Le Cabaret de la dernière chance

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Traduction par Louis Postif.
Edito Service (p. 3-294).

1

Toute cette histoire remonte à un jour d’élections. Par un brûlant après-midi californien, j’étais descendu à cheval dans la Vallée de la Lune, de mon ranch au petit village, pour voter toute une série de réformes qu’on voulait apporter à la constitution de l’État de Californie. Il faisait si chaud que j’avais bu plusieurs verres avant même de jeter mon bulletin dans l’urne, et pas mal d’autres après le vote. Puis j’avais traversé, toujours à cheval, les collines couvertes de vignes et les prairies onduleuses du ranch, et j’arrivais à point pour l’apéritif et le dîner.

— Comment as-tu voté sur le suffrage des femmes ? me demanda Charmian.

— J’ai voté pour.

Elle poussa une exclamation de surprise. Je dois dire que, dans ma jeunesse, malgré mon ardente foi démocratique, je m’étais déclaré adversaire du vote féminin. Quelques années après, devenu plus tolérant, je l’avais accepté sans enthousiasme, comme un phénomène social inévitable.

— Explique-moi donc pourquoi tu as voté pour ? insista Charmian.

Je lui répondis ; je lui répondis en détail, sans cacher mon indignation. Plus je parlais, plus je m’indignais. (Non, je n’étais pas ivre. La jument que je venais de monter portait le nom justifié de « Hors-la-Loi », et je voudrais bien voir un pochard capable de la chevaucher.)

Cependant — comment m’exprimer ? — je me sentais « bien », j’étais allumé, agréablement éméché.

— Quand les femmes iront à l’urne, elles voteront pour la prohibition, dis-je. Ce sont les épouses, les sœurs, les mères, et elles seulement, qui cloueront le cercueil de John Barleycorn[1]

— Je te croyais son ami, interrompit Charmian.

— Oh ! je le suis, je l’étais. C’est-à-dire, non. Je ne le suis jamais. Jamais je n’éprouve moins d’amitié pour lui que lorsqu’il est en ma compagnie et que j’ai l’air de lui être le plus fidèle. Il est le roi des menteurs et, en même temps, la franchise même. Il est l’auguste compagnon avec qui on se promène en la société des dieux. Mais est aussi de mèche avec la Camarde. Il vous conduit à la vérité toute nue et à la mort. Il produit des visions claires et des rêves immondes. Il est l’ennemi de la vie et le maître d’une sagesse supérieure à celle de la vie. C’est un meurtrier aux mains rouges, l’assassin de la jeunesse.

Charmian me regardait, et je savais qu’elle se demandait où j’avais pris tout cela.

Je continuai de parler. Comme je l’ai déjà dit, j’étais allumé. Toutes mes pensées se trouvaient à l’aise dans ma cervelle. Chacune était tapie à la porte de sa petite cellule, tels des prisonniers attendant, au milieu de la nuit, le signal d’évasion. Et chaque idée était une vision éclatante, une image nette, aux contours précis. La flamme blanche de l’alcool illuminait mon cerveau. John Barleycorn, dont j’étais le porte-parole, allait livrer ses plus intimes secrets, dans un accès de franchise débordante. Les multiples souvenirs de ma vie passée, alignés comme des soldats à la parade, se mettaient en branle. Je n’avais qu’à prendre et choisir. Seigneur de ma pensée, maître de mon vocabulaire et fort de toute mon expérience, je me sentais parfaitement capable de trier mes données et d’en construire l’exposé. Tels sont les tours et ruses de John Barleycorn : il fait grouiller les larves de votre intelligence, vous murmure de fatales intuitions de la réalité, et lance des traînées de pourpre à travers la monotonie de vos jours.

J’esquissai ma vie à Charmian et lui expliquai la formation de mon tempérament. Je n’étais pas un de ces alcooliques héréditaires qui naissent prédisposés à la boisson par leur chimie organique. J’étais un être normal, pour ma génération. J’avais acquis moi-même le goût de l’alcool, non sans peine, car au premier abord je l’avais trouvé répugnant — et il m’avait donné plus de nausées qu’aucun médicament. Maintenant encore, la saveur m’en déplaisait : je ne le buvais que pour son action stimulante, effet dont je ne me souciais guère entre cinq et vingt-cinq ans.

Il m’avait donc fallu vingt ans d’un apprentissage à contre-cœur pour imposer à mon organisme une tolérance rebelle et ressentir au tréfonds de moi-même le désir de l’alcool.

Je dépeignis mes premiers contacts avec lui, j’avouai mes premières ivresses et mes révoltes, en insistant sur la seule chose qui, en fin de compte, avait eu raison de moi : la facilité de se procurer ce poison. Non seulement il m’avait toujours été accessible, mais toutes les préoccupations de ma jeunesse m’avaient attiré vers lui. Crieur de journaux dans les rues, matelot, mineur, vagabond des terres lointaines, j’ai constaté que partout où les hommes s’assemblent pour échanger des idées, des rires, des vantardises et des provocations, ou pour se délasser et oublier le labeur monotone de journées ou de nuits épuisantes, ils se retrouvaient invariablement devant un verre d’alcool. Le bar est un lieu de réunion où ils se rassemblent comme les hommes primitifs autour du feu de campement ou à l’entrée de la caverne.

Je rappelai à Charmian les hangars à pirogues qu’elle n’avait pu visiter dans les îles méridionales du Pacifique : les cannibales à cheveux crépus venaient festoyer et boire entre eux, loin de leurs femmes, à qui l’entrée du lieu saint était interdite sous peine de mort. Dans ma jeunesse, c’est grâce au bar que j’avais échappé à l’influence mesquine des femmes pour pénétrer dans la grande société libre des hommes. Tous les chemins menaient au bar. C’est là que convergeaient les mille routes romanesques de l’aventure et c’est là qu’elles divergeaient vers les points cardinaux.

— En résumé, dis-je en terminant mon prône, c’est l’accessibilité de l’alcool qui m’en a donné le goût. Je me fichais pas mal de cette drogue ! J’en riais même. Et pourtant me voici, enfin, possédé du désir de boire : il lui a fallu vingt ans pour s’enraciner chez moi ; et pendant les dix années suivantes, ce désir n’a fait que croître. Mais sa satisfaction a sur moi un effet désastreux. De tempérament, j’ai le cœur sain et l’esprit enjoué. Cependant, quand je me promène en compagnie de John Barleycorn, je souffre toutes les tortures du pessimisme intellectuel

« Et pourtant, m’empressai-je d’ajouter (je m’empresse toujours d’ajouter quelque chose), il faut rendre son dû à John Barleycorn. Il dit crûment la vérité, et c’est là le malheur. Les prétendues vérités de la vie sont fausses. Elles sont des mensonges essentiels qui la rendent possible, et John Barleycorn leur inflige son démenti.

— Qui n’est pas en faveur de la vie, dit Charmian.

— Très juste, répondis-je. C’est ça le pire, bon Dieu ! John Barleycorn travaille pour la mort. C’est pourquoi j’ai voté aujourd’hui en faveur de la réforme. J’ai jeté un regard rétrospectif sur ma vie et découvert que la facilité de me procurer de l’alcool m’en avait donné le goût. Vois-tu, il naît comparativement peu d’alcooliques dans une génération. Par alcooliques, j’entends ceux dont la constitution chimique réclame la boisson à cor et à cri, et les y mène irrésistiblement. La grande majorité des ivrognes naissent sans éprouver de penchant pour l’alcool et lui manifestent même une répugnance réelle. Le premier, le second, le vingtième verre, ni même le centième n’ont réussi à leur en inculquer le goût. Ils ont appris à boire, exactement comme on apprend à fumer (bien qu’il soit beaucoup plus aisé de se mettre à fumer qu’à boire) et tout cela parce que l’alcool est si facile à acheter. Les femmes, elles, savent bien de quoi il retourne : elles sont payées pour cela : épouses, sœurs et mères. Et le jour où elles voteront, ce sera en faveur de la prohibition. Ainsi la génération à venir n’en souffrira nullement ; n’ayant pas accès à l’alcool, et n’y étant pas prédisposée, elle n’en ressentira pas la privation. Il en résultera une virilité plus généreuse pour les jeunes gens et ceux qui sont en train de grandir — et une vitalité plus abondante aussi pour les jeunes filles appelées à partager leur vie.

— Pourquoi ne pas écrire tout cela pour la jeunesse qui vient ? demanda Charmian. Pourquoi ne pas indiquer ainsi aux épouses, sœurs et mères, la façon dont elles devront voter ?

— Les « Mémoires d’un Alcoolique » ! ricanai-je — ou plutôt ce fut John Barleycorn qui montra les dents, car il était assis avec moi à table et écoutait ma plaisante dissertation philosophique, et c’est un de ses tours favoris que de transformer sans prévenir son sourire en grimace.

— Non, dit Charmian, ignorant à dessein la grossièreté de John Barleycorn, comme tant de femmes ont appris à le faire.

— Tu n’es ni alcoolique ni dipsomane ; tu as simplement pris l’habitude de boire ; tu as fini par faire connaissance avec John Barleycorn à force de le coudoyer. Écris tout cela et intitule-le : « Mémoires d’un buveur. »

2

Avant même de commencer, je voudrais m’attacher le lecteur en toute sympathie ; et puisque ce sentiment n’est que de la compréhension, je désire qu’on me connaisse assez bien, dès le début, pour comprendre le personnage et le sujet de ce livre.

Tout d’abord, sans avoir eu de prédisposition innée pour les spiritueux, je suis devenu un buveur invétéré. Je ne suis pas idiot, et je ne me conduis point en pourceau. Je connais l’art de boire depuis À jusqu’à Z, et, dans mes libations, j’ai toujours fait preuve de discernement. Je ne titube pas ; je n’ai jamais eu besoin de personne pour me mettre au lit. En un mot, je suis un individu moyen et normal, c’est pourquoi je bois selon une moyenne normale, quand l’occasion s’en présente ; et c’est précisément sur un individu de cette catégorie que je veux décrire les effets de la boisson. Je n’ai absolument rien à dire de ces buveurs excessifs que l’on appelle des dipsomanes, car je n’attache pas la moindre importance à leur manie exceptionnelle.

Il existe, généralement parlant, deux types d’ivrognes : celui que nous connaissons tous, stupide, sans imagination, dont le cerveau est rongé par de faibles lubies ; il marche les jambes écartées, d’un pas mal assuré et s’étale fréquemment dans le ruisseau ; il voit, au paroxysme de son extase, des souris bleues et des éléphants rosés. C’est ce type-là qui provoque la verve des journaux comiques.

L’autre type d’ivrogne a de l’imagination et des visions. Cependant, même lorsqu’il tient une sérieuse cuite, il marche droit, sans jamais chanceler ni tomber, car il sait exactement où il se trouve et ce qu’il fait. Ce n’est pas son corps qui est ivre, mais son cerveau. Selon le cas, il pétillera d’esprit ou s’épanouira dans une bonne camaraderie. Peut-être entreverra-t-il des spectres et fantômes, mais intellectuels, d’ordre cosmique et logique, dont la vraie forme est celle de syllogismes. C’est alors qu’il met à nu les plus saines illusions de la vie et considère gravement le collier de fer de la nécessité rivé à son âme. L’heure est venue pour John Barleycorn. Il va mettre toute sa ruse à exercer son pouvoir.

L’ivrogne ordinaire roule facilement dans le ruisseau, mais quelle terrible épreuve, pour l’autre, de se tenir droit, bien assuré sur ses deux jambes, et de conclure que dans l’univers entier il n’existe pour lui qu’une seule liberté : celle de devancer le jour de sa mort. Pour un tel homme, cette heure est celle de la raison pure (dont nous reparlerons ailleurs), où il sait qu’il peut seulement connaître la loi des choses —jamais leur signification. Heure dangereuse, pendant laquelle il s’engage d’un pas ferme dans le sentier qui conduit au tombeau.

Tout est net à ses yeux. Toutes ces ascensions illusoires vers l’immortalité ne sont que les terreurs éprouvées par des âmes en proie à l’idée de la mort, et trois fois maudites par leur don d’imagination. Elles ne possèdent pas l’instinct du trépas : il leur manque la volonté de mourir quand l’heure sonne pour elles. Elles s’illusionnent en voulant tricher avec la mort pour gagner un avenir personnel, et abandonnent les autres animaux aux ténèbres du tombeau ou à l’ardeur dévorante du four crématoire. Mais notre homme, à ce moment où il juge froidement les choses, sait que ces âmes-là se leurrent et sont dupes d’elles-mêmes. Le dénouement est le même pour tous, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, pas même cette idée chimérique après laquelle soupirent les âmes faibles : l’immortalité.

Cet ivrogne, bien d’aplomb sur ses deux jambes, n’ignore rien. Il sait qu’il est composé de chair, de vin et de mousse, d’atomes solaires et de poussière terrestre, fragile mécanisme destiné à fonctionner pour un temps, plus ou moins entretenu par des docteurs en théologie et rafistolé par des médecins, pour être, enfin, jeté au dépotoir.

Naturellement, tout cela est une maladie de l’âme, une maladie de la vie. C’est l’amende que doit payer l’homme d’imagination pour son amitié avec John Barleycorn. Celle qui s’impose à l’homme stupide est plus simple, plus commode. Il s’enivre jusqu’à tomber dans une sotte inconscience ; comme il est endormi sous l’effet d’une drogue, ses rêves, s’il en a, sont confus. Mais à l’être imaginatif, John Bafleycorn envoie les impitoyables syllogismes spectraux de la raison pure. Il examine la vie et toutes ses futilités avec l’œil d’un philosophe allemand pessimiste. Il transperce toutes les illusions, transpose toutes les valeurs. Le bien est mauvais, la vérité est un trompe-l’œil et la vie une farce. Des hauteurs de sa calme démence, il considère avec la certitude d’un dieu que toute l’existence est un mal. Sous la lueur claire et froide de sa logique, épouse, enfants et amis révèlent leurs déguisements et supercheries. Il devine ce qui se passe en eux, et tout ce qu’il voit, c’est leur fragilité, leur mesquinerie, leur âme sordide et pitoyable. Ils ne peuvent plus se jouer de lui. Ce sont de misérables petits égoïsmes, comme tous les autres nains humains ; ils se trémoussent au cours de leur danse éphémère à travers la vie, dépourvus de liberté, simples marionnettes du hasard. Lui-même est comme eux ; il s’en rend compte, mais avec une différence, pourtant : il voit, il sait. Il connaît son unique liberté : il peut avancer le jour de sa mort.

Tout cela ne convient guère à un homme créé pour vivre, aimer et être aimé. Cependant le suicide, rapide ou lent, une fin soudaine ou une longue dégradation, tel est le prix que prélève John Barleycorn. Aucun de ses amis n’échappe à l’échéance de ce règlement équitable.

3

La première fois que je m’enivrai, j’avais cinq ans. Par cette chaude journée, où mon père labourait notre champ, on m’envoya, de la ferme qui se trouvait à 800 mètres, lui porter un seau de bière.

— Et surtout ne le renverse pas, me recommanda-t-on en me laissant partir.

C’était, autant que je me souvienne, un seau à saindoux, très large du haut et sans couvercle. Je m’éloignai à petits pas, mais la bière débordait et me mouillait les jambes. Tout en marchant je réfléchissais. La bière était une denrée très précieuse ; elle devait être prodigieusement bonne, car pour quelle raison m’empêchait-on toujours d’en boire à la maison ? Mes parents mettaient hors de ma portée d’autres choses que j’avais trouvées excellentes. La bière devait l’être aussi. Je pouvais faire confiance aux grandes personnes ; elles en connaissaient plus long que moi. En tout cas, le seau était trop plein. Je le cognais entre mes jambes et la bière se répandait par terre. Pourquoi la gâcher ? Personne ne saurait si j’en avais bu ou renversé.

J’étais si petit qu’afin de lamper à même le seau, je dus m’asseoir et le caler entre mes genoux. La mousse, que j’aspirai tout d’abord, me désappointa. La nature précieuse de la bière m’échappait. Manifestement, elle ne résidait pas dans l’écume, dont le goût n’était pas fameux. Alors je me souvins d’avoir vu les grandes personnes souffler sur la mousse avant de boire. J’enfouis ma figure et lapai le liquide que mes lèvres rencontrèrent par-dessous. C’était loin d’être bon, mais je continuai à boire. Mes aînés savaient ce qu’ils faisaient. Vu ma petitesse, la dimension du seau entre mes jambes, et le fait que j’y buvais en retenant ma respiration, le visage enfoui jusqu’aux oreilles dans la mousse, il m’était assez difficile d’estimer la quantité de bière que j’ingurgitais comme un médicament, car j’avais hâte de terminer cette épreuve.

Je fus pris de frissons quand je me remis en route. Pensant que le bon goût de la bière me serait révélé par la suite, je recommençai plusieurs fois l’essai au cours de ce long parcours de 800 mètres. Puis, alarmé de voir la quantité qui manquait, je me rappelai comment on s’y prenait pour faire mousser de nouveau la bière-reposée ; je pris un bâton et remuai le restant jusqu’à ce que l’écume atteignît le bord.

Mon père ne s’aperçut de rien. Il vida le seau pour apaiser la soif ardente du laboureur qui transpire, me le repassa, et reprit son travail. Je m’efforçai de marcher à côté des chevaux. Je titubai et tombai contre leurs sabots devant le soc luisant de la charrue. Je m’en souviens encore, et je vois mon père tirer si violemment sur les rênes que les bêtes faillirent s’écrouler sur moi. Il m’a dit ensuite qu’il s’en était fallu d’un cheveu que je ne sois éventré. Je me souviens vaguement aussi qu’il me transporta dans ses bras vers les arbres qui se trouvaient à l’orée du champ, que le monde entier tournait et tanguait autour de moi, et que j’étais pris de terribles nausées auxquelles s’ajoutait la consternation de la faute que je savais avoir commise.

Je passai l’après-midi à dormir sous les arbres et quand mon père m’éveilla au soleil couchant, ce fut un petit garçon bien malade qui se leva et se traîna péniblement jusqu’à la maison. J’étais épuisé, comme écrasé par le poids de mes membres, et dans mon ventre je sentais une vibration semblable à celle d’une harpe qui me montait à la gorge et au cerveau. Dans l’état où j’étais, j’avais l’impression de m’être débattu contre le poison. En réalité, j’avais bel et bien été intoxiqué[2].

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, je ne portai pas plus d’intérêt à la bière que je n’en témoignai au fourneau de la cuisine après m’y être brûlé. Les grandes personnes disaient vrai : la bière est mauvaise pour les enfants. Elles-mêmes l’avalaient sans répugnance, mais elles n’en éprouvaient pas non plus pour les pilules ou l’huile de ricin. Quant à moi, je pouvais très bien m’en passer. Et certes, jusqu’au jour de ma mort, j’aurais réussi à ne pas boire si les circonstances n’en avaient décidé autrement. En effet, à chaque tournant du monde où je vivais, John Barleycorn m’attendait et me faisait signe. Impossible de l’éviter. Il me fallut une intimité de vingt ans, durant lesquels je lui rendis politesse sur politesse et ne le quittai jamais sans avoir la langue en feu, avant de développer en moi un amour servile pour cette canaille.

4

À l’âge de sept ans, je me débauchai pour la deuxième fois en compagnie de John Barleycorn. Dans cette rencontre, mon imagination étant en défaut, je me laissai entraîner par la peur. Ma famille s’occupait toujours d’agriculture. Elle travaillait alors dans une ferme sur le littoral du comté de San Mateo, au sud de San Francisco, région en ce temps-là primitive et sauvage.

J’ai souvent entendu ma mère tirer vanité de ce que nous étions des Américains de vieille souche et non pas comme nos voisins des émigrants irlandais ou italiens. Dans tout notre district, il n’y avait qu’une autre vieille famille américaine.

Un dimanche matin, je me trouvais, je ne me rappelle ni pourquoi ni comment, au ranch des Morrisey. Un certain nombre de jeunes gens, venus des propriétés voisines, s’y étaient réunis. Leurs aînés avaient bu jusqu’à l’aurore, certains depuis la veille au soir. Les Morrisey constituaient une énorme lignée ; tous, depuis les oncles jusqu’aux petits-fils avaient de lourdes bottes, des poings formidables et le verbe rude.

Soudain, on entendit les femmes crier d’une voix perçante : « Ils vont se battre ! » Des hommes s’élancèrent hors de la cuisine. Tout le monde se précipita. Deux géants, aux cheveux grisonnants, la face congestionnée, s’agrippaient étroitement l’un l’autre. L’un d’eux se nommait Black Matt ; d’après la rumeur publique, il avait tué deux hommes dans sa vie. Les femmes étouffèrent leurs cris, se signèrent ou se mirent à marmotter des prières sans suite, les mains sur le visage, tout en regardant à travers leurs doigts. Je ne suivis pas cet exemple : il est à présumer que j’étais le spectateur le plus intéressé. Peut-être verrais-je cette chose merveilleuse, le meurtre d’un homme. À tout prendre, j’allais sûrement assister à une bataille entre ces deux-là. Ma déconvenue fut grande : Black Matt et Tom Morrisey se tinrent solidement accrochés l’un à l’autre et soulevèrent leurs pieds lourds et maladroits pour exécuter ce qui me parut être une grotesque danse d’éléphants. Ce fut tout ce que je vis. Ils étaient trop ivres pour se battre. Les pacifistes s’emparèrent d’eux et les reconduisirent à la cuisine pour cimenter la réconciliation.

Bientôt tous se mirent à parler à la fois, grondant et mugissant comme font des hommes à la poitrine large, qui vivent au grand air, lorsque le whisky a fouetté leurs dispositions taciturnes. Le cœur du petit blanc-bec que j’étais palpitait d’effroi ; les nerfs tendus comme ceux d’un faon prêt à la fuite, je regardais de tous mes yeux par la porte grande ouverte, avide d’en apprendre davantage sur l’étrangeté des êtres. Et je m’émerveillais à la vue de Black Matt et de Tom Morrisey, vautrés sur la table, qui pleuraient d’émotion dans les bras l’un de l’autre.

La beuverie continua dans la cuisine, et les femmes, au dehors, sentaient croître leur frayeur. Toutes connaissaient les effets de la boisson et pressentaient qu’il allait se passer quelque chose de terrible. Elles manifestèrent le désir de ne pas assister à cette scène, et quelqu’un leur proposa d’aller dans un grand ranch italien situé à six kilomètres de là, où elles pourraient danser. Aussitôt deux par deux, garçons et filles s’éloignèrent et descendirent la route sablonneuse. Chaque gars marchait avec sa bonne amie — croyez bien qu’un gosse de sept ans écoute et connaît les affaires amoureuses des gens de sa campagne. D’ailleurs moi aussi j’avais une bonne amie ! Une petite Irlandaise de mon âge m’accompagnait. Nous étions les seuls enfants dans cette kermesse improvisée. Le couple le plus âgé pouvait avoir vingt ans. Des gamines délurées de quatorze à seize ans, tout à fait formées, marchaient avec leurs galants. Nous étions les seuls bambins, cette petite Irlandaise et moi, et nous allions la main dans la main ; parfois même, à l’instar de nos aînés, je lui passais le bras autour de la taille. Mais je trouvais la posture incommode. Néanmoins, par cette radieuse matinée de dimanche, j’étais très fier de descendre la route longue et monotone entre les dunes de sable. Moi aussi, j’avais ma connaissance et j’étais un petit homme.

