Le Candidat (éd. L. Conard, 1910)/Acte III

ThéâtreLouis Conard (p. 96-127).
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ACTE TROISIÈME


Au Salon de Flore. L’intérieur d’un bastringue. En face, et occupant tout le fond, une estrade pour l’orchestre. Il y a dans le coin de gauche une contrebasse. Attachés au mur, des instruments de musique ; au milieu du mur, un trophée de drapeaux tricolores. Sur l’estrade une table avec une chaise ; deux autres tables des deux côtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l’autre. Toute la scène est remplie de chaises. À une certaine hauteur un balcon, où l’on peut circuler.



Scène première.

ROUSSELIN, seul, à l’avant-scène, puis un Garçon de café.

Si je comparais l’Anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre ? Et le Pouvoir… à un vampire ? Non, c’est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent… comme : « fermer l’ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme : « parlementarisme, obscurantisme !… »

Calmons-nous ! un peu d’ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau ! Ici, la place du Président (Il montre la table, au milieu.) des deux côtés, les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public !… Mais sur quoi m’appuierai-je ? Il me faudrait une tribune ! Oh ! je l’aurai, la tribune ! En attendant… (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade.) Bien ! et je placerai le verre d’eau, — car je commence à avoir une soif abominable — je placerai le verre d’eau, là ! (Il prend le verre d’eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa chaise.) Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein.) Oui !

Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu’un prend la parole. Il m’interpelle pour me demander… par exemple… Mais d’abord qui m’interpelle ? Où est l’individu ? À ma droite, je suppose ! Alors, je tourne la tête, brusquement !… Il doit être moins loin ? (Il va déranger une chaise, puis remonte.) Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet… Si j’avais pris mon habit ? C’est plus commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main, qu’il retire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop cependant ; on ressemble à un chanteur de romances. Oh ! ça ira — avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir ! C’est égal ! Voilà une peur qui m’empoigne… et j’éprouve à l’épigastre… (Il boit.) Ce n’est rien ! Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un homme en vaut un autre, et j’en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête… comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !

« Et c’est à moi que ceci s’adresse, monsieur ! » Celui-là est en face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) « À moi que ceci s’adresse, à moi ! » Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. « À moi, qui, pendant quarante ans… à moi, dont le patriotisme… à moi que… à moi pour lequel… » puis, tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur ! » Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous condamne ! J’en prends acte ! » Un peu d’ironie, maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. « Ah ! ah ! » Essayons le rire de supériorité. « Ah ! ah ! ah ! je m’avoue vaincu, effectivement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! — je les reconnaîtrai, — s’écrient que je m’insurge contre nos institutions, ou n’importe quoi. Alors d’un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement du mot progrès : « Depuis l’astronome avec son télescope qui, pour le hardi nautonnier… jusqu’au modeste villageois baignant de ses sueurs… le prolétaire de nos villes… l’artiste dont l’inspiration… » Et je continue jusqu’à une phrase, où je trouve le moyen d’introduire le mot « bourgeoisie ». Tout de suite : éloge de la bourgeoisie, le tiers État, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l’ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et le peuple, qu’en faites-vous ? » Je pars : « Ah ! le peuple, il est grand » ; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles ! J’exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquard tisserand, Marceau tailleur ; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs sont flattés. Et, après que j’ai tonné contre la corruption des riches, « Que lui reproche-t-on, au peuple ? c’est d’être pauvre ! » Tableau enragé de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l’ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n’en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannées, et que rien n’est comparable à l’affection d’un homme de cœur !… » Et je me tape sur le cœur ! bravo ! bravo ! bravo !

Un garçon de café.

M. Rousselin, ils arrivent !

Rousselin.

Retirons-nous, que je n’aie pas l’air… Aurai-je le temps d’aller chercher mon habit ?… Oui ! — en courant !

Il sort.



Scène II.

