Calmann-Lévy (p. 224-234).
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BELLINI.

Au bout d’une heure et demie de marche nous arrivâmes à Vena.

Notre guide ne nous avait pas trompés, car aux premiers mots que nous adressâmes à un habitant du pays, il nous fut aussi facile de voir que la langue que nous lui parlions lui était aussi parfaitement inconnue qu’à nous celle dans laquelle il nous répondait ; ce qui ressortit de cette conversation, c’est que notre interlocuteur parlait un patois gréco-italique, et que le village était une de ces colonies albanaises qui émigrèrent de la Grèce après la conquête de Constantinople par Mahomet II.

Notre entrée à Vena fut sinistre : Milord commença par étrangler un chat albanais, qui ne pouvait pas, en conscience, vu l’antiquité de son origine et la difficulté de disputer le prix, être soumis au tarif des chats italiens, siciliens ou calabrais, nous coûta quatre carlins : c’était un événement sérieux dans l’état de nos finances ; aussi Milord fut-il mis immédiatement en laisse pour que pareille catastrophe ne se renouvelât point.

Ce meurtre et les cris qu’avaient poussés, non pas la victime, mais ses propriétaires, occasionnèrent un rassemblement de tout le village, lequel rassemblement nous permit de remarquer, aux costumes journaliers que portaient les femmes, que ceux réservés aux dimanches et fêtes devaient être fort riches et fort beaux ; nous proposâmes alors à la maîtresse du chat, qui tenait tendrement le défunt entre ses bras comme si elle ne pouvait se séparer même de son cadavre, de porter l’indemnité à une piastre si elle voulait revêtir son plus beau costume, et poser pour que Jadin fît son portrait. La négociation fut longue : il y eut des pourparlers fort animés entre le mari et la femme ; enfin la femme se décida, rentra chez elle, et une demi-heure après en sortit avec un costume resplendissant d’or et de broderies : c’était sa robe de noces.

Jadin se mit à l’œuvre tandis que j’essayais de réunir les élémens d’un déjeuner ; mais, quelques efforts que je tentasse, je ne parvins pas même à acheter un morceau de pain. Les essais réitérés de mon guide, dirigés dans la même voie, ne furent pas plus heureux.

Au bout d’une heure Jadin finit son dessin. Alors comme, à moins de manger du chat, qui était passé de l’apothéose aux gémonies et que deux enfans traînaient par la queue, il n’y avait pas probabilité que nous trouvassions à satisfaire l’appétit qui nous tourmentait depuis la veille à la même heure, nous ne jugeâmes pas opportun de demeurer plus longtemps dans la colonie grecque, et nous nous remîmes en selle pour regagner le grand chemin. Sur la route nous trouvâmes un bois de châtaigniers, notre éternelle ressource, nous abattîmes des châtaignes, nous allumâmes un feu, et nous les fîmes griller ; ce fut notre déjeuner, puis nous reprîmes notre course.

Vers les trois heures de l’après-midi nous retombâmes dans la grande route : le paysage était toujours très-beau, et le chemin, que nous avions quitté montant déjà à Fundaco del Fico, continuait de monter encore ; il résulta de cette ascension non interrompue que, au bout d’une autre heure de marche, nous nous trouvâmes sur un point culminant, d’où nous aperçûmes tout à coup les deux mers, c’est-à-dire le golfe de Sainte-Euphémie à notre gauche, et le golfe Squillace à notre droite. Au bord du golfe de Sainte-Euphémie étaient les débris de deux bâtimens qui s’étaient perdus à la côte pendant la nuit où nous-mêmes pensâmes faire naufrage. Au bord du golfe de Squillace s’étendait, sur un espace de terrain assez considérable, la ville de Catanzaro, illustrée quelques années auparavant par l’aventure merveilleuse de maître Térence le tailleur. Notre guide essaya de nous faire voir, à quelques centaines de pas de la mer, la maison qu’habitait encore aujourd’hui cet heureux veuf ; mais quels que fussent les efforts et la bonne volonté que nous y mîmes, il nous fut impossible, à la distance dont nous en étions, de la distinguer au milieu de deux ou trois cents autres exactement pareilles.

Il était facile de voir que nous approchions de quelque lieu habité ; en effet, depuis une demi-heure à peu près, nous rencontrions, vêtues de costumes extrêmement pittoresques, des femmes portant des charges de bois sur leur épaules. Jadin profita du moment où l’une de ces femmes se reposait pour en faire un croquis. Notre guide, interrogé par nous sur leur patrie, nous apprit qu’elles appartenaient au village de Triolo.

