VII. Des Vignes au Rozier.


Le village des Vignes est relié à Saint-Prejet du Tarn, chef-lieu de la commune (consistant en deux maisons), par un pont, en aval duquel on reprend la navigation. Là se trouve l’un des trois passages ouverts dans les murailles des deux causses, et la route de Severac ou du Massegros à Florac ou à Meyrueis le traverse. Il est probable que de tout temps ce passage a été occupé et gardé par les populations, de même que celui de Sainte-Énimie, car là aussi abondent les antiquités. Dolmens, grottes habitées sont en grand nombre au-dessous des Vignes. Nous avons déjà dit, étant à Saint-Georges de Lévejac, que M. l’abbé Solanet y avait compté plus de quatre-vingts dolmens ; il a en outre fouillé plusieurs grottes[1], dans lesquelles il a découvert de nombreux objets préhistoriques, aujourd’hui au musée de Mende.

Les Vignes. — Dessin de Vuillier, d’après nature.


Des Vignes au Rozier, la navigation, sans être le moins du monde périlleuse, est plus difficile, et il est nécessaire de prendre dans le village de véritables bateliers. Le Tarn est encombré d’énormes blocs de rochers, cachés parfois sous l’eau : on compte vingt-cinq rapides sur un parcours de 10 kilomètres, et deux de ces rapides sont de véritables petites cascades, enserrées entre des roches laissant à peine place à la largeur du bateau[2]. Avec les Gall ou tels autres bateliers expérimentés, cette descente « à la canadienne », ainsi que le dit Onésime Reclus, est un vrai plaisir ; on a l’émotion du danger et l’on ne court en réalité aucun risque.

Cette descente est même si attachante comme sport que l’on oublie de regarder le magnifique cadre du tableau, et je conseillerais vivement aux voyageurs qui voudraient bien voir cette partie du cagnon de descendre d’abord à pied au Rozier, puis de revenir aux Vignes par l’un des deux causses et alors, mais seulement alors, de faire la descente en bateau. Ces deux excursions se complètent l’une l’autre, et chacune d’elles est de haut goût. Il faut une heure trente minutes en bateau, ou deux heures à pied, pour arriver au Rozier. Aujourd’hui partons par le sentier ; demain ou après-demain nous partirons en barque. La route muletière longe la rive droite du Tarn, montant et descendant tour à tour au gré des rochers. Nous passons devant une jolie source et nous laissons à droite les lacets de la route qui escalade la muraille du causse et conduit à Saint-Rome, au Massegros, etc. La distance des Vignes à Saint-Rome est de 1 200 mètres à vol d’oiseau, sur 500 mètres de différence de niveau, rachetés par environ 6 kilomètres de route en lacets.

Au delà de quelques bandes de champs cultivés, nous longeons de grandes roches, souvent en surplomb. En contre-bas coule le Tarn, brillant sous le soleil ; plusieurs barques passent à nos pieds, les unes filant en aval, les autres remontant péniblement en amont ; l’une de celles-ci, manœuvrée par huit hommes, les uns tirant à la ligne dans le lit de la rivière, les autres maniant les gaffes, a grand’peine à franchir un rapide. S’il ne faut qu’une heure trente minutes à deux heures, selon l’état des eaux, pour descendre, il faut huit heures pour remonter.

Nous traversons un défilé, puis la paroi semble s’ouvrir et laisse place au pittoresque hameau de Villaret, aux maisons construites en partie dans des grottes ou baumes entourées de bouquets de grands arbres ; Le porche de l’une de ces maisons, établie sur une table de pierre, porte la date de 1780.

Le sentier monte et descend suivant les caprices de la roche, qui tantôt s’avance et se penche vers le Tarn, tantôt recule et escalade la muraille du causse. Sur la rive gauche, la gigantesque paroi du causse Méjan, ayant à sa base un talus gazonné, porte à son faîte une série de roches ruiniformes de l’aspect le plus sauvage : château, bastions, donjons, aiguilles, rochers surplombant, tout cela rougeâtre, presque rouge, vivement éclairé par le soleil. Entre les deux parois, mouchetées de vert, coule le Tarn aux eaux transparentes, couleur d’aigue-marine, ici pailletées d’or, là blanches d’écume, au gré des ratchs ou des planiols.