Le ranch italien était un établissement de célibataires. Aussi notre entrée fut-elle saluée par des cris de joie. On versa du vin rouge dans les gobelets, et la longue salle à manger fut débarrassée en partie pour le bal. Et les gars trinquèrent et dansèrent avec les filles au son de l’accordéon. Cette harmonie me semblait divine. Je n’avais rien entendu d’aussi magnifique. Même le jeune Italien qui la prodiguait se leva et se mit à danser ; il entoura de ses bras la taille de sa cavalière et joua de son instrument derrière son dos. Tout cela me paraissait merveilleux, à moi qui ne dansais pas ; assis à une table les yeux écarquillés, je m’efforçais de pénétrer cette chose stupéfiante qu’est la vie. Je n’étais qu’un petit bout d’homme et il me restait tant à apprendre.

Au bout d’un certain temps, les jeunes Irlandais se servirent du vin ; la joie et l’allégresse régnèrent. J’en vis plusieurs chanceler et s’étaler en dansant ; l’un d’eux s’en alla dormir dans un coin. Parmi les filles, certaines se plaignaient et voulaient partir, d’autres étouffaient de petits rires encourageants, prêtes à n’importe quoi.

J’avais refusé de participer à la tournée générale offerte par nos hôtes italiens. Mon expérience de la bière m’avait suffi et je n’éprouvais pas le moindre désir de renouer mes relations avec la Dive Bouteille.

Malheureusement, un jeune Italien malicieux, nommé Peter, me voyant assis à l’écart, eut la fantaisie de remplir à demi un gobelet et de me l’offrir. Il se tenait de l’autre côté de la table, en face de moi. Je repoussai le verre. Son visage se durcit et il me le présenta avec insistance. Alors l’effroi s’abattit sur moi — un effroi que je dois expliquer.

Ma mère avait des idées préconçues. Elle maintenait avec fermeté qu’il fallait se méfier des brunes et de toute la tribu des personnes aux yeux noirs. Inutile de dire qu’elle-même était blonde. De plus, elle était convaincue que les races latines au regard sombre sont excessivement susceptibles, traîtresses et sanguinaires. Maintes fois j’avais bu à ses lèvres les histoires étranges et horribles qu’elle me racontait sur le monde. J’en avais retenu ceci : quand on offense un Italien, même légèrement et sans la moindre intention, il ne manque jamais de se venger en vous poignardant dans le dos. C’était son expression favorite : « poignarder dans le dos ».

Malgré mon envie de voir Black Matt tuer Tom Morrisey ce matin-là, je ne tenais nullement à me donner en spectacle aux danseurs, en recevant un coup de couteau dans mon dos à moi. Je n’avais pas encore appris à discerner entre les théories et les faits. J’avais une foi aveugle dans les dires de ma mère sur le caractère italien. En outre, j’avais une vague notion du caractère sacré de l’hospitalité, et en ce moment j’étais l’hôte d’un de ces Italiens traîtres, irascibles et sanguinaires. On m’avait fait croire que si je l’offensais, il me donnerait un coup de couteau aussi sûrement qu’un cheval envoie des ruades à qui le tracasse de trop près.

Cet Italien, ce Peter, possédait justement les terribles yeux noirs dont ma mère m’avait parlé ; ils ne ressemblaient en rien à ceux que je connaissais, aux yeux bleus, gris ou noisette de mes parents, aux yeux pâles et rieurs des Irlandais. Il est possible que Peter eût déjà quelques verres dans le nez. Quoi qu’il en soit, une lueur diabolique brillait dans ses prunelles sombres qui représentaient pour moi le mystère et l’inconnu. Comment aurais-je pu, moi, moutard de sept ans, comprendre la flamme d’espièglerie qui les animait ? En les regardant, j’eus la vision d’une mort violente et je refusai timidement le vin. Quand il poussa le gobelet vers moi, leur expression devint plus dure, plus impérieuse.

Que pouvais-je faire ? Depuis, dans ma vie, j’ai affronté la mort pour tout de bon, mais jamais je n’en ai eu aussi peur qu’à ce moment-là. Je portai le verre à mes lèvres et le regard de Peter s’adoucit aussitôt.

Je compris qu’il ne me tuerait pas maintenant. Cette pensée me soulagea, mais je n’en puis dire autant de la boisson. C’était du vin nouveau et bon marché, âpre et amer, fabriqué avec le raisin abandonné dans les vignes et le résidu des cuves, et il avait bien plus mauvais goût encore que la bière. Il n’y a qu’une façon de prendre un remède : c’est de l’avaler. Voilà comment je bus ce vin : je rejetai la tête en arrière et j’en bus une gorgée. Je dus m’y prendre à deux reprises et m’efforcer de garder en moi ce poison ; c’en était un, en vérité, pour mon jeune organisme.

Quand j’y repense aujourd’hui, je comprends l’étonnement de Peter. Il emplit à demi un autre verre qu’il me passa à travers la table. Figé par la peur et accablé par le sort, j’avalai le deuxième verre comme le premier. C’en était trop pour Peter ; il voulut révéler l’enfant prodige qu’il venait de découvrir. Il appela Dominique, un jeune Italien moustachu, comme témoin du phénomène. Cette fois, un gobelet plein me fut présenté. Que ne ferait-on pour sauver sa peau ? Je pris mon courage à deux mains, refoulai la nausée qui me montait à la gorge, et sifflai mon verre. Dominique n’avait jamais vu pareil héroïsme chez un gosse. Par deux fois il remplit jusqu’au bord le verre que je vidai sous sa surveillance.

Cependant, mes prouesses avaient attiré l’attention. Je me vis entouré de journaliers italiens d’âge mûr, et de vieux paysans qui ne parlaient pas anglais et ne pouvaient danser avec les Irlandaises. De teint basané et d’aspect sauvage, ils portaient des ceintures et des chemises rouges ; je savais qu’ils étaient armés de couteaux. Une bande de pirates m’encerclait. Et Peter et Dominique me firent recommencer devant eux.

Si j’avais manqué d’imagination, si j’avais été stupide et têtu comme un mulet pour agir à ma guise, jamais je ne me serais mis dans cet état. Les garçons et les filles dansaient toujours, et personne ne se trouvait là pour me délivrer. Combien de verres ai-je bus ? Je l’ignore. Ce que je me rappelle, c’est d’avoir, au milieu d’une foule d’assassins, ressenti les affres de la peur pendant un siècle, et vu d’innombrables verres de vin rouge traverser la table inondée, avant de disparaître dans mon gosier en feu. Si détestable que fût le breuvage, un poignard planté dans le dos me semblait pire, et je voulais vivre, coûte que coûte.

Quand, avec mon expérience de buveur, je jette un regard en arrière, je sais maintenant pourquoi je ne me suis pas écroulé sur la table. Comme je l’ai dit, j’étais figé, paralysé par l’effroi. Mon seul mouvement consistait à porter à mes lèvres cette procession interminable de verres. J’étais semblable à un récipient immobile et bien équilibré capable d’absorber toute cette quantité de liquide ; le vin demeurait inerte dans mon estomac insensibilisé par la peur. J’étais trop effrayé même pour vomir. Toute cette bande d’Italiens s’émerveillaient à la vue du petit prodige qui avalait du vin avec l’impassibilité d’un automate. J’ose affirmer sans exagération qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.

L’heure du départ arriva. Les singeries auxquelles se livraient les jeunes ivrognes avaient décidé bon nombre de leurs compagnes, qui conservaient encore les idées nettes, à les arracher de là. Je me retrouvai à la porte, à côté de ma petite amie. Comme elle n’avait pas partagé mon expérience, elle était restée sobre. Fascinée par les garçons qui marchaient en titubant à côté de leurs bonnes amies, elle se mit à les imiter. Je trouvai cela très amusant et je m’appliquai à en faire autant. Mais le vin ne l’excitait pas, elle, tandis que tous mes gestes faisaient monter à mon cerveau les fumées de l’ivresse. Dès le début, mon jeu était plus réaliste que le sien, au point que j’en fus étonné moi-même au bout de quelques minutes. Je vis un des jeunes gens, après quelques pas chancelants, s’arrêter au bord de la route, regarder gravement le fossé et, avec toutes les apparences d’une mûre réflexion, y accomplir une digne culbute. C’était, pour moi, d’un comique irrésistible : je titubai moi-même jusqu’au bord du fossé, avec la ferme intention de ne pas aller plus loin, mais c’est au fond que je repris connaissance, entouré de plusieurs jeunes filles qui, l’anxiété peinte sur le visage, s’activaient à me sortir de là.

Je n’éprouvais désormais nulle envie de jouer à l’homme ivre, je n’y voyais plus aucune drôlerie. Mes yeux commençaient à chavirer et, la bouche grande ouverte, je respirais en haletant. Deux fillettes me prirent par les mains pour me conduire, mais mes jambes étaient de plomb. L’alcool absorbé semblait m’asséner des coups de massue sur le cœur et le cerveau. Si j’avais été un enfant chétif, il est certain que cela m’aurait tué. En tout cas, j’étais plus près de la mort que ne pouvait se l’imaginer aucune des jeunes filles épouvantées de me voir dans cet état. Je les entendais se chamailler pour savoir qui en était responsable. Certaines pleuraient — pour elles-mêmes, pour moi, et pour la conduite ignoble de leurs amoureux. Mais tout cela ne m’intéressait pas : je suffoquais, je voulais de l’air. Au moindre mouvement je ressentais une véritable torture, et je haletais davantage. Cependant ces filles persistaient à me faire marcher et il nous restait six kilomètres à parcourir avant d’arriver à la maison. Six kilomètres ! Je me souviens d’avoir aperçu, de mes yeux noyés dans le vague, un petit pont traversant la route à une distance qui me parut infinie. En réalité, il se trouvait à une trentaine de mètres. Quand je l’atteignis, je m’effondrai par terre et me retournai sur le dos, sans pouvoir respirer. Les filles essayèrent de me relever, mais je restais inerte. Leurs cris d’alarme amenèrent Larry, un jeune pochard de dix-sept ans, qui se mit à sauter à pieds joints sur ma poitrine pour me rappeler à la vie. Je me souviens vaguement de cette épreuve, et des cris perçants poussés par les filles qui tentaient de l’entraîner ailleurs.

Ensuite, je ne me rappelle plus rien, mais j’ai appris plus tard que Larry s’était glissé sous le pont et y était resté jusqu’au matin.

Quand je repris mes sens, il faisait nuit. On m’avait porté, inconscient, pendant six kilomètres et mis au lit. J’étais un gosse bien malade et malgré la terrible fatigue de mon cœur et de mes «muscles, je retombai continuellement dans le délire. Tout ce que ma cervelle enfantine recelait d’horrible et de terrifiant se débondait. Les visions les plus épouvantables devenaient autant de réalités. Je voyais se commettre des crimes, et des assassins me poursuivre. Je me débattais en poussant des cris et des râles. Mes souffrances étaient insupportables.

En sortant du délire, j’entendis ma mère dire : « Qu’a-t-il donc au cerveau ? Le pauvre enfant a perdu la raison. » Et en y retombant j’emportais cette idée avec moi et me voyais emmuré dans un asile d’aliénés, battu par les gardiens, entouré de fous furieux dont les hurlements m’assourdissaient.

Certaine conversation de mes aînés, au sujet des bouges infects de Chinatown, à San Francisco, avait laissé une profonde impression dans mon jeune esprit. Pendant mon délire, j’errais à travers le dédale de ces bouges souterrains ; derrière des portes de fer, je subissais des tortures et des milliers de morts. Puis je rencontrais mon père, installé à table dans ces cryptes profondes, qui jouait de fortes sommes avec les Chinois ; alors mon indignation se donnait libre cours et je proférais les plus basses injures. Je m’asseyais sur le lit, je me débattais contre les mains qui me retenaient, et j’insultais mon père jusqu’à faire résonner les poutres. Toutes les saletés inconcevables que peut entendre un enfant courant à sa guise dans une contrée primitive sortaient maintenant de mes lèvres, et bien que jamais je n’eusse osé répéter ces jurons, je les déversais à tue-tête sur mon père assis là parmi ces Chinois aux longs cheveux et aux ongles interminables.

Je me demande comment mon cœur et mon cerveau n’ont pas éclaté ce soir-là. Les artères et le système nerveux d’un enfant de sept ans ne sont guère en mesure d’endurer les terribles convulsions dont j’étais la victime. Personne ne dormit dans la pauvre petite ferme, au cours de cette nuit où John Barleycorn me tenait à sa merci.

Larry, installé sous le pont, n’eut pas le délire comme moi. Je suis certain qu’il dormit d’un sommeil hébété et sans rêves et s’éveilla le lendemain, l’esprit lourd et morose. S’il vit encore, il est probable qu’il ne se souvient de rien, tant cet incident dut lui paraître insignifiant. Mais mon cerveau en garde à jamais la trace. J’écris ces lignes trente ans après, et pourtant toutes mes visions demeurent aussi distinctes et vivaces, toutes mes souffrances aussi vitales et effroyables qu’en cette nuit dont je parle.

Je restai alité pendant plusieurs jours, et par la suite je n’eus pas besoin des injonctions de ma mère pour éviter John Barleycorn. Outrée de ma conduite, elle maintenait que j’avais mal, très mal agi, et tout à fait à l’encontre de ses enseignements. Que pouvais-je dire, moi, qui n’avais jamais droit à la parole, à qui les mots même faisaient défaut pour exprimer mon état d’âme, — comment aurais-je expliqué à ma mère que ses enseignements étaient la cause directe de mon ivresse ? Si elle n’avait pas exposé devant moi ses principes au sujet des yeux noirs et du caractère des Italiens, je n’aurais jamais trempé mes lèvres dans ce vin âpre et amer. Ce ne fut qu’arrivé à l’âge d’homme que je pus lui révéler le fin mot de cette honteuse histoire.

Durant ces jours de maladie, certains points me restaient obscurs, alors que je discernais parfaitement les autres. Je me sentais coupable, et pourtant j’étais victime d’une certaine injustice. J’avais eu tort, c’est vrai, mais ce n’était pas ma faute. Je pris la ferme résolution de ne plus jamais toucher à l’alcool : nul chien enragé n’éprouva plus d’aversion contre l’eau que moi contre le vin.

Et.pourtant, ce que je veux établir, c’est que cette expérience, si terrible qu’elle fût, ne m’a pas empêché de renouer étroitement connaissance avec John Barleycorn. Même à cette époque j’étais soumis par des forces qui me poussaient vers lui. En premier lieu, exception faite de ma mère, qui ne modifia jamais sa manière de voir là-dessus, toutes les grandes personnes me semblaient envisager l’incident avec tolérance, comme une bonne plaisanterie dont il n’y avait pas à rougir. Quant aux garçons et aux filles, ils gloussaient et rigolaient au souvenir du rôle qu’ils avaient joué dans l’affaire ; ils prenaient plaisir à raconter comment Larry avait sauté sur ma poitrine avant d’aller dormir sous le pont, comment Un Tel avait couché à la belle étoile sur les dunes de sable et ce qui était advenu à cet autre garçon tombé dans le fossé.

Je le répète : autant que j’aie pu voir, ça n’avait rien de honteux. C’avait été quelque chose d’un comique irrésistible, endiablé, un épisode joyeux et magnifique qui rompait la monotonie de la vie de labeur qu’on menait sur cette côte froide et brumeuse.

Les garçons de ferme irlandais plaisantaient sur mon exploit et me tapotaient le dos de si bonne humeur que j’eus l’impression d’avoir accompli un acte héroïque. Peter et Dominique se montraient fiers de mes prouesses bachiques. La moralité ne faisait pas grise mine à l’ivrognerie. D’ailleurs tout le monde buvait. La communauté ne comptait pas un seul abstinent. Même l’instituteur de notre petite école campagnarde, homme grisonnant d’une cinquantaine d’années, nous octroyait des vacances les jours où il avait eu le dessous avec John Barleycorn. Je n’éprouvais donc aucune contrainte morale. Mon aversion pour l’alcool était purement physiologique. Je n’aimais pas cette sacrée drogue, voilà tout.

5

Je n’ai jamais pu surmonter ce dégoût physique. Mais je l’ai dompté et, aujourd’hui encore, je le réprime chaque fois que je prends un verre. Le palais ne cesse pas de se révolter ; on peut s’en rapporter à lui pour juger ce qui est bon ou mauvais pour le corps. Cependant, les hommes boivent sans s’occuper de l’effet produit sur l’organisme, c’est l’excitation du cerveau qu’ils recherchent, et si le corps doit en souffrir, tant pis pour lui.

Malgré toute ma répugnance pour la boisson, j’avoue que les moments les plus ensoleillés de ma vie d’enfant, je les ai passés dans les débits.

Juché sur les lourds chariots de terre, je disparaissais dans le brouillard et j’avais les pieds engourdis faute de mouvement ; les chevaux martelaient, sans se presser, le chemin creux dans les collines de sable, et une vision radieuse m’empêchait de trouver le temps long : c’était la salle d’auberge de Colma, où mon père, et, à défaut, l’homme qui conduisait, ne manquait jamais de s’arrêter. Je descendais aussi pour me chauffer près du gros poêle et manger un soda cracker. On ne m’en donnait qu’un, mais quel luxe fabuleux pour moi ! Les hôtelleries au moins servaient à quelque chose ! Quand je reprenais ma place derrière les chevaux de trait, je dégustais pendant une heure cet unique cracker. J’en recueillais méticuleusement les moindres bribes et les mâchais jusqu’à les réduire à la plus fine et la plus délectable des pâtes, que je n’avalais jamais de mon propre gré. Je me contentais d’y goûter, et je continuais à la savourer en la retournant sur ma langue ; je l’étalais contre une joue puis l’autre. Enfin elle s’échappait en gouttelettes et suintements qui me glissaient dans la gorge. Je n’avais rien à apprendre d’Horace Fletcher en matière de soda crackers. J’aimais les saloons, en particulier ceux de San Francisco. Là s’étalaient les plus délicieuses friandises : pains de fantaisie, crackers, fromages, saucisses, sardines, toutes sortes de mets étonnants que je n’avais jamais vus sur notre pauvre table. Je me souviens qu’une fois un tenancier de bar me prépara un verre de sirop et de soda ; c’était une boisson douce, non alcoolisée. Mon père ne la paya pas. C’était la tournée du bistrot.

Je l’idéalisai depuis comme le type du brave nomme. Pendant des années ce personnage hanta mes rêveries. Je n’avais que sept ans à l’époque et je puis encore me le représenter nettement, bien que je n’aie jamais levé les yeux sur lui que ce jour-là.

La taverne était située au sud de Market Street, à San Francisco, du côté ouest de la rue. Le bar se trouvait à gauche en entrant. A droite, contre le mur, le comptoir où l’on pouvait se servir à volonté une « collation à toute heure ». C’était une pièce longue et étroite ; au fond, plus loin que les barils de bière à la pression, on apercevait des petites tables rondes et des chaises. Le tenancier avait des yeux bleus et des cheveux blonds et soyeux qui débordaient d’une casquette de satin noir. Je me rappelle qu’il portait un gilet de laine brun et je sais l’endroit précis, au milieu de cet arsenal de bouteilles, d’où il retira celle qui contenait le sirop rouge. Lui et mon père causèrent longtemps ; pendant ce temps-là, je dégustais mon délicieux breuvage tout en vénérant l’homme. Et pendant des années, j’ai respecté sa mémoire. Malgré mes deux mésaventures, je me retrouvais ici avec John Barleycorn. Il y régnait en maître, comme partout ailleurs, et montrait à tous une mine accueillante. Il essayait de m’attirer moi aussi. La buvette, avec tout ce qui s’y rapportait, laissait des traces profondes dans mon esprit juvénile. L’enfant que j’étais formait ses premiers jugements sur le monde, et le cabaret lui paraissait un lieu exquis. Ni les magasins, ni les édifices publics, ni aucune des demeures humaines ne s’étaient jamais ouverts devant moi, ne m’avaient admis à me chauffer au coin des feux ou permis de consommer les divines nourritures rangées sur d’étroits rayons contre le mur. Je voyais leurs portes toujours closes, et celles des cafés toujours béantes. En tout temps et partout sur les grandes routes ou les chemins de traverse, dans les ruelles ou les carrefours mouvementés, je rencontrais des auberges joyeuses, resplendissantes de lumières, chaudes en hiver, sombres et fraîches en été. Oui, le bar était un endroit merveilleux, et quelque chose de mieux encore.

Lorsque j’eux dix ans, ma famille abandonna la campagne pour la ville. Là, je débutais dans la vie comme crieur de journaux. Une des raisons, c’est que nous avions besoin d’argent. Une autre, c’est que je voulais faire de l’exercice.

Mais je dois dire d’abord que j’avais découvert la bibliothèque publique et que je me plongeais dans la lecture jusqu’à complète prostration. Dans les pauvres fermes où j’avais vécu, les livres n’existaient pas. Par un pur miracle, on m’en avait prêté quatre, des ouvrages merveilleux, que j’avais dévorés. L’un était la biographie de Garfield ; le second traitait des voyages en Afrique de Paul du Chaillu ; le troisième était un roman de Ouida, où manquaient les quarante dernières pages ; le quatrième, les Contes de l’Alhambra, de Washington Irving. Ce dernier, je le tenais d’une institutrice. Je n’étais pas un gosse avancé. À l’inverse d’Olivier Twist, je me sentais incapable de réclamer plus que mon compte. Quand je lui rendis l’Alhambra, j’espérais qu’elle me prêterait un autre livre. Et comme elle ne m’en offrit point — sans aucun doute elle me croyait inapte à les apprécier — je pleurai à chaudes larmes pendant les cinq kilomètres qui séparaient l’école du ranch. J’attendais avec impatience un bon mouvement de sa part. Plus de vingt fois, je fus sur le point de le provoquer, mais il me manqua toujours le toupet nécessaire.

Alors apparut dans ma vie la ville d’Oakland, et sur les rayons de sa bibliothèque municipale, je vis un monde immense surgir à l’horizon. Il y avait là des milliers de livres aussi bons que mes quatre merveilles, et même quelques-uns de meilleurs.

