LE CAGNON DU TARN,

PAR M. ALPHONSE LEQUEUTRE,
PRÉSIDENT D’HONNEUR DE LA SECTION DU CLUB ALPIN FRANÇAIS DE LA LOZÈRE ET DES CAUSSES.
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




I. D’Ispagnac à Sainte-Énimie.


Quel est celui d’entre nous qui dans sa vie n’a peu ou prou découvert l’Amérique ? Un accident de ce genre m’advint en 1879, en pleine France. À cette époque je connaissais à peine la France Centrale, lorsqu’un jour mon regretté ami Adolphe Joanne me proposa de découvrir la Lozère.

En examinant pour mon plan de route les cartes de l’état-major, la grande zébrure noire qui, sur le carré de Séverac, indique le cours du Tarn entre les grandes tables blanches des causses de Sauveterre au nord et Méjan au sud, attira vivement mon attention. Je demandai à Joanne s’il avait quelques renseignements sur cette région. « Aucun, me répondit-il, et vous devriez y aller. — Certes oui. »

Quelques jours après, en septembre 1879, j’étais à Villefort, et, ayant été tout d’abord reconnaître l’ensemble du pays du Roc Malpertus (1 683 mètres) et du pic Finiels (1 702 mètres), je descendis par la vallée du Lot à Mende.

À Mende chacun me dit merveille des gorges du Tarn ; mais je n’eus pas la bonne fortune de rencontrer quelqu’un les ayant visitées. On connaissait Ispagnac, on avait été à Sainte-Énimie : rien de plus. On savait seulement que les bateliers de cette dernière ville prenaient de 80 à 100 francs pour conduire les voyageurs en bateau jusqu’au Rozier.

Le lendemain, 4 septembre, je traversai à pied le causse de Sauveterre, et la descente en lacets aigus des murailles rouges du causse sur les toits noirs de Sainte-Énimie me causa un premier émerveillement. De là je me rendis à pied à Pougnadoires et en barque de Pougnadoires au Pas-de-Soucy, puis à pied au Rozier.

Mon compte rendu, très sincère, très ébahi et très incomplet, publié dans l’annuaire du Club Alpin français (1879), attira l’attention de mes collègues de ce club, qui, sachant que j’avais exploré les magnifiques vallées d’Arrasas et de Niscle, le Barranco Mascun dans les Pyrénées Espagnoles, les Clus de l’Aude et du Rebenty dans les Pyrénées Françaises, voulurent bien me croire sur parole, et peu à peu le Cagnon du Tarn acquit la réputation méritée d’être une des merveilles de la France et de l’Europe.

Depuis lors, grâce à l’excellente monographie publiée en 1883 par M. Louis de Malafosse[1], qui, bien longtemps avant moi (depuis 1866), avait maintes fois exploré et admiré ces magnifiques gorges, mais qui eut le grand tort de ne pas chercher à les faire connaître ; grâce à ses photographies et à celles de MM. Chabanon, E. Trutat, Paradan, Julien, etc., qui tous m’ont permis de puiser dans leurs cartons ; grâce au zèle déployé par mon collègue et ami M. Martel, qui prêche les gorges du Tarn et Montpellier-le-Vieux avec l’ardeur d’un apôtre ; grâce aussi à la fondation d’une section du Club Alpin français à Mende, toutes les merveilles dessinées par M. Vuillier, qui a parcouru ce pays le crayon à la main, deviendront aussi populaires que peut l’être le Cirque de Gavarnie. Déjà l’affluence des touristes a amené la baisse des prix. En 1879 le trajet en bateau coûtait de 80 à 100 francs ; en 1884, 60 francs. Aujourd’hui (juillet 1886) je reçois une circulaire[2] de Justin Monginoux, de la Malène, m’annonçant qu’il fera dorénavant pour 50 francs le trajet de Sainte-Énimie au Rosier (un à cinq voyageurs).

Mon ami Onésime Reclus, l’adorateur des sources et des belles eaux, connaissait avant moi la belle fontaine de Burle ; depuis 1879 il est revenu dans le Cagnon du Tarn, et, puisqu’il a bien voulu me communiquer les placards de son nouvel ouvrage, En France[3], je ne puis mieux faire que de lui emprunter sa description générale, si admirablement peinte.

