Le Cap au diable/Chapitre I

Firmin H Proulx (p. 3-5).

I


« Quel est le Canadien, s’écrie un savant géographe dont le nom sera toujours cher parmi nous, quel est le Canadien qui n’aimerait pas sa patrie, après l’avoir contemplé quelques heures, du bord d’une de nos barques à vapeur, sur la route de Québec à Montréal ! Quel spectacle enchanteur ! Que de points de vue admirables ! Quelle suite de campagnes riches, paisibles, heureuses, se déploient sur l’une et sur l’autre rive, d’aussi loin que l’œil peut atteindre ! La scène offre quelque chose de plus grand, de plus varié, de plus ravissant encore, peut-être, si l’on descend le fleuve jusqu’au Saguenay. »

Oui, quel plaisir pour l’œil étonné et charmé tour à tour, de contempler sur la rive nord, cette chaîne de montagnes sourcilleuses, ces caps abruptes, ces vallées alpestres, cette nature si rude, si accidentée, et parfois si sauvage. Quel est l’étranger qui n’envie pas le bonheur du paisible propriétaire de ces maisons blanchies, suspendues au flanc des côteaux, ou qui couronnent leurs sommets, tranchant ainsi sur le fond de verdure qui les environnent ; et, lorsque vous avez péniblement gravi une pente rapide, que vous apercevez à vos pieds, au fond d’une baie, un charmant village arrosé par une belle rivière, et paraissant reposer en paix, sous la protection de la croix du clocher de la vieille Église, qui le domine ; votre âme aime alors à s’y délasser, pour se remettre des impressions causées par les scènes variées qu’elle vient de contempler.

La rive sud, pour n’avoir pas la sauvage et pittoresque beauté de la rive nord, n’a pourtant rien à lui envier, dans son genre. Son site, plus uni, et son sol moins tourmenté, nous offrent quelque chose de plus calme et de plus champêtre. Ses points de vue ont un horizon plus grand, plus étendu et plus animé. C’est la nature, en quelques endroits, belle de toute sa primitive beauté ; ailleurs, enrichie par la vie et l’activité que lui ont donné le travail et la main des hommes.

Mais de quinze à dix-huit lieues de Québec, en descendant le fleuve, vous rencontrez un écueil bien digne d’attirer votre attention : c’est La Roche Avignon, ou, comme d’autres l’appellent, La Roche Ah Veillons, à cause des dangers qu’elle présentait autrefois à la navigation, avant que le Gouvernement y fit construire un phare. Sur cet écueil vinrent se briser plusieurs vaisseaux d’outre mer, et beaucoup de familles canadiennes conservent encore un lugubre souvenir des naufrages de bâtiments côtiers qui y périrent.

Plus loin, en cinglant vers le sud, et avant que d’arriver au charmant village de Kamouraska, vous apercevez un cap, dont la vue vous frappe et vous impressionne péniblement. Son aspect est morne et sombre, les rochers qui le composent sont arides et dénudés, son isolement, le silence et la nature désolée et presque déserte qui l’environnent, son éloignement de toute habitation ; tout, enfin, concourt à jeter dans votre âme un malaise étrange et inexprimable. Quelques bas fonds qui l’avoisinent en rendent l’approche difficile, si impossible, non même aux bâtiments d’un faible tonnage. Ce Cap, c’est le « Cap au Diable. »

Mais d’où vient donc ce nom qu’enfants, nous ne pouvions entendre sans frémir ! A-t-il été le théâtre de quelques apparitions infernales, ou bien a-t-il servi de repaire à quelque bande de brigands ; et les bruits confus qu’on y entend ne sont-ils pas les cris de vengeance des victimes ensanglantées que l’on trouva à ses pieds, ou dans son voisinage ? personne ne le sait ; la justice des hommes a libéré les accusés : victimes et meurtriers sont aujourd’hui devant Dieu !

Mais vous eussiez trouvé qu’il le méritait bien d’être ainsi appelé, si, comme les habitants de la Petite Anse, en visitant leurs pêches la nuit, ou en attendant l’heure de la marée, vous eussiez entendu le vent s’engouffrer, avec un bruit sinistre, dans les obscures cavernes des rochers ; si vous eussiez entendu ses hurlements, lorsqu’il vient dans les tempêtes, se déchirer sur les branches desséchées de quelques arbres rabougris qui les couronnent ! D’autres fois et en d’autres endroits se trouvent d’épais fourrés ; là semblent y régner d’impénétrables mystères ; et lorsque la brise souffle plus violemment, sa voix prend alors des inflexions différentes ; tantôt c’est un gémissement, une plainte ; tantôt un sourd grondement qui se prolonge d’échos en échos, produisant de discordantes clameurs, et qui vous feraient croire que, dans ces lieux solitaires, des sorcières viennent y célébrer leur sabbat. Vous eussiez trouvé surtout qu’il le méritait, ce nom, si, comme plusieurs l’assuraient, vous eussiez aperçu sur la cime d’un rocher surplombant l’abîme, lorsque le flot, battu par la tempête, venait lui livrer un assaut toujours impuissant, mais incessamment renouvelé, vous eussiez aperçu, dis-je, une femme à l’œil hagard, aux cheveux épars, aux bras nus, aux vêtements en lambeaux, tendre les mains au fond du précipice, lui adresser une prière, une touchante supplication ; d’autrefois proférant des menaces, des imprécations, comme si elle eût voulu réclamer du gouffre une victime qui lui appartenait. Il eût été alors bien hardi, le navigateur qui, en longeant la côte, aurait vu cette apparition et entendu cette voix, s’il n’eût pas gagné le large au plus vite, en adressant une prière à son patron. D’autres gens, et c’était les plus croyables, disaient l’avoir vu se traîner sur les bords de la plage, et implorer le flot, d’une voix déchirante et désespérée, de lui rendre ce qu’elle avait perdu ; puis ses paroles étaient étouffées, ajoutaient-ils, par d’immenses sanglots. Nul doute que si cet être fantastique eût réellement été une femme, la malheureuse devait être en proie à d’immenses douleurs. Pourtant un pauvre pêcheur, dont la cabane était assise au pied du cap, assurait l’avoir recueillie mourante, un matin, le lendemain d’une furieuse tempête : elle gisait sur le bord de la mer, auprès du cadavre d’un matelot ; il l’avait, disait-il, transportée à sa demeure, et après des peines infinies, sa femme et lui étaient enfin parvenus à la rappeler à la vie ; mais qu’ils n’avaient pas tardé de s’apercevoir que la malheureuse était folle…