À cette époque, on n’écrivait pas d’ouvrages pour les enfants, et il m’arriva d’étranges aventures. Je me rappelle avoir été impressionné, en consultant le catalogue, par ce titre : Les Aventures du Pèlerin Pickle. Je remplis un bulletin et le bibliothécaire me remit la collection des œuvres complètes et non expurgées des œuvres de Smoilett, en un énorme volume. Je lisais tout, mais je m’attachais surtout à l’histoire, aux aventures et aux anciens voyages sur terre et sur mer. Je lisais le matin, l’après-midi et la nuit. Je lisais au lit, à table, à l’aller et au retour de l’école, je lisais aux récréations, pendant que mes camarades s’amusaient. Je commençais à avoir des tics. Je répondais à tout le monde : « Allez-vous-en ! Vous m’agacez ! »

Et puis, à dix ans, me voilà dans les rues à crier les journaux. Je n’avais plus le temps de lire. J’avais trop à faire : courir, apprendre à me battre, à devenir entreprenant, insolent et vantard. Mon imagination et mon envie de tout connaître développèrent chez moi un esprit plastique.

Les cabarets n’étaient pas la moindre des attractions qui excitaient ma curiosité. Combien en ai-je fréquentés ! À cette époque, je m’en souviens, il y avait à l’est de Broadway, entre la 6e et la 7e Rue, un énorme pâté de maisons dont les boutiques, d’un coin à l’autre, n’étaient que bistrots.

Les hommes élevaient la voix, riaient à gorge déployée, et il y régnait une atmosphère de grandeur. Cela tranchait sur l’existence quotidienne, où il ne se passait jamais rien. La vie était toujours mouvementée, parfois même tragique, lorsque les coups pleuvaient, que le sang giclait et que de solides policemen faisaient irruption en masse. Ces minutes mémorables, pendant lesquelles défilaient dans ma tête les rixes terribles et les valeureuses équipées de tous les aventuriers de terre et de mer, contrastaient avec les heures insipides où, le long des rues, je lançais mes journaux sur le pas des portes. Dans les tavernes, les abrutis mêmes vautrés sur les tables, ou dessous, dans la sciure, prenaient pour moi un attrait mystérieux.

Les bars n’étaient pas seulement romanesques : ils étaient légaux, autorisés et sanctionnés par les pères de la cité. Étaient-ce donc là ces lieux terribles imaginés par les camarades qui n’avaient pas, comme moi, l’occasion d’y pénétrer ? Peut-être étaient-ils terribles, oui, mais terriblement merveilleux, et c’est précisément ce genre de terreur qu’un gosse aspire à connaître. Dans le même sens, les actes de piraterie, les naufrages et les batailles sont choses effrayantes, mais quel est le jeune gaillard qui ne donnerait son âme au diable pour participer à de pareilles aventures ?

Dans les cafés, je rencontrais des reporters, des rédacteurs, des avocats, des juges, dont le visage et le nom m’étaient familiers. Leur présence confirmait une approbation sociale, ils justifiaient cette fascination que les cafés exerçaient sur moi. Eux aussi devaient y découvrir ce quelque chose de différent, de lointain, que je sentais et cherchais à saisir. J’ignorais ce que c’était au juste, mais sûrement cela existait, car ici les hommes grouillaient comme des mouches bourdonnantes autour d’un pot de miel. Je n’avais aucun chagrin, le monde resplendissait à mes yeux : comment aurais-je pu concevoir que ces hommes venaient chercher l’oubli de leur surmenage et de leurs rancœurs ?

Je n’y venais pas pour boire en ce temps-là. De dix à quinze ans, j’ai rarement touché un verre d’alcool, mais j’avais constamment affaire avec des buveurs et dans les cabarets. La seule raison qui me retenait était mon dégoût pour les spiritueux. Au cours du temps, je fis divers métiers : j’aidai à décharger de la glace, je relevai les quilles dans un bowling attenant à une auberge, je balayai les salles et les pelouses, où les gens venaient le dimanche en pique-nique.

Josie Harper, une grosse femme réjouie, tenait un débit au coin de Telegraph Avenue et de la 39e Rue. Pendant une année je lui ai porté un journal du soir, jusqu’au jour où on me donna le secteur des quais et des quartiers de plaisir d’Oakland. Le premier mois, Josie Harper, en réglant sa note, me versa un verre de vin. Honteux de refuser, je l’avalai. Mais ensuite je profitai de son absence pour faire payer la facture par le garçon.

Le jour où je fus embauché au bowling, le patron, suivant la coutume, fit appeler tous les jeunes gens qui pendant des heures avaient ramassé les quilles, pour leur servir une consommation. Les autres demandèrent de la bière. Moi je pris du ginger-ale. Mes camarades ricanèrent et je vis le propriétaire m’observer d’un œil étrangement scrutateur. Néanmoins, il déboucha une bouteille de ginger-ale. De retour dans les pistes, pendant les pauses, mes jeunes compagnons m’ouvrirent les yeux. J’avais offensé le patron. Une bouteille de ginger-ale coûtait beaucoup plus à l’établissement qu’une bière à la pression ; et si je tenais à ma place, je n’avais qu à faire comme eux. De plus, la bière était nourrissante. Elle me donnerait des forces pour travailler alors que le ginger-ale n’était qu’un liquide.

Après cela, quand je ne pouvais m’esquiver, je buvais de la bière et je me demandais ce que les hommes y trouvaient de si bon. Il me semblait toujours que je n’étais pas bâti comme tout le monde.

Franchement, ce que je préférais à tout, en ce temps-là, c’était le candi. Pour cinq cents je pouvais en acheter cinq gros morceaux, que nous appelions des boulets de canon, ça faisait du profit. Je m’arrangeais pour mâcher et triturer un de ces berlingots pendant une heure entière.

Il y avait aussi un Mexicain qui vendait de grosses plaques brunes de caramel mou, à cinq cents la pièce. Il fallait exactement le quart d’une journée pour en venir à bout. Et bien des fois je n’ai déjeuné qu’avec une de ces tablettes. À vrai dire, je trouvais cela plus nourrissant que la bière.

6

Cependant l’époque approchait où j’allais entreprendre ma seconde série de débauches en compagnie de John Barleycorn.

À l’âge de quatorze ans, la tête bourrée de récits d’anciens voyageurs, de visions d’îles tropicales et de rives lointaines, je passais mes loisirs à côtoyer la baie de San Francisco et l’estuaire d’Oakland sur un léger canot à dérive centrale[3].

Je voulais me faire marin, je voulais me libérer de la monotonie et des platitudes quotidiennes. J’étais dans la fleur de mon adolescence ; l’esprit enfiévré par des récits d’aventures, je rêvais de vie sauvage dans un monde inculte. J’étais loin de me douter du rôle prépondérant que joue précisément l’alcool dans un pareil milieu.

Un jour, tandis que je hissais la voile de mon bateau, je fis la connaissance de Scotty. C’était un solide gars de dix-sept ans. Il venait de déserter, me dit-il, en Australie, d’un vaisseau anglais sur lequel il était mousse. Revenu à San Francisco sur un autre bâtiment, il cherchait à s’embaucher à bord d’un baleinier.

De l’autre côté de l’estuaire, près des baleiniers, était amarré le sloop-yacht Idler. Le surveillant, un harponneur, avait l’intention de s’embarquer pour son prochain voyage sur la baleinière Bonanza. Voudrais-je bien le prendre, lui Scotty, sur mon canot, et le conduire auprès de cet homme-là ?

Si je voulais ! N’avais-je pas entendu toutes les histoires, vraies ou fausses, qui circulaient à propos de l’Idler, cet énorme sloop qui revenait des îles Sandwich où il faisait la contrebande de l’opium ? Et le harponneur qui en avait la garde ! Combien de fois, en le voyant, j’avais envié sa liberté ! Rien ne l’obligeait à mettre pied à terre ; il dormait à bord toutes les nuits, tandis qu’il me fallait, moi, rentrer en ville pour me coucher. Ce harponneur (c’était lui qui l’affirmait) n’avait que dix-neuf ans, mais c était, à mes yeux, une personnalité trop brillante pour que j eusse osé le questionner, lorsque, à distance respectueuse, je pagayais autour de son yacht.

Si je voulais emmener Scotty, le mousse déserteur, rendre visite au harponneur sur l’Idler, navire qui faisait la contrebande de l’opium ? Et comment !

Le harponneur parut sur le pont en réponse à notre appel et nous invita à monter à bord. Je jouai au marin et à l’homme. J’écartai suffisamment mon youyou du yacht pour ne pas endommager la peinture blanche, en le laissant filer à l’arrière au bout de son amarre que je nouai nonchalamment par une double-clef.

Nous descendîmes. Pour la première fois je voyais l’intérieur d’un bateau. Les vêtements, sur les murs, sentaient le moisi. Mais qu’importait ? C’était l’attirail de matelots : vestes en cuir doublées de velours à côtes, paletots de drap bleu marine, bottes de caoutchouc, suroîts et surtouts de toile cirée.

L’économie de place se manifestait dans les couchettes étroites, les tables abattantes, les tiroirs ménagés dans les endroits les plus invraisemblables. Je remarquai l’axiomètre du gouvernail, les lampes marines dans leurs cadrans, les cartes au revers bleu roulées négligemment et rangées dans un coin, les signaux en ordre alphabétique et un compas de marinier piqué dans la cloison pour tenir un calendrier.

Enfin, je vivais. Je me trouvais là sur mon premier bateau, un bateau de contrebandier, et traité en camarade par un harponneur et un marin déserteur anglais qui disait s’appeler Scotty.

Le première chose que firent le harponneur de dix-neuf ans et le marin de dix-sept, pour prouver qu’ils étaient des hommes, fut de se conduire comme tels. Le harponneur suggéra que la meilleure chose à faire, c’était de boire quelque chose, et Scotty chercha dans ses poches des pièces de monnaie. Puis l’autre s’éloigna avec un flacon rosé pour le faire emplir dans un débit clandestin car il n’y avait pas de bistrot autorisé aux environs. Nous absorbâmes l’immonde tord-boyaux dans des gobelets. Devais-je paraître moins fort, moins brave que le harponneur et le marin ?

Ils étaient des hommes, et en témoignaient par leur façon de boire, indice infaillible de virilité. Je bus donc avec eux, coup sur coup, sans hésiter, bien que la sale drogue ne pût se comparer avec une tablette de caramel ou un délicieux « boulet de canon ». À chaque lampée, je frémissais et je m’emportais la gorge, mais je dissimulais, comme un homme, tout symptôme de répugnance.

Le flacon fut rempli et vidé plusieurs fois au cours de l’après-midi. Je possédais, en tout et pour tout, vingt cents, mais je les alignai bravement, regrettant au fond l’énorme quantité de sucreries que représentait une telle somme.

L’alcool nous montait au cerveau. Scotty et le harponneur parlaient des alizés à affronter, des tempêtes du cap Horn, des pamperos[4] au large de la Plata, de brises à amener les perroquets, de coups de chien du Sud, d’ouragans du Pacifique nord, et de baleinières fracassées dans les glaces arctiques.

— Impossible de nager dans cette eau glacée, me confiait le harponneur. En une minute tu te replies en deux et tu coules. Quand une baleine démolit ton bateau, la seule chose à faire est de te plaquer le ventre le long d’un aviron, de façon que tu puisses flotter lorsque le froid t’enroule.

— Pour sûr, dis-je, remerciant de la tête d’un air assuré, moi aussi je chasserai la baleine et verrai ma barque fracassée dans l’océan Arctique.

De fait j’enregistrai ce conseil comme un renseignement précieux, et le classai dans mon cerveau où il est resté jusqu’à ce jour.

Cependant, je n’osais placer un mot,., au début tout au moins. Grands dieux ! Je n’avais que quatorze ans, et de ma vie je ne m’étais aventuré sur l’Océan. Je me contentais d’écouter les deux loups de mer et de prouver ma virilité en levant le coude avec eux rondement et crânement, coup sur coup.

L’alcool produisait son effet sur moi. Les paroles de mes deux compagnons emplissaient l’étroite cabine de l’Idler et paraissaient à travers mon cerveau comme de grandes rafales de vent frais ; en imagination, je vivais mes années à venir et me laissais bercer aux flots de l’aventure dans un monde superbe, insensé et sauvage.

Nous devenions expansifs. Toutes contraintes ou réserves s’évanouissaient. On aurait dit que nous nous connaissions de tout temps et nous nous jurâmes de voyager ensemble pendant des années. Le harponneur nous fit part de ses mésaventures et de ses misères innombrables. Scotty fondit en larmes en parlant de sa pauvre vieille maman, à Edimbourg — une grande dame, insistait-il, de haute naissance, qui avait eu des revers de fortune. Elle s’était privée afin de payer en une fois la somme exigée par les armateurs pour son apprentissage et s’était sacrifiée car elle avait toujours rêvé de faire de lui un officier de marine marchande et un monsieur. Elle avait eu le cœur brisé en apprenant qu’il avait déserté son bateau en Australie et repris du service comme simple matelot. Et Scotty nous le prouva par une lettre qu’il sortit de sa poche — la dernière lettre de sa mère, tout empreinte de tristesse, et ses pleurs redoublèrent lorsqu’il la lut à haute voix.

Le harponneur et moi joignîmes nos larmes aux siennes et nous jurâmes, tous trois, de nous embarquer sur la baleinière Bonanza, de rapporter une grosse paie, et, toujours ensemble, d’accomplir un pèlerinage jusqu’à Edimbourg pour déposer notre trésor dans le giron de la vénérable dame.

À mesure que John Barleycorn s’insinuait dans mon cerveau et commençait à l’échauffer, il faisait fondre en moi toute réticence et évaporer toute modestie. Devenu mon frère jumeau et mon alter ego, il m’inspirait les paroles qui sortaient de mes lèvres. J’élevai la voix moi aussi pour faire voir que j’étais un homme et un aventurier. Je me vantai, avec force détails, d’avoir traversé la baie de San Francisco, sur mon esquif découvert, en essuyant un effroyable coup de suroît, à l’ébahissement des matelots de la goélette-vigie.

Mieux encore : moi ou John Barleycorn, car nous ne faisions qu’un — nous disions à Scotty qu’il pouvait bien être un marin de haute mer et connaître jusqu’à la moindre ficelle les grands navires, mais pour ce qui était de la manœuvre d’un petit bateau, je me chargeais de le battre haut la main et de décrire des cercles autour de lui dans mon canot.

Le mieux est que mes affirmations et mes fanfaronnades étaient sincères. À l’état normal, je n’aurais jamais osé dire à Scotty qu’il n’y entendait rien dans la navigation des petits bateaux. Mais John Barleycern s’arrange toujours pour vous délier la langue et vous faire dégoiser vos pensées les plus secrètes.

Scotty ou John Barieycorn, ou tous les deux, se montrèrent naturellement offensés de mes remarques. Cela ne me fit pas baisser le ton. Je me sentais capable de rosser un matelot déserteur de dix-sept ans. Scotty et moi fumions et ragions comme deux jeunes coqs ; heureusement, le harponneur versa une autre rasade pour nous faire oublier notre querelle.

Nous nous réconciliâmes sur-le-champ. Enlacés par le cou, nous échangeâmes des vœux d’amitié éternelle — tout comme Black Matt et Tom Morrisey, qu’il me semblait revoir dans la cuisine de San Mateo. Ce souvenir me convainquit que j’étais enfin un homme — malgré mes quatorze ans — un homme découplé et brave comme ces deux géants qui s’étaient chamaillés puis raccommodés en ce mémorable dimanche d’antan.

À ce moment nous atteignions la phase lyrique de l’ivresse. Je joignis ma voix à celle de Scotty et du harponneur dans des bribes de romances et de chansons de matelots. C’est là, dans la cabine de l’Idler, que j’entendis, pour la première fois, Blow the man doum, Flying Cloud et Whisky, Johnny, whisky. Oh, c’était superbe ! Je commençais à saisir le sens de la vie. Ceci faisait oublier la banalité quotidienne, l’estuaire d’Oakland, la distribution fastidieuse de journaux aux portes, la livraison de la glace et les quilles que je devais relever.

Le monde entier m’appartenait, j’en foulais toutes les routes ; et John Barleycorn, se jouant de mon imagination, me permettait de devancer la vie aventureuse après laquelle je soupirais.

Nous n’étions pas des types ordinaires, mais trois jeunes dieux ivres, d’une sagesse incroyable, d’une félicité rayonnante, d’une puissance illimitée ! Ah ! — je l’affirme aujourd’hui, après toutes ces années — si, grâce à John Barleycorn, on avait pu demeurer en pareil état de grâce, jamais plus on ne m’aurait vu sobre. Hélas ! tout se paie ici-bas, suivant une loi rigide ; toute force s’équilibre d’une faiblesse, toute ascension d’une descente. À chaque minute fictive passée en compagnie des dieux correspond une autre minute où l’on patauge dans la fange avec les reptiles, et lorsqu’on parvient par un tour de force à comprimer de longs jours et d’interminables semaines en des instants de folie magnifique, il faut les racheter par une vie abrégée, souvent avec une impitoyable usure.

L’intensité et la durée sont des ennemis aussi vieux que le feu et l’eau. Ils s’entre-détruisent et ne peuvent coexister. John Barleycorn, tout puissant nécromancien qu’il est, demeure esclave de la chimie organique tout comme nous autres mortels. Nous payons pour chaque surmenage imposé à nos nerfs, et John Barleycorn ne peut intervenir pour nous éviter la juste échéance. Capable de nous transporter aux sommets, il ne saurait nous y maintenir ; autrement, nous deviendrions tous ses fidèles. Or, il n’en existe pas qui n’expient les folles sarabandes dansées au son de sa flûte.

L’enfant de quatorze ans que j’étais alors, assis dans la cabine de l’Idler entre le harponneur et le matelot, ignorait toute cette sagesse acquise après coup. Mes narines palpitaient à l’odeur moisie des vêtements de marins, et je chantais en chœur avec les autres : « Un bateau yankee descend le fleuve — hardi ! les petits, hardi ! »

Nous pleurions comme des Madeleines, nous parlions et nous criions tous à la fois. J’avais une constitution splendide, un estomac capable de digérer de la ferraille, et j’étais encore en pleine possession de moi-même quand Scotty se mit à donner des signes d’épuisement. Sa conversation devint incohérente. Il cherchait des mots sans les trouver et ne pouvait articuler ceux qui arrivaient sur ses lèvres. Sa conscience commençait à lui faire défaut. L’éclat de ses yeux se ternissait et leur expression devenait aussi stupide que ses tentatives pour parler. Son corps s’affaissait, tout comme sa raison, car on ne peut se tenir droit que par un effort de volonté. Le cerveau vacillant de Scotty n’arrivait plus à commander— ses muscles. Toutes les coordinations de ses mouvements se détraquaient. Il essaya de boire encore, mais il lâcha le gobelet qui tomba par terre. Alors, je le vis, à ma grande surprise, pleurer amèrement, rouler sur îe dos dans une couchette et, aussitôt, s’endormir en ronflant.

Le harponneur et moi nous continuâmes à boire avec un ricanement d’êtres supérieurs, en regardant Scotty étalé devant nous.

Le dernier flacon fut vidé par nous deux au son des ronflements du vaincu. Puis ce fut au tour du harponneur de disparaître dans sa couchette et je restai seul debout sur le champ de bataille.

J’étais très fier, et John Barleycorn aussi. Je pouvais supporter tout ce que j’avais bu ; j’étais un homme. J’en avais enivré deux, verre pour verre, jusqu’à complet abrutissement. Et je tenais toujours sur mes jambes, bien droit, en gagnant le pont pour donner de l’air à mes poumons en feu.

C’est au cours de cette orgie sur l’Idler que me fut révélée l’endurance de mon estomac et de ma tête — petite découverte qui devait être une source d’orgueil pour les années à venir, mais que j’en suis venu à considérer, en fin de compte, comme une calamité. L’homme heureux est celui qui est incapable d’avaler deux verres sans être ivre ; le pauvre bougre à plaindre est celui qui peut en absorber beaucoup avant de trahir les moindres symptômes d’ébriété, et qui doit en boire des quantités pour recevoir le « coup de fouet ».

Le soleil disparaissait quand je mis le pied sur le pont de l’Idler. Il ne manquait pas de couchettes en bas, je n’étais pas obligé de m’en retourner chez moi. Mais je voulais me prouver à quel point j’étais un homme.

Mon bateau était amarré à l’arrière. Le jusant s’écoulait dans le chenal à la rencontre d’une brise de mer de quarante milles à l’heure. Je pouvais voir d’énormes moutons, et distinguer la vitesse et la succion du courant sur le front et dans les intervalles des grosses vagues.

Je hissai la voile, je démarrai et pris ma place au gouvernail, l’écoute en main, puis je manœuvrai pour traverser le chenal. L’esquif se souleva et plongea furieusement. L’écume commença à voltiger autour de moi. Je me sentais au paroxysme de l’exaltation. Je chantais : Blow the Man doum en larguant la toile. Je n’étais plus le gosse de quatorze ans, qui menait la vie insipide de cette ville morte appelée Oakland. J’étais un homme, un dieu, et les éléments eux-mêmes me rendaient hommage tandis que je les matais à mon gré.

C’était la basse mer. Cent mètres de vase séparaient l’eau de l’appontement. Je remontai ma quille mobile, courus grand-erre en plein dans la boue, amenai la voile, et, debout à l’arrière, comme je l’avais fait souvent à marée basse, je me mis à godiller. C’est à ce moment que les rapports entre mon cerveau et mes muscles me firent faux bond : je perdis l’équilibre et plongeai, tête en avant, dans la purée. Alors, pour la première fois, tandis que je me débattais pour me remettre sur pied, couvert de boue, et les bras en sang car je m’étais cogné contre un pieu incrusté de bernicles, je m’aperçus que j’étais ivre. Et puis après ? De l’autre côté du chenal, deux solides matelots restaient étendus, sans connaissance, dans leurs couchettes où je les avais enivrés. J’étais un homme. Je tenais toujours sur mes jambes, même avec de la vase jusqu’aux genoux. Je repoussai l’idée de remonter dans mon canot. Je me mis à patauger à travers la boue, en poussant mon esquif devant moi et j’entonnai au monde l’hymne de ma virilité.

Je devais payer cette folie. Je restai deux ou trois jours malade, abominablement malade, et j’eus les deux bras infectés par les égratignures de bernicles. Pendant une semaine je ne pus m’en servir, et j’éprouvais une torture à mettre et ôter mes habits.

Jamais plus on ne m’y reprendrait, j’en faisais le serment. Ça ne valait vraiment pas le coup. Le prix était exorbitant. Cependant, je n’avais pas de nausées morales ; ma répulsion était purement physique. Les moments d’exaltation auxquels j’avais goûté ne compensaient nullement ces heures de misère et de souffrance.