« Le Cagnon du Tarn s’ouvre entre la serre de Pailhos à gauche et la Boissière de Molines à droite : la serre de Pailhos (1 046 mètres) est un fier bastion du causse Méjan ; la Boissière de Molines ou Chaumettes (1 046 mètres) est un promontoire du causse de Sauveterre. La teinte de ces roches annonce qu’on a quitté le schiste lozérien, parfois noir jusqu’au lugubre, pour l’oolithe, la dolomis, pierres éclatantes, diversicolores, reposant ici sur le lias,

« Entre parois de 400, 500, 600 mètres qui parfois montent de la rivière même, parfois de talus d’éboulements dont la vigne ou le jardin s’empare au détriment du maquis, jadis forêt de pins sylvestres, de chênes, de buis, de hêtres, le Tarn se plie et replie, merveilleusement pur, merveilleusement vert. Entré petit, presque intermittent, à demi mort pendant quatre ou six mois sur douze, dans le profond couloir d’entre-causses, comme ces torrents de large grève dont le gravier brille au soleil, il en sort grand et vivant toute l’année sans avoir bu le moindre torrenticule ; mais des sources de fond l’avivent, et trente fontaines mêlent à son flot pur leur transparent cristal : à droite elles s’échappent des entrailles du causse de Sauveterre, à gauche elles fuient du causse Méjan, transpercé de cavernes.

« D’un causse à l’autre, de lèvre à lèvre par-dessus les 1 200, les 1 500, les 1 800 pieds de profondeur d’abîme, il y a rarement 2 500 mètres, rarement aussi 2 000 : 1 500 mètres est presque partout la largeur du précipice entre les deux rebords de plateau, la largeur à fleur de Tarn n’étant parfois que l’étroite ampleur de ce Tarn lui-même.

« En deux ou trois endroits l’écart est moindre, et l’on peut imaginer un pont dont la travée, certes la plus hardie du monde, mènerait en 1 000 mètres du fronton de Sauveterre au fronton du Méjan.

« Du pont ogival d’Ispagnac au pont du Rozier, le Cagnon du Tarn a 50 kilomètres. Ce serait bien la caverne la plus grandiose d’Europe, si quelque voûte, franchissant la fêlure, allait d’une oolithe à l’autre, de la dolomie de droite à la dolomie de gauche, et faisait des deux causses une seule et même neige en hiver.

« Mais, la voûte manquant, c’est sous le soleil un lumineux paysage.

« On n’y frissonne pas aux vents aigus du causse. On y vit loin du nord, éternellement abrité de lui, en serre chaude, avec le noyer, l’amandier, le figuier, le châtaignier, la vigne. Les rochers de Sauveterre tenant toujours debout, si ceux du Méjan chaviraient et que la mer montât jusque-là, Ispagnac, Prades, Sainte-Énimie, la Malène seraient des villes tièdes au pied de la roche ardente.

« Cette chaleur, cette lumière, la joyeuse diversicolorité des roches, le Tarn si beau, les chastes fontaines, ainsi sourit cette gorge qui, de granit ou de schiste, serait lugubre, effroyable. Elle est gaie, même dans les ruines titaniques de ses dolomies, murs, tours et clochers de deux cités surhumaines, comme si les causses dont elles sont le rebord étaient deux Babylones près de crouler de 500 à 600 mètres de haut… »

Maintenant que vous avez vu l’ensemble, j’entrerai dans les détails. En 1879 je n’avais vu le Cagnon que de Sainte-Énimie au Rozier ; en 1883 et en 1884 je visitai de nouveau les gorges, mais alors d’Ispagnac au Rozier et en plusieurs fois je descendis le Tarn de Castelbouc au Rozier, et le remontai du Pas-de-Soucy à Castelbouc ; puis je montai tour à tour sur les deux causses et les bordai de Saint-Georges de Levejac jusqu’à Laval, du Tarn et de la Malène à Montbrun. Si la première fois j’avais été « ébahi », les fois suivantes je fus de plus en plus émerveillé.


Le 31 août 1883, après avoir visité les beaux pâturages de l’Aubrac et croisé une grande partie de la Margeride, j’étais de retour à Mende, et, le temps étant au beau fixe, je partis pour Ispagnac, traversant le causse de Sauveterre par la route de Saint-Flour à Nîmes, ancienne estrade, très améliorée qui, seule autrefois, faisait communiquer la Haute Auvergne avec le Bas Languedoc et, qui probablement était d’origine gauloise. La descente en lacets sur Ispagnac est de toute beauté : à chaque tournant des lacets Le tableau se modifie, tantôt on voit se profiler les hautes murailles des deux causses, tantôt on voit s’ouvrir à ses pieds le petit bassin d’Ispagnac où la ville semble blottie au pied du magnifique rocher rouge, crénelé comme une forteresse, des Chaumettes, qui domine le Tarn de 546 mètres. En face, dans une forêt de noyers, se cache Quézac entre le Tarn et les hautes falaises du causse Méjan.

