tout cela après ; nos bains, notre déjeuner, nos lits d’abord.
— Je cours faire préparer tout cela. En attendant, Leurs Excellences peuvent choisir dans l’hôtel l’appartement qui leur convient le mieux.
Nous recommençâmes la visite, et nous nous arrêtâmes à une grande chambre au premier dont les fenêtres s’ouvraient sur le fleuve et sur le faubourg ; le faubourg était toujours désert, et le fleuve toujours habité.
Au bout d’une heure et demie nous avions pris nos bains, nous avions fait une excellente collation, et nous étions dans nos lits bien confortablement bassinés.
On nous annonça le baron Mollo : on ne l’avait point trouvé chez lui ; on l’avait aussitôt poursuivi aux baraques, où il avait fallu le temps de démêler sa cahute de toutes les cahutes voisines. Alors, avec cette politesse excessive que l’on rencontre chez tous les gentilshommes italiens, il n’avait pas voulu souffrir que nous nous dérangeassions, fatigués comme nous devions l’être, et il était venu lui-même à l’hôtel, ce qui avait porté au comble la confusion du pauvre cameriere et la vénération de notre hôte pour ses voyageurs.
Nous fîmes faire toutes nos excuses au baron, et nous lui dîmes que, n’ayant point couché depuis huit jours dans des draps blancs, nous avions été pressés de jouir de cette nouveauté ; mais que, cependant, s’il voulait passer par-dessus le cérémonial et entrer dans notre chambre, il nous ferait le plus grand plaisir : trois minutes après que le cameriere était allé porter notre réponse, la porte s’ouvrit, et le baron entra.
C’était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, parlant très bien français, et remarquable, de bonnes manières ; il avait habité Naples du temps de la domination française, et, comme presque toutes les personnes des classes supérieures, il avait conservé de nous un excellent souvenir.
De plus, la lettre que nous lui avions fait remettre avait produit des merveilles. Le fils du général Nunziante, versé dans la littérature française, qui faisait sur le volcan où il était relégué à peu près sa seule distraction, m’avait recommandé à lui de la façon la plus pressante ; de sorte qu’il venait mettre à notre disposition sa personne, sa voiture, ses chevaux, et même sa baraque. Quant à son palazzo, il n’en était point question ; il était fendu depuis le haut jusqu’en bas, et chaque soir il s’attendait à ne pas le retrouver debout le lendemain.
Alors il nous fallut bien reconnaître qu’il y avait eu un tremblement de terre. La première secousse s’était fait sentir dans la soirée du douze, et elle avait été excessivement violente : c’était cette même secousse qui, à l’extrémité de la Calabre, nous avait tous envoyés du pont de notre speronare sur le sable du rivage. Toutes les nuits d’autres secousses lui succédaient, mais on remarquait qu’elles allaient chaque nuit s’affaiblissant ; cependant, soit que les maisons qui n’étaient pas tombées à la première secousse fussent ébranlées et ne pussent résister aux autres, quoique moins violentes, chaque matinée on signalait quelque nouveau désastre. Au reste, Cosenza n’était point encore le point qui avait le plus souffert ; plusieurs villages, et entre autres celui de Castiglione, distant de cinq milles de la capitale de la Calabre, étaient entièrement détruits.
A Cosenza une soixantaine de maisons étaient renversées seulement, et une vingtaine de personnes avaient péri.
Le baron Mollo nous gronda fort de l’imprudence que nous commettions en restant ainsi à l’hôtel ; mais nous nous trouvions si bien dans nos lits, que nous lui déclarâmes que, puisqu’il s’était si obligeamment mis à notre disposition, nous le chargions, en cas de malheur, de nous faire faire un enterrement digne de nous, mais que nous ne bougerions pas d’où nous étions. Voyant que c’était une résolution prise, le baron Mollo nous renouvela alors ses offres de services, nous donna son adresse aux baraques, et prit congé de nous.