Lorsque je retournai à mon canot, j’évitai l’Idler. Je fis un détour de l’autre côté du chenal. Scotty avait disparu. Le harponneur se trouvait toujours dans les parages, mais j’avais garde de le rencontrer. Une fois, il descendit sur le quai, je me cachai dans un hangar pour qu’il ne me voie pas. Je craignais qu’il ne me propose encore à boire, peut-être même avait-il une bouteille de whisky dans sa poche.

Et pourtant — ici entre en jeu la sorcellerie de John Barleycorn — cette beuverie à bord de l’Idler demeurait comme un jour marqué d’une pierre blanche dans mon existence monotone. C’était un événement mémorable. Je ne faisais qu’y songer. J’en repassais tous les détails, sans me lasser. Entre autres choses, j’avais pu pénétrer les mobiles et les ressorts cachés des actions humaines. J’avais vu Scotty verser des larmes sur son indignité et sur la pitoyable situation de sa mère, la dame d’Edimbourg. Le harponneur m’avait confié de terribles choses sur son propre compte. J’avais entrevu en foule les réalités séduisantes et passionnantes d’un monde au-delà du mien et pour lequel je me sentais aussi apte que mes deux jeunes compagnons de beuverie.

J’avais pu lire dans l’âme des hommes, j’avais fait le tour de la mienne, et j’y découvrais des forces et des possibilités insoupçonnables.

Oui, ce jour-là tranchait sur tous les autres. Aujourd’hui encore, il garde le même relief à mes yeux. Le souvenir m’en reste gravé au cerveau. Mais cela coûtait trop cher. Je refusai de continuer ce jeu-là, et j’en revins à mes boulets de canon et à mes plaques de caramel.

Le fait est que toute la chimie de mon corps sain et normal m’éloignait de l’alcool, qui ne convenait pas à mon organisme. Malgré cela, l’occasion devait me ramener vers John Barleycorn, m’y ramener sans cesse, jusqu’à ce qu’après de longues années l’heure vînt où je le chercherais dans tous les lieux fréquentés par les hommes — je le chercherais et le saluerais joyeusement, comme un bienfaiteur et un ami, en même temps que je le détesterais et le haïrais de toute mon âme. Oui, c’est un étrange ami, ce John Barleycorn !

7

À l’âge de quinze ans à peine, je travaillais de longues heures dans une fabrique de conserves. L’une dans l’autre, mes journées les plus courtes étaient de dix heures. Si à ces dix heures de travail effectif devant une machine l’on ajoute celle du déjeuner, le temps employé pour me rendre à l’usine et retourner chez moi ; le matin, à me lever, m’habiller, et déjeuner ; le soir, à dîner, me dévêtir et me coucher, il ne restait des vingt-quatre heures de la journée que les neuf heures de sommeil nécessaires à un jeune gaillard comme moi.

Sur ces neuf heures, dès que j’étais au lit et avant que mes yeux ne s’alourdissent, je m’arrangeais pour voler un peu de temps que je consacrais à la lecture.

Mais bien souvent je ne quittais pas l’usine avant minuit. Parfois je trimais dix-huit et vingt heures d’affilée. Une fois même, je restai à ma machine trente-six heures consécutives. Il s’écoula des semaines entières durant lesquelles je ne lâchais pas ma besogne avant onze heures ; ces jours-là, je rentrais me coucher à minuit passé ; on m’appelait à cinq heures et demie pour m’habiller, manger, courir au travail et je me retrouvais à mon poste au coup de sifflet de sept heures. Impossible alors de dérober le moindre instant pour mes chers bouquins.

Mais, direz-vous, quel rôle pouvait jouer John Barleycorn dans cette tâche éreintante, acceptée stoïquement, d’un gosse qui avait à peine atteint ses quinze ans ? Il en jouait un très grand, et je vais vous le démontrer. Souvent, je me demandais si le but de la vie était de nous transformer ainsi en bêtes de somme. Pas un cheval, dans la ville d’Oakland, ne peinait aussi longtemps que moi. Si c’était là l’existence, je n’en raffolais pas.

Je me rappelais mon petit bateau, amarré au quai et dont le fond s’incrustait maintenant de coquillages ; je me rappelais le vent qui soufflait tous les jours sur la baie, les levers et couchers de soleil que je ne voyais plus ; la morsure de l’air salin dans mes narines et de l’eau salée sur ma chair quand je plongeais par-dessus bord ; je me rappelais toute la beauté, les merveilles et les jouissances sensuelles du monde dont on me privait.

Il n’y avait qu’un moyen d’échapper à ce métier abrutissant : partir au loin sur l’eau et y gagner mon pain. Or la vie de marin conduisait inévitablement à John Barleycorn. Je l’ignorais. Et quand je m’en rendis compte, j’eus tout de même assez de courage pour ne pas me laisser happer de nouveau par l’existence bestiale que je menais en usine.

Je voulais me laisser emporter par les vents de l’aventure. Or, ils soufflaient sur les cotres des pirates et les éparpillaient d’un bout à l’autre de la baie de San Francisco, depuis les bancs d’huîtres et les hauts-fonds sur lesquels on se battait la nuit, jusqu’au marché matinal, le long des quais, où les revendeurs ambulants et les hôteliers descendaient acheter la marée.

Toute incursion sur les parcs à huîtres était un délit puni par la prison, la livrée infamante ou les fers. Et après ? Les bagnards fournissaient des journées moins longues que les miennes à l’usine. Et j’entrevoyais une existence cent fois plus romanesque comme pilleur d’huîtres ou même forçat qu’à demeurer esclave de la machine.

Derrière tout cela, ma jeunesse débordante percevait le chuchotement du romanesque, l’invite de l’aventure. Je fis part de mes désirs à Mammy Jennie, la vieille noire qui m’avait allaité. Plus prospère que mes parents, elle soignait des malades et gagnait d’assez bonnes semaines. Je lui demandai si elle consentirait à prêter de l’argent à son « nourrisson blanc » ! Si elle consentait ? Tout ce qu’elle possédait était à moi.

Puis je me mis en quête de Frank-le-Français, un pilleur d’huîtres, qui, disait-on, cherchait à vendre son sloop, le Razzie Dazzle. Je découvris le bateau ancré dans la partie de l’estuaire voisine de l’Alameda, près du pont de Webster. À bord se trouvaient des visiteurs que Frank régalait de vin. Il monta sur le pont pour discuter l’affaire.

Il voulait bien vendre, mais c’était dimanche et cet après-midi-là il recevait des invités. Le lendemain, me dit-il, il rédigerait l’acte de vente et je pourrais entrer en possession. Entre-temps, il me pria de descendre pour me présenter à ses amis : je vis là deux sœurs, Mamie et Tess, une dame Hadley, qui les chaperonnait ; Whisky Bob, un jeune pilleur d’huîtres de seize ans, et Healey-l’Araignée, un rat de quai à favoris noirs, d’une vingtaine d’années.

Mamie, nièce de l’Araignée, et surnommée la Reine des Pilleurs d’huîtres, présidait parfois à leurs orgies. Frank-le-Français en était amoureux, mais je l’ignorais à ce moment-là. Et elle refusait obstinément de l’épouser.

Frank-le-Français versa un gobelet de vin rouge d’une énorme dame-jeanne pour sceller notre marché. Je me rappelai le vin rouge du ranch italien, et frémis intérieurement. Le whisky et la bière me répugnaient encore moins. Mais la Reine des Pilleurs d’Huîtres me regardait, un verre à demi-vide en main.

J’avais ma fierté. Moi, un homme — de quinze ans il est vrai — je pouvais du moins me montrer à sa hauteur. En outre, je voyais sa sœur et Mme  Hadley, ainsi que le jeune pilleur d’huîtres, et le rat de quai moustachu, et tout le monde tenait un verre à la main. Allais-je passer pour une poule mouillée ? Non, mille fois non. Plutôt boire mille verres ! J’ingurgitai comme un homme le gobelet plein jusqu’au bord.

Frank-le-Français était enchanté du marché que je venais de conclure en lui remettant, comme arrhes, une pièce d’or de vingt dollars. Il versa de nouvelles rasades. Je m’étais découvert une tête solide et un estomac à toute épreuve, et je me sentais de force à boire modérément avec eux, sans m’empoisonner pour toute une semaine. Je pouvais tenir aussi bien le coup qu’eux, d’autant qu’ils avaient commencé avant moi.

L’heure des chansons arriva. On entonna : Le Cambrioleur de Boston et Loulou la Négresse ; la Reine nous fit entendre : Si j’étais petit oiseau ! et Tess : Oh ! ménagez ma pauvre fille ! L’hilarité se déchaîna en rafale. Je pus esquiver quelques verres sans être remarqué ou rappelé à l’ordre. Et comme je me tenais sous le capot, la tête et les épaules sorties, il m’était facile de lancer le vin par-dessus bord.

Voici à peu près comment je raisonnais : c’est par bizarrerie qu’ils aiment cet immonde picrate, tant pis pour eux ! Je ne tiens nullement à contrarier leurs goûts. Ma virilité exige, suivant leurs singulières notions, que je paraisse aimer le vin. Parfait, je lui ferai bonne figure. Mais je n’en boirai que la quantité inévitable.

Bientôt la Reine se mit à me faire la cour, à moi, dernier venu de la flotte des pirates — non pas simple matelot, mais capitaine propriétaire. Elle m’emmena prendre l’air sur le pont. Naturellement, elle n’était pas sans savoir que Frank-le-Français se mordait les poings de rage en bas — ce que j’ignorais totalement.

Tess vint s’asseoir près de nous sur la cabine. Puis l’Araignée et Bob nous rejoignirent et, enfin, Mme  Hadley et Frank-le-Français. Nous restâmes là à chanter, verre en main, tandis que circulait la dame-jeanne pansue. J’étais le seul de toute la bande qui pût se dire vraiment à jeun.

Nul, plus que moi, n’était capable de savourer la situation. Dans cette atmosphère de bohème, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon rôle actuel avec celui de la veille lorsque, installé devant ma machine dans une atmosphère renfermée et suffocante, je répétais sans relâche et à toute vitesse les mêmes gestes d’automate.

Ici, le verre en main, je partageais la chaude camaraderie de ces aventuriers qui refusaient de s’assujettir à la même routine, narguaient les contraintes légales, et risquaient comme ils l’entendaient leur vie et leur liberté. C’est encore John Barleycorn qui m’avait mêlé à cette superbe compagnie d’âmes sans frein, sans peur et sans vergogne !

La brise de mer me picotait les poumons, et frisait les vagues au milieu du chenal. Devant elle avançaient à la file les gabares plates, réclamant à grands coups de sirènes l’ouverture des ponts tournants. Des remorqueurs aux cheminées rouges passaient à toute vitesse, berçant le Razzle-Dazzle dans leur sillage. Un bateau sucrier sortait du « boneyard » en remorque vers la mer. Le soleil miroitait sur la surface ondulée et la vie était formidable, L’Araignée chantait :


Je te trouve enfin, Loulou-la-négresse !
Où donc étais-tu, ma belle maîtresse !
— J’étais en prison,
J’attendais ma rançon,
Espérant sans cesse
Ton retour, beau garçon !


Le voilà bien, le stimulant de l’esprit de révolte, d’aventure, de romanesque, des choses interdites et accomplies avec défi et noblesse. Je savais que le lendemain je ne reprendrais pas ma place à la machine, dans la fabrique de conserves. Demain, je serais un flibustier, aussi libre qu’on peut l’être dans notre siècle et dans les parages de San Francisco. L’Araignée avait déjà accepté de constituer à lui seul tout mon équipage et de faire la cuisine pendant que j’accomplirais la manœuvre du pont. Dès le matin, nous devions embarquer des vivres et de l’eau, hisser la grand-voile (le plus gros morceau de toile sous lequel j’eusse jamais navigué), franchir l’estuaire à la première brise de mer, à la fin du jusant. Alors nous larguerions la toile, et, dès le retour du flot, nous descendrions la baie jusqu’aux Iles des Asperges, où nous mouillerions à quelques milles du rivage.

Enfin mon rêve se réalisait ! J’allais dormir sur l’eau, m’éveiller sur l’eau, sur l’eau je passerais ma vie !

Au moment où Frank-le-Français, au coucher du soleil, se préparait à reconduire ses invités à terre, la Reine me pria de l’emmener dans mon canot. Et je ne compris pas pourquoi il modifiait si brusquement son plan, quand je l’entendis demander à Whisky Bob de ramer à sa place et le vis rester à bord du cotre. Pas plus, d’ailleurs, que je ne compris la remarque que m’adressa l’Araignée dans un ricanement confidentiel :

— Bigre ! Tu vas vite en besogne, toi !

Comment pouvait-il entrer dans la tête d’un gamin de mon âge qu’un homme de cinquante ans déjà grisonnant fût jaloux de lui ?

8

Le lundi matin, de bonne heure, nous nous retrouvâmes au rendez-vous, pour conclure le marché, chez Johnny Heinhold À la Dernière Chance — un bar, naturellement, où les hommes traitaient leurs affaires. Je versai la somme convenue, Frank-le-Français me remit le contrat de vente et me régala. C’était évidemment l’usage en pareil cas, et il me paraissait logique : le vendeur, après avoir touché son argent, en liquide une partie dans l’établissement où la transaction s’est faite. Mais, à ma grande surprise, Frank-le-Français offrit une tournée générale. Lui et moi nous buvions ensemble, c’était tout naturel ; mais pourquoi Johnny Heinhold, le propriétaire du bistrot qui trônait derrière son comptoir, était-il invité ? Je me rendis compte aussitôt qu’il réalisait un bénéfice sur la consommation même qu’il absorbait.

Je pouvais, à la rigueur, admettre que l’Araignée et Whisky Bob, en tant qu’amis et compagnons de bord, fussent de la fête, mais pourquoi diable les caboteurs Bill Kelley et Soup Kennedy ? Avec Pat, frère de la Reine, cela faisait au total huit personnes. Malgré l’heure matinale, tous commandèrent du whisky. Que pouvais-je faire, parmi tant de gens importants, qui tous buvaient la même chose ?

— Whisky ! dis-je avec l’air détaché de quelqu’un qui a déjà répété cela un millier de fois.

Et quel whisky ! Je l’engloutis d’un trait. B-r-r-r ! J’en sens encore le goût.

Je restai suffoqué devant le prix payé par Frank-le-Français : quatre-vingts cents ! C’était une insulte à mes habitudes d’économie. Quatre-vingts cents — l’équivalent de huit longues heures de mon labeur à la machine, descendus dans nos gosiers et engloutis comme ça… en un clin d’ceil, qui ne laissaient qu’une saveur désagréable dans la bouche. Décidément, ce Frank-le-Français était un prodigue !

J’avais hâte de sortir, de fuir au soleil, sur la mer, dans mon splendide bateau. Mais personne ne bougeait, pas même l’Araignée, mon équipage. La tête trop lourde, je n’entrevoyais pas pourquoi ils s’attardaient ainsi. Depuis, j’ai souvent pensé à l’impression que j’ai dû leur faire, moi, le nouveau venu, admis parmi eux au comptoir, qui ne m’étais pas fendu d’une tournée !

À mon insu, Frank-le-Français ravalait sa rancœur depuis la veille. À présent qu’il tenait en poche l’argent du Razzle-Dazzle, sa conduite à mon égard devenait étrange. Je sentis ce changement d’attitude et je vis un éclair de haine briller dans ses yeux. Tout cela m’étonnait. Plus je connaissais d’hommes, plus les hommes me paraissaient bizarres. Johnny Heinhold se pencha vers moi par-dessus le comptoir et me coula dans l’oreille : « C’est à toi qu’il en veut. Prends garde ! » Je montrai par un signe de tête, avec l’air d’un homme parfaitement informé sur la nature humaine, que je comprenais son insinuation. Mais en moi-même j’étais intrigué. Grands dieux ! Comment pouvais-je, moi qui n’avais fait que trimer et lire des romans d’aventures ; moi, gamin de quinze ans, qui ne songeais déjà plus à la Reine des Pilleurs d’Huîtres et ignorais entièrement que Frank-le-Français était follement amoureux d’elle, comment aurais-je pu deviner que je l’avais couvert de honte ? Cette histoire e la Reine, qui avait refusé de monter avec lui dans son bateau à la minute où j’apparaissais en vue, avait déjà fait le tour des quais : tout le monde en riait. Comment pouvais-je le savoir ? Et, pour la même raison, comment discerner que les manières réservées de son frère Pat envers moi ne provenaient que d’une disposition naturelle à la mélancolie ? Whisky Bob me prit à part : — Ouvre l’œil, murmura-t-il. C’est moi qui te le dis. Frank-le-Français fait une sale tête. Je vais remonter la rivière avec lui, acheter une goélette pour la pêche aux huîtres. Quand il redescendra sur les bancs, fais bien attention ! il se promet de te couler. À la nuit, dès que tu le sauras aux environs, change ton mouillage et amène ton fanal de position. Compris ?

Oh, sûrement que je comprenais ! J’acquiesçai de la tête, et comme un homme en face d’un autre, je le remerciai de son tuyau. Puis je rejoignis tranquillement le groupe au comptoir. Non, je ne paierais pas la tournée ! J’étais loin de supposer qu’on attendait cela de moi ! Je m’en allai avec l’Araignée et, maintenant encore, les oreilles me cuisent quand j’essaye de conjecturer les propos tenus sur mon compte.

Je demandai à l’Araignée, d’un air détaché, ce qui rongeait Frank-le-Français.

— Il est fou de jalousie contre toi, répondit-il.

— Tu crois ? dis-je, et je laissai tomber le sujet comme dénué d’importance.

Mais quiconque voudra bien se mettre à ma place concevra l’orgueil d’un jeune coq de quinze ans en apprenant que Frank-le-Français, l’aventurier de cinquante ans, le matelot qui avait roulé sur toutes les mers du monde, était jaloux de lui — à propos d’une fille au nom romanesque de Reine des Pilleurs d’huîtres !

J’avais lu de ces choses dans les romans et je ne croyais pouvoir les vivre que dans une lointaine maturité. Oh ! je me faisais l’effet d’un jeune démon peu ordinaire ce matin-là, lorsque ayant hissé la grand-voile et levé l’ancre, nous orientâmes au plus près et courûmes au vent sur le chenal de trois milles qui débouchait dans la baie.

Voilà comment j’échappai à la tâche épuisante de la machine pour faire connaissance avec les pilleurs d’huîtres. Certes la boisson avait présidé à cette connaissance et promettait de continuer à jouer son rôle dans cette vie. Mais devais-je m’en tenir à l’écart pour une aussi piètre raison ? Partout où les hommes menaient une existence libre et large, ils buvaient. Le romanesque et l’aventure semblaient toujours descendre la rue bras dessus, bras dessous avec John Barleycorn. Pour connaître les deux premiers personnages il me fallait fréquenter le troisième ; sinon je n’avais qu’à retourner à ma bibliothèque gratuite, lire les exploits d’autrui et borner les miens à rester esclaves de la machine à dix cents l’heure.

Non, je ne me laisserais pas détourner de cette vie intrépide sous prétexte que les hommes de mer nourrissaient un penchant bizarre et coûteux pour la bière, le vin et le whisky. Qu’importait, après tout, si leur notion du bonheur impliquait le besoin étrange de m’associer à leurs beuveries ? S’ils persistaient à acheter leur poison et à me l’imposer, eh bien ! je le boirais. Ce serait mon tribut à leur camaraderie. Et je n’étais pas obligé pour cela de m’enivrer. N’avais-je pas gardé mes idées nettes, l’après-midi de dimanche où j’avais décidé l’achat du Razzle-Dazzle, alors que les autres en avaient leur compte ? Eh bien ! je pouvais continuer ainsi à l’avenir : boire quand cela leur ferait plaisir, mais éviter avec soin l’abus de la drogue.

9

Mon aptitude à boire se développa graduellement en la compagnie des pilleurs d’huîtres. Si d’un jour à l’autre je devins véritablement un fort buveur, ce fut l’effet non pas d’un penchant pour l’alcool, mais d’une conviction intellectuelle.

Plus je voyais la vie, plus j’en étais épris. Je ne puis oublier mon émotion, la première nuit que je pris part à une incursion que nous avions concertée à bord de 1’‘Annie. Il y avait là de rudes gaillards ne craignant ni dieu ni diable, des rats de quai au corps agile. Certains étaient d’anciens repris de justice, et tous, ennemis de la loi, méritaient la prison. Ils portaient des bottes et des accoutrements de matelots, et parlaient d’une voix basse et bourrue.

Un d’entre eux, le gros Georges, tenait ses revolvers passés à la ceinture, afin de bien montrer qu’il n’était pas venu là pour rire.

Quand je revois tout cela, je sais parfaitement que c’était bas et stupide. Mais à cette époque je ne regardais pas en arrière ; je coudoyais John Barleycorn et commençais à le tolérer. J’avais devant moi une vie périlleuse et cruelle. Je vivais enfin les aventures dont j’avais lu tant de récits.

Nelson, surnommé « Le Jeune Griffeur », Young Scratch, pour le distinguer de son père « Le Vieux Griffeur », Old Scratch, naviguait sur la chaloupe Reindeer, en compagnie d’un certain « Le Peigne[5] ». Le Peigne était un risque-tout, et Nelson un fou furieux. Il avait vingt ans et le corps d’un Hercule. Quand deux ans plus tard il fut abattu à Bénicia, le juge avoua qu’il n’avait jamais vu un homme si large d’épaules étendu sur les dalles de la morgue.

Nelson ne savait ni lire ni écrire. Son père l’avait traîné à sa suite sur la baie de San Francisco, et la vie à bord lui était devenue une seconde nature. Sa force était prodigieuse, et sa réputation de violence, parmi les gens de mer, était légendaire. Il lui prenait des rages de Berserker[6] et, à ces instants-là, il se laissait aller à des actes insensés et effroyables. Je fis sa connaissance lors de la première croisière du Razzie-Dazzle : je le vis mettre le Reindeer à la voile en un clin d’ceil et draguer des huîtres aux yeux de nous tous, qui restions mouillés sur deux ancres, par crainte de nous échouer.

Quel type, ce Nelson ! Un jour qu’il passait devant le cabaret de la Dernière Chance, il m’adressa la parole. Mon orgueil ne connut plus de bornes. Mais imaginez un peu ma fierté lorsqu’il m’invita spontanément à y entrer pour prendre quelque chose.

Devant le comptoir, je bus un verre de bière avec lui, et lui parlai, comme un homme, d’huîtres, de bateaux et de la mystérieuse décharge de gros plomb à travers la grand-voile de l’Annie. Nous continuâmes à bavarder. Il me parut étrange de nous attarder ainsi après avoir absorbé notre bière. Était-ce à moi de faire le premier geste pour sortir, alors que le grand Nelson préférait s’accouder au comptoir ? À ma grande surprise, il m’offrit, quelques minutes après, une nouvelle consommation, que j’acceptai. Nous parlions toujours et Nelson ne semblait pas le moins du monde disposé à quitter le bar.