Au bout d’une autre heure nous aperçûmes le village. Une seule auberge, placée sur la grande route, ouvrait sa porte aux voyageurs : une certaine propreté extérieure nous prévint en sa faveur ; en effet, elle était bâtie à neuf, et ceux qui l’habitaient n’avaient point encore eu le temps de la salir tout à fait.

Nous remarquâmes, en nous installant dans notre chambre, que les divisions intérieures étaient en planches de sapin et non en murs de pierres ; nous demandâmes les causes de cette singularité, et l’on nous répondit que c’était à cause des fréquens tremblemens de terre ; en effet, grâce à cette précaution, notre logis avait fort peu souffert des dernières secousses, tandis que plusieurs maisons de Triolo étaient déjà fort endommagées.

Nous étions écrasés de fatigue, moins de la route parcourue que de la privation du sommeil, de sorte que nous ne nous occupâmes que de notre souper et de son lits. Notre souper fut encore assez facile à organiser ; quant à nos lits, ce fut autre chose : deux voyageurs qui étaient arrivés dans la journée, et qui dans ce moment-là visitaient les ravages que le tremblement de terre avait faits à Triolo, avaient pris les deux seules paires de draps blancs qui se trouvassent dans l’hôtel, de sorte qu’il fallait nous contenter des autres. Nous nous informâmes alors sérieusement de l’époque fixe où cette disette de linge cesserait, et notre hôte nous assura que nous trouverions à Cosenza un excellent hôtel, où il y aurait probablement des draps blancs, si toutefois l’hôtel n’avait pas été renversé par les tremblemens de terre. Nous demandâmes le nom de cette bienheureuse auberge, qui de venait pour nous ce que la terre promise était pour les Hébreux, et nous apprîmes qu’elle portait pour enseigne : Al Riposo d’Alarico, c’est-à-dire : Au Repos d’Alaric. Cette enseigne était de bon augure : si un roi s’était reposé là, il est évident que nous, qui étions de simples particuliers, ne pouvions pas être plus difficiles qu’un roi. Nous prîmes donc patience en songeant que nous n’avions plus que deux nuits à souffrir, et qu’ensuite nous serions heureux comme des Visigoths.

Je tins donc mon hôte quitte de ses draps, et, tandis que Jadin allait fumer sa pipe, je me jetai sur mon lit, enveloppé dans mon manteau.

J’étais dans cet état de demi-sommeil qui rend impassible, et pendant lequel on distingue à peine la réalité du songe, lorsque j’entendis dans la chambre voisine la voix de Jadin, dialoguant avec celle de nos deux compatriotes. Au milieu de mille paroles confuses je distinguai le nom de Bellini. Cela me reporta à Palerme, où j’avais entendu sa Norma, son chef-d’œuvre peut-être : le trio du premier acte me revint dans l’esprit, je me sentis bercé par cette mélodie, et je fis un pas de plus vers le sommeil. Puis il me sembla entendre :« — Il est mort ! — Bellini est mort ?... — Oui.» Je ré pétai machinalement : — Bellini est mort ! et je m’endormis.

Cinq minutes après, ma porte s’ouvrit et je me réveillai en sursaut : c’était Jadin qui rentrait.

— Pardieu ! lui dis-je, vous avez bien fait de m’éveiller, je faisais un mauvais rêve.

— Lequel ?

— Je rêvais que ce pauvre Bellini était mort.

— Rien de plus vrai que votre rêve, Bellini est mort. Je me levai tout debout.

— Que dites-vous là ? Voyons.

— Je vous répète ce que viennent de m’assurer nos deux compatriotes, qui l’ont lu à Naples sur les journaux de France. Bellini est mort. — Impossible ! m’écriai-je, j’ai une lettre de lui pour le duc de Noja.

Je m’élançai vers ma redingote, je tirai de ma poche mon portefeuille, et du portefeuille la lettre.

— Tenez.

— Quelle est sa date? — Je regardai.

— 6 mars.

— Eh bien ! mon cher, me dit Jadin, nous sommes aujourd’hui au 18 octobre, et le pauvre garçon est mort dans l’intervalle, voilà tout. Ne savez-vous pas que, de compte fait, notre sublime humanité possède 22,000 maladies, et que nous devons à la mort 42 cadavres par minute, sans compter les époques de peste, de typhus et de choléra où elle escompte.