Deux heures après nous nous levâmes parfaitement reposés, et nous commençâmes à visiter la ville. C’était le centre qui avait le plus souffert : là, toutes les maisons étaient à peu près abandonnées et offraient un aspect de désolation impossible à décrire : dans quelques-unes, complètement écroulées, et dont les habitans n’avaient pas eu le temps de fuir, on faisait des fouilles pour retrouver les cadavres, tandis que les parens étaient pleins d’anxiété pour savoir si les ensevelis seraient retirés morts ou vivans. Au milieu de tout cela, circulait une confrérie de capucins, portant des consolations aux affligés, prodiguant des secours aux blessés, et rendant les derniers devoirs aux morts. Au reste, partout où je les avais rencontrés, j’avais vu les capucins donnant aux autres ordres monastiques d’admirables exemples de dévouement ; et cette fois encore ils n’avaient point failli à leur pieuse mission.
Après avoir visité la ville, nous nous rendîmes aux baraques. C’était, comme nous l’avons dit, une espèce de camp dressé dans une petite prairie attenante au couvent des capucins, et presque entourée de baies, comme une place forte de murailles ; des baraques en lattes, recouvertes en paille, avaient été construites sur quatre rangs, de manière à former deux rues, en dehors desquelles avaient été se dresser les habitations de ceux qui ne veulent jamais faire comme les autres, et qui s’étaient bâti ça et là des espèces de maisons de campagne ; d’autres enfin, qui, au milieu de la désolation générale, avaient voulu conserver leur position aristocratique, s’étaient refusés à descendre à la simple baraque et demeuraient dans leurs voitures dételées, tandis que le cocher habitait sur le siège de devant et les domestiques sur le siège de derrière. Tous les matins, une espèce de marché se tenait dans un coin de la prairie ; les cuisiniers et les cuisinières allaient y faire leurs provisions ; puis, sur des espèces de fourneaux improvisés situés derrière chaque baraque, chaque repas se préparait tant bien que mal, et se mangeait en général sur une table dressée à la porte, ce qui faisait qu’attendu l’habitude qu’ont gardée les Cosentins de dîner d’une heure à deux heures, ces repas ressemblaient fort aux banquets fraternels des Spartiates.
Au reste, rien, excepté la vue, ne peut donner l’idée de l’aspect de cette ville improvisée, où la vie intérieure de toute une population était mise à découvert depuis les échelons les plus inférieurs jusqu’aux degrés les plus élevés ; depuis l’écuelle de terre jusqu’à la soupière d’argent ; depuis l’humble macaroni cuit à l’eau, composant le repas complet, jusqu’au dîner luxueux dont il ne forme qu’une simple entrée. Nous étions justement arrivés à l’heure de ce banquet général, et la chose se présentait à nous par son côté le plus original et le plus curieux. Au milieu de notre course à travers ce double rang de tables, nous aperçûmes à la porte d’une baraque plus spacieuse que les autres le baron Mollo, servi par des domestiques en livrée, et dînant avec sa famille. A peine nous eut-il aperçus, qu’il se leva et nous présenta à ses convives en nous offrant de prendre notre place au milieu d’eux : nous le remerciâmes, attendu que nous venions de déjeuner nous-mêmes. Il nous fit alors apporter des chaises, et nous restâmes un moment à causer de la catastrophe ; car on comprend bien que c’était l’objet de la conversation générale, et que le dialogue, détourné un instant de ce sujet, y revenait bientôt, ramené qu’il y était presque malgré lui par la vue des objets extérieurs.
Nous restâmes jusqu’à quatre heures à nous promener aux baraques, qui étaient, au reste, le rendez-vous de ceux mêmes qui n’avaient point voulu quitter leurs maisons, et le nombre, il faut le dire, en était fort minime. C’est là qu’on se faisait et qu’on recevait mutuellement les visites, et que s’étaient renouées les relations sociales, un instant interrompues par la catastrophe, mais qui, plus fortes qu’elle, s’étaient presque aussitôt rétablies. A quatre heures notre dîner nous attendait nous-mêmes à l’hôtel.