Permettez que j’explique ma manière de raisonner dans mon innocence. Avant tout, je me sentais très fier en compagnie de Nelson, le personnage le plus héroïque parmi les pilleurs d’huîtres et les aventuriers de la Baie. Malheureusement pour mon estomac et mes muqueuses, Nelson, pensais-je, avait une bizarrerie de nature qui le rendait heureux de m’offrir de la bière. Je n’éprouvais aucune aversion morale contre cette boisson. Était-ce une raison parce que je n’en aimais ni le goût ni la lourdeur pour me priver d’une compagnie honorable ? Il lui plaisait de boire de la bière et de m’en voir faire autant. Parfait. Je supporterais ce désagrément passager.

Nous continuâmes donc de bavarder au comptoir et d’absorber la bière commandée et réglée par Nelson. À présent, en évoquant cette scène, je crois que j’avais piqué la curiosité de Nelson. Je suis sûr qu’il voulait savoir au juste à quel genre de gars il avait affaire, et combien de fois je le laisserais payer sans rendre ma tournée. Après une demi-douzaine de verres, j’estimai que cela me suffisait pour cette fois,) car je ne perdais pas de vue ma règle de tempérance. Je prétextai qu’il fallait me rendre à bord du Ratzle-Dazzle, amarré au quai de ïa Cité, à cent mètres de là.

Je pris congé de Nelson et descendis au quai. Mais John Barleycorn, jusqu’à concurrence de cinq verres, m’accompagnait. Le cerveau me fourmillait, en proie à une vive animation. J’étais soulevé par la sensation de ma virilité. Je me rendais, moi, authentique pilleur d’huîtres, à bord de mon propre bateau, après avoir trinqué à la Dernière Chance avec Nelson, le plus grand d’entre nous ! Dans ma tête persistait avec force la vision de nous deux appuyés contre le comptoir, à boire de la bière. Quel curieux caprice de tempérament ! Certains hommes trouvaient leur bonheur à dépenser leur argent pour offrir de la bière à un type comme moi qui n’aimais pas ça.

Tandis que je méditais là-dessus, je me souvins que plusieurs fois d’autres hommes, par deux, étaient entrés à la Dernière Chance et s’étaient invités réciproquement. Puis le jour de notre orgie sur l’Idler, Scotty, le harponneur et moi-même avions cherché au fond de nos poches les pièces de monnaie destinées à l’achat du whisky. Je songeai ensuite à notre code entre gamins : lorsqu’un copain offrait à un autre un « boulet de canon » ou un morceau de caramel, il comptait bien, quelques jours après, en recevoir l’équivalent.

Voilà pourquoi Nelson s’était attardé au comptoir. Ayant payé un verre, il attendait que j’en fasse autant. Je l’avais laissé payer six fois sans lui offrir une seule tournée ! Lui, le grand Nelson ! Je me sentis rougir. Je m’assis sur le parapet du quai et enfouis mon visage dans mes mains. La honte me brûlait le cou, m’empourprait les joues et le front. J’ai piqué bien des fards dans ma vie, mais jamais un pareil.

Là, sur ce parapet d’appontement, plongé dans mon infamie, je méditai longtemps et modifiai mes notions sur la valeur de l’argent. Né pauvre, pauvre j’avais vécu. Parfois, j’avais eu faim. Jamais je n’avais eu de jouets ni d’amusements comme les autres enfants. Mes premiers souvenirs de la vie étaient flétris par la gêne. Notre misère était passée à l’état chronique.

À huit ans je portai mon premier petit tricot, un simple tricot de dessous, mais un vrai, acheté dans un magasin. Quand il était sale, il me fallait endosser de nouveau l’horrible linge confectionné à la maison. J’étais si fier de ce tricot que j’insistais pour le mettre sans autre vêtement. Pour la première fois, je me révoltai contre ma mère, au point de prendre une crise de nerfs, jusqu’à ce qu’elle me permît de le porter ostensiblement.

Celui qui a connu la faim peut seul apprécier la nourriture à sa juste valeur ; seuls les marins et les habitants du désert savent le prix de l’eau fraîche. Et seul un enfant, avec son imagination, peut être amené à comprendre l’importance des choses dont il a été longtemps privé.

De bonne heure, je découvris que je ne posséderais rien sans me le procurer moi-même. Ma sordide enfance développa en moi des sentiments mesquins. Mes premiers biens furent des images, des réclames et des albums de photographies comme on en trouve dans les boîtes de cigarettes. je ne pouvais disposer de mes gains ; aussi, pour acquérir ces trésors, devais-je vendre des journaux en supplément. Je trafiquais avec les autres garçons les images que j’avais en double, et comme je circulais dans tous les coins de la ville, les occasions ne me manquaient pas de pratiquer ce petit commerce.

Avant peu, j’eus complété les séries lancées par tous les fabricants de cigarettes — telles que grands chevaux de course, beautés parisiennes, femmes de tous les pays, drapeaux de toutes les nations, artistes célèbres, champions de boxe, etc… Et je possédais chaque série sous les trois formes : la carte enclose dans le paquet de cigarettes, l’affiche et l’album.

Ensuite, je me mis à thésauriser les séries en double, ainsi que les albums. Je négociais d’autres objets que les gosses apprécient et que d’ordinaire ils achètent avec l’argent reçu de leurs parents. Bien entendu, comme je n’avais jamais reçu un cent pour acheter la moindre chose, je possédais, plus qu’aucun d’eux, le sens méticuleux des valeurs. Je troquais des timbres-poste, des minéraux, des curiosités, des œufs d’oiseaux, des billes (entre autres une magnifique collection d’agates dont je n’avais jamais vu la pareille entre les mains d’autres garçons et le clou de la collection consistait en une poignée de billes en marbre, valant au moins trois dollars, que je gardais comme garantie de vingts cents prêtés à un petit commissionnaire qui fut envoyé en maison de correction avant d’avoir pu racheter sa dette).

Je faisais commerce de tout ce qui est imaginable, j’échangeais mes articles une douzaine de fois, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint une réelle valeur. J’étais renommé comme trafiquant, et célèbre pour ma ladrerie. J’en arrivais à faire verser des larmes à un fripier, quand nous avions affaire ensemble. Les autres gamins m’appelaient chez eux pour me confier la vente de leurs collections de bouteilles, de chiffons, de ferraille,, de graines, de sacs de jute, de bidons à pétrole de cinq litres — oui, et ils me réservaient une commission pour ma peine.

Tel était le gosse, économe jusqu’à l’avarice, accoutumé à travailler comme un esclave à la machine pour dix cents par heure, qui restait assis sur le parapet et approfondissait cette question de bière à cinq cents le verre, disparu en un clin d’œil, sans la moindre compensation tangible.

Je me trouvais maintenant au milieu d’hommes que j’admirais et j’étais fier de leur compagnie. Ma lésinerie et mon épargne m’avaient-elles jamais procuré l’équivalent d’une des émotions ressenties depuis le jour où je faisais partie de la bande des pilleurs d’huîtres ? Alors, qu’est-ce qui valait le mieux, de l’argent ou des émotions ? Que représentaient pour ces aventuriers une ou plusieurs pièces de monnaie ? Ils avaient un mépris si superbe de l’argent qu’ils n’hésitaient pas à inviter huit camarades pour boire du whisky à dix cents le verre, témoin Frank-leFrançais. Mieux encore : Nelson venait de dépenser soixante cents de bière, rien que pour nous deux.

Que choisir ? Je saisissais la gravité de la décision que j’allais prendre. J’avais à opter entre l’argent et les hommes, entre la ladrerie et le romanesque. De deux choses l’une : ou bien jeter par-dessus bord toutes mes vieilles conceptions sur la valeur de l’argent et le dépenser sans compter, ou alors renoncer à la camaraderie de ces joyeux drilles qu’un caprice singulier attirait vers les boissons fortes.

Je rebroussai chemin jusqu’à la Dernière Chance, et je vis Nelson, toujours sur le pas de la porte.

— Allons prendre une bière, lui dis-je.

De nouveau, nous nous trouvâmes devant le comptoir. Nous nous mîmes à boire et la conversation reprit. Cette fois, ce fut moi qui payai dix cents ! Dix cents ! Une heure entière de mon labeur à la machine pour une boisson que je ne désirais nullement et dont le goût me parut immonde !

Après tout ce n’était pas difficile. J’avais réalisé un concept. L’argent ne comptait plus : seule importait la camaraderie.

— On remet ça ? demandai-je.

Nous en avalâmes une deuxième et je payai. Avec la sagesse d’un buveur expérimenté, Nelson dit au tenancier :

— Un petit pour moi, Johnny.

Johnny acquiesça de la tête et lui servit un verre qui contenait seulement le tiers de ceux que nous avions bus. Pourtant j’eus à payer le même prix : cinq cents !

J’étais déjà pas mal éméché, et je ne ressentis guère cette extravagance. En outre je m’instruisais. La quantité était d’importance secondaire : à un moment donné la bière ne comptait plus du tout, seul subsistait l’esprit de cordialité. Autre chose : moi aussi, je pouvais commander des petits verres et diminuer de deux tiers la détestable cargaison que m’imposait l’amitié.

— J’ai dû aller à bord chercher de l’argent, observai-je, mine de rien, tandis que nous buvions, espérant que Nelson accepterait cette excuse de l’avoir mis à contribution six fois de suite tout à l’heure.

— Ce n’était pas la peine, répondit-il. Johnny a confiance dans un type comme toi. Pas vrai, Johnny ?

— Parbleu ! acquiesça Johnny, avec un sourire.

— À propos, où en est arrêté ton compte avec moi ? demanda Nelson,

Johnny sortit un livre placé derrière le comptoir, trouva la page réservée à Nelson et ajouta quelques dollars au débit. Aussitôt naquit en moi l’envie d’avoir une page dans ce livre. Cela me semblait presque la suprême confirmation de la virilité.

Après deux autres tournées, que j’insistai pour régler, Nelson donna le signal du départ, Nous nous séparâmes en vrais copains. Je redescendis d’un pas incertain le quai, jusqu’au Ravde-Dazzle, L’Araignée était en train de préparer le feu pour le dîner.

— Qu’est-ce que tu tiens ! Où as-tu été ? ricana-t-il en me regardant à travers le capot entrouvert.

— Oh ! avec Nelson, répondis-je négligemment, pour dissimuler mon orgueil.

Alors il me vint une idée. J’avais encore affaire à un de ces lascars. Puisque j’avais formulé mon concept, pourquoi ne pas l’appliquer jusqu’au bout ?

— Viens prendre un verre chez Johnny, lui dis-je.

En remontant le quai, nous croisâmes le Peigne. C’était l’associé de Nelson, un superbe gars de trente ans, brave et moustachu, tout l’opposé, en somme, d’un « mollusque ». Je l’interpellai :

— Viens-tu avec nous ? c’est ma tournée.

Comme nous entrions au bar de la « Dernière Chance », je vis Pat, le frère de la Reine, qui en sortait.

— Tu es pressé ? lui dis-je en manière de salutation. On va boire un coup. Sois des nôtres.

— Je viens d’en prendre, répondit-il en hésitant.

— Et après ? J’en offre un autre, répliquai-je.

Pat consentit à se joindre à nous. Grâce à quelques verres de bière, je réussis à gagner ses bonnes grâces. Oh ! j’apprenais à connaître John Barleycorn cet après-midi-là. Il compensait par d’autres avantages le mauvais goût qu’il vous laissait aux lèvres. Pour l’absurde somme de dix cents, il vous transformait en ami dévoué un individu mélancolique et grincheux qui menaçait de se changer en ennemi. Pat devint même enjoué, son expression se fit aimable et nos deux voix s’adoucirent pour parler du port et des bancs d’huîtres.

— Un petit pour moi, Johnny, dis-je, lorsque les autres eurent commandé leurs gobelets. Je prononçai ces paroles en buveur consommé, négligemment, comme au hasard d’une idée soudaine. Je suis persuadé à présent que John Heinhold, de tous les individus réunis là, fut le seul à deviner que j’étais un novice au comptoir.

J’entendis l’Araignée demander confidentiellement à Johnny :

— Où a-t-il pris cette cuite ?

— Oh ! il a siroté ici tout l’après-midi, avec Nelson, répondit Johnny.

Je feignis de ne pas avoir entendu ces paroles, mais quelle fierté j’éprouvais ! Eh bien, oui ! Même le patron ajoutait à ma réputation d’homme. Il a siroté ici tout l’après-midi, avec Nelson. Mots magiques ! L’accolade donnée par un bistrot avec le verre en main !

Je me rappelai que Frank-le-Français avait régalé Johnny le jour de l’achat du Razzle-Dazzle. Les verres étaient remplis et nous nous préparions à boire.

— Sers-toi aussi, Johnny, dis-je avec l’air d’avoir jusque-là différé mon intention, trop absorbé que j’étais par ma conversation intéressante avec le Peigne et Pat.

Johnny me jeta un coup d’œil vif et pénétrant. Il devinait, j’en suis sûr, les pas de géant que je faisais dans mon éducation. Il prit la bouteille de whisky qu’il mettait de côté pour lui et s’en versa. Ce geste réveilla pour une seconde mes sentiments d’épargne. Il s’était offert une consommation de dix cents alors que tous nous en buvions à cinq cents ! Mais je repoussai immédiatement ce malaise, tant il me parut mesquin à la lueur de mes nouvelles conceptions, et je ne me trahis pas.

— Le mieux est de porter tout ça sur ton bouquin, ordonnai-je à Johnny quand nous eûmes fini.

Et j’eus la satisfaction de voir une page blanche réservée à mon nom, puis une somme inscrite pour une tournée s’élevant à trente cents. Et j’entrevis, comme dans un nuage d’or, des jours à venir où cette page serait bien noircie, puis barrée et noircie de nouveau.

J’offris une deuxième tournée générale. Du coup, Johnny, à ma grande stupéfaction, se fit pardonner sa rasade à dix cents. De la bouteille derrière son comptoir il nous offrit à tous un verre. J’en conclus qu’il s’était fort bien acquitté arithmétiquement envers moi.

Quand nous fûmes dehors, l’Araignée suggéra :

— Si on allait faire un tour à la Maison de Saint Louis ?

Pat, qui avait déchargé du charbon toute la journée, regagna ses pénates, et le Peigne retourna à bord cuire le dîner.

L’Araignée et moi nous nous dirigeâmes vers la Maison de Saint Louis. C’était ma première visite. J’entrai dans une immense salle où étaient assemblés une cinquantaine d’hommes, pour la plupart des caboteurs. J’y rencontrai Soup Kennedy pour la deuxième fois, et Bill Kelley. Bientôt Smith, de l’Annie —  l’homme aux revolvers à la ceinture ! — entra indolemment. Nelson fit aussi son apparition. J’en vis d’autres encore, y compris les frères Vigy, patrons de l’établissement, et surtout Joe l’Oie, un type aux yeux mauvais, au nez tordu, vêtu d’un gilet à fleurs, qui jouait de l’harmonica comme un ange tapageur et larmoyait les sentimentalités les plus atroces que l’on pût concevoir et admirer même parmi les gens du port d’Oakland.

Tandis que je payais les tournées — les autres n’étaient pas en reste — une pensée vacillait dans mon esprit : Mammy Jennie allait recevoir un maigre acompte sur l’argent qu’avait gagné, cette semaine-là, le Razzie-Dazzle. Mais qu’importé ? pensai-je ensuite, ou plutôt John Barleycorn s’en chargea pour moi. Tu es un homme et tu fais la connaissance d’autres hommes. Mammy Jennie n’est pas si pressée de toucher cet argent. Elle ne meurt pas de faim, tu le sais bien. Elle a un compte en banque. Laisse-la attendre, tu la rembourseras petit à petit.

Voilà comment un nouveau trait de John Barleycorn me fut révélé. Il proscrit toute moralité : une mauvaise action, impossible à jeun, devient la chose la plus facile du monde dès qu’on a un verre dans le nez ; elle paraît, en réalité, la seule chose faisable, car l’interdiction de John Barleycorn se dresse comme un mur entre nos désirs immédiats et la moralité depuis longtemps apprise.

Je refoulai le souvenir de ma dette envers Mammy Jennie et continuai à me faire des relations en me délestant de ces sommes insignifiantes.

J’ignore qui me ramena à bord et me coucha cette nuit-là, mais j’ai tout lieu de supposer que ce fut l’Araignée.

10

Voilà comment j’obtins mes brevets de capacité.

Ma situation dans le monde maritime et mes relations avec les pilleurs d’huîtres prirent aussitôt une excellente tournure. On me considéra dès lors comme un bon garçon qui n’a pas froid aux yeux. Et je dois avouer que depuis le jour où, assis sur le parapet du quai d’Oakland, j’avais réussi à dégager ce fameux concept, jamais plus je ne me souciai des questions d’argent. Personne à dater de cette époque ne m’a regardé comme un avare, ma prodigalité constitue même une source d’inquiétudes et d’ennuis pour ceux qui me connaissent.

Je rompis complètement avec mon passé de mesquinerie et j’écrivis à ma mère pour la prier de réunir les gosses du voisinage et de leur distribuer toutes mes collections. Je ne demandai même pas entre quelles mains elles étaient tombées. J’étais un homme, à présent, et je voulais faire table rase de tout ce qui me liait à mon enfance.

Ma renommée grandissait. Lorsqu’on se raconta, sur les quais, comment Frank-le-Français avait tenté de me couler avec la goélette, comment je m’étais tenu sur le pont du Razzle-Dazzle, un fusil à deux coups dans les mains, tandis que je manœuvrais mon bateau à l’aide de mes pieds sans dévier de cap, comment, enfin, je l’obligeai à donner un coup de barre et à s’écarter de ma route, tous les gens du port déclarèrent qu’il y avait de l’étoffe en moi. Je continuai à leur montrer ce que j’avais dans le ventre. Certains jours je rentrais avec le Razzle-Dazzle chargé à lui seul de plus d’huîtres que toutes les autres embarcations à deux hommes. Une fois nous avions poussé notre incursion jusque dans la baie inférieure, et mon bateau fut le seul qui revint dès l’aube au mouillage de l’Ile des Asperges. Certain jeudi nous fîmes une course de nuit pour arriver au marché ; le Razzle-Dazzle, qui, pourtant, avait perdu son gouvernail, arriva le premier de la flotte, et c’est moi qui écumai le meilleur de la vente, le vendredi matin. Enfin, une autre fois, je ramenai mon bateau de la baie supérieure avec un simple foc, parce que Scotty avait mis le feu à ma grand-voile. (Oui, c’était le Scotty de l’aventure de l’Idler. L’Irlandais avait succédé à l’Araignée, et Scotty, arrivant sur ces entrefaites, avait pris la place de l’Irlandais.)

Cependant mes exploits sur l’eau comptaient peu. Ce qui couronna le tout et me fit mériter le titre de « Prince des Pilleurs d’Huîtres », c’est qu’un jour à terre je me montrai bon garçon et payai des verres comme un homme. J’étais loin de m’imaginer alors qu’un temps viendrait où les gens du port d’Oakland qui tout d’abord m’avaient effrayé, seraient à leur tour scandalisés et inquiétés par mes farces démoniaques.

La vie et l’alcool ne faisaient qu’un. Les cabarets sont les clubs des pauvres, lieux de réunion de véritables assemblées. Nous nous y donnions rendez-vous, nous y arrosions nos bonnes fortunes et nous y déplorions nos peines. C’est là aussi que nous faisions connaissance.

Pourrais-je oublier cet après-midi où je rencontrai le Vieux Griffeur, le père de Nelson ? C’était à la « Dernière Chance ». Johnny Hein-hold fit les présentations. Le vieux était déjà remarquable par le simple fait d’être le père de Nelson. Mais il y avait autre chose en lui. Il était patron d’une gabare à fond plat appelée l’Annie Mine, et un jour je pourrais bien partir avec lui comme matelot. Mieux encore : il ressemblait à un personnage de roman, avec ses yeux bleus, sa tignasse fauve, sa gueule de Viking. Malgré son âge, il avait un corps puissant et des muscles d’acier. Et il avait bourlingué sur toutes les mers, dans des navires de toute nationalité, aux époques de navigation primitive.

J’avais entendu raconter d’étranges histoires à son sujet, et je l’adorais à distance. Il fallut le bar pour nous rapprocher. Même alors, notre connaissance aurait pu se borner à une simple poignée de main et à un mot — c’était un type laconique — n’eût été la boisson.

— Prenez un verre, dis-je vivement, après la pause que je considérais comme de bon ton suivant l’étiquette des buveurs.

Tandis que nous vidions nos chopes, que j’avais payées, il devait naturellement causer avec moi. Johnny, en bistrot bien stylé, plaça à propos quelques mots qui nous suggéraient des sujets de conversation d’intérêt mutuel. Et, après avoir bu ma tournée, le capitaine Nelson devait m’en offrir une autre, ce qui prolongea notre discussion. Johnny nous abandonna pour d’autres clients.

Plus nous absorbions de liquides, plus le capitaine Nelson et moi devenions amis. Il trouvait un auditeur attentif, qui, grâce à ses lectures, en connaissait déjà long sur l’existence du matelot qu’il avait vécue. Il se reporta à ses jours de jeunesse intrépide et me gratifia de curieuses anecdotes. La bière ne cessait de couler, tournée après tournée, pendant tout ce bel après-midi d’été. C’est encore à John Barleycorn que j’étais redevable de cette longue causerie avec le vieux loup de mer.

Johnny Heinhold se pencha sur le comptoir pour m’avertir discrètement que je commençais à m’émoustiller, et me conseilla de me modérer. Mais tant que je voyais le capitaine Nelson absorber de grands verres, mon orgueil m’interdisait de demander autre chose. Lorsqu’il se décida enfin à en commander de petits — et pas avant —je suivis le mouvement.

Oh ! quand vint le moment des adieux, ils furent touchants : car j’étais ivre. Mais j’avais la satisfaction de voir que le Vieux Griffeur ne l’était pas moins que moi. Et seule ma modestie d’adolescent se refusa à admettre qu’il le fût encore plus.

Quelques jours après, l’Araignée, Pat, le Peigne, Johnny Heinhold et d’autres encore, me rapportèrent que le Vieux Griffeur m’avait à la bonne et ne tarissait pas d’éloges sur mon compte. La chose était d’autant plus remarquable qu’on le tenait pour un vieux bougre, sauvage et querelleur, qui n’aimait personne. C’est à la suite d’un de ses tours de Berserker lors d’une bataille avec un adversaire dont il avait labouré la face avec ses ongles, qu’on l’avait surnommé le « Vieux Griffeur ». Si j’entrai dans ses bonnes grâces, il fallait en remercier John Barleycorn.

