Le Cap au diable/Chapitre II

Firmin H Proulx (p. 5-8).

II


Parmi les nombreuses criques formées dans les rochers escarpés qui bordent les rivages de l’ancienne Acadie, aujourd’hui la Nouvelle Écosse, vivait, au fond de l’une d’elles, un jeune et honnête négociant acadien, dont le nom était St.-Aubin. Occupé depuis plusieurs années à l’exploitation de la pêche à la morue, grâce à son intelligence et à son indomptable énergie, son commerce prenait de jour en jour une plus grande extension. Quelques familles de pêcheurs, dont il était le bienfaiteur et le père nourricier, étaient venues se grouper autour de lui. D’une probité reconnue, affable et obligeant pour tous, il avait su s’attirer l’estime et le respect de chacun d’eux.

Tout le monde connaît nos établissements de pêcheries, dans le bas du fleuve ; rien de plus amusant que de voir ces berges aux voiles déployées, rentrer le soir, après le rude travail de la journée ; ces femmes, ces enfants accourir pour aider le mari, le père ou le frère ; le Poste est alors tout en émoi, tout le monde se met gaiement à la besogne, on s’assiste, on se prête un mutuel secours : c’est un plaisir d’entendre les joyeux propos, les quolibets qui pleuvent sur les pêcheurs malheureux, les gais refrains ; enfin, d’être témoin de la bonne harmonie qui règne parmi eux. C’est la bonne vieille Gaieté Gauloise qui prend ses ébats. Telle était la Grave de Monsieur St.-Aubin. Sa maison, située sur une légère éminence, dominait la petite baie et les côtes avoisinantes. De jolis jardins, de charmants bocages et de coquets pavillons l’entouraient. Un peu plus loin, la vue pouvait s’étendre sur de beaux champs, dans un état de culture déjà avancée, et où paissaient de nombreux troupeaux : enfin, dans son ensemble et même dans ses détails, tout respirait l’aisance, la prospérité et le bonheur.

L’intérieur de la famille ne présentait rien de particulier. M. St.-Aubin, marié, depuis quelques années, à une femme de sa nation, qu’il aimait tendrement, était père d’une charmante petite fille. Cette enfant était venu mettre le comble à la félicité de ce couple fortuné.

Madame St.-Aubin était une de ces femmes d’élite, qui semblent se faire un devoir de rendre heureux tous ceux qui les entourent. Douée des plus riches qualités du cœur et de l’esprit, elle n’était que prévenance, amour et sollicitude pour son mari et sa chère petite Hermine, les confondant tous deux dans une même et touchante tendresse. Si parfois elle pouvait leur dérober un instant, dans la journée, c’était pour aller porter quelques secours, quelques consolations à ceux qui en avaient besoin ; aussi la regardait-on comme une véritable Providence. Le soir amenait les intimes causeries, l’on se faisait part des impressions de la journée, on formait de nouveaux projets pour l’avenir. Bien souvent aussi, la maman racontait au papa ému, les mille petites espiègleries de la petite, les conversations qu’elle avait eues avec sa poupée, voire même avec une table, une chaise, un meuble quelconque ; enfin, ces mille et mille riens qui font venir des larmes de plaisir et d’attendrissement aux heureux parents qui les entendent. Ces jouissances, ces plaisirs leur suffisaient ; et certes ils valaient bien les bruyantes réunions de l’opulence, où l’âme et le cœur perdent leur pure et limpide sérénité. Quelques domestiques fidèles complétaient enfin l’intérieur de cette famille, aux mœurs simples et vraiment patriarcales.