— Bellini est mort !... répétai-je sa lettre à la main.

Cette lettre, je la lui avais vu écrire au coin de ma cheminée ; je me rappelai ses beaux cheveux blonds, ses yeux si doux, sa physionomie si mélancolique ; je l’entendais me parler ce français qu’il parlait si mal avec un si charmant accent ; je le voyais poser sa main sur ce papier : ce papier conservait son écriture, son nom ; ce papier était vivant et lui était mort ! Il y avait deux mois à peine qu’à Catane, sa patrie, j’avais vu son vieux père, heureux et fier comme on l’est à la veille d’un malheur. Il m’avait embrassé, ce vieillard, quand je lui avais dit que je connaissais son fils ; et ce fils était mort ! ce n’était pas possible. Si Bellini fût mort, il me semble que ces lignes eussent changé de couleur, que son nom se fût effacé ; que sais-je! je rêvais, j’étais fou. Bellini ne pouvait pas être mort ; je me rendormis.

Le lendemain on me répéta la même chose, je ne voulais pas la croire davantage ; ce ne fut qu’en arrivant à Naples que je demeurai convaincu.

Le duc de Noja avait appris que j’avais pour lui une lettre de l’auteur de la Somnambule et des Puritains, il me la fit demander. J’allai le voir et je la lui montrai, mais je ne la lui donnai point. Cette lettre était devenue pour moi une chose sacrée : elle prouvait que non-seulement j’avais connu Bellini, mais encore que j’avais été son ami.

La nuit avait été pluvieuse, et le temps ne paraissait pas devoir s’améliorer beaucoup pendant la journée, qui devait être longue et fatigante, puisque nous ne pouvions nous arrêter qu’à Rogliano, c’est-à-dire à dix lieues d’où nous étions à peu près. Il était huit heures du matin ; en supposant sur la route une halte de deux heures pour notre guide et nos mulets, nous ne pouvions donc guère espérer que d’arriver à huit heures du soir.

A peine fûmes-nous partis, que la pluie recommença. Le mois d’octobre, ordinairement assez beau en Calabre, était tout dérangé par le tremblement de terre. Au reste, depuis deux ou trois jours, et à mesure que nous approchions de Cosenza, le tremblement de terre devenait la cause ou plutôt le prétexte de tous ces malheurs qui nous arrivaient. C’était la léthargie du Légataire universel.

Vers midi nous fîmes notre halte : cette fois nous avions pris le soin d’emporter avec nous du pain, du vin et un poulet rôti, de sorte qu’il ne nous manqua, pour faire un excellent déjeuner, qu’un rayon de soleil ; mais, loin de là, le temps s’obscurcissait de plus en plus, et d’énormes masses de nuages passaient dans le ciel, chassés par un vent du midi qui, tout en nous présageant l’orage, avait cependant cela de bon, qu’il nous donnait l’assurance que notre speronare devait, à moins de mauvaise volonté de sa part, être en route pour nous rejoindre. Or, notre réunion devenait urgente pour mille raisons, dont la principale était l’épuisement prochain de nos finances.

Vers les deux heures, l’orage dont nous étions menacés depuis le matin éclata : il faut avoir éprouvé un orage dans les pays méridionaux, pour se faire une idée de la confusion où le vent, la pluie, le tonnerre, la grêle et les éclairs peuvent mettre la nature. Nous nous avancions par une route extrêmement escarpée et dominant des précipices, de sorte que, de temps en temps, nous trouvant au milieu des images qui couraient avec rapidité chassés par le vent, nous étions obligés d’arrêter nos mulets ; car, cessant entièrement de voir à trois pas autour de nous, il eût été très possible que nos montures nous précipitassent du haut en bas de quelque rocher. Bientôt les torrens se mêlèrent de la partie et se mirent à bondir du haut en bas des montagnes ; enfin nos mulets rencontrèrent des espèces de fleuves qui traversaient la route, et dans lesquels ils entrèrent d’abord jusqu’aux jarrets, puis jusqu’au ventre, puis enfin où nous entrâmes nous-mêmes jusqu’aux genoux. La situation devenait de plus en plus pénible. Cette pluie continuelle nous avait percés jusqu’aux os, les nuages qui passaient en nous enveloppant, chassés par la tiède haleine du sirocco, nous laissaient le visage et les mains couverts d’une espèce de sueur qui, au bout d’un instant, se glaçait au contact de l’air ; enfin, ces torrens toujours plus rapides, ces cascades toujours plus bondissantes, menaçaient de nous entraîner avec elles. Notre guide lui-même paraissait inquiet, tout habitué qu’il dût être à de pareils cataclysmes ; les animaux eux-mêmes partageaient cette crainte : à chaque torrent Milord poussait des plaintes pitoyables, à chaque coup de tonnerre nos mules frissonnaient.