J’ai simplement voulu montrer, par ce qui précède, comment celui-ci met en jeu tout l’attirail de charmes, séductions et bons offices dont il dispose pour s’attacher ses partisans.

11

Cependant aucun goût pour l’alcool ne naissait encore en moi, et mon organisme ne le réclamait pas. Des années d’ivrognerie n’étaient pas parvenues à m’en inculquer le désir. Boire était un des modes de l’existence que je menais, une habitude des hommes avec qui j’étais mêlé. Lorsque je partais en croisière sur la baie, je n’emportais aucun spiritueux ; au large, jamais l’envie de la boisson ne me tourmentait. Mais une fois le Razzle-Dazzle à quai, et dès que je pénétrais dans ces lieux de réunion qui bordent la côte, où l’alcool coulait à flots, l’idée s’implantait chez moi que l’offrande et l’acceptation mutuelles de liquides constituaient un devoir social et un rite essentiel de la virilité.

Parfois lorsque mon bateau était amarré à quai ou mouillé de l’autre côté de l’estuaire sur le banc de sable, la Reine, sa sœur, son frère Pat et Mme  Hadley venaient à bord. En ma qualité d’hôte, je ne pouvais offrir l’hospitalité que sous la forme admise par mes invités. Je dépêchais l’Araignée, l’Irlandais ou Scotty, ou celui qui composait mon équipage du moment, avec le bidon pour la bière ou la dame-jeanne pour le vin rouge.

Il arrivait aussi, par certains jours embrumés, quand je me trouvais à quai en train de vendre mes huîtres, que d’énormes policemen ou des mouchards en civil montaient à bord du Razzle-Dazzle. Comme nous vivions dans la crainte constante des policiers, nous nous empressions d’ouvrir les huîtres pour les offrir aux intrus avec un jet de sauce au poivre, et nous envoyions quelqu’un remplir notre cruche de bière ou chercher du tord-boyaux en bouteilles.

J’avais beau lever le coude, je ne parvenais pas à aimer John Barleycorn. Et je prisais fort les gens avec qui il frayait, mais je détestais son goût particulier. Pendant toute cette époque, je m’efforçais de paraître un homme parmi les hommes, tout en caressant le désir inavouable de sucer des sucreries. Je serais mort plutôt que de le laisser deviner. Les nuits où je savais que mon équipage allait dormir en ville, je m’octroyais une vraie débauche. Je filais jusqu’à la bibliothèque gratuite, j’échangeais mes livres, j’achetais pour 25 cents de bonbons de toutes sortes qui se mâchaient et duraient dans la bouche, puis de retour à bord du Razzle-Dazzle, je m’enfermais dans ma cabine. Je me couchais et restais étendu de longues heures béates à lire, et à mastiquer mes friandises. Et c’étaient les seuls moments où j’avais conscience d’en avoir pour mon argent. Des dollars et des dollars gaspillés au comptoir ne pouvaient me procurer la même joie que ces vingt-cinq cents dépensés chez un confiseur.

À mesure que je m’adonnais à l’alcool, je me confirmais dans l’opinion que les minutes les plus brillantes de la vie survenaient immanquablement au cours de ces débauches. Les saouleries restaient toujours mémorables. Elles provoquaient des événements extraordinaires. Des hommes tels que Joe l’Oie s’en servaient comme points de repère pour marquer leur existence. Tous les caboteurs attendaient avec impatience leur noce du samedi. Nous autres, pilleurs d’huîtres, nous ne commencions vraiment notre bordée qu’une fois nos marchandises vendues ; cependant quelques verres glanés ça et là, et la rencontre fortuite d’un ami, précipitaient parfois la cuite.

Aussi bien, ces cuites inattendues étaient les meilleures, car elles provoquaient des incidents plus bizarres et plus captivants encore, témoin ce dimanche où Nelson, Frank-le-Français et le capitaine Spink dépossédèrent Whisky Bob et Nicky-le-Grec d’un canot pour la pêche au saumon qu’eux-mêmes avaient volé. Des changements s’étaient produits dans les équipages de pilleurs d’huîtres. Nelson s’était battu avec Bill Relley à bord de l’Annie et avait reçu une balle dans la main gauche ; il s’était également querellé avec Le Peigne et avait rompu leur association. Le bras en écharpe, il avait mis le Reindeer à la voile en compagnie de deux marins de haute mer. Ceux-ci furent tellement épouvantés par ses frénésies qu’ils ne tardèrent pas à le lâcher. Une fois à terre, ils répandirent sur sa témérité de telles histoires que personne ne voulait plus sortir avec lui.

Le Reindeer, sans équipage, restait donc ancré de l’autre côté de l’estuaire, sur le banc de sable. À proximité était mouillé le Razzle-Dazzle, avec son grand mât brûlé, et Scotty et moi à bord. Whisky Bob, maintenant brouillé avec Frank-le-Français, était parti pour faire une incursion en amont du fleuve, sous les ordres de Nicky-le-Grec.

Ils ramenèrent un canot de pêche tout neuf, venant de la Rivière Colombie, raflé à un pêcheur italien. Dans son enquête pour découvrir le voleur, l’Italien visita tous les pilleurs d’huîtres sans exception. Nous autres, nous étions convaincus, par ce que nous savions de leurs faits et gestes, que Whisky Bob et Nicky-le-Grec étaient les coupables. Mais où diable se trouvait le canot ? Des centaines de pêcheurs italiens et grecs avaient remonté le fleuve et descendu la baie, et fouillé en vain les moindres coins et recoins.

Lorsque le propriétaire, en désespoir de cause, offrit une récompense de cinquante dollars, notre intérêt s’accrut et le mystère s’épaissit.

Un dimanche matin, je reçus la visite du vieux capitaine Spink, qui désirait s’entretenir avec moi sous le sceau du secret. Il venait de pêcher dans son canot sur la vieille cale d’Alameda. À marée descendante il avait remarqué, sous l’eau, un cordage attaché à un pieu et incliné vers le fond. En vain Spink avait essayé de ramener à la surface l’objet accroché à l’autre bout. Un peu plus loin, fixé à un deuxième pieu se trouvait un autre cordage pareillement disposé, qu’il ne parvint pas davantage à hisser. Il s’agissait sans doute du canot de pêche au saumon. Si nous le rendions à son légitime propriétaire, ajouta-t-il, il y aurait cinquante dollars à partager. Mais je professais à cette époque d’étranges notions sur l’honneur entre filous ; aussi je refusai de me mêler à cette affaire.

D’autre part, Frank-Ie-Français s’était querellé avec Whisky Bob et ne s’entendait pas non plus avec Nelson (Pauvre Whisky Bob ! C’était un être sans méchanceté, un caractère excellent et généreux. Né faible, élevé dans la pauvreté, incapable de résister aux exigences de son organisme pour l’alcool, il poursuivait encore sa carrière de pirate de la Baie, quand son cadavre fut repêché, au bout de quelques jours, près du quai d’un bassin où il était tombé, criblé déballes).

Une heure ne s’était pas écoulée depuis mon refus d’accepter les propositions du capitaine Spink que je vis celui-ci descendre jusqu’à l’estuaire, à bord du Reindeer, avec Nelson. Frank-le-Français partait, de son côté, sur sa goélette.

Peu après, les deux embarcations remontaient l’estuaire, suivant des parallèles étrangement voisines. Comme elles se dirigeaient droit sur le banc de sable, on put bientôt apercevoir le canot submergé, dont les plats-bord effleuraient la surface, suspendu par des cordes à la goélette et au sloop. La marée était à moitié basse. Ils s’avancèrent carrément sur le sable, et échouèrent leurs bateaux en ligne, le canot de pêche entre les deux.

Aussitôt, Hans, un des matelots de Frank-le-Français, sautait dans un canot et filait à toute allure vers la rive nord. Une grosse dame-jeanne à l’arrière expliquait le motif de sa course. Ces hommes ne pouvaient différer d’un instant leur hâte à fêter les cinquante dollars si facilement gagnés.

Ainsi procèdent les fidèles de John Barleycorn. Quand la fortune leur sourit, ils boivent. Si elle les boude, ils boivent dans l’espoir d’un de ses retours. Est-elle adverse ? Ils boivent pour l’oublier. Ils boivent dès qu’ils rencontrent un ami, de même s’ils se querellent avec lui ou perdent son affection. Sont-ils heureux en amour, ils désirent boire pour augmenter leur bonheur. Trahis par leur belle, ils boiront encore pour noyer leur chagrin. Désœuvrés, ils prennent un verre, persuadés qu’en augmentant suffisamment la dose, les idées se mettront à grouiller dans leur cervelle, et ils ne sauront plus où donner de la tête. Dégrisés, ils veulent boire ; ivres, ils n’en ont jamais assez.

On ne manqua pas de nous convier à la beuverie, Scotty et moi, les inséparables du port. Nous contribuâmes à agrandir le trou pratiqué dans ces cinquantes dollars, que personne n’avait encore touchés. Cet après-midi d’un dimanche tout ce qu’il y a de plus ordinaire devint une orgie somptueuse. Tout le monde parlait, chantait, déclamait et se glorifiait à la fois. Et sans cesse Frank-le-Français et Nelson faisaient circuler les verres.

Nous étions en pleine vue du port d’Oakland, et notre vacarme attira des amis. Les canots, l’un après l’autre, traversaient l’estuaire et abordaient sur le banc de sable. Le rôle le plus ardu échut à Hans, obligé de ramer sans relâche en quête de liquides.

Sur ces entrefaites arrivèrent Whisky Bob et Nicky-le-Grec. Ils n’étaient pas ivres, eux, et ils s’indignèrent de voir leur plan ainsi déjoué par des camarades en piraterie. Frank-le-Français, assisté de John Barleycorn, prôna hypocritement la cause de la vertu et de l’honnêteté ; bientôt, malgré ses cinquante ans, il provoqua Whisky Bob sur le sable et lui flanqua une raclée. Comme Nicky-le-Grec, armé d’une pelle à manche court, accourait à l’aide de Whisky Bob, Hans lui régla son compte en moins de deux. Et quand les carcasses ensanglantées de Bob et de Nicky furent arrimées dans leur canot, il va de soi qu’on arrosa ce dénouement par de nouvelles rasades.

Pendant ce temps les visiteurs avaient afflué, en un méli-mélo de nationalités et de tempéraments, tous stimulés par John Barleycorn, et libérés de la moindre retenue.

Les anciennes querelles, les haines à demi éteintes se ranimaient. Un vent de bataille soufflait dans l’air. Chaque fois qu’un caboteur se rappelait un ancien grief contre un matelot de goélette, ou vice versa, chaque fois qu’un pilleur d’huîtres ruminait en lui-même ou rallumait chez autrui une vieille rancune, un poing se tendait et donnait le signal d’une autre rixe. Toutes finissaient par une nouvelle tournée générale, et les combattants, soutenus et encouragés par la foule, s’embrassaient et se juraient une amitié éternelle.

Soup Kennedy choisit précisément cet instant pour venir reprendre une de ses vieilles chemises oubliée à bord du Reindeer lors de son voyage en compagnie du Peigne. Il avait pris le parti de celui-ci dans sa querelle avec Nelson. En outre, il venait de boire à la Maison de Saint Louis, et c’est bien John Barleycorn qui l’amenait au banc de sable, à la recherche de sa chemise.

Après un bref échange de paroles, Soup Kennedy s’empoigna avec Nelson dans le poste du Reindeer ; au cours de la mêlée, il faillit avoir le crâne fracassé par une barre de fer que brandissait Frank-le-Français, furieux de voir un homme possédant l’usage de ses deux poings en attaquer un autre qui avait un bras en écharpe. (Si le Reindeer flotte toujours, la marque du fer doit subsister dans la lisse en bois dur de son poste.)

Mais Nelson leva sa main trouée d’une balle ; tandis que nous le retenions, il hurlait en pleurant, sur sa foi de Berserker, qu’il démolirait Soup Kennedy avec une seule main. Nous les laissâmes se débrouiller sur le sable. À un moment où Nelson semblait avoir le dessous, Frank-le-Français et John Barleycorn, mauvais joueurs, intervinrent sournoisement dans la lutte. Aussitôt Scotty protesta et essaya d’atteindre Frank-le-Français : celui-ci fit volte-face et lui tomba dessus, et l’ayant forcé à un corps à corps après une glissade de cinq mètres sur le sable, commença à le marteler de coups de poing. Comme nous essayions de les séparer, une demi-douzaine de batailles particulières s’engagèrent entre nous.

Elles prirent fin de façon ou d’autre. Nous séparâmes les combattants les plus enragés en leur offrant à boire. Cependant, Nelson et Soup Kennedy continuaient à se colleter. De temps en temps nous reformions le cercle autour d’eux ; lorsqu’on les voyait épuisés sur le sable, incapables de frapper un autre coup, on leur donnait des avis de ce genre : « Lance-lui du sable dans les yeux ! » Ils suivaient notre conseil, puis une iois qu’ils avaient récupéré, ils s’empoignaient de nouveau. La bataille dura jusqu’à l’épuisement des adversaires.

Après toute cette description de scènes sordides, ridicules et bestiales, essayez de vous imaginer ce qu’elles signifiaient pour un enfant de seize ans à peine consumé par le désir des aventures, la tête farcie d’histoires de boucaniers, de pilleurs d’épaves, de villes mises à sac, de rencontres à main armée, et surexcité par la drogue absorbée. J’avais devant moi la vie brutale et nue, sauvage et libre, la seule à laquelle ma naissance me permettait d’atteindre.

Bien plus : cette scène renfermait une promesse. Ce n’était qu’un début. Du banc de sable, la route menait, par la Porte d’Or, à l’immense aventure du monde, où se livraient des batailles non plus pour de vieilles chemises ou des canots de pêche volés, mais pour des desseins élevés et romanesques.

Enfin, comme je reprochais à Scotty de s’être laissé régler son compte par un vieux type comme Frank-le-Français, nous nous disputâmes, ce qui réjouit tout le monde. Scotty abandonna ses fonctions d’équipage et disparut dans l’obscurité avec une paire de mes couvertures.

Or, pendant la nuit, tandis que les pilleurs d’huîtres étaient vautrés, abrutis, sur leurs couchettes, la goélette et le Reindeer flottèrent tout naturellement à marée haute et virèrent sur leurs ancres. Le canot de pêche, toujours rempli de pierres et d’eau, restait au fond.

De bonne heure, le lendemain, j’entendis des cris sauvages provenant du Reindeer, et je dégringolai de ma couchette, dans l’aube grise et froide, pour assister à un spectacle qui fit rire tout le port pendant plusieurs jours. Le magnifique canot de pêche au saumon gisait à même le sable, aplati comme une galette, et sur lui étaient perchés la goélette de Frank-le-Français et le Reindeer. Malheureusement, deux planches du Reindeer avaient été enfoncées par la puissante étrave de chêne du canot. La marée montante s’était introduite par la brèche et venait d’éveiller Nelson car l’eau avait atteint sa couchette. Je prêtai la main pour pomper l’eau du Reindeer et réparer les avaries.

Ensuite Nelson fit cuire le déjeuner et tout en mangeant, nous examinâmes la situation. Il était fauché. Moi aussi. Il ne fallait plus escompter la récompense de cinquante dollars pour ce misérable tas de débris écrasés sur le sable. Nelson avait une main blessée et plus d’équipage. Moi j’avais ma grand-voile brûlée et pas de second.

— Si on partait ensemble, toi et moi ? demanda Nelson. Je répondis :

— Je suis ton homme.

Et voilà comment je devins l’associé du Jeune Griffeur, Nelson, le plus farouche, le plus fou de la bande. Nous empruntâmes à Johnny Heinhold l’argent nécessaire pour une provision de vivres, nous emplîmes nos barils d’eau douce et cinglâmes le jour même vers les bancs d’huîtres.

12

Je n’ai jamais regretté ces mois de diabolique folie passés avec Nelson. Au moins, lui savait naviguer, bien qu’il effrayât tous ceux qui s’aventuraient à l’accompagner en mer. La barre en mains, il se plaisait à frôler la mort à chaque instant.

Il mettait son orgueil à accomplir ce que personne n’osait tenter. Sa manie était de ne jamais prendre un ris, et pendant tout le temps que je restai avec lui, que le vent soufflât en brise ou en tempête, pas un ris ne fut pris à bord du Reindeer. De même, il ne fut jamais à sec de toile. Nous naviguions toujours sous voile et toutes voiles dehors. Et nous abandonnions le front de mer d’Oakland pour élargir notre champ d’aventures.

Je suis redevable à John Barleycorn de cette magnifique époque. Mon grief contre lui, c’est qu’en dehors de son intervention il n’existait aucun moyen de participer à cette vie farouche d’aventures que je désirais ardemment mener. Tous les hommes du métier passaient par là. Si je voulais vivre cette même vie, je devais la vivre à leur manière.

C’est grâce à la boisson que je devins le camarade de Nelson, et son associé. Si j’avais bu seulement la bière payée par lui, ou refusé son invitation, il ne m’aurait jamais choisi. Il lui fallait un compagnon qui fût son égal, aussi bien au point de vue social qu’au point de vue du travail.

Je me laissai aller à cette vie et me pénétrai de cette fausse conception que je découvrirais le secret de John Barleycorn en m’adonnant aux pires beuveries, et, par degrés que pouvait seule apporter une constitution de fer, jusqu’au complet abrutissement et à l’inconscience du pourceau.

Je détestais le goût de l’alcool, aussi je le buvais dans le seul but de m’enivrer, à ne plus tenir debout et à rouler sous la table. Moi qui, jusqu’alors, économisais en avare, trafiquais comme un vrai Shylock et faisais pleurer de rage les fripiers, moi qui étais resté ahuri le jour où Frank-le-Français dépensa d’un seul coup quatre-vingt cents de whisky pour huit camarades, je me détachais aujourd’hui de l’argent avec plus de dédain que le plus prodigue d’entre eux !

Je me souviens d’une nuit passée à terre avec Nelson. J’avais en poche cent quatre-vingts dollars. Mon intention était d’abord de m’acheter des vêtements, puis d’aller au bar. Il me fallait absolument des habits, je portais sur moi toute ma garde-robe ; elle consistait en une paire de bottes en caoutchouc qui, heureusement, refoulaient l’eau aussi vite qu’elles l’aspiraient, deux combinaisons à cinquante cents, une chemise de coton de quarante cents et un suroît de pêcheur qui constituait mon unique coiffure. On remarquera que je n’ai compris dans cette liste ni linge de dessous ni chaussettes, pour la bonne raison que je n’en possédais pas.

Pour gagner les magasins où je me proposais de me remettre à neuf, nous devions passer devant une douzaine de bars. C’est là que je m’arrêtai d’abord, et j’y restai jusqu’au matin. Complètement fauché, empoisonné, mais satisfait tout de même, je revins à bord et nous mîmes à la voile. Je rapportais sur moi les frusques que j’avais en partant, et pas un cent ne me restait des cent quatre-vingts dollars. Il peut paraître invraisemblable, à ceux qui n’ont jamais fréquenté de tels milieux, qu’un gamin soit capable de dépenser en boissons une telle somme dans l’espace de douze heures. Mais je sais à quoi m’en tenir.

Je n’éprouvais aucun regret. J’étais fier de moi. Je leur avais montré que je pouvais me mesurer avec le plus prodigue d’entre eux. Je m’étais révélé un fort parmi les forts. Je venais de confirmer, comme maintes fois déjà, mon droit au titre de « Prince ». Ma conduite peut s’expliquer en partie comme une réaction contre la gêne et le surmenage de mon enfance. Peut-être aussi ma pensée intime était-elle celle-ci : mieux vaut régner en prince parmi les ivrognes batailleurs que de trimer devant une machine douze heures par jour, à dix cents. Le travail de l’usine n’offre pas d’instants mémorables. Mais si le fait de dépenser cent quatre-vingts dollars en douze heures ne marque pas un moment extraordinaire dans la vie d’un homme, je me demande ce qu’on peut faire de mieux.

Je laisse de côté nombre de détails sur mon commerce avec John Barleycorn pendant cette période, et ne mentionnerai que les événements susceptibles d’éclairer ses procédés.

Trois raisons me permettaient de ne pas m’arrêter en si bon chemin : d’abord, une magnifique constitution bien au-dessus de la moyenne, puis ma vie saine au grand air du large, et enfin le fait que je buvais irrégulièrement. Sur mer nous n’emportions pas de spiritueux.

L’univers m’ouvrait ses grandes portes. J’avais déjà parcouru plusieurs centaines de milles sur l’eau ; je connaissais des villes, des villages et des hameaux de pêcheurs sur les côtes. Bientôt une voix me conseilla de pousser plus avant mes aventures. Je n’avais pas encore songé qu’au-delà de mon horizon, s’étendait un autre monde, mais ce que nous en connaissions déjà paraissait trop vaste à Nelson. Il regrettait son bien-aimé Oakland. Aussi quand il se décida à y retourner, nous nous séparâmes dans les meilleurs termes.

J’établis alors mes quartiers dans la vieille ville de Bénicia, sur le détroit de Carquinez. Dans un groupe de vénérables arches de pêcheurs amarrées dans les criques du front de mer, vivait une foule sympathique d’ivrognes et de vagabonds, auxquels je me joignis. Entre mes parties de pêche au saumon et les raids que j’accomplissais sur la baie et les rivières comme patrouilleur, je jouissais de plus longs loisirs que sur la côte, je buvais davantage et j’acquis plus d’expérience. À quantité égale, je tenais tête à quiconque ; souvent même j’en prenais plus que ma part, pour démontrer ma virilité.

Un matin, on dégagea ma carcasse inconsciente de l’enchevêtrement de filets étendus à sécher, parmi lesquels je m’étais stupidement et aveuglément empêtré à quatre pattes la nuit précédente. Lorsque j’entendis les gens de la côte en parler en s’esclaffant devant leurs verres, j’éprouvai une vraie fierté de cet exploit.

Il m’arriva de ne pas me dégriser pendant trois semaines de suite. Cette fois-là, je crus bien avoir atteint le pinacle. Sûrement, dans cette direction, on ne pouvait aller plus loin. Le temps était venu pour moi de bifurquer. Ivre ou non, j’entendais toujours, au plus profond de ma conscience, une voix murmurer que ces orgies et ces aventures de la Baie ne représentaient pas toute la vie. Cette voix décida heureusement de mon destin.