Tous les Électeurs, VOINCHET, MARCHAIS, HOMBOURG, HEURTELOT, ONÉSIME, Le Garde champêtre, BEAUMESNIL, LEDRU, Le Président, puis ROUSSELIN, puis MUREL.
Voinchet.

Ah ! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce qu’il paraît.

Ledru.

Pour une réunion politique, on aurait dû choisir un endroit plus convenable que le Salon de Flore.

Beaumesnil.

Puisqu’il n’y en a pas d’autres dans la localité ! Qui est-ce que vous nommerez, M. Marchais ?

Marchais.

Mon Dieu, Rousselin ! C’est encore lui, après tout…

Ledru.

Moi, j’ai résolu de faire un vacarme…

Voinchet.

Tiens ! le fils de Bouvigny.

Beaumesnil.

Le père est plus finaud, il ne vient pas.

Le Président.

En séance !

Le Garde champêtre.

En séance !

Le Président.

Messieurs ! nous avons à discuter les mérites de nos deux candidats pour les élections de dimanche. Aujourd’hui, vous vous occuperez de l’honorable M. Rousselin, et demain soir, de l’honorable M. Gruchet. La séance est ouverte.

Rousselin, en habit noir, sort d’une petite porte derrière le président, fait des salutations, et reste debout au milieu de l’estrade.
Voinchet.

Je demande que le candidat nous parle des chemins de fer.

Rousselin, après avoir toussé, et pris un verre d’eau.

Si on avait dit du temps de Charlemagne ou même de Louis XIV, qu’un jour viendrait, où, en trois heures, il serait possible d’aller…

Voinchet.

Ce n’est pas ça ! Êtes-vous d’avis qu’on donne une allocation au chemin de fer qui doit passer par Saint-Mathieu, ou bien à un autre qui couperait Bonneval — idée cent fois meilleure ?

Un Électeur.

Saint-Mathieu est plus à l’avantage des habitants ! Déclarez-vous pour celui-là, monsieur Rousselin !

Rousselin.

Comment ne serais-je pas pour le développement de ces gigantesques entreprises qui remuent des capitaux, prouvent le génie de l’homme, apportent le bien-être au sein des populations !…

Hombourg.

Pas vrai, elles les ruinent !

Rousselin.

Vous niez donc le progrès, Monsieur ? le progrès, qui depuis l’astronome…

Hombourg.

Mais les voyageurs ?…

Rousselin.

Avec son télescope…

Hombourg.

Ah ! si vous m’empêchez !…

Le Président.

La parole est à l’interpellant.

Hombourg.

Les voyageurs ne s’arrêteront plus dans nos pays.

Voinchet.

C’est parce qu’il tient une auberge !

Hombourg.

Elle est bonne, mon auberge !

Tous.

Assez ! assez !

Le Président.

Pas de violence, messieurs !

Le Garde champêtre.

Silence !

Hombourg.

Voilà comme vous défendez nos intérêts !

Rousselin.

J’affirme !…

Hombourg.

Mais vous perdez le roulage !

Un Électeur.

Il soutiendra le libre échange !

Rousselin.

Sans doute ! Par la transmission des marchandises, un jour la fraternité des peuples…

Un Électeur.

Il faut admettre les laines anglaises ! Proclamez l’affranchissement de la bonneterie !

Rousselin.

Et tous les affranchissements !

Les Électeurs.

(Côté droit.) Oui ! oui ! (côté gauche :) Non ! non ! à bas !

Rousselin.

Plût au ciel que nous puissions recevoir en abondance les céréales, les bestiaux !

Un Agriculteur, en blouse.

Eh bien, vous êtes gentil pour l’agriculture !…

Rousselin.

Tout à l’heure je répondrai sur le chapitre de l’agriculture !

Il se verse un verre d’eau. — Silence.
Heurtelot, apparaissant en haut, au balcon.

Qu’est-ce que vous pensez des hannetons ?

Tous, riant.

Ah ! ah ! ah !

Le Président.

En peu de gravité, messieurs !

Le Garde champêtre.