Le repas se passa sans accident, et n’eut d’autre résultat que d augmenter notre vénération pour l’hôtel del Riposo d’Alarico. Ce n’était point que la chère en fût ni fort délicate ni fort variée, puisque je crois que, pendant les huit jours que nous y restâmes, le plat fondamental en fut toujours un haricot de mouton. Mais il y avait si longtemps que nous n’avions vu une table un peu proprement couverte de linge blanc, de porcelaine et d’argenterie, que nous nous regardions comme les gens les plus heureux de la terre d’avoir retrouvé ce superflu de première nécessité.
Après le dîner, nous fîmes monter notre Pizziote et nous réglâmes nos comptes avec lui : comme nous l’avions calculé, bêtes et homme payés, il nous resta à peu près une piastre : c’était momentanément toute notre fortune ; aussi jamais négociant hollandais n’attendit vaisseau chargé aux grandes Indes d’une impatience pareille à celle dont nous attendions notre speronare. A six heures la nuit vint : la nuit était le moment formidable ; chaque nuit, depuis la soirée où la première secousse s’était fait sentir, avait été marquée par de nouvelles commotions et par de nouveaux malheurs ; c’était ordinairement de minuit à deux heures que la terre s’agitait, et l’on comprend avec quelle anxiété toute la population attendait ce retour fatal.
A sept heures nous retournâmes aux baraques : elles étaient presque toutes éclairées avec des lanternes, dont quelques-unes, empruntées aux voitures des propriétaires jetaient un jour plus ardent, et brillaient pareilles à des planètes au milieu d’étoiles ordinaires. Comme le temps était assez beau, tout le monde était sorti et se promenait ; mais il y avait dans les mouvemens, dans la voix et jusque dans les éclairs de gaîté de toute cette population, quelque chose de brusque, de saccadé et de furieux qui dénonçait l’inquiétude, générale. Toutes les conversations roulaient sur le tremblement de terre, et de dix pas en dix pas on entendait ces paroles redites presque en forme d’oraison : — Enfin, Dieu nous fera peut-être la grâce qu’il n’y ait pas de secousse cette nuit.
Ce souhait, tant de fois répété qu’il était impossible que Dieu ne l’eût pas entendu, joint à notre incrédulité systématique, fit qu’encore très fatigués de la façon dont nous avions passé les nuits précédentes, nous rentrâmes à l’hôtel vers les dix heures. Nous fûmes curieux de jeter, avant de rentrer chez nous, un second coup d’œil sur la salle basse : tout y était dans la même situation. Le chanoine, couché dans son lit, disait des prières, toujours gardé par ses quatre campieri ; les marchands de bestiaux jouaient aux cartes, et un autre groupe continuait à boire et à manger en attendant la fin du monde.
Nous appelâmes le garçon, qui cette fois accourut à notre appel et qui se crut obligé, pour rentrer dans nos bonnes grâces qu’il craignait d’avoir à tout jamais perdues, d’essayer de nous dissuader de coucher dans notre, chambre ; mais nous ne répondîmes à ses conseils qu’en lui ordonnant de nous éclairer et de venir nous pendre des couvertures, devant les fenêtres, veuves en grande partie, comme nous l’avons dit, de leurs carreaux. Il s’empressa d’obéir à cette double injonction, et bientôt nous nous retrouvâmes à peu près à l’abri de l’air extérieur et couchés dans nos excellens lits, ou qui, du moins par comparaison, nous paraissaient tels.
Alors nous agitâmes cette grave question de savoir si nous devions employer la dernière piastre qui nous restait à envoyer un messager à San-Lucido, afin de savoir si le speronare y avait paru, et, dans le cas où il ne serait pas arrivé, pour que le messager y laissât du moins, à l’adresse du capitaine, une lettre qui l’informât de notre situation et l’invitât à venir nous rejoindre avec une vingtaine de louis dans ses poches aussitôt qu’il aurait mis pied à terre. La question fut résolue affirmativement, le garçon se chargea de nous trouver le commissionnaire, et j’écrivis la lettre destinée à lui être remise si on le trouvait au rendez-vous, destinée à l’attendre s’il n’y était pas.