À onze heures j’étais à Ispagnac. La petite ville, avec ses vieilles maisons, est curieuse, mais il ne reste presque rien de son antique prieuré, dont l’église, dit le père Louvrelœuil, avait été bâtie sur l’emplacement d’un temple des druides, et ses fortifications ont été démolies.

Ispagnac. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

À cheval sur l’unique voie de communication ouverte de ce côté entre le nord et le sud, et commandant la route du causse, la ville d’Ispagnac avait une grande importance stratégique ; aussi était-elle, au moyen âge, entourée d’épaisses murailles flanquées de tours. En 562, lorsque le baron d’Alais, avec ses bandes protestantes, vint piller la riche collégiale de Sainte-Marie de Quézac, il n’osa attaquer Ispagnac ; et, plus tard, Mathieu de Merle, l’habile et rapace chef de partisans protestants, maître de Mende, dut attendre l’arrivée du régiment de Gondin pour tenter l’attaque ; mais voici le récit de Gondin lui-même :

« Ledit prince de Condé… commande au sieur Gondin, maréchal de camp, de s’acheminer avec son régiment de huit enseignes du côté de Mende pour aviser à ôter les forts que les catholiques tenaient entre les Cévennes et Mende. Étant arrivé ledit Gondin à Molines (fin de novembre 1580), près la ville d’Ispagnac, et ayant conféré avec aucuns gentilshommes desdits pays des Cévennes, Porquarès s’achemine à Meyrueis pour faire marcher pouldres. Merle va faire partir de Mende deux canons et une bâtarde qu’il avait fait faire et une quantité de balles en faisant fondre la grande cloche tant renommée (la Non-Pareille), Gondin alla bloquer la ville d’Ispagnac avec ses troupes et quelques compagnies du pays. Étant arrivés Porquarès et Merle dans quatre jours après, avec poudres, balles, et lesdits canons descendus à a descente de Molines, presque inaccessible, et la façon qui furent descendus, ayant attaché vingt paires de bœufs par derrière le canon pour le retenir qu’ils ne prissent la descente et tiré seulement par une paire au devant, logèrent le même soir les canons joignant des maisons du côté de Florac. Le jour suivant, de bon matin, commença la batterie. Sur le soir on se loge sur une tour, faisant le coin de la ville, que le canon avait abattu, attendant le jour d’après pour faire élargir la brèche et donner l’assaut ; mais, sur la minuit, les soldats de la garnison, en nombre de quatre-vingts à cent, prirent telle appréhension d’être forcés qu’ils persuadèrent à M. de Lambrandès, leur gouverneur, de déloger avec eux : ce qu’ils firent à l’instant, sortant en foule, passant la rivière du Tarn au gué, grimpent la montagne de Notre-Dame de Quézac, où aucuns furent tués, et pris prisonniers les autres, se sauvant sans armes à Quézac.

« Le jour suivant, Gondin avec son régiment et autres compagnies des Cévennes vont bloquer le château de Quézac ; Porquarès et Merle font marcher le canon qui fut mis en batterie sur le soir ; au plus matin comme la batterie droite au château, leur ayant tiré environ deux cents coups de canon, n’étant encore la brèche raisonnable. Deux soirs après, font un trou audit château par derrière, passant certaine garde du côté de la rivière du Tarn et se sauvant la plupart par la montagne à Sainte-Érémie (Énimie), ayant à leur sortie laissé quelques soldats en garde qui se laissent surprendre, Merle laisse dans lesdites places quelques-uns des siens.

« Quelques jours après, lesdits sieurs ayant fait telle diligence que, bien qu’il ait fallu passer et repasser quatre fois à gué le canon à la rivière de Tarn, le plus souvent que le canon avait une toise d’eau par-dessus et les bœufs à la nage, ils mirent le canon devant Bédouès…[4] »

Merle saccagea Ispagnac et Quézac, sauf le château qu’il conserva jusqu’au moment où il acquit, aux frais de la province de Gévaudan, les baronnies de Lagorce et de Salavas en Vivarais. Quant à ses canons, ne pouvant leur faire remonter les pentes de l’Estrade de Molines, il les fit scier à Quézac.