J’étais ainsi constitué que je pouvais l’entendre m appeler, m’appeler sans cesse vers les pays lointains du monde. Chez moi, ce n’était pas superstition, mais curiosité, désir de savoir, perpétuel tourment de chercher les choses merveilleuses qu’il me semblait avoir devinées ou entrevues. Qu’était la vie, me demandais-je, si elle n’avait rien de plus à m’offrir ? Non. Il y avait autre chose, là-bas, et plus loin encore ! Si l’on veut bien comprendre de quelle manière je devins, beaucoup plus tard, le buveur que je suis actuellement, il faut tenir compte de cet appel, de cette promesse de choses cachées au fond de la vie, car cette voix devait jouer un rôle terrible dans les luttes que j’allais entreprendre contre John Barleycorn.

Ce qui précipita ma décision de fuir, c’est un tour qu’il me joua — un tour monstrueux, incroyable, qui montre bien le degré d’intoxication que j’avais déjà atteint.

Une nuit, vers une heure, après une prodigieuse beuverie, j’essayais de me hisser à bord d’une chaloupe, à l’extrémité du quai ; je cherchais un coin pour dormir. Les marées se précipitaient dans le détroit de Carquinez comme l’eau dans un moulin, et le reflux battait son plein lorsque je tombai dans le bouillon. Il n’y avait personne sur le quai, personne sur la chaloupe. Je fus tout de suite emporté très loin par le courant, mais je n’éprouvais pas la moindre peur. Au contraire, je trouvais l’aventure délicieuse. J’étais bon nageur et, dans mon état de surexcitation, le contact de l’eau me calma comme du linge frais.

John Barleycorn choisit ce moment pour me jouer sa farce diabolique. Je fus obsédé par une soudaine lubie de m’en aller avec la marée. Je n’étais pas d’un tempérament morbide, et jamais la pensée du suicide n’avait pénétré dans mon esprit. Maintenant qu’elle s’y insinuait, je songeais que ce serait l’apothéose glorieuse, la splendide apogée d’une carrière courte, mais agitée. J’ignorais tout de l’amour d’une vierge, d’une épouse, ou de l’affection des enfants ; je ne m’étais jamais ébattu dans les vastes jardins des délices artistiques, ni élevé aux sommets étoiles de la froide philosophie ; mes yeux ne connaissaient du monde superbe qu’une surface infinitésimale comme la pointe d’une aiguille. Je croyais que tout s’arrêtait là. J’estimais avoir tout vu, tout vécu, tout éprouvé de ce qui en valait la peine. Je décidais qu’il était temps d’en finir.

Telle fut la farce de John Barleycorn. Il se servait de mon imagination pour m’enchaîner et, dans les fumées de l’ivresse, m’entraînait à la mort.

Oh, il était persuasif ! Je connaissais vraiment tout de la vie, et ça ne pesait pas lourd ! L’ivrognerie immonde dans laquelle je me vautrais depuis des mois en était le née plus ultra, et je l’appréciais moi-même à sa juste valeur. J’y rattachais un sentiment de dégradation et l’antique conception du péché. Puis défilaient tous les pochards et les fainéants sans le sou que j’avais régalés. Voilà ce qui restait de la vie. Voulais-je leur ressembler ? Non, mille fois non. Et je versais doucement des larmes de tristesse en songeant à ma splendide jeunesse qui s’en allait avec le reflux. Qui ne connaît l’ivrogne larmoyant et mélancolique ? On le trouve dans tous les caboulots ; s’il ne rencontre personne d’autre, il vient conter ses chagrins au barman, payé pour l’écouter.

L’eau était délicieuse. J’allais mourir en homme. John Barleycorn changea l’air qu’il jouait dans mon cerveau complètement abruti par l’alcool. Adieu, les larmes et les regrets ! C’était la fin d’un héros, qui mourait par sa volonté et de ses propres mains. Aussi j’entonnai à pleins poumons mon chant funèbre, quand tout à coup le gargouillement et le clapotis des remous dans mes oreilles me rappelèrent à la réalité immédiate.

Au-dessous de la ville de Bénicia, où se projette le quai Solano, un élargissement du détroit forme ce que les habitants de la Baie nomment « l’anse du chantier Turner ». Je flottais à ce moment-là sur le courant de rivage qui s’engouffrait sous le quai pour se déverser dans l’anse. Je connaissais la force du tourbillon lorsque la marée, dépassant la pointe de l’île de l’Homme-Mort, s’élance droit vers le wharf. Je n’éprouvais nulle envie de traverser ces pilotis. Outre que cela ne me disait rien de bon, je pourrais perdre une heure dans l’anse et retarder d’autant ma fuite avec le reflux.

Je me dévêtis dans l’eau et me mis à faire la brasse indienne pour traverser le courant à angle droit. Je ne m’arrêtai que lorsque je jugeai, d’après les lumières du quai, pouvoir sûrement dépasser la pointe. Alors je fis la planche pour me reposer. Cette nage m’avait fatigué, et je mis quelque temps à reprendre haleine.

J’exultais, car j’avais réussi à éviter l’entonnoir. J’allais reprendre mon chant de mort, simple improvisation d’un gosse affolé par la drogue.

— Ne chante pas encore, me souffla John Barleycorn. Le Solano est en activité toute la nuit. Il y a des cheminots sur le quai. Ils vont t’entendre, venir à ton secours sur un bateau, et tu sais bien que tu ne veux pas de ça !

Certainement non, je ne désirais pas être sauvé. Comment ? Me laisser frustrer de ma mort héroïque ? Jamais ! Je continuai à nager sur le dos sous la clarté des étoiles, et regardai fuir les lueurs familières du quai — rouges, vertes et blanches — à tout ça, j’envoyai un sentimental adieu.

Quand je fus bien dégagé, au beau milieu du chenai, je me remis à chanter. Parfois, j’avançais de quelques brasses, mais la plupart du temps je me contentais de flotter et de me laisser aller à de longues rêveries d’ivrogne. Avant l’aube, la froideur de l’eau et l’écoulement des heures m’avaient suffisamment dessoûlé pour éveiller ma curiosité sur l’endroit du détroit où je me trouvais. Je me demandai également si, avant d’avoir gagné la baie de San Pablo, je ne serais pas saisi et ramené par le retour de la marée.

Ensuite, je découvris que j’étais éreinté, transi, redevenu tout à fait lucide, et que je ne désirais pas le moins du monde me noyer.

Je distinguai la Fonderie Selby sur la Contra-Costa et le phare de l’Île de la Jument. Je commençai à nager vers la rive du Solano, mais j’étais affaibli et engourdi par le froid. J’avançais si peu et au prix de si pénibles efforts que j’abandonnai la partie et me contentai de me maintenir à flot ; je faisais de temps à autre une brasse pour conserver mon équilibre, dans les remous de marée qui augmentaient de violence à la surface de l’eau. Et je connus la crainte. J’étais dégrisé à présent. Je ne voulais pas mourir.

Je découvrais des tas de prétextes pour vivre. Et plus ils affluaient à mon esprit, plus j’entrevoyais l’imminence de ma noyade.

Après quatre heures passées dans l’eau, l’aube me surprit en piteux état dans les remous, au large du phare de l’Île de la Jument, où les rapides courants venus des détroits de Vallejo et de Carquinez se donnaient l’assaut ; à cet instant précis, ils entraient en lutte contre la marée qui fonçait sur eux depuis la baie de San Pablo.

Une brise opiniâtre s’était levée, et les petites vagues brisées se rabattaient obstinément. Je commençais à boire la tasse. Mon expérience de nageur me disait que j’approchais de la fin.

À ce moment surgit un bateau : celui d’un pêcheur grec qui filait vers Vallejo. Une fois de plus ma forte constitution et ma résistance physique m’avaient arraché aux griffes de John Barleycorn.

Et, en passant, laissez-moi vous dire que ce tour diabolique ne sort nullement de ses habitudes. Une statistique complète de la proportion des suicides dus à l’alcool serait effrayante. Dans le cas d’un jeune homme tel que moi, plein de la joie de vivre, l’idée de se détruire était peu banale, mais il faut tenir compte de son apparition à la suite d’une longue orgie, alors que mes nerfs et mon cerveau étaient empoisonnés. Le mirage romanesque avait paru délectable à mon imagination surchauffée.

Or, justement, les buveurs plus âgés, plus morbides, plus blasés et plus désillusionnés qui se suicident mettent généralement leur projet à exécution après une longue débauche, lorsque leurs nerfs et leurs cerveaux sont sursaturés de poison.

13

Je quittai donc Bénicia, où John Barleycorn avait failli me posséder, et je parcourus un champ plus vaste à la poursuite de cette voix qui m’appelait du fond de la vie.

Tous les chemins que je suivais étaient détrempés d’alcool. Partout les hommes continuaient à s’assembler dans les bars. C’étaient les clubs du pauvre, les seuls lieux où j’avais accès. Là je pouvais nouer des connaissances, entrer et lier conversation avec l’un ou l’autre. Dans les villes ou villages inconnus où je vagabondais, je n’avais nul autre refuge : je cessais d’être un étranger dès que j’en avais franchi le seuil.

Ici, permettez-moi une digression, pour vous narrer des faits qui ne datent que de l’année dernière. Un jour, j’attelai quatre chevaux à une petite voiture, j’emmenai ma femme Charmian, et nous partîmes tous deux pour un voyage de trois mois et demi à travers les régions montagneuses les plus sauvages de Californie et d’Oregon. Tous les matins j’abattais régulièrement ma besogne de romancier. Cette tâche accomplie, je filais en voiture pendant toute la matinée et l’après-midi jusqu’à la prochaine halte. Mais l’irrégularité des étapes, jointe aux conditions extrêmement variées de la route, m’obligeait, la veille, à établir un itinéraire ainsi qu’un plan de travail pour la journée suivante. Je devais savoir l’heure de mon départ, afin de commencer à temps mon ouvrage littéraire et ainsi obtenir mon rendement quotidien. Parfois, lorsque le trajet s’annonçait long, je me levais et me mettais au travail dès cinq heures du matin. Les jours où les circonstances étaient plus propices, je ne prenais ma plume qu’à neuf heures.

Mais le moyen pratique d’établir ces plans ? Dès que j’entre dans une ville, je remise mes chevaux, et dans le trajet de l’écurie à l’hôtel, je pénètre dans un cabaret. Tout d’abord je commande une consommation — oh ! j’en ai besoin, certes, mais il ne faut pas perdre de vue que c’est précisément dans un désir de me renseigner, que j ai contracté jadis l’envie de boire.

La première chose, en entrant, est de demander un verre, puis d’en offrir un au patron. Ensuite, tout en buvant, je commence à poser des questions au sujet des routes et des auberges que je rencontrerai plus loin.

— Voyons un peu, répond le tenancier, vous avez la route plus loin qui traverse la ligne de partage de la Tarwater. Elle était bonne, dans le temps. J’y ai passé il y a trois ans. Mais elle a été obstruée ce printemps. Attendez, vous allez savoir ce qu’il en est. Je vais demander à Jerry.

Et le patron se tourne vers un client, assis à une table ou appuyé au comptoir un peu plus loin ; il peut s’appeler Jerry aussi bien que Tom ou Bill :

— Dis donc, Jerry, qu’est-ce que tu penses de la route de la Tarwater ? Tu l’as prise pour descendre jusqu’à Wilkins la semaine dernière.

Et tandis que Bill, Jerry ou Tom, se met à ouvrir les volets de son appareil mental et verbal, je l’invite à prendre quelque chose avec nous.

Puis des discussions s élèvent quant au choix de cette route-ci plutôt que de celle-là, sur les meilleures auberges, le temps que je pourrai rouler en voiture, l’endroit où se trouvent les plus savoureuses truites de rivière, etc., etc. ; d’autres clients interviennent, et chaque avis est ponctué par une nouvelle consommation.

Deux ou trois visites à d’autres bars, me voilà émoustillé à point en même temps que renseigné sur tous les habitants de la localité ou à peu près. Je possède ma ville en détail, et en gros une bonne partie des environs. Je connais les avocats, les directeurs de journaux, les hommes d’affaires, les politiciens du pays, les fermiers de passage, les chasseurs et mineurs, en sorte que le soir, lorsque Charmian et moi nous faisons un tour dans la grand-rue, elle reste stupéfaite devant le nombre de mes amis dans cette ville totalement étrangère.

Je viens de démontrer un des services que peut rendre John Barleycorn et par lesquels il accroît son pouvoir sur les hommes. Dans le monde entier, partout où j’ai porté mes pas, pendant toutes ces années, il en a été de même. Qu’il s’agisse d’un café au Quartier Latin, d’un cabaret dans quelque obscur village d’Italie, d’un boui-boui dans un port, que ce soit au club, devant un verre de « Scotch and soda », c’est invariablement aux endroits où John Barleycorn noue les relations que j’entre tout de suite en contact avec les hommes et fais leur connaissance.

Et même si, dans l’avenir, John Barleycorn est banni, une nouvelle institution remplacera les bars. Il existera d’autres endroits où les hommes se réuniront pour lier connaissance.

Mais revenons à mon histoire.

Dès que j’eus tourné le dos à Bénicia ma nouvelle route me conduisit encore vers les tavernes. Je ne m’étais formulé aucune théorie morale contre la boisson, et j’en détestais plus que jamais le goût. Mais une défiance respectueuse naissait en moi pour John Barleycorn. Je ne pouvais oublier le tour qu’il m’avait joué — à moi qui n’éprouvais aucune envie de mourir. Je continuai donc à boire, mais j’ouvris l’œil sur lui, résolu à repousser, dans l’avenir, toute suggestion de suicide.

Dans les villes inconnues, je me liais immédiatement avec les clients des comptoirs. Lorsque je vagabondais et que je ne possédais pas de quoi m’offrir un lit, le bar était l’unique endroit où l’on me recevait et m’offrait une chaise près du feu. Là je pouvais entrer pour me débarbouiller, me brosser et me peigner. Les cafés étaient toujours si commodes. Ils pullulaient littéralement dans mon pays de l’Ouest.

Je n’aurais pu pénétrer avec cette désinvolture dans les habitations d’étrangers. Leurs portes restaient closes, et il n’y avait pas de place pour moi au coin de leur foyer. Je ne savais rien non plus des églises ni des prêtres. Et je ne me sentais pas attiré vers ce que j’ignorais. En outre, ils ne dégageaient aucun charme, encore moins de romanesque, et pas la plus petite promesse d’aventure. Ils appartenaient à la catégorie des gens sans histoire, ils vivaient et restaient cloués à la même place — créatures d’ordre et de méthode, à l’esprit étroit, borné et soumis. Ils manquaient de grandeur d’âme, d’imagination et d’esprit de camaraderie. Je reportais plutôt mon choix sur les bons garçons, au caractère facile et enjoué, intrépides et, à l’occasion, détraqués, types, en un mot, qui ont le cœur sur la main ; les autres ne m’intéressaient pas.

Voici un nouveau grief que j’ai à formuler contre John Barleycorn. C’est de ces excellentes pâtes qu’il s’empare — de ces hommes qui ont de l’estomac, de la noblesse, de la chaleur et le meilleur des faiblesses humaines. John Barleycorn éteint leur flamme, détrempe leur agilité, et quand il ne les tue pas ou ne les rend pas fous tout de suite, il en fait des êtres lourds et grossiers, en tordant et déformant leur bonté originelle et la finesse de leur nature.

Oh ! — je parle maintenant d’après l’expérience acquise par la suite — que le Ciel me garde de fa plupart des hommes ordinaires, de ceux qu’on ne peut ranger dans la série des bons garçons, ceux dont le cœur et la tête restent froids, qui ne fument, ne boivent ni ne jurent ; ils sont bons à tout sauf à montrer du courage, du ressentiment, du mordant, parce que leurs fibres débiles n’ont jamais ressenti cet aiguillon de la vie qui vous fait sortir de vous-même et vous pousse aux actes de folie et d’audace.

Ceux-là, on ne les rencontre pas dans les bars, on ne les voit pas se rallier à des causes perdues, ni s’enflammer sur les chemins de l’aventure, ni aimer éperdument comme les amants élus de Dieu. Ils sont trop occupés à se tenir les pieds au sec, à ménager la régularité de leur pouls et à affubler de succès mondains leur esprit médiocre.

Je porte donc cet acte d’accusation contre John Barleycorn. C’est précisément les autres — les bons garçons, ceux qui valent quelque chose, ceux qui ont la faiblesse de leur trop grande force, de leur excès de verve et de fougue endiablée, qu’il sollicite à se perdre. Sans doute il anéantit aussi les malingres, mais je ne m’occupe pas ici de ce déchet de la race : je déplore plutôt que John Barleycorn en détruise les plus beaux spécimens. Cela vient de ce qu’on le trouve sur toutes les routes, grandes ou petites, protégé par la loi, salué des policiers, avec lesquels il cause et qu’il conduit par la main aux endroits où les bons garçons et les intrépides s’assemblent pour boire sec. Débarrassés de John Barleycorn, rien n’empêcherait ces héros de naître et, au lieu de dépérir, ils accompliraient de grandes choses.

Dans les coins les plus invraisemblables je rencontrais la camaraderie de la boisson. Je descendais parfois la voie du chemin de fer jusqu’au réservoir, et je m’étendais par terre, dans l’attente d’un train de marchandises, et dans l’espoir de tomber sur une bande d’alki-stiffs. Un alki-stiff est un trimardeur qui boit de l’alcool pur de pharmacien. Aussitôt les saluts et compliments d’usage échangés, on accepte ma société. On me présente l’alcool, adroitement baptisé, et bientôt me voilà pris dans l’orgie ; les lubies se réveillent dans mon cerveau, et John Barleycorn me chuchote que la vie est superbe, que nous sommes tous des braves, des types supérieurs, des esprits libres qui s’étalent au soleil comme des dieux insouciants, prêts à envoyer au diable le monde où deux et deux font quatre, et où les choses sont dosées en vue de leur usage.

14

De retour à Oakland après mes vagabondages, je revins au port et renouai mon amitié avec Nelson, qui ne s’éloignait plus de la côte et menait une vie plus dévergondée que jamais. En sa compagnie, je gaspillai à terre la plus grande partie de mon temps. À l’occasion seulement j’embarquais sur des goélettes à court d’équipage, pour des croisières de quelques jours dans la baie.

Il s’ensuivit que je fus privé de ces périodes d’abstinence et de labeur en plein air qui me réconfortaient. Je buvais tous les jours, et outre mesure, à la moindre occasion. Car j’étais encore sous l’empire de cette fausse conception qu’on découvre le secret de John Barleycorn en buvant comme une brute. Je me saturais d’alcool. Je vivais la plupart du temps dans les bars, dont j’étais devenu un pilier.

John Barleycorn en profita pour s’emparer de moi d’une manière plus insidieuse et non moins cruelle que le jour où il faillit m’expédier avec le flot dans l’au-delà.

Il me manquait quelques mois pour atteindre mes dix-sept ans. Je rejetais avec mépris l’idée d’entreprendre tout travail régulier. J’avais conscience d’être un dur à cuire, parmi ce groupe de types coriaces. Je buvais parce qu’ils buvaient, pour me maintenir à leur niveau.

Après avoir été pour ainsi dire privé d’enfance, dans ma précocité, je m’endurcissais et j’acquérais une pitoyable philosophie. Ignorant tout de la tendresse féminine, je m’étais vautré dans une telle boue que je croyais fermement connaître le dernier mot de l’amour et de la vie. Triste science, hélas ! Sans être pessimiste, j’étais convaincu que la vie n’était qu’une affaire vulgaire et basse.

John Barleycorn était parvenu à me blaser. L’aiguillon qui, jadis, m’excitait l’esprit, s’émous-sait. La curiosité n’avait plus aucune prise sur moi. Qu’importait ce qui se trouvait de l’autre côté du monde où je vivais ? Des hommes et des femmes, sans doute pareils à ceux qui m’entouraient ; ils se mariaient et mariaient leurs enfants, et suivaient le courant des mesquines préoccupations humaines ; il y avait là aussi de la boisson.

Mais c’était trop de dérangement que d’aller boire à l’autre bout du monde. Je n’avais que deux pas à faire pour trouver ce qu’il me fallait chez Joe Vigy. Johnny Heinhold tenait toujours la « Dernière Chance ». Des bars s’offraient à tous les coins de rues, et même entre les coins.

Les murmures surgis du fond de la vie devenaient confus à mesure que mon esprit et mon corps s’imbibaient. L’agitation de jadis s’assoupissait. Je pouvais mourir et pourrir à Oakland aussi bien qu’ailleurs. Et ça dans pas longtemps, au train où me poussait John Barleycorn, si la chose avait entièrement dépendu de lui. J’apprenais ce que c’est que de manquer d’appétit, de se lever le matin avec la tremblote, des crampes d’estomac, un commencement de paralysie dans les doigts, et le besoin urgent d’un bon verre de whisky pur qui vous remette le cœur en place. (Oh ! John Barleycorn verse la drogue avec magie. Les cerveaux et les corps brûlés, désaccordés et intoxiqués, reviennent se faire remonter par le poison même qui a causé leur ruine.)

Le sac à malice de John Barleycorn n’a pas de fond. Il avait déjà tenté, par ses enjôlements, de m’entraîner au suicide. À présent, il faisait de son mieux pour me détruire à brève échéance. Non satisfait encore, il usa d’une nouvelle fourberie. Il faillit m’avoir, mais ici j’appris à le connaître davantage : je devins un buveur plus sage et plus consommé. Je compris qu’il y avait des limites à ma splendide constitution, alors qu’il n’en existait pas à la puissance de John Barleycorn. Une ou deux petites heures lui suffisaient pour venir à bout de ma forte tête, de mes larges épaules et de ma vaste poitrine, pour me mettre sur le dos, me serrer la gorge avec sa poigne de démon, et me faire rendre l’âme.

Nelson et moi étions assis, un jour, à l’Ovër-land House. C’était au début de la soirée. Nous étions venus là seulement parce que nous nous trouvions sans le sou, et que les élections battaient leur plein. Or, à la période électorale, les politiciens locaux, ceux qui briguent des emplois, ont l’habitude de faire la tournée des cafés pour récolter des voix. On est installé a une table, le gosier sec, et on se demande qui va surgir pour vous payer un verre, ou s’il vous reste assez de crédit ailleurs pour y boire à l’œil et si cela vaut la peine de se déranger pour s’en assurer, quand tout à coup les portes de la salle où vous êtes s’ouvrent en grand pour livrer passage à une théorie de messieurs bien habillés, dont chacun ordinairement remplit bien sa place, et qui tous exhalent une atmosphère de prospérité et de camaraderie.

Ils distribuent des sourires et des saluts à toute la société — à vous qui n’avez même pas en poche le prix d’un verre de bière, au timide clochard caché dans le coin et qui n’a certainement pas le droit de voter, mais qui fait nombre pour le recensement des garnis. Lorsque ces politiciens pénètrent en faisant claquer les portes, avec leurs larges carrures et leurs généreuses panses qui les rendent forcément optimistes et maîtres de la vie, eh bien, vous vous rengorgez aussitôt. Après tout, la soirée sera pleine d’entrain, et il est certain qu’on se rincera au moins la dalle.