Après quoi, nous priâmes Dieu de nous prendre en sa sainte et digne garde. Nous gardâmes une de nos lampes que nous plaçâmes derrière un paravent, afin d’avoir de la lumière en cas d’accident ; nous soufflâmes l’autre et nous nous endormîmes.
Vers le milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par le Cri de : Terre moto ! terre moto ! Une secousse terrible, que nous n’avions pas sentie, venait, à ce qu’il paraît, d’avoir lieu : nous sautâmes au bas de nos lits, qui se trouvaient avoir roulé au milieu de la chambre, et nous courûmes à la fenêtre.
Une partie de la population vaguait par les rues en poussant des cris terribles. Tous ceux qui, comme nous, étaient restés dans les maisons, se précipitaient dehors, dans le costume pittoresque où la commotion les avait surpris.
La foule s’écoula du côté des baraques, et peu à peu la tranquillité se rétablit : nous restâmes une demi-heure à la fenêtre à peu près, et, comme il n’y eut pas de nouvelle secousse, la ville retomba peu à peu dans le silence : quant à nous, nous refermâmes les croisées, nous retendîmes les couvertures, nous repoussâmes nos lits le long de la mu raille et nous nous recouchâmes. Le lendemain, quand nous sonnâmes, ce fut notre hôte lui-même qui entra. La commotion de la nuit avait été si violente, qu’il avait cru que, pour cette fois, son auberge s’était écroulée : il était alors sorti de sa baraque et était accouru, de peur qu’il ne nous fût arrivé quelque accident ; mais il nous avait vus à la fenêtre et cela l’avait rassuré.
Trois maisons de plus avaient cédé et étaient complètement en ruines ; heureusement, comme c’étaient des plus ébranlées, elles étaient désertes, et personne par conséquent n’avait été victime de cet accident.
Avec le jour revint la tranquillité ; par un hasard singulier, les secousses revenaient régulièrement et toujours la nuit, ce qui augmentait la terreur. Dès le point du jour, au reste, nous avions entendu les cloches sonner ; et comme nous étions au dimanche, il y avait grand’messe et prêche au couvent des Capucins. Quoique nous nous y fussions pris d’avance, prévenus que nous, étions par notre hôte que l’église serait trop petite pour contenir les fidèles, nous arrivâmes encore trop tard ; l’église débordait dans la rue, et nous eûmes grand’peine à percer la foule pour pénétrer dans l’intérieur. Enfin nous y parvînmes, et nous nous trouvâmes assez près de la chaire pour ne pas perdre un mot du sermon.
Vu la solennité de la circonstance, la chaire avait été convertie en une espèce de théâtre, d’une dizaine de pieds de long sur trois ou quatre de large, qui faisait absolument l’effet d’un balcon accroché à une colonne. Ce balcon était drapé de noir, comme pour les services funèbres, et à l’une des extrémités était planté un grand christ de bois. Le moment venu, l’officiant interrompit la messe, et un des frères sortit du chœur et monta en chaire. C’était un homme de trente à trente-cinq ans, avec une barbe et des cheveux noirs, qui faisaient encore ressortir son extrême pâleur. Ses grands yeux caves semblaient brûlés par la fièvre, et lorsqu’il mit le pied sur la première marche de l’escalier, ce fut avec une démarche si débile et si chancelante, qu’on n’aurait pas cru qu’il eût la force d’arriver jusqu’en haut ; cependant il y parvint, mais avec lenteur, et en se traînant plutôt qu’en marchant. Arrivé là, il s’appuya sur la balustrade, comme épuisé de l’effort qu’il venait de faire ; puis, après avoir promené un long regard sur l’auditoire, il commença à parler d’une voix tellement faible qu’à peine ceux qui étaient les plus rapprochés de lui pouvaient-ils l’entendre. Mais peu à peu sa voix prit de la force, ses gestes s’animèrent, sa tête se releva, et, sans doute excité par la fièvre même qui semblait le