Pas de désordre ! Au nom de la Loi, assis !

Marchais.

M. Rousselin, nous voudrions savoir votre idée sur les impôts.

Rousselin.

Les impôts, mon Dieu… certainement, sont pénibles… mais indispensables… C’est une pompe, — si je puis m’exprimer ainsi, — qui aspire du sein de la terre un élément fertilisateur pour le répandre sur le sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but… et si, en exagérant… on n’arriverait pas quelquefois à tarir…

Le Président, se penchant vers lui.

Charmante comparaison !

Voinchet.

La propriété foncière est surchargée !

Heurtelot.

On paye plus de trente sous de droits pour un litre de cognac !

Ledru.

La flotte nous dévore !

Beaumesnil.

Est-ce qu’on a besoin d’un Jardin des Plantes ?

Rousselin.

Sans doute ! sans doute ! sans doute ! Il faudrait apporter d’immenses, d’immenses économies !

Tous.

Très bien !

Rousselin.

D’autre part, le Gouvernement lésine, tandis qu’il devrait…

Beaumesnil.

Élever les enfants pour rien !

Marchais.

Protéger le commerce !

L’Agriculteur.

Encourager l’agriculture !

Rousselin.

Bien sûr !

Beaumesnil.

Fournir l’eau et la lumière gratuitement dans chaque maison !

Rousselin.

Peut-être, oui !

Hombourg.

Vous oubliez le roulage dans tout ça !

Rousselin.

Oh ! non, non pas ! Et permettez-moi de résumer en un seul corps de doctrine, de prendre en faisceau…

Ledru.

On connaît votre manière d’enguirlander le monde ! Mais si vous aviez devant vous Gruchet…

Rousselin.

C’est à moi que vous comparez Gruchet ! à moi !… qu’on a vu pendant quarante ans… à moi dont le patriotisme… — Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur !

Ledru.

Oui, je le compare à vous !

Rousselin.

Ce Catilina de village !

Heurtelot, au balcon

Qu’est-ce que c’est, Catilina ?

Rousselin.

C’était un célèbre conspirateur qui, à Rome…

Ledru.

Mais Gruchet ne conspire pas !

Heurtelot.

Êtes-vous de la police ?

Tous, à droite.
Ensemble, confusément.

Il en est ! il en est !

Tous, à gauche, de même.

Non, il n’en est pas ! (Vacarme.)

Rousselin.

Citoyens ! de grâce ! Citoyens ! Je vous en prie ! de grâce ! écoutez-moi !

Marchais.

Nous écoutons !

Rousselin cherche à dire quelque chose, et reste muet.
Rires de la foule.
Tous, riant.

Ah ! ah ! ah !

Le Garde champêtre.

Silence !

Heurtelot.

Il faut qu’il s’explique sur le droit au travail.

Tous.

Oui ! oui ! le droit au travail !

Rousselin.

On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmures.) Ah ! vous m’accorderez qu’on a écrit, à ce propos, énormément de livres. Les avez-vous lus ?

Heurtelot.

Non !

Rousselin.

Je les sais par cœur ! Et si comme moi, vous aviez passé vos nuits dans le silence du cabinet, à…

Heurtelot.

Assez causé de vous ! Le droit au travail !

Tous.

Oui, oui, le droit au travail !

Rousselin.

Sans doute, on doit travailler !

Heurtelot.

Et commander de l’ouvrage !

Marchais.

Mais si on n’en a pas besoin ?

Rousselin.

N’importe !

Marchais.

Vous attaquez la propriété !

Rousselin.

Et quand même ?

Marchais, se précipitant sur l’estrade.

Ah ! vous me faites sortir de mon caractère.

Électeurs, de droite.

Descendez ! descendez !

Électeurs, de gauche.

Non ! qu’il y reste !

Rousselin.