Souvent une grande roche, ou des bouquets d’arbres nous cachent la rivière et masquent les rochers qui la bordent. Nous ne voyons plus alors que le haut des falaises se découpant sur le ciel en fantastiques silhouettes ; la roche est trouée, évidée, taillée, contournée ; tours, champignons, aiguilles, châteaux forts se multiplient, et, au milieu de ces bizarreries que l’on voit mieux du sentier que du lit du Tarn, circule le sentier de chèvres de la Bourgarié, hameau perché sur le bord extrême du causse Méjan, à 500 mètres au-dessus du Tarn. Si la fantaisie vous en prend et si vous avez bon pied et bon œil, arrivé au Cambon, faites-vous passer en barque sur la rive gauche et, après deux heures de rude escalade, vous pourrez pénétrer par la grande arcade naturelle du pas de l’Are, dans ces citadelles à moitié éventrées, à moitié compactes ; mais, si vous ne voulez pas vous égarer au milieu de toutes ces roches en ruines, prenez avec vous un homme du Cambon ayant fait le trajet : sinon la peine pourrait passer le plaisir. De là, par la Bourgarié, par le mont Buisson (1 069 mètres) d’où l’on a une magnifique et très curieuse vue d’ensemble des grandes tables calcaires du Méjan, de Sauveterre et du causse Noir, avec l’Aigoual et les monts Lozère comme fond de toile, vous pourrez vous rendre à Saint-Pierre des Tripieds et descendre par le ravin du Truel au Rozier.

Si j’osais encore une fois vous dire mon sentiment personnel, je vous déconseillerais cette grimpade enragée ; il y fait réellement trop chaud et trop soif ; dans quelques heures, après vous être reposé au Rozier, vous irez voir sans fatigue Montpellier-le-Vieux avec mon ami M, Martel pour guide, et cette promenade vous intéressera infiniment plus. Croyez-en mon expérience. Bon voilà que j’ai oublié mon exorde.

Après avoir dépassé le Cambon, nous voyons tout à coup la muraille s’ouvrir à notre droite : un large et pittoresque ravin, dont la riche végétation semble hérissés de grandes roches isolées, monte jusqu’au bord du causse de Sauveterre ; à mi-hauteur, au flanc d’une falaise blanche recourbée en hémicycle, s’accroche l’ermitage de Saint-Marcellin.

Le site est fort beau et j’espère bien un jour avoir le temps de visiter cette gorge, dont l’aspect est tout différent de celui des autres parties du cagnon. On voit peu ou mal l’hémicycle de Saint-Marcellin, et même on ne le voit pas du tout, étant en barque, parce que là se trouve un des rapides enrochés les plus dangereux du Tarn et que toute l’attention du voyageur se concentre sur le passage du rapide ; aussi ce beau paysage est à peine connu.

Sur la rive gauche, dans un nid de verdure, se montrent les vieilles maisons du hameau de la Sablière dominé de 600 mètres par la grande masse du Cinglegos, qui semble barrer la vallée ; c’est charmant et très beau, étant très simple.

Plus loin sur la rive gauche est le hameau de Plaisance. Sur la rive droite s’avance, dominant la route de 250 mètres environ, une coulée de basalte noir, sortie du grand ravin des Eglazines. Mais le cagnon s’élargit à droite, et les falaises se changent en talus et en pentes mamelonnées, tandis que la paroi du causse Méjan se continue au sud ; bientôt nous apercevons le pont du Rozier ; le chemin passe au bord du Tarn sur des bandes de roches aplanies par les eaux (et n’offrant aucun danger) ; nous arrivons en vue de Peyreleau, dont la tour drapée de lierre et les maisons en amphithéâtre sur les pentes du causse Noir se détachent vivement sur le bleu du ciel ; et, après avoir franchi le Tarn sur un pont suspendu, nous suivons la rive gauche, contournons le confluent de la Jonte (290 mètres d’altitude), traversons cette rivière, et, après deux heures de marche, nous entrons à l’hôtel Dieudonné.

Il n’est que trois heures : montons un peu sur les pentes du causse Noir ; de là nous verrons mieux le curieux site de Capluc, avec sa chapelle et les restes d’un château perchés sur une presqu’ile avancée du causse Méjan ; nous pourrons aussi de là voir les grandes murailles du causse se profilant à l’est, vers Meyrueis. Mais j’ai peur d’empiéter sur le domaine de mon ami M. Martel, qui, connaissant plus à fond que moi le causse Noir, a bien voulu se charger de le décrire.

Le lendemain, vendredi 10 juillet, à cinq heures trente minutes du matin, je remonte avec Fortuné Paradan la belle vallée de Jonte, entre les falaises du magnifique promontoire du causse Méjan au nord et les murailles moins abruptes du causse Noir au sud. La vallée est très boisée, mais elle est très profonde, et les habitants ont trouvé un moyen ingénieux de faire franchir, sans perte de temps et sans grande fatigue, la profonde coupure de la rivière aux fagots qu’ils vont couper sur la rive gauche ; un épais fil de fer est tendu en travers de la vallée ; on y suspend le fagot, et un homme au moyen d’un bâton frappe ce fil et fait peu à peu descendre le fardeau jusqu’à la route.