En face d’Ispagnac, dans une presqu’île de la rive gauche du Tarn, véritable impasse fermée au sud par les murailles rouges et les éperons du causse Méjan, se trouve le célèbre lieu de pèlerinage de Notre-Dame de Quézac. Au moyen âge, l’affluence des pèlerins était telle, que, pour éviter aux fidèles le passage à gué de la rivière, le pape Urbain V, après avoir érigé Quézac en collégiale, décréta la construction du joli pont ogival qui, rétabli sur le même modèle sous le règne de Louis XIII, existe encore.

Mais nous ne sommes pas encore entrés dans le cagnon, et il nous faut un peu presser le pas. La route de voitures qui vient de remplacer le chemin de chars et qui sera continuée jusqu’au Rozier est excellente, elle côtoie la rive droite, suivant tous les méandres de la rivière. Un peu au delà du joli pont de Quézac, sur la rive gauche et dans le lit même du Tarn, se montre une petite tour ronde ; elle sert d’abri à une fontaine d’eau minérale gazeuse, sulfatée, sodique, qui, au dire des habitants, est une véritable panacée. Au mois de septembre, cette source attire nombre de visiteurs, qui font à la fois une cure de raisin et une cure d’eau minérale.

Un peu plus loin, mais sur la rive droite, est le premier affluent[5] du Cagnon du Tarn, la belle source de Vigos, qui, au dire de la tradition, aurait autrefois roulé des paillettes d’or. Laissant au nord la route de Mende et de Saint-Flour, nous continuons à longer la rive droite du Tarn, dont le cours, après s’être heurté contre l’éperon du causse de Sauveterre, pénètre dans le cagnon, qu’il va suivre sur un parcours de 50 kilomètres. À droite, plaqué contre l’abrupt talus du Causse, est le joli manoir ou château, restauré, de Rocheblave, bâtiment rectangulaire, couronné de mâchicoulis et dominé par des roches effilées en forme de fuseau et hautes de 50 mètres. Sauf dans le fantastique barranco Mascun ou de Rodellar des petites Pyrénées Espagnoles, nulle part je n’ai vu d’aussi fines colonnettes de rocher.

Le château dépassé, on se trouve dans une véritable solitude : à droite sont des talus d’éboulements assez laids et tristes malgré leurs vignes plantées en terrasses et leurs bouquets d’arbres fruitiers ; au-dessus sont des broussailles : plus haut, la muraille du fronton du causse. À gauche, au contraire, se dressent de grandes falaises, bordées de bois ou plongeant à pic dans la rivière, et d’un bel aspect. Sans cesse d’ailleurs le tableau se modifie.

Sur la rive gauche, perché sur une table de rocher qui domine de plus de 20 mètres le lit du Tarn, se montre un moulin à eau, mis en mouvement par la grosse source de Pelatan ; plus loin, après avoir dépassé un éperon du causse Méjan, on découvre tout à coup les maisons blanches et le vert ravin de Montbrun, arrosé par deux belles fontaines. Un pont (1884) conduit au village, et une route de voitures conduisant à Flore montera un jour par le petit ravin sur le causse Méjan, lorsque le village d’en bas aura pu s’entendre avec le village d’en haut. Vu de la route, Montbrun, entouré de grands arbres, est un charmant coin, et, lorsque, grimpant sur le causse au Frayssinet de Poujols, on voit toute cette verdure joyeuse entourée de grands escarpements gris perle et rouges brillant ou flamboyant au soleil, c’est réellement beau. Mais, comme le fait si bien remarquer M. de Malafosse, il faut ici à peine user des épithètes, autrement on ne trouverait rien pour qualifier le Détroit, les Baumes, etc., ce qui serait d’ailleurs, peut-être, le meilleur parti à prendre.