Cette pluie incessante, ces nuages successifs, ces cascades que nous rencontrions à chaque pas, avaient commencé par nous produire, tant que nous avions conservé quelque chaleur personnelle, une sensation des plus désagréables ; mais peu à peu un refroidissement si grand s’empara de nous, qu’à peine nous apercevions-nous, à la sensation éprouvée, que nous passions au milieu de ces fleuves improvisés. Quant à moi, l’engourdissement me gagnait au point que je ne sentais plus mon mulet entre mes jambes, et que je ne voyais aucun motif pour garder mon équilibre, comme je le faisais, autrement que par un miracle : aussi cessai-je tout à fait de m’occuper de ma monture, pour la laisser aller où bon lui semblait. J’essayai de parler à Jadin, mais à peine si j’entendais mes propres paroles, et, à coup sûr, je n’entendis point la réponse. Cet état étrange allait au reste toujours s’augmentant, et la nuit étant venue sur ces entrefaites, je perdis à peu près tout sentiment de mon existence, à l’exception de ce mouvement machinal que m’imprimait ma monture. De temps en temps ce mouvement cessait tout à coup, et je restais immobile ; c’était mon mulet qui, engourdi comme moi, ne voulait plus aller, et que notre guide ranimait à grands coups de bâton. Une fois la halte fut plus longue, mais je n’eus pas la force de m’informer de ce qui la causait ; plus tard, j’appris que c’était Milord qui n’en pouvant plus avait, de son côté, cessé de nous suivre, et qu’il avait fallu attendre. Enfin, après un temps qu’il me serait impossible de mesurer, nous nous arrêtâmes de nouveau ; j’entendis des cris, je vis des lumières, je sentis qu’on me soulevait de dessus ma selle ; puis j’éprouvai une vive douleur par le contact de mes pieds avec la terre. Je voulus cependant marcher, mais cela me fut impossible. Au bout de quelques pas je perdis entièrement connaissance, et je ne me réveillai que près d’un grand feu, et couvert de serviettes chaudes que m’appliquaient, avec une charité toute chrétienne, mon hôtesse et ses deux filles. Quant à Jadin, il avait mieux supporté que moi cette affreuse marche, sa veste de panne l’ayant tenu plus longtemps à l’abri que n’avait pu le faire mon manteau de drap et ma veste de toile. Quant à Milord, il était étendu sur une dalle qu’on avait chauffée avec des cendres, et paraissait absolument privé de connaissance : deux chats jouaient entre ses pattes, je le crus trépassé.

Mes premières sensations furent douloureuses ; il fallait que je revinsse sur mes pas pour vivre : j’avais moins de chemin à achever pour mourir, et puis c’eût été autant de fait.

Je regardai autour de moi, nous étions dans une espèce de chaumière, mais au moins nous étions à l’abri de l’orage et près d’un bon feu. Au dehors on entendait le tonnerre qui continuait de gronder, et le vent qui mugissait à faire trembler la maison. Quant aux éclairs je les apercevais à travers une large gerçure de la muraille produite par les secousses du tremblement de terre.

Nous étions dans le village de Rogliano, et cette malheureuse cabane eu était la meilleure auberge.

Au reste, je commençais à reprendre mes forces : j’éprouvais même une espèce de sentiment de bien-être à ce retour de la vie et de la chaleur. Cette immersion de six heures pouvait remplacer un bain, et, si j’avais eu du linge blanc et des habits secs a mettre, j’aurais presque béni l’orage et la pluie ; mais toute notre roba était imprégnée d’eau, et tout autour d’un immense brasier allumé au milieu de la chambre, et dont la fumée s’en allait par les milles ouvertures de la maison, je voyais mes chemises, mes pantalons et mes habits qui fumaient de leur côté à qui mieux mieux, mais qui, malgré le soin qu’on avait pris de les tordre, ne promettaient pas d’être séchés de sitôt.