La vallée de la Jonte est très pittoresque, et les roches ruiniformes de la falaise méridionale du causse Méjan sont étonnantes de formes ; l’une d’elles, située à 30 minutes du Rozier, est étrange au possible : sur une bande horizontale de rochers, formant piédestal, est posée une sorte d’urne gigantesque, haute d’environ 40 mètres, très bien proportionnée et n’attendant plus qu’un chêne ou tel autre grand arbre pour figurer un vase de portique. Quant aux arcades, aux ponts, aux fenêtres, aux aiguilles, aux accidents de tout genre de la roche, ils sont innombrables. Mais je préfère de beaucoup les rochers de la vallée du Tarn, plus simples d’allure et dont les détails souvent bizarres sont atténués par la majesté de l’ensemble. Dans la vallée de la Jonte, les jeux de la roche prêtent souvent à rire ; dans le cagnon du Tarn, jamais.

Le ciel se couvre, de gros nuages noirs menacent, le vent s’élève, mais nous sommes au Truel, et à six heures trente minutes nous entrons dans l’auberge. À peine sommes-nous à l’abri, que l’orage éclate avec fureur ; une pluie diluvienne nous cache la vue du causse Méjan et des belles terrasses de rocher du causse Noir. Un homme trempé jusqu’aux os entre dans la salle, c’est Émile Foulquier, de Peyreleau, qui m’avait servi de guide en 1883 à Montpellier-le-Vieux. Je lui offre un petit verre et du tabac et lui demande des nouvelles de Montpellier-le-Vieux. Il me répond que déjà on visite assez souvent la curieuse découverte de MM. de Malafosse et de Barbeyrac, C’est plus tard avec Foulquier que M. Martel a fait pendant plusieurs jours une exploration complète de la Cité du Diable.

Je craignais que le temps ne fût gâté, mais Foulquier m’assure que cet orage ne durera pas et que c’est un bien pour moi qu’il ait éclaté le matin : « Vous aurez moins chaud sur le causse, et, une fois que les nuages seront bien égouttés, vous pourrez partir sans crainte du mauvais temps. »

En effet, à sept heures cinquante minutes nous pouvons nous remettre en marche. Nous quittons la route de Meyrueis, et, prenant un chemin de chers, nous montons au nord, dans le ravin sans eau du Truel, ouvert dans la muraille du causse Méjan. Ce ravin, avec ses pins, ses chênes, ses beaux rochers, est extrêmement pittoresque, et d’abord les vues au sud sur les murailles et les terrasses du causse Noir sont fort belles ; mais bientôt elles sont masquées par les deux grandes parois dentelées du ravin. À neuf heures dix minutes nous atteignons le bord du causse (900 mètres), et à neuf heures vingt minutes nous entrons à l’auberge de Saint-Pierre des Tripieds ou Trépieds (949 mètres).

La muraille du causse Méjan. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

D’ici la vue s’étend sur le beau ravin des Bastides, sur tout le causse Noir, sur une partie du causse Méjan ; mais, si vous voulez avoir un panorama complet, montez (une heure environ aller et retour) à l’ouest-nord-ouest au mont Buisson (1 069 mètres), dont j’ai déjà parlé. Là vous verrez les trois causses, etc.

Près de Saint-Pierre se trouvent les célèbres grottes de l’Homme-Mort, l’une ayant servi d’habitation et l’autre de lieu de sépulture aux populations préhistoriques. Ces grottes, signalées en 1870 par M. le docteur Prunières, de Marvejols, ont été de nouveau fouillées par lui et le docteur Broca en 1872. Vingt crânes bien conservés et une cinquantaine de squelettes y ont été découverts. D’après l’avis de Broca, la race des cavernes de l’Homme-Mort, quoique d’une taille médiocre, présente de nombreuses analogies avec la race de grande taille de Cro-Magnon ; les crânes sont très dolichocéphales (tête allongée), tandis qu’un crâne gaulois découvert dans un tumulus du voisinage par M. Prunières et examiné par Broca est brachycéphale comme les têtes de la population actuelle.