Ici la route cesse de côtoyer la rivière et monte pour franchir un éperon du causse de Sauvelerre, on perd de vue Montbrun, et tout à coup on pénètre dans une petite oasis où nichent trois villages : Pouzols, Blajoux et Villaret, entourés d’arbres fruitiers et de vignes, tandis que sur le rive gauche se montrent dans un fouillis de verdure les ruines et les tours du château de Charbonnières, construit sur la plate-forme d’un énorme rocher, isolé d’une belle falaise légèrement courbe, fort belle de lignes et « que le géologue devra étudier, car ce bizarre amphithéâtre offre un phénomène assez rare. Les couches de l’étage du bajocien se sont affaissées sur environ 500 mètres (de largeur) dans le sens d’une grande fissure qui n’atteint pas les dolomies. À 150 mètres environ au-dessus du sol, la roche reprend son horizontalité jusqu’au haut de la montagne. Il y a eu probablement une action locale d’affouillement dans les marnes du lias situées un peu au-dessous du Tarn. Les stratifications se sont disloquées en s’affaissant dans ce vide assez peu profond pour être bientôt comblé. La commotion s’est atténuée graduellement, et la grande masse des dolomies est restée intacte[6]. »

Charbonnières. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Le château de Charbonnières date du treizième siècle. En 1583 une soixantaine de partisans, reste des bandes du capitaine Merle, l’ayant occupé, ce poste devint la terreur du Gévaudan. Il fallut armer cinq cents arquebusiers et quatre-vingts cavaliers pour l’assiéger ; mais telle était la réputation de bravoure de cette poignée de bandits, qu’on leur permit de se retirer avec les honneurs de la guerre.

La route traverse Blajoux, des vignes, des vergers, et passe devant Villaret. Sur la rive gauche se montrent, d’abord les quelques maisons de la Chadenède, puis, plaqué ou plutôt engagé dans la roche, un petit hameau, au-dessus duquel, sur un rocher isolé haut de 60 mètres, se voient les ruines inaccessibles d’un château (démoli en 1588 par ordre des états du Gévaudan) : c’est Castelbouc, l’un des sites les plus bizarres du Cagnon. Le village, encastré en partie dans les fissures du rocher, doit son existence à une énorme source dont l’afflux rend le Tarn navigable pendant huit mois de l’année, et c’est là que commence la navigation du Tarn. La source jaillit d’une grotte, un peu en amont du village. Louvrelœil raconte que « là se trouve un four si grand et si vaste qu’avant qu’on en ait fait le tour le pain qu’on y met est déjà cuit, parce qu’il est creusé dans la caverne d’un rocher qui est au milieu d’une chaîne d’autres rochers dont le circuit est de trois ou quatre lieues[7]  ». Je n’ai pas vu le four, mais j’ai vu à Castelbouc de curieuses maisons très anciennes, et l’on fera bien, descendant au bord de la rivière, de la traverser en bateau pour voir de près ce singulier village.

Castelbouc. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Un jour, le 7 juillet 1884, étant parti de Sainte-Énimie avec Bernard, le meunier de Saint-Chély, je grimpai la côte de Prunet au milieu des amandiers, des noyers, des grands rochers en tours, en arcades, en portails. Arrivé sur la lèvre du causse Méjan, je le bordai au milieu des pierrailles, jusqu’au delà des hameaux du Chamblon, de Chaldas et de Poujols ; là, montant sur une pointe de rochers dominant un à-pic de plus de 200 mètres, je vis tout à coup sous mes pieds, enfoncé comme un coin dans les roches, Castelbouc. Le site était tellement étrange que je proposai à Bernard de descendre dans le fond de la vallée, afin d’en mieux voir tous les aspects ; mais, sauf pour un oiseau, c’était impossible. Nous continuons vers l’est à border le causse, cherchant un sentier au milieu de tous ces à-pics. À gauche et tout près de Frayssinet de Poujols (950 mètres), nous commençons la descente ou plutôt la dégringolade par un sentier de chèvres, à lacets aigus, qui semble tomber le long des murailles, la différence de niveau étant ici de 460 mètres ; mais, si le sentier est plus que rude, quelles admirables vues ! en amont, au delà du vert ravin de Montbrun, se dresse le grand éperon du causse Méjan qui, entre Montbrun et Quézac, barre la vallée ; en aval, jusqu’au grand amphithéâtre au fond duquel se cache Sainte-Énimie, se profilent les immenses falaises, tantôt grises et glacées d’or, tantôt rouges et zébrées de noir et de jaune, de Castelbouc, des Écoutaz, de Prunet ; plus près de nous sont le joli cirque de Charbonnières, les grands promontoires rouges mouchetés de verdure du causse de Sauveterre qui de la Tiaulaz à Prades sont superbes, Prades et son château, puis la petite oasis de Blajoux ; mais, de là à Rocheblave, les talus abrupts du causse de Sauveterre, malgré leur couronne de rochers, sont insignifiants, presque laids.