Ce fut alors que j’enviai ces fameux draps blancs que, selon toute probabilité, nous devions trouver au Repos d’Alaric, et dont je n’osai pas même m’informer à Rogliano. Au reste, à la rigueur, ma position était tolérable ; j’étais sur un matelas, entre la cheminée et le brasero, au milieu de la chambre ; une douzaine de serviettes, qui m’enveloppaient de la tête aux pieds, pouvaient à la rigueur remplacer les draps. Je fis chauffer une couverture et me la fis jeter sur le corps. Puis, sourd à toute proposition de souper, je déclarai que j’abandonnai magnanimement ma part à mon guide, qui pendant toute cette journée avait été admirable de patience, de courage et de volonté.

Soit fatigue suprême, soit qu’effectivement la position fût plus tolérable que la veille, nous parvînmes à dormir quelque peu pendant cette nuit. Au reste, autant que je puis m’en souvenir au milieu de la torpeur dans laquelle j’étais tombé, nos hôtes furent pleins d’attention et de complaisance pour nous, et l’état dans lequel ils nous avaient vus avait paru leur inspirer une profonde pitié.

Le lendemain au matin, notre guide vint nous prévenir qu’une de ses mules ne pouvait plus se tenir sur ses jambes ; elle avait été prise d’un refroidissement, et paraissait entièrement paralysée. On envoya chercher le médecin de Rogliano, qui, comme Figaro, était à la fois barbier, docteur et vétérinaire ; il répondit de l’animal si on lui laissait pendant deux jours la faculté de le médicamenter. Nous décidâmes alors qu’on chargerait tout notre bagage sur la mule valide, et que nous irions à pied jusqu’à Cosenza, qui n’est éloignée de Rogliano que de quatre lieues.

La première chose que je fis en sortant fut de m’assurer de quel côté venait le vent, heureusement il était est-sud-est, ce qui faisait que notre speronare devait s’en trouver à merveille. Or, l’arrivée de notre speronare devenait de plus en plus urgente. Nous étions, Jadin et moi, à la fin de nos espèces, et nous avions calculé que, notre guide payé, il nous resterait une piastre et deux ou trois carlins.

A mesure que nous approchions, nous voyions des traces de plus en plus marquées du tremblement de terre : les maisons, éparses sur le bord de la route comme c’est la coutume aux environs des villes, étaient presque toutes abandonnées ; les unes manquaient de toit, tandis que les autres étaient lézardées du haut en bas, et quelques-unes même renversées tout à fait. Au milieu de tout cela, nous rencontrions des Cosentins à cheval avec leur fusil et leur giberne, des paysans sur des voitures pleines de tonneaux rougis par le vin ; puis, de lieue en lieue, de ces migrations de familles tout entières, avec leur instrumens de labourage, leur guitare et leur inséparable cochon. Enfin, en arrivant au haut d’une montagne, nous vîmes Cosenza, s’étendant au fond de la vallée que nous dominions, et, dans une prairie attenante à la ville, une espèce de camp, qui nous parut infiniment plus habité que la ville elle-même.

Après avoir traversé une espèce de faubourg, nous descendîmes par une grande rue assez régulière, mais qui ressemblait par sa solitude à une rue d’Herculanum ou de Pompéïa ; plusieurs maisons étalent renversées tout ù fait, d’autres lézardées depuis le toit jusqu’aux fondations, d’autres enfin avaient toutes leurs fenêtres brisées, et c’étaient les moins endommagées. Cette rue nous conduisit au bord du Busento, où, comme on se le rappelle, fut enterré le roi Alaric ; le fleuve était complètement tari, et l’eau avait disparu sans doute dans quelque gouffre qui s’était ouvert entre sa source et la ville. Nous vîmes dans son lit desséché une foule de gens qui faisaient des fouilles sur l’autorité de Jomandès, qui raconte les riches funérailles de ce roi. A chaque fois que le même phénomène se renouvelle, on fait les mêmes fouilles, et cela sans que les savans Cosentins, dans leur admirable vénération pour l’antiquité, se laissent jamais abattre par les déceptions successives qu’ils ont éprouvées. La seule choie qu’aient jamais produite ces excavations est un petit cerf d’or, qui fut retrouvé à la fin du dernier siècle.

En face de nous et de l’autre côté du Busento était la fameuse auberge du Repos d’Alaric, ouvrant majestueusement sa grande porte au voyageur fatigué. Nous avions trop longtemps soupiré après ce but pour ne pas essayer de l’atteindre le plus vite possible ; en conséquence nous traversâmes le pont, et nous vînmes demander l’hospitalité à l’hôtel patronisé par le spoliateur du Panthéon et le destructeur de Rome.