dévorer, ses yeux commencèrent à lancer des éclairs, tandis que ses paroles, rapides, pressées, incisives, reprochaient à l’auditoire cette corruption générale où le monde était arrivé, corruption qui attirait la colère de Dieu sur la terre, colère dont la catastrophe qui désolait Cosenza était l’expression visible et immédiate. Ce fut alors que je compris ce développement donné à la chaire. Ce n’était plus cet homme faible et souffrant, pouvant se traîner à peine, qui avait besoin de la balustrade pour s’y soutenir ; c’était le prédicateur emporté par son sujet, s’adressant à la fois à toutes les parties de l’auditoire, jetant ses apostrophes, tantôt à la masse, tantôt aux individus ; bondissant d’un bout à l’autre de sa chaire, se lamentant comme Jérémie, ou menaçant comme Ezéchiel ; puis, de temps en temps, s’adressant au christ, baisant ses pieds, se jetant à genoux, le suppliant ; puis, tout à coup, le saisissant dans ses bras et l’élevant plein de menace au-dessus de la foule terrifiée. Je ne pouvais point entendre tout ce qu’il disait, mais cependant je comprenais l’influence que celte parole puissante devait, dans des circonstances pareilles, avoir sur la multitude. Aussi l’effet produit était universel, profond, terrible ; hommes et femmes étaient tombés à genoux, baisant la terre, se frappant la poitrine, criant merci ; tandis que le prédicateur, dominant toute cette foule, courait sans relâche, atteignant du geste et de la voix jusqu’à ceux qui l’écoutaient de la rue. Bientôt les cris, les larmes et les sanglots de l’auditoire furent si violens qu’ils couvrirent la voix qui les excitait ; alors cette voix s’adoucit peu à peu : il passa de la menace à la miséricorde, de la vengeance au pardon. Enfin, il finit par annoncer que la communauté prenait sur elle les péchés de la ville tout entière, et il annonça que si, le surlendemain, le tremblement de terre n’avait pas cessé, lui et ses frères feraient par la ville une procession expiatoire, qui, il en avait l’espérance, achèverait de désarmer Dieu. Alors, comme un feu qui a consumé tout l’aliment qu’on lui a donné, il sembla s’éteindre ; la rougeur maladive qui avait un instant enflammé ses joues disparut pour faire place à sa pâleur habituelle, une faiblesse plus grande encore que la première sembla briser ses membres, on fut forcé de le soutenir pour descendre de la chaire, et on le porta plutôt qu’on ne le conduisit sur sa stalle, où il s’évanouit.
Cette scène m’avait fait, je l’avoue, une puissante impression. Il y avait dans la conviction de cet homme quelque chose d’entraînant ; je ne sais si son éloquence était selon les règles du langage et de l’art, mais elle était certainement selon les sympathies du cœur et les faiblesses de l’humanité. Né deux mille ans plus tôt, cet homme eût été un prophète.
Je quittai l’église profondément impressionné. Quant à l’auditoire, il resta à prier longtemps encore après que la messe fut finie ; les baraques et la ville étaient désertes, la population tout entière s’était agglomérée autour de l’église.
Il en résulta qu’en revenant à l’hôtel nous eûmes grand’peine à obtenir la collation : notre cuisinier était probablement un des pécheurs les plus repentans de la capitale de la Calabre, car il ne revint de l’église qu’un des derniers, et si consterné et si abattu, que nous pensâmes faire pénitence en son lieu et place en ne déjeunant pas.
Vers les deux heures notre messager revint : il n’avait trouvé aucun speronare à San-Lucido, mais on lui avait dit que, comme depuis trois jours le vent venait de la Sicile, il ne tarderait certainement pas à apparaître : il avait en conséquence laissé la lettre à un marinier de ses amis qui connaissait le capitaine Aréna, et qui avait promis de la lui remettre aussitôt son arrivée.