Oui ! qu’il demeure ! J’admets toutes les contradictions ! Je suis pour la liberté ! (Applaudissements à droite. Murmures à gauche ; il se retourne vers Marchais.) Le mot vous choque, Monsieur ? c’est que vous n’en comprenez point le sens économique, la valeur… humanitaire ! La presse l’a élucidée pourtant ! et la presse, — rappelons-le, citoyens, — est un flambeau, une sentinelle qui…

Beaumesnil.

À la question !

Marchais.

Oui, la propriété !…

Rousselin.

Eh bien ! je l’aime comme vous ; je suis propriétaire. Vous voyez donc que nous sommes d’accord !

Marchais, embarrassé.

Cependant… hum !… cependant…

Ledru.

Ah ! l’épicier ! (Tout le monde rit.)

Rousselin.

Encore un mot ! je vais le convaincre ! (À Marchais.) On doit, — n’est-il pas vrai, — on doit, autant que possible, démocratiser l’argent, républicaniser le numéraire. Plus il circule, plus il en tombe dans la poche du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela, on a imaginé le crédit.

Marchais.

Il ne faut pas trop de crédit !

Rousselin.

Parfait ! Oh ! très bien !

Ledru.

Comment ! pas de crédit ?

Rousselin, à Ledru.

Vous avez raison ; car si l’on ôte le crédit, plus d’argent ! et d’autre part, c’est l’argent qui fait la base du crédit ; les deux termes sont corrélatifs ! (Secouant fortement Marchais.) Comprenez-vous que les deux termes soient corrélatifs ? Vous vous taisez ? ce silence vous condamne, j’en prends acte !

Tous.

Assez ! assez !

Marchais regagne sa place.
Rousselin.

Ainsi se trouve résolue, Citoyens, l’immense question du travail ! En effet, sans propriété, pas de travail ! Vous faites travailler parce que vous êtes riche, et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez, non seulement pour devenir propriétaires, mais parce que vous l’êtes ! Vos œuvres font du capital, vous êtes capitalistes.

L’Agriculteur.

Drôles de capitalistes !

Marchais.

Vous embrouillez tout !

Ledru.

C’est se ficher du monde !

Tous.

Oui ! la clôture ! à la porte ! la clôture !

Le Président.

Cela devient intolérable ! on ne peut plus…

Le Garde champêtre.

Je vais faire évacuer la salle !

Rousselin, à part, apercevant Murel qui entre.

Murel !

Ledru.

Que le candidat justifie les éloges qu’il a donnés devant moi aux opinions du sieur Bouvigny ! (Aux ouvriers.) Vous y étiez, vous autres !

Rousselin.

Mais… je… je…

Ledru.

Il est perdu !

Heurtelot.

Tendez la gaffe !

Voinchet.

Un médecin !

Rire général.
Murel.

J’étais là aussi, moi ! L’honorable M. Rousselin a paru condescendre aux idées de Bouvigny ! Il ne s’en cache pas ! Il s’en vante !

Rousselin, fièrement.

Ah !

Murel.

Et c’était précisément à cause des électeurs qui l’entouraient, pour affermir leurs convictions, en leur faisant voir jusqu’à quel point peut aller dans la tête de certaines personnes…

Rousselin.

L’obscurantisme !

Murel.

Effectivement ! C’était, dis-je, un procédé de tactique parlementaire, une ruse… bien légitime, passez-moi l’expression, pour le faire tomber dans le panneau.

Heurtelot.

Oh ! oh ! trop malin !

Ledru.

Alors, il s’est conduit en saltimbanque.

Murel.

Mais je…

Heurtelot.

Ne le défendez plus !

Ledru.

Et voilà l’homme qui avait promis d’aller calotter le préfet !

Rousselin.

Pourquoi pas ?

Le Garde champêtre, le frappant légèrement sur l’épaule.

Doucement, monsieur Rousselin !

Tous.

Assez ! assez ! la clôture ! la clôture !

Tout le monde se lève. Rousselin fait un geste désespéré,
puis se retourne vers le président qui sort.
Le Président.