Mais il est un autre personnage que nous nous permettrons d’introduire ici. Sans être tout-à-fait de la maison, Jean Renousse, tel était son nom, y était toujours le bien-venu. Jean Renousse, à l’époque où nous parlons, était âgé de vingt-deux à vingt-cinq ans. Né d’un pauvre acadien et d’une femme indienne, de bonne heure orphelin, il devait à la charité des habitants de l’endroit de n’être pas mort de faim. Au lieu de s’occuper, comme tous les autres, de la pêche à la morue, il s’était construit une hutte dans les bois, à quelque distance de la mer et des habitations. Il répugnait trop au sang indien, qui coulait dans ses veines, de s’astreindre à un travail constant et journalier. Ce qu’il lui fallait c’était la vie aventureuse des bois, avec son indépendance. Aussi l’été, maraudeur, pour ne pas nous servir d’une expression plus forte, il était le cauchemar des jardinières. En effet, rien de plus plaisant que de voir, lorsqu’il faisait une descente dans un jardin, la levée des manches à balais, pour en déloger l’intrus. Au voleur ! criait l’une des voisines, au pillard ! disait l’autre, au vaurien ! ajoutait une troisième. Bref, toutes ces commères réunies faisaient un tel vacarme, qu’il aurait pu donner une idée de ce que fait certaine femme quant à tort et à travers elle se fâche. Le drôle ne s’émouvait guère de ces cris, tant que sa provision de patates ou de carottes n’était pas faite, et que les armes ne devenaient pas trop menaçantes, par leur proximité ; d’un bond, alors, il se mettait hors de leur portée, se tournait vers celles qui le poursuivaient, leur faisait mille grimaces, mille gambades, mille contorsions ; et quand la place n’était plus tenable, il enjambait la clôture, et allait stoïquement s’asseoir à quelques pas de là. On l’avait vu quelquefois, quand de telles scènes étaient passées, entrer dans la chaumière de la plus furieuse, aller se placer bien tranquillement à sa table et partager, gaiement avec elle, le repas. Mais l’hiver, chasseur et trappeur infatigable, il s’enfonçait dans la forêt avec les sauvages Abénakis, ne revenant souvent qu’au printemps avec une ample provision de fourrures, dont il trouvait toujours chez M. St.-Aubin un prompt et avantageux débit. Malgré ses défauts, Jean Renousse était loin d’être détesté, par les braves gens de la colonie ; car, à plusieurs d’entr’eux, il avait rendu d’importants services. Souvent, lorsqu’une forte brise surprenait, au large, quelque berge attardée, qu’une femme éplorée, que des enfants en pleurs venaient demander des nouvelles d’un père, d’un mari ou d’un frère, à ceux qui arrivaient, que les pêcheurs hochaient tristement la tête, que les voisines essuyaient des larmes, qu’elles ne pouvaient dissimuler, et leur adressaient des consolations, on voyait Jean Renousse s’élancer dans une berge, et, malgré le vent et la tempête, s’exposer seul, pour aller porter secours au frêle bâtiment désemparé ; souvent, grâce à son sublime dévouement et à son habileté à conduire une embarcation, plus d’un pêcheur avait à le remercier d’avoir revu sa pauvre chaumière !

Parmi ceux, surtout, qui lui portaient un intérêt tout particulier, était Madame St.-Aubin. Elle avait reconnu, en plusieurs occasions, que, sous cette écorce rude et inculte, dans ses yeux noirs et vifs, dans ses pommettes de joues saillantes, il y avait plus de cœur et d’intelligence qu’un œil peu observateur n’en pouvait d’abord soupçonner. Jamais il ne se présentait à la demeure du bourgeois, comme on appelait M. St.-Aubin, sans en recevoir quelques secours ; et, maintes fois, il leur avait prouvé, qu’en l’obligeant on n’avait pas rendu service à un ingrat. Son attachement pour l’enfant était excessif : c’était avec plaisir qu’il s’astreignait à un travail minutieux pour lui confectionner des jouets, et satisfaire ses moindres caprices enfantins. Bien des fois on l’avait confiée à ses soins, et c’était toujours avec une tendre sollicitude qu’il veillait sur elle. À la vérité il n’était pas facile de faire de la peine impunément à la petite Hermine, lorsqu’elle était sous sa garde, ainsi que sous celle du magnifique terreneuve qu’on appelait Phédor.