La journée s’écoula, comme celle de la veille, à nous promener aux baraques, cet étrange Longchamps. Le soir venu, nous voulûmes cette fois jouir du tremblement de terre ; comme nous étions à peu près reposés par l’excellente nuit que nous avions passée, au lieu de nous coucher à dix heures nous nous rendîmes au rendez-vous général, où nous trouvâmes tous les habitans dans la terrible expectative qui, depuis dix jours déjà, les tenait. éveillés jusqu’à deux heures du matin.
Tout se passa d’une façon assez calme jusqu’à minuit heure avant laquelle les accidens se manifestaient rarement ; mais après queles douze coups, pareils à une voix qui pleure, eurent retenti lentement à l’église des Capucins, les personnes les plus attardées sortirent à leur tour des baraques, les groupes se formèrent et une grande agitation commença de s’y manifester à chaque instant, quelques femmes, se figurant avoir senti trembler le sol sous les pieds, jetaient un cri isolé, auquel répondaient deux ou trois cris pareils ; puis on se rassurait momentanément en voyant que la terreur était anticipée, et l’on attendait avec plus d’anxiété encore le moment de crier véritablement pour quelque chose.
Ce moment arriva enfin. Nous nous tenions par-dessous le bras, Jadin et moi, lorsqu’il nous sembla qu’un frémissement métallique passait dans l’air ; presque en même temps, et avant que nous eussions même ouvert la bouche pour nous faire part de ce phénomène ; nous sentîmes la terre se mouvoir sous nos pieds : trois mouvemens d’oscillation, allant du nord au mini, se firent sentir successivement : puis un mouvement d’élévation leur succéda. Un cri général retentit ; quelques personnes, plus effrayées que les autres, commencèrent à fuir sans savoir où. Un instant de confusion eut lieu parmi celte foule, les clameurs qui venaient de la ville répondirent au cri qu’elle avait poussé ; puis on entendit, dominant tout cela, le bruit sourd, et pareil à un tonnerre lointain, de deux ou trois maisons qui s’écroulaient.
Quoique assez ému moi-même de l’attente de l’événement, l’avais assisté à ce spectacle, dont j’étais un des acteurs, avec assez de calme pour faire des observations exactes sur ce qui s’était passé : le mouvement d’oscillation, venant du nord au midi, et revenant du midi au nord, me parut nous avoir déplacés de trois pieds à peu près ; ce sentiment était pareil à celui qu’éprouverait un homme placé sur un parquet à coulisse et qui le sentirait tout à coup glisser sous ses pieds le mouvement d’élévation, semblable à celui d’une vague qui soulèverait une barque, me parut être de deux pieds à peu près, et fut assez inattendu et assez violent pour que je tombasse sur un genou. Les quatre mouvemens, qui se succédèrent à intervalles à peu près égaux, furent accomplis en six ou huit secondes. Trois autres secousses eurent encore lieu dans l’espace d’une heure à peu près ; mais celles-ci, beaucoup moins fortes que la première, ne furent qu’une espèce de frémisse ment du sol, et allèrent toujours en diminuant. Enfin, on comprit que cette nuit ne serait pas encore la dernière et que le monde avait probablement son lendemain. On se félicita mutuellement sur le nouveau danger auquel on venait d’échapper, et l’on rentra petit à petit dans les baraques. À deux heures et demie la place était à peu près déserte.
Nous suivîmes l’exemple qui nous était donné et nous regagnâmes nos lits : ils avaient pris, comme la veille, leur part du tremblement de terre en quittant la muraille et en s’en allant, l’un du côté de la fenêtre, l’autre du côté de la porte ; nous les rétablîmes chacun en son lieu et place, et nous les assurâmes en nous y étendant. Quant à l’hôtel du Repos-d’Alaric, il était resté digne de son patron et demeurait ferme comme un roc sur ses fondations.
À huit heures du matin nous fûmes réveillés par le capitaine Aréna ; il était arrivé la veille au soir avec le speronare et tout l’équipage à San-Lucido, il y avait trouvé notre lettre, et accourait en personne à notre secours les poches bourrées de piastres.
Il était temps : il ne nous restait pas tout a fait deux carlius.