Nous pourrions d’ici nous rendre directement aux Vignes par le Bruel et la route de Saint-Prejet à Florac, mais je préfère traverser la grande solitude qui au nord s’étend jusqu’au bord du causse, et à onze heures nous partons pour Rieisse et la Malène. Le chemin est facile à trouver : il suffit de se diriger vers le nord.

Nous franchissons à son origine l’une des branches du beau ravin boisé et rocheux des Bastides, le seul ravin du causse Méjan contenant un ruisseau, puis nous traversons de grands bois de pins mamelonnés, des landes pierreuses ; à droite, à gauche, sont des mamelons, parfois boisés, ou des dépressions, des stochs, à peine cultivés. Ce n’est pas aussi âpre que la partie orientale du causse Méjan, mais c’est également un désert ; presque tous les hameaux sont échelonnés sur le bord du causse qui regarde le cagnon du Tarn, et de Saint-Pierre à Rieisse nous ne rencontrons pas une seule maison, pas un seul habitant.

À midi et demi nous étions sur le sommet du Traponnet (1 005 mètres), gros mamelon assez bien déterminé. La vue est superbe, sur le cagnon du Tarn, du Rocher de la Malène au grand tournant de Pougnadoires, et surtout très intéressante sur le causse Méjan et sur le causse de Sauveterre ; plus loin, en amont du Tarn, se dresse le signal de Rausas (1 019 mètres) qui domine toute cette partie du causse ; au delà des grandes tables des causses se montre à l’horizon une partie de l’Aubrac et de la Margeride. Nous restons là près d’une heure, puis nous descendons vers Rieisse, dont nous apercevons les maisons ; et nous arrivons à la route de Saint-Prejet à Florac.

Des bois, quelques cultures dans les dépressions environnent le hameau. À deux heures nous sommes à Rieisse (941 mètres), et, prenant le sentier pierreux tracé en lacets dans le ravin boisé de Rieisse, nous descendons rapidement au milieu des pins, des buis et des hêtres, vers le Tarn, que nous voyons briller sous nos pieds à 500 mètres de profondeur. Le sentier serpente d’abord sur la rive gauche, puis sur la rive droite de ce ravin sans eau. À mesure que nous descendons, la vue devient de plus en plus belle. Voici la Malène et son grand rocher, puis tout le cagnon jusqu’à Pougnadoires ; plus bas nous voyons en aval se développer l’hémicycle des Baumes. C’est grandiose, et le spectacle est si beau, si varié, que nous ne pensons pas à la raideur des pentes. Bientôt nous arrivons presque au niveau du Tarn, les bois disparaissent et nous longeons la rive gauche de la rivière, nous passons devant la fontaine de la Galène, et au pont nous trouvons la route qui monte au Mas Saint-Chély. Nous traversons la rivière, et à deux heures quarante-cinq minutes nous entrons à la Malène.

Le soir même j’étais de retour aux Vignes, ayant vu le soleil couchant flamboyer dans le cirque des Baumes.


Cette fois nous irons des Vignes au Rozier en bateau. J’ai pour bateliers Gall, le meunier, et son oncle Pierre Gall, dit Saint Pierre, les deux plus fins bateliers des Vignes. À une heure après-midi je m’embarque près du pont de Saint-Prejet. Pierre Gall est à l’avant, son neveu à l’arrière ; la barque, peu chargée, file sur le planiol des Vignes, tout ensoleillée. Au delà du petit bassin des Vignes, les talus deviennent moins larges : les falaises hautes de 500 mètres se rapprochent, et il n’y a souvent que 1 200 à 1 500 mètres de distance entre les bords des deux causses, mais nous allons droit au sud, et ce long défilé, qui serait lugubre sans le soleil, est la partie la plus lumineuse du cagnon du Tarn.

Là commencent les rapides encombrés d’écueils, sur lesquels l’eau vient se briser et rejaillir en écume. C’est plaisir de voir la sûreté de coup d’œil, la dextérité de main des deux bateliers donnant un coup de gaffe à droite, un coup de gaffe à gauche, puis laissant filer le bateau qui, sous leur habile direction, zigzague de chenal en chenal, de crochet en crochet, Pierre Gall est à l’avant et je vois bien tous ses mouvements ; à terre, avec sa casquette moulée sur la tête et laissant passer quelques mèches de cheveux frisés, avec sa barbe grise un peu inculte, sa taille un peu courbée, il ne représente pas beaucoup ; à « son bord », au milieu des rapides, il est superbe ; tout de suite on est pris de confiance, on sent qu’il est maître sur sa rivière ; pas un geste inutile, pas un faux mouvement : un coup de gaffe, et l’obstacle est franchi.