Une séance peu favorable, cher monsieur ; espérons qu’une autre fois…

Rousselin, observant Murel.

Murel qui s’en va ! (À Marchais qui passe devant lui.) Marchais ! ah ! c’est mal ! c’est mal !

Marchais.

Que voulez-vous, avec vos opinions !…



Scène III.

ROUSSELIN, ONÉSIME, Le Garçon de café.
Rousselin, redescendant.

Oh ! mes rêves !… — je n’ai plus qu’à m’enfuir, ou à me jeter à l’eau, maintenant ! On va faire des gorges chaudes, me blaguer ! (Considérant les chaises.) Ils étaient là !… oui ! et au lieu de cette foule en délire dont j’écoutais d’avance les trépignements… (Le garçon de café entre, pour ranger les chaises.) Ah ! fatale ambition, pernicieuse aux rois comme aux particuliers !… et pas moyen de faire un discours ! tous mes mots ont raté ! Comme je souffre ! comme je souffre ! (Au garçon de café.) Ah ! vous pouvez les prendre ! je n’en ai plus besoin ! (À part.) Leur vue me tape sur les nerfs, maintenant !

Le Garçon de café, à Onésime, sur l’estrade, et qui se trouve caché par la contrebasse.

Restez-vous là ?

Onésime, timidement.

Monsieur Rousselin !

Rousselin.

Ah ! Onésime !

Onésime, s’avançant.

Je voudrais trouver quelque chose de convenable… pour vous dire que je participe aux désagréments…

Rousselin.

Merci ! merci ! Car tout le monde m’abandonne !… jusqu’à Murel !

Onésime.

Il vient de sortir avec le clerc de Me Dodart !

Rousselin.

Si j’allais le trouver ? (Regardant dehors.) Il y a encore trop de monde sur la place ; et le peuple est capable de se porter sur moi à des excès !…

Onésime.

Je ne crois pas !

Rousselin.

Cela s’est vu ! On peut être outragé, déchiré ! Ah ! la populace ! je comprends Néron !

Onésime.

Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui lui enlevait tout espoir, il a été comme vous, bien triste ! Cependant il a repris le dessus, à force de philosophie !

Rousselin.

Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n’allez pas me tromper ?

Onésime.

Oh !

Rousselin.

Est-ce que M. votre père… (Se retournant vers le garçon qui remue les chaises.) Il est irritant, ce garçon-là ! Laissez-nous tranquilles ! (Le garçon sort.) Est-ce que votre père avait autant de voix qu’on le soutient ? Il m’a défilé une liste de communes !…

Onésime.

Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs. J’ai vu leurs noms !

Rousselin, à part.

C’est un chiffre, cela !

Onésime.

Mais… j’ai quelque chose pour vous. Une vieille femme, que je ne connais pas, m’a dit comme j’entrais à la séance : « Faites-moi le plaisir de remettre ce billet à M. Rousselin. » (Il le lui donne.)

Rousselin.

Une drôle de lettre ! Voyons un peu ! (Lisant.) « Une personne qui s’intéresse à vous, croit de son devoir de vous prévenir que Mme Rousselin…

Il s’arrête bouleversé.
Onésime.

Dois-je porter la réponse ?

Rousselin, ricanant convulsivement.

La… la… la réponse ?

Onésime.

Oui ! laquelle ?

Rousselin, furieux.

C’est un coup de pied pour l’imbécile qui fait de pareilles commissions !

Onésime s’enfuit.

Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de m’en tourmenter ! (Il la froisse et la jette.) La haine de mes ennemis n’aura donc pas de bornes ! Voilà une machination qui dépasse toutes les autres ! C’est pour me distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma candidature ; et on m’attaque jusqu’au fond de l’honneur ! Cette infamie-là doit venir de Gruchet ?… Sa bonne est sans cesse à rôder autour de la maison… (Il ramasse la lettre, et lisant.) « Que votre femme a un amant ! » On n’est pas l’amant de ma femme ! — Quels sont les hommes qui peuvent être son amant ?…

Est-ce assez bête !… Cependant l’autre soir, sous les quinconces, j’ai entendu un soufflet, presque aussitôt un baiser ! J’ai bien vu miss Arabelle ! mais sûrement elle n’était pas seule, puisque d’autre part, un soufflet ?… Est-ce qu’un insolent se serait permis envers Mme Rousselin ?… Oh ! elle me l’aurait dit ? Et puis, le baiser dans ce cas-là eût précédé le soufflet, tandis que j’ai fort bien entendu un soufflet d’abord, et un baiser, ensuite ! Bah ! n’y pensons plus ! j’ai bien d’autres choses ! Non ! non ! tout à mon affaire !

Il va pour sortir.



Scène IV.

ROUSSELIN, GRUCHET.
Gruchet.

Il n’est pas là, M. Murel ?

Rousselin.

Vous venez me narguer, sans doute ? jouir de ma défaite, ajouter vos persiflages…

Gruchet.

Pas du tout !

Rousselin.

Au moins, faut-il se servir d’armes loyales, Monsieur !

Gruchet.

Le droit est de mon côté !

Rousselin.

Je sais bien qu’en politique…

Gruchet.

Ce n’est pas la politique qui me fait agir, mais des intérêts plus humbles. M. Murel…

Rousselin.

Et je me moque de Murel !

Gruchet.

Voilà huit jours qu’il m’échappe, malgré ses promesses. Et il se conduit d’une manière abominable ! Non content de s’être livré sur moi à des violences, — je pouvais le traduire en justice ; je n’ai pas voulu, par respect du monde et considération pour l’industrie.

Rousselin.

Plus vite, je vous prie !

Gruchet.

M. Murel s’est engagé, en arrivant ici, dans des opérations de Bourse, qui furent d’abord heureuses ; et il a si bien fait… que… une première fois, je lui ai prêté dix mille francs. Oh ! il me les a rendus, et même avec des bénéfices ! Deux mois plus tard, autre prêt de cinq mille ! Mais la chance avait tourné. Une troisième fois…

Rousselin.

Est-ce que ça me regarde ?

Gruchet.

Bref, il me doit actuellement trente mille deux cent vingt-six francs, et quinze centimes !

Rousselin, à part.

Ah ! c’est bon à savoir !

Gruchet.

Ce jeune homme a abusé de ma candeur ! Il me leurrait avec la perspective d’une belle affaire, un riche mariage.

Rousselin, à part.

Coquin !

Gruchet.

Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis quelque temps, j’en ai tellement dépensé ! (Il soupire.) Et, puisque vous êtes son ami, arrangez-vous, priez-le, pour qu’il me rende ce qui m’appartient.

Rousselin.

Me demander cela, vous, mon rival !

Gruchet.

Je n’ai pas fait le serment de l’être toujours ! J’ai du cœur, monsieur Rousselin ; je sais reconnaître les bons offices !

Rousselin.

Comment ! lorsque je possède une reconnaissance de six mille francs, prêtés autrefois pour commencer vos affaires, et dont les intérêts, depuis l’époque, montent à plus de vingt mille !

Gruchet.

C’est même où je voulais en venir. Donnant, donnant !

Rousselin.

Je n’y suis plus du tout !

Gruchet.

Songez donc que beaucoup de personnes dépendent de moi, et que j’ai, sans qu’il y paraisse, pas mal d’influence ! Si vous me remettiez le papier en question, on pourrait s’entendre.

Rousselin.

Sur quoi ?

Gruchet.

Je lâcherais les électeurs.

Rousselin.

Et si je ne suis pas nommé ?… Je perds mon argent !

Gruchet.

Vous êtes trop modeste !

Rousselin.

Hein ?

Gruchet.

À votre guise ! Jusqu’à la dernière minute, il sera temps ! Mais je vous répète que vous avez tort !