Il nous fallut vingt-cinq minutes pour atteindre k Chadenède, entourée de beaux noyers. Une barque nous passa sur la rive droite, et une montée à travers les taillis, les vergers et les vignes nous amena à Blajoux sur la route.

Ce que j’avais vu me donna un vif désir de faire en bateau le trajet de Castelbouc à Sainte-Énimie, et ce fut bientôt entendu avec Bernard pour un autre jour.

Aujourd’hui, reprenons la route au delà de Villaret. Voici à gauche, sur une plate-forme d’un promontoire du causse de Sauveterre, au milieu de vignes et de vergers, Prades de Tarn et son lourd château qui, bravement défendu par Fages, prieur de Sainte-Énimie, empêcha le capitaine Merle d’aller piller les richesses du monastère. Le prieur fut blessé au bras, mais les huguenots ne purent passer. Au pied du rocher qui porte Prades se trouvent une belle source, un moulin et un barrage.

Ici la nouvelle route de voitures cesse et fait place à l’ancien chemin, très praticable aux voitures, mais beaucoup trop étroit et n’ayant que peu de paliers d’évitement ; si la route est médiocre, le paysage devient de plus en plus beau. Ce ne sont plus seulement les rochers du causse Méjan qui attirent le regard, ce sont aussi les tours, les aiguilles, les escarpements du causse de Sauveterre émergeant de bouquets de noyers, de châtaigniers, d’amandiers ; çà et là on voit à ses pieds miroiter les eaux vertes du Tarn, souvent cachées par les vernes et les peupliers. Sur la rive gauche on aperçoit, au-dessus des feuillages, le beau rocher des Écoutaz. Si vous aimez les échos, descendez vers le Tarn, et à mi-côte interrogez la muraille : elle répétera nettement vos paroles. Aimez-vous les beaux sites : allez alors jusqu’au bord de la rivière, et vous serez charmé. Nous la verrons mieux encore en remontant le Tarn en bateau.

Voici la Tiaulas, grand rocher rouge qui plonge dans la rivière et qui, taillé en plate-forme, avec ses grandes masses rouges évidées en encorbellement, forme un beau lieu de halte. Ici se découvre le beau tableau de Sainte-Énimie.

Sainte-Énimie. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

  1. Les Gorges du Tarn entre les grands causses, par M. Louis de Malafosse. Conférence du 9 mars 1883 à la Société de Géographie de Toulouse. Extrait des Bulletins. Toulouse, Durand, 1883, in-8o, 92 pages.
  2. Prévenir : Justin Malaval à Sainte-Énimie (télégraphe), ou Justin Monginoux, à la Malène (poste), en indiquant le point de départ et l’heure d’embarquement. Prix de Sainte-Énimie à la Malène, 15 fr. ; de la Malène aux Vignes, 15 fr. ; des Vignes au Rozier, 20 fr. ; total, 50 fr. Les bagages doivent être peu lourds et peu encombrants. Leur transport du Pas-de-Soucy aux Vignes est compris dans le prix ci-dessus.
  3. En cours de publication, 1886, Paris, Hachette ; grand in-8o, avec nombreuses illustrations.
  4. Les Exploits de Mathieu de Merle, baron de Salavas, par le capitaine Gondin. Pièces fugitives du marquis d’Aubais.
  5. Dans toute la traversée du Cagnon, d’Ispagnac au Rozier, le Tarn n’a d’autres affluents que les sources de fond et les sources magnifiques qui sourdent au pied des murailles des deux causses. Aucun ravin, sauf à la fonte des neiges ou à la suie de forts orages, ne lui apporte une goutte d’eau, les eaux des deux causes s’infiltrant dans les couches de la roche jurassique et ne venant sortir que très bas au contact du lias.
  6. Monographie des gorges du Tarn, p. 38. M. Louis de Malafosse, ainsi que M. André, le savant archiviste de la Lozère, auteur des Monographies d’Ispagnac, de Sainte-Énimie, etc., ont bien voulu m’autoriser à puiser dans leurs écrits tout ce que je croirais pouvoir être utile à l’œuvre de la vulgarisation des gorges du Tarn. Je ne saurais trop les remercier de leur extrême obligeance.
  7. Mémoires historiques sur le pays de Gévaudan, par le Père Louvrelœil ; 1 vol. in-8o, sans date, imprimé à Mende vers 1724. 2e édition : Mende Ignon, 1825, in-8o, p. 66.