Entre deux rapides, regardons un peu autour de nous. Sur le sentier que nous avons d’abord suivi, nous voyions surtout de face les falaises ; du lit de la rivière nous les voyons surtout de profil, et les dentelures de leur faîte se découpent mieux sur le ciel, tandis que leurs avancées et leurs rentrants se mirent dans les planiols ; puis l’image se trouble et disparaît à l’approche du rapide, pour reparaître un peu plus loin. Sur un haut piton du causse Méjan, sorte d’avancée de la paroi, se montrent les ruines du château de Blanquefort ; sur un autre piton, mais hors de vue, se trouvent celles du château de Peyre.

Un peu plus loin s’ouvre sur le bord de la rive gauche la grotte avec une forte source de l’Ironselle. Le site est charmant avec ses grandes roches en surplomb, sa fontaine, son fouillis de verdure : il est célèbre et mérite certainement de l’être, car il est fort bien « composé » ; aussi at-il été souvent dessiné ou photographié ; c’est un fort joli motif d’aquarelle. Du sentier on le voit mal, il se perd dans l’ensemble.

Au loin le Cingleglos montre sa fière silhouette et semble barrer la vallée : c’est grand et vraiment beau.

De rapides en planiols nous arrivons devant le Villaret, puis devant le beau cirque de Saint-Marcellin, mais là est un rapide sérieux, presque une cascade, et la barque doit passer entre deux roches à fleur d’eau et franchir un ressac assez fort causé par une roche excavée.

« Tenez-vous bien, dit Pierre Gall, et ne bougez pas », puis la barque file comme une flèche entre les deux roches. C’est absolument merveilleux d’adresse, nous n’avons pas embarqué une goutte d’eau : j’applaudis des deux mains, et Pierre se retourne en souriant. On fait généralement débarquer les voyageurs à ce passage, et l’on a raison, car le moindre faux mouvement pourrait faire chavirer la barque. Cette fois, la barque n’était pas chargée, de plus il n’y avait ni trop ni pas assez d’eau, et les bateliers ne m’ont même pas demandé si je voulais débarquer : ils agissent sans doute ainsi lorsqu’ils ne portent qu’un ou deux voyageurs.

En 1880, raconte M. de Malafosse, huit Anglais et deux Anglaises descendaient le Tarn dans deux barques. Arrivés à ce rapide, que leurs bateliers connaissaient mal, la première barque plongez dans le ressac, mais passa néanmoins après avoir eu ses passagers complètement mouillés. La seconde prit mal le courant et, malgré le coup de gaffe, trop tardif, de l’homme de l’avant, donna en plein sur le roc, s’ouvrit et coula à pic. Trois voyageurs et les deux pilotes furent roulés par le courant et jetés sur la berge : mais deux des Anglais se trouvèrent pris dans le rentrant de la roche et auraient péri sans l’aide de l’un des bateliers qui plongea et réussit à les dégager et à les entraîner avec lui. L’accident n’eut d’ailleurs aucune suite grave.

Descente des rapides. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

« Si j’ai cité cet accident resté mémorable chez tous les pêcheurs du Tarn, ajoute M. de Malafosse, c’est pour engager les voyageurs à ne passe fier au premier batelier venu. » C’est absolument mon avis.

Les autres rapides sont moins émouvants, mais je ne me lasse pas de regarder manœuvrer mes deux bateliers, fièrement campés, debout, pieds nus, aux deux extrémités du bateau, l’un complétant le mouvement de l’autre, avec cette aisance, cette sorte d’activité tranquille de ceux qui savent bien ce qu’ils ont à faire et qui ont le goût de leur métier.

Nous passons devant le joli hameau de la Sablière, nous laissons à droite le rocher noir des Églazines, et au loin devant nous se montre le pont du Rozier. Bientôt nous filons sous ses arches et nous venons accoster près du Rozier. Les Gall attachent le bateau et viennent avec moi à l’hôtel boire un verre de vin qu’ils ont certes bien mérité.

Nous voici au Rozier. Merci à vous qui m’avez accompagné ; merci à vous qui m’avez aidé dans mon voyage. Sur ce, je passe la plume à mon ami M. Martel qui complétera cette belle excursion, en vous conduisant à la cité du Diable ; à Montpellier-le-Vieux.


Alphonse Lequeutre.
  1. Ces grottes ont été fermées ; les archéologues qui désireront les visiter ou les étudier devront s’adresser aux Vignes, à M. Solanet, maire de Saint-Prejel.
  2. Les barques en usage des Vignes au Rozier sont moins larges de 50 centimètres que les barques de pêche employées en amont du pas de Soucy.