Il se dirige vers la gauche.
Rousselin.

Où allez-vous donc par là ?

Gruchet.

Dans ce cabinet, où mon ami Julien doit être à travailler sur le procès-verbal de la séance. Je vous assure que vous avez tort !

Il sort.



Scène V.

ROUSSELIN, puis MUREL.
Rousselin.

Est-ce un piège, ou serait-ce la vérité ? Quant à Murel, c’est un sauteur qui faisait tout bonnement une spéculation. Oh ! je m’en doutais un peu ! Mais à présent, je ne vois pas pourquoi je me gênerais ; il a perdu son crédit sur le peuple, et ma foi…

Murel, entre joyeux.

Pardon de vous avoir quitté si vite ! Je viens de chez Dodart. Quel événement, mon cher ! Un bonheur !…

Rousselin.

Ah ! vous en faites de belles ! Je suis obligé de recevoir vos créanciers. Gruchet exige trente mille francs !

Murel.

La semaine prochaine, il les aura !

Rousselin.

Encore vos forfanteries ! Jamais vous ne doutez de rien !… De même pour ma candidature ! On n’est pas en vérité moins habile ; et vous auriez dû plutôt…

Murel.

Soutenir Gruchet, n’est-ce pas ?

Rousselin.

C’est tout comme ! L’Impartial, depuis huit jours, n’a rien fait.

Murel.

J’étais en voyage ; et je suis revenu sans même attendre…

Rousselin.

Mauvaise excuse !

Murel.

La réclamation de Gruchet est une vengeance. Je me perds à cause de vous ; heureusement que…

Rousselin.

Quoi donc !

Murel.

Vous m’avez, en quelque sorte, promis la main de votre fille…

Rousselin.

Oh ! oh ! entendons-nous !

Murel.

Mais vous ne savez donc pas que je viens d’hériter !

Rousselin.

De votre tante, peut-être ?

Murel.

Certainement !

Rousselin.

La plaisanterie est rebattue.

Murel.

Je vous jure que ma tante est morte !

Rousselin.

Eh bien ! enterrez-la, et ne me bernez pas avec vos histoires d’héritage.

Murel.

Rien de plus vrai ! Seulement, comme la pauvre femme a trépassé depuis mon départ, on cherche si quelquefois un autre testament…

Rousselin.

Ah ! il y a des si ! Eh bien, mon cher, moi, j’aime les gens sûrs des choses qu’ils disent et entreprennent.

Murel.

Monsieur Rousselin, vous oubliez trop ce que je puis faire pour vous !

Rousselin.

Pas grand’chose ! Les ouvriers ne vous écoutent plus !

Murel.

Vraiment ! Parce qu’il y a cinq ou six braillards peut-être… des hommes que j’avais renvoyés de ma fabrique… Mais tous les autres !

Rousselin.

Pourquoi ne sont-ils pas venus ?

Murel.

Comment les amener, étant absent ?

Rousselin, à part.

Cela, c’est une raison.

Murel.

Vous ne connaissez pas leur humeur ; et je parie que d’ici à dimanche prochain, si je voulais, j’aurais le temps… Mais non, je ne m’en mêle plus… et… je recommanderai Gruchet !

Rousselin, à part.

Il me fait des menaces !… Est-ce que j’aurais encore des chances ? (Haut.) Ainsi, vous croyez… que l’effet de la réunion… n’a pas été absolument mauvais ?

Murel.

Ah ! vous avez blessé le peuple !

Rousselin.

Mais j’en suis du peuple ! Mon père était un modeste travailleur. Voilà ce qu’il faut leur dire, mon bon Murel, et que j’ai souffert pour eux, car le Gouvernement a mis la main sur moi, là, tout à l’heure ! Retournez à la filature.

Murel.

Mais écoutez !… j’apporte… — on n’attend plus que le certificat de décès de mon cousin… —

Rousselin.

Faites-leur comprendre !…

Murel.

Premièrement, une ferme.



Scène VI.

Les Mêmes, MADAME ROUSSELIN, LOUISE.
Madame Rousselin, à la cantonade.

Louise, suis-moi donc ! Qu’as-tu à regarder partout ? (À son mari.) Ah ! je te trouve enfin ; j’étais inquiète. S’il y a du bon sens !

Rousselin.

Je ne pouvais pas…

Louise, apercevant Murel.

Mon ami !

Murel.

Louise !

Madame Rousselin, scandalisée.

Que signifie ? Est-ce une tenue pour une jeune personne ? Et vous-même, monsieur, une pareille familiarité !…

Murel.

Mon Dieu, Madame, M. Rousselin pourra vous dire…

Madame Rousselin.

Je suis curieuse, en effet, de voir par quelles raisons, ma fille…

Rousselin.

Ma chérie, d’abord tu comprendras…

Louise, à Murel, à part.

C’est moi qui ai poussé ma mère à venir ; je vous savais ici ; pas d’autre moyen !…

Murel, de même.

Il faut brusquer tout ; je vous dirai pourquoi. (S’avançant vers M. et Mme Rousselin.) Madame, bien qu’on ait l’habitude d’employer pour de telles démarches des intermédiaires, je m’en passe forcément, et je vous prie de m’accorder en mariage Mlle Louise.

Madame Rousselin.

Monsieur, mais Monsieur, on ne prend pas les gens…

Murel, vite.

Ma nouvelle position de fortune me permet…

Rousselin.

Ah ! il faut voir !

Madame Rousselin.

Cela est si en dehors des procédés ordinaires…

Louise, souriant.

Oh ! maman !

Madame Rousselin.

Et cette inconvenance, dans un endroit public !

Julien entre par la porte de gauche.



Scène VII.

Les mêmes, JULIEN.
Julien, à Rousselin.

Je viens, Monsieur, me mettre à votre disposition.

Rousselin.

Vous ?

Julien.

Oui, moi, absolument !

Murel, à part.

Qui l’amène ?

Julien.

Mon journal ayant une autorité de vieille date dans le pays, je peux vous être utile.

Rousselin, ébahi.

Mais Murel ?

Julien.

J’ai entendu à travers cette cloison tout ce qui s’est passé à la séance ; et il m’est facile d’en faire un compte rendu favorable (désignant Murel), avec la permission, toutefois, de mon chef.

Murel.

Parbleu ! depuis assez longtemps !…

Rousselin.

Comment vous exprimer…

Madame Rousselin, bas à son mari.

Tu vois que j’ai réussi, hein ? (Bas à Julien.) Je vous remercie.

Julien, de même.

Vos yeux me soutenaient ! c’est fait !

Rousselin, à sa femme.

Il est charmant ! Défendu par vous, qui êtes un polémiste !…

Murel.

Un talent flexible, clair, pittoresque !

Rousselin.

Je crois bien !

Murel.

Et d’une violence quand il veut s’en donner la peine ! (Bas, à Julien.) Dites que l’idée vient de moi ; vous m’obligerez.

Julien.

Malgré les arguments de notre ami Murel, — car il vous prône avec une ardeur !… — je demeurais dans mon obstination (regardant Mme Rousselin), mais tout à coup, comme éclairé par une lumière, et obéissant à une voix, j’ai vu, j’ai compris.

Rousselin.

Ah ! cher monsieur, je suis pénétré de reconnaissance !

Julien, bas, à Mme Rousselin.

Quand vous reverrai-je ?

Madame Rousselin, de même.

Je vous le ferai savoir.

Rousselin, à Julien.

Par exemple, je ne sais pas comment vous vous y prendrez !

Julien, gaiement.

Ceci est mon affaire !

Madame Rousselin, à sa femme.

Prie donc M. Julien de venir ce soir dîner chez nous, en famille.

Madame Rousselin, faisant une révérence.

Mais certainement, avec le plus grand plaisir.

Julien, saluant.

Madame !