Et qui sait ? les dieux peuvent vous être propices, d’autres paieront peut-être la tournée, et la nuit se terminera en une glorieuse apothéose. Bientôt, aligné avec les autres au comptoir, vous sentez les boissons vous descendre à flots dans la gorge, et vous apprenez les noms de ces messieurs, ainsi que les places qu’ils veulent occuper. C’est au cours de cette tournée des politiciens dans les bars que j’enrichis mon éducation d’une arrière expérience et que mes illusions commencèrent à se dégonfler — moi dont jadis les yeux s’étaient rougis et l’âme avait frémi en lisant Le fendeur de lattes[7] et De Terrassier à Président. Oui, j’apprenais à connaître la noblesse de la politique et des politiciens.

Eh bien, ce soir-là, les poches vides et la gorge sèche, mais sans avoir perdu l’espoir de nous voir encore offrir à boire, Nelson et moi étions installés à FOverland House, car nous comptions voir apparaître quelques bonnes poires politiques. Entra Joe l’Oie, l’homme à la soif inextinguible, aux yeux mauvais, au nez tordu, et au gilet à fleurs.

— Venez avec moi, les gars — on rince à l’œil, tant que vous voudrez. Je n’ai pas voulu vous laisser rater l’occase.

— Où ça ?

— Suivez-moi. Je vais vous le dire en route. Nous n’avons pas une minute à perdre.

Tandis que nous remontions en ville à la hâte, Joe l’Oie s’expliqua :

— Il s’agit de la Brigade des Pompiers d’Hancock. Tout ce qu’on vous demande, c’est de porter une chemise rouge et un casque, ainsi qu’une torche. On va par train spécial jusqu’à Haywards, pour faire la retraite.

(Je crois que c’était Haywards, à moins que ce ne fût San-Leandro ou Niles. Et, sur mon âme, je ne saurais me rappeler si la Brigade était une organisation républicaine ou démocrate. Bref, les politiciens qui s’en occupaient étaient à court de porte-flambeaux, et quiconque voulait participer à la parade avait là une occasion de prendre la cuite.)

— Là-bas, on nous attend les bras ouverts, continua Joe l’Oie. Vous parlez d’une noce ! Le whisky va couler comme de l’eau. Les politiciens ont retenu d’avance toute la réserve des cabarets. Tout ça à l’œil. On n’a qu’à entrer carrément et en demander. Quelle bombe, mes amis !

À la mairie, 8e Rue, à proximité de Broadway, on nous fit endosser les blouses des pompiers et arborer leurs casques. On nous munit de torches et on nous emmena en troupeaux jusqu’au train. Pendant le trajet, nous ne faisions que grogner parce qu’on ne nous avait même pas offert un verre avant de partir. Oh ! ces politiciens avaient déjà manipulé des gens de notre espèce. À Haywards, on ne nous offrit pas davantage à boire.

— La retraite d’abord ! Gagnez votre cuite !

Tel était le mot d’ordre pour la nuit.

Après le défilé, mais pas avant, les bars ouvrirent leurs portes. Des garçons avaient été engagés en extra, et six rangées de buveurs se ruèrent devant chaque comptoir inondé d’alcool. On n’avait pas le temps d’essuyer le zinc, pas plus que de rincer les verres. On ne faisait que les remplir. Quand les matelots du port d’Oakland se mêlent a avoir soif, ça n’est pas pour rire.

Cette façon de s’entasser et de se débattre devant le bar était bien trop lente, à notre gré. La boisson nous appartenait. Les politiciens l’avaient achetée à notre intention. Nous avions défilé pour la gagner, n’est-ce pas ? Alors, nous fîmes une attaque de flanc, à l’extrémité du comptoir. Nous repoussâmes les tenanciers malgré leurs protestations, pour taper dans le tas de bouteilles.

Dehors, nous brisions les goulots contre la bordure des trottoirs, et nous buvions. Or, Joe l’Oie et Nelson avaient appris à se montrer prudents quand il s’agit de ne boire que du whisky pur, et en abondance. Moi pas. Je restais toujours sous la fausse impression qu’on devait boire le plus possible — surtout quand cela ne coûtait rien.

Nous partagions nos bouteilles avec les autres, nous en buvions une bonne partie nous-mêmes, et c’est moi qui en absorbais le plus. Je n’en aimais pas mieux la drogue. Je la buvais comme j’avais bu de la bière à cinq ans, et du vin à sept. Je refoulais mes nausées et j’engloutissais tout cela comme des médicaments. Quand nous désirions de nouvelles bouteilles, nous entrions dans d’autres bars, où l’alcool gratuit coulait à flots, et nous nous servions.

Je n’ai pas la moindre idée de la quantité d’alcool que j’ingurgitai —j’ignore si ce fut deux ou cinq litres. Mais ce que je sais, c’est qu’au commencement de cette orgie je pris des verres d’une demi-pinte, sans une goutte d’eau pour chasser le goût ou diluer le whisky.

Or, les politiciens étaient trop avisés pour laisser la ville infestée de pochards du port d’Oakland. À l’heure du train, on fit le tour des bars. Déjà, je sentais l’effet du whisky. Nelson et moi, nous fûmes vidés d’un cabaret et nous nous retrouvâmes au dernier rang d’une troupe en débandade. Je faisais des efforts héroïques pour suivre, mes mouvements perdaient leur coordination, mes jambes se dérobaient sous moi, ma tête chavirait, mon cœur battait à se rompre, mes poumons réclamaient de l’air à tout prix.

Je sentais venir rapidement l’impuissance totale. Ma cervelle vacillante m’avertit que j’allais tomber et perdre conscience, que je n’atteindrais jamais le train si je restais à l’arrière de la procession. Je quittai les rangs et m’élançai dans un sentier latéral, sous de grands arbres. Nelson me poursuivit en riant. Certains détails ressortent comme des souvenirs de cauchemar. Je me rappelle nettement ces arbres qui abritaient ma course désespérée, et les éclats de rire que mes chutes réitérées arrachaient aux autres pochards. Ils me croyaient simplement en gaîté, sans se douter que John Barleycorn me serrait la gorge d’une étreinte mortelle. Moi qui savais à quoi m’en tenir, je me souviens de l’amertume passagère dont je fus envahi en comprenant que j’étais en lutte contre la mort, et que ces gens-là ne s’en apercevaient pas. J’étais dans la situation d’un baigneur en train de se noyer devant une foule de spectateurs convaincus qu’il fait des grimaces pour les amuser.

Et là, en courant sous les arbres, je m’effondrai et perdis connaissance. Ce qui se passa ensuite, à l’exception d’une minute de lucidité, je ne l’ai su que par ouï-dire. Nelson, avec sa force herculéenne, me ramassa et me traîna à bord du train. À peine assis dans le compartiment, je me débattis et haletai d’une façon si effroyable qu’en dépit de son esprit obtus, il comprit enfin que j’étais mal en point. Pour moi, je sais parfaitement que j’aurais pu trépasser là d’un instant à l’autre. Je me dis souvent que je n’ai jamais été plus près de la mort. Mais je ne puis tabler que sur la narration faite par Nelson de ma conduite.

Consumé par un feu qui me rongeait intérieurement, je brûlais vivant dans un spasme de suffocation. Je voulais de l’air, j’en réclamais follement : je m’épuisais en vains efforts pour soulever un châssis, car toutes les fenêtres avaient été vissées. Nelson, habitué à voir des hommes ivres jusqu’à en perdre la raison, croyait que je voulais me jeter par la fenêtre. Il essayait de me retenir, mais dans ma résistance éperdue je saisis la torche d’un compagnon et brisai îa vitre.

Or, parmi les gens du port d’Oakland, il existait des clans pour et contre Nelson, et le wagon était plein de représentants des deux partis, qui tous avaient bu plus que leur compte. Le bris de la fenêtre fut comme un signal pour ceux de l’autre faction. L’un d’eux me frappa, m’abattit, et déchaîna la bagarre. Je n’ai rien su de tout cela que par ce qu’on m’en a raconté, et par la mâchoire endommagée dont je souffris le lendemain. L’homme qui m’avait frappé tomba en travers de mon corps, Nelson s’écroula pardessus lui, et il paraît qu’il ne resta guère de fenêtres intactes dans la voiture après îa mêlée générale qui s’ensuivit.

Le coup qui me laissa immobile sur le carreau était peut-être ce qui pouvait m’arriver de mieux dans la circonstance. Mes gesticulations n’avaient fait qu’accélérer les pulsations déjà dangereusement rapides de mon cœur, et augmenter le besoin d’oxygène pour mes poumons oppressés.

Une fois la bataille finie, je repris vaguement connaissance sans cependant revenir à moi.

Je n’étais pas plus moi-même qu’un noyé qui continue à se débattre après avoir perdu conscience. Je n’ai conservé aucun souvenir de mes actions, mais je criais « de l’air, de l’air ! » avec une telle insistance que Nelson commença à soupçonner chez moi autre chose que l’intention de me détruire. Il arracha les fragments de verre du châssis de la fenêtre pour me permettre de passer au-dehors la tête et les épaules. Il comprenait en partie la gravité de mon état, et me tenait par la taille pour m’empêcher de sortir davantage. Pendant tout le reste du trajet de retour à Oakland, je restai penché hors de la portière, en me débattant comme un possédé dès qu’il tentait de m’attirer à l’intérieur.

C’est ici qu’intervient mon unique intervalle de véritable lucidité. Mon seul souvenir, depuis ma chute sous les arbres jusqu’à mon réveil dans la soirée du lendemain, est d’avoir la tête passée dans la fenêtre, face au vent du train, criblé et brûlé par des escarbilles, alors que j’aspirais de toutes mes forces. Toute ma volonté était concentrée à pomper dans mes poumons, par des aspirations prolongées, la plus grande quantité d’air dans le moindre temps possible. J’avais à choisir entre cela ou la mort, et je le savais grâce à mon entraînement de nageur et de plongeur. Et malgré l’angoisse intolérable d’un étouffement persistant, pendant ces quelques moments de conscience, je tenais tête au vent et aux cendres, et je respirais pour sauver ma vie.

Quant au reste, je ne me souviens de rien. Je repris connaissance le lendemain soir, dans un garni du front de mer. J’étais seul. On n’avait appelé aucun docteur. J’aurais très bien pu mourir là, car Nelson et les autres s’imaginaient simplement que je cuvais mon ivresse en dormant, et m’avaient abandonné dans un état comateux pendant dix-sept heures.

Bien des hommes, tous les médecins le savent, sont morts pour avoir absorbé rapidement un litre de whisky ou davantage. Il n’est pas rare qu’on lise le compte rendu de la fin de quelque grand buveur à la suite d’un pari de ce genre. Mais je l’ignorais alors, et je l’appris. C’est grâce à un heureux hasard, mais surtout à ma forte constitution, bien plus que par courage ou par prouesse, que je triomphai encore une fois de John Barleycorn. De nouveau, je venais d’échapper à un traquenard, de me tirer d’une fondrière, et d’acquérir à mes risques et périls une discrétion qui devait me permettre de boire judicieusement pendant bien des années encore.

Ciel ! Il y a vingt ans de cela, et je suis encore bien vivant. J’ai vu et fait bien des choses, j’ai beaucoup vécu dans cet intervalle de vingt années ; et je frissonne encore en pensant que j’ai frôlé la mort de si près ; il s’en est fallu de peu que cet excellent cinquième de siècle ne fût perdu pour moi. Ah, certes ! ce n’est pas la faute de John Barleycorn s’il ne m’a pas eu dans cette nuit mémorable de la Brigade des Pompiers d’Hancock.

15

Au début de l’année 1892, je résolus de partir en mer. Je n’attribue guère cette décision à ma dernière expérience avec la Brigade des Pompiers d’Hancock ; je continuais à boire et à fréquenter les bars, où je passais presque tout mon temps. Je considérais le whisky comme dangereux, mais non immoral. Avec lui on courait les mêmes risques qu’avec les autres choses périlleuses dans l’ordre naturel. Certes, des hommes meurent par l’alcool, mais les pêcheurs ne s’exposent-ils pas à chavirer et à se noyer, les trimardeurs à glisser sur les rails et à être écrabouillés ? Pour se mesurer avec les vents et les flots, avec les trains et les cafés, une certaine dose de bon sens est indispensable. S’enivrer comme tout le monde n’a rien de répréhensible en soi, seulement il importe d’agir avec discrétion. Finis, les litres de whisky pour moi !

Ce qui détermina mon voyage sur l’eau, c’est le fait que j’avais entrevu, pour la première fois, la route homicide où John Barleycorn engage ses disciples. Vision confuse, cependant, et qui comporta deux phases, un peu embrouillées à cette époque. En observant les individus avec qui je m’associais, je découvris que leur genre de vie était plus dangereux que celui des gens ordinaires.

D’abord, John Barleycorn étouffait les principes de morale et poussait au crime. Partout je voyais les hommes accomplir, en état d’ivresse, des actes auxquels ils n’auraient jamais songé à jeun. Et plus encore que de ces actes, je m’effrayais de leur inéluctable châtiment.

Certains de mes compagnons de bar, bons garçons et inoffensifs en temps normal, se transformaient en brutes frénétiques dès qu’ils avaient leur dose.

Un beau jour, la police s’emparait d’eux et on ne les revoyait plus. Parfois j’allais les visiter derrière les barreaux du poste, et je leur faisais mes adieux avant qu’on les emmène de l’autre côté de la baie pour leur faire endosser la livrée de la prison. Invariablement j’entendais la même excuse : Je n’aurais jamais fait ça si je n’avais pas été ivre ! Sous l’influence de John Barleycorn se commettaient des actes épouvantables — qui impressionnaient même une âme d’acier.

La deuxième phase de cette route de mort était réservée aux pochards professionnels, qui s’en allaient les pieds devant à la moindre provocation, dès la première atteinte du mal le plus bénin, auquel tout homme sain aurait aisément résisté. Tantôt on les trouvait morts dans leur lit, sans que personne se soit occupé d’eux ; tantôt on repêchait leurs cadavres, ou bien ils succombaient à un banal accident, comme le jour où Bill Kelley, pris de boisson, se fit trancher simplement un doigt en déchargeant un bateau, avec la même facilité que s’il y eût laissé la tête tout de suite.

Ces exemples me donnèrent à réfléchir sur ma façon de vivre : je compris que cette mauvaise route me conduirait prématurément à la mort ; et j’avais trop de jeunesse et trop de vitalité pour accepter une semblable perspective.

Un seul moyen me restait pour échapper à cette existence périlleuse : partir en mer. Précisément, une flottille de bateaux pour la pêche aux phoques hivernait dans la baie de San Francisco. Dans les bars je rencontrais des capitaines, des seconds, des chasseurs, des timoniers et des rameurs.

Je consentis à être le rameur d’un certain Pète Holt, chasseur de phoques, et à signer un contrat avec lui sur n’importe quelle goélette. Il me fallut avaler encore une demi-douzaine de consommations en sa compagnie pour sceller notre accord.

Aussitôt s’éveilla en moi l’inquiétude, déjà ancienne, que John Barleycorn avait endormie : je me découvris littéralement blasé de la vie des bars dans le port d’Oakland, et je me demandai ce que j’avais pu y trouver de captivant. Hanté, en outre, par cette conception macabre d’une route de mort que j’avais entrevue, je croyais pressentir qu’un événement funeste se produirait avant mon départ, fixé au cours de janvier. Cela me fit mener une vie prudente. Je buvais beaucoup moins et rentrais plus fréquemment chez moi. Dès que les buveurs dépassaient la mesure, je les quittais, et quand Nelson était repris de sa folie de débauche, je m’arrangeais pour disparaître.

Le 12 janvier 1893, j’avais dix-sept ans, et le 20 janvier je signais devant le commissaire de bord mon engagement sur la Sophie-Sutherland, une goélette à trois mâts pour la chasse au phoque, à destination des côtes du Japon. Naturellement, il nous fallut arroser ça. Joe Vigy, le patron du bar, me monnaya le chèque que j’avais reçu en acompte, Pète Holt y alla de sa tournée, moi de la mienne, ainsi que d’autres chasseurs. Voilà comment se comportaient des hommes ! Était-ce à moi, gamin de dix-sept ans, de protester contre la manière de vivre de ces gaillards à la belle prestance et dans la plénitude de leur force ?

16

Il n’y avait rien à boire à bord de la Sophie-Sutherland, pendant ce magnifique voyage de cinquante et un jours. Nous suivions la ligne de navigation du sud, dans les vents alizés sud-nord-est, jusqu’aux îles Bonin. Cet archipel isolé, appartenant au Japon, avait été choisi comme rendez-vous des flottilles de pêche canadienne et américaine. On y faisait la provision d’eau douce et les réparations avant de repartir pour massacrer, cent jours durant, les troupeaux de phoques le long des côtes septentrionales du Japon jusqu’à la mer de Behring.

Ces cinquante et un jours de sobriété absolue m’avaient rendu ma splendide constitution. L’alcool avait été éliminé de mon organisme et depuis notre départ je n’en avais même pas ressenti la privation. Je crois n’avoir pas éprouvé une seule fois l’envie de boire. Souvent, l’alcool fournissait un sujet de conversation sur le gaillard d’avant, et les hommes racontaient à l’envi leurs plus belles histoires d’ivresse, émouvantes ou comiques. Ils se rappelaient ces bordées avec plus de précision et de plaisir que toutes leurs autres aventures.

Le plus vieux de l’équipage, un gros homme de cinquante ans, appelé Louis, était un capitaine révoqué, victime de John Barleycorn, qui finissait sa carrière au point où il avait débuté. Son histoire m’avait fortement impressionné.

John Barleycorn ne se borne pas à tuer des hommes. Il avait épargné celui-là, ou plutôt il s’était contenté de lui ravir, par un raffinement de cruauté, le prestige de son grade et son bien-être, de crucifier son orgueil, de le condamner, jusqu’à son dernier souffle, aux dures corvées des simples matelots ; et la résistance du bonhomme lui promettait de longues années de misère.

Vers la fin de notre course à travers le Pacifique, nous découvrîmes les sommets volcaniques des îles Bonin, couverts de forêts vierges, puis nous pénétrâmes entre les bancs de corail jusqu’au port abrité de tous côtés, où nous jetâmes l’ancre. Là se trouvaient déjà réunis au moins une vingtaine de bâtiments d’aventuriers comme le nôtre.

Les senteurs d’une végétation tropicale nous arrivaient de terre. Des indigènes, sur d’étranges pirogues munies de balanciers, et des Japonais, sur des sampans plus étranges encore, pagayaient dans la baie et nous abordaient. C’était la première fois que j’accostais en pays étranger. J’étais enfin parvenu à l’autre bout du monde, et j’allais voir se réaliser toutes mes lectures. Je mourais d’envie de mettre pied à terré.

Un Suédois, nommé Victor, un Norvégien, Axel, et moi, décidâmes de ne pas nous quitter. Notre promesse fut si bien tenue que jusqu’à la fin de la croisière on ne nous appela plus que les « Trois Loustics ».

Un jour, Victor nous fit remarquer un sentier qui disparaissait en haut dans un canon sauvage, émergeait sur une pente de lave escarpée et nue, se montrait et se cachait de nouveau, toujours plus haut, entre les palmiers et les fleurs.

Il nous proposa de gravir ce sentier, et nous acceptâmes. Nous découvririons un merveilleux paysage, d’étranges villages indigènes, et trouverions, au bout, Dieu sait quelles aventures.

Axel avait follement envie d’une partie de pêche. Nous fûmes également d’accord d’y aller tous les trois. Nous nous procurerions un sampan, deux ou trois pêcheurs japonais connaissant les meilleurs endroits, et nous passerions des heures inoubliables. Quant à moi, je ne demandais qu’à bien me divertir.

Nos plans tracés, nous gagnâmes la côte à force de rames en franchissant les bancs de corail, et tirâmes notre embarcation sur le sable madréporique.

Après avoir traversé la grève sous les cocotiers, nous montâmes à la petite ville pour y découvrir plusieurs centaines de matelots bruyants venus de toutes les parties du monde, qui se livraient à une prodigieuse orgie de boisson, de chant et de danse — tous dans la rue principale — au grand scandale d’une poignée de policiers japonais absolument impuissants.

Victor et Axel proposèrent d’aller boire avant de commencer notre longue promenade. Pouvais-je refuser de trinquer avec ces deux robustes compagnons de bord ? C’était le moyen de sceller notre amitié, la vraie façon de vivre.

Nous nous moquions tous les trois de notre capitaine parce qu’il était tempérant. Je ne me souciais pas le moins du monde de boire, mais je voulais avant tout me montrer joyeux drille et franc camarade. Le triste exemple de Louis ne me détourna pas de faire couler dans ma gorge la drogue mordante et cuisante. John Barleycorn avait, certes, précipité ce personnage dans une terrible déchéance, mais j’étais jeune, moi, mon sang coulait, abondant et rouge dans mes veines ; j’avais une constitution de fer et… après tout, la jeunesse ricane éternellement devant les vieilles épaves.

L’alcool que nous absorbions était étrange et cruel. Où et comment avait-il été fabriqué ? —c’était sans doute quelque décoction indigène. Brûlant comme le feu, pâle comme l’eau, foudroyant comme la mort, il remplissait les bouteilles carrées qui avaient contenu du genièvre hollandais et portaient encore la marque appropriée : « L’Ancre » : et certes, il nous ancra. Nous ne sortîmes plus de la ville. Adieu, la pêche en sampan ! Pendant ces dix jours de permission, jamais nous ne foulâmes le sentier sauvage parmi les falaises de lave et les fleurs.

Nous croisions de vieilles connaissances venues d’autres goélettes, des types rencontrés dans les bars de San Francisco avant notre départ. Chaque fois, il fallait vider un verre ; nous avions tant à nous dire ; la boisson circulait, on se mettait à chanter, à faire les cent dix-neuf coups. Bientôt les lubies commençaient à grouiller dans ma cervelle. Alors, tout me paraissait grand et merveilleux. J’étais l’un de ces écumeurs de mer, vigoureux et endurcis, assemblés pour se soûler sur une île de corail. Je me remémorais d’anciennes lectures au sujet de chevaliers attablés dans d’immenses salles de festin, rangés par ordre de préséance au-dessous des salières, de Vikings revenus du large et prêts à la bataille. Je savais que l’ancien temps n était pas mort, et que nous appartenions encore à cette vieille race.

Vers le milieu de l’après-midi, Victor, pris d’un accès de délire occasionné par l’ivresse, cherchait noise à tout le monde sous n’importe quel prétexte. Depuis, j’ai vu des forcenés dans les asiles de fous se comporter de la même manière, sauf peut-être qu’il les dépassait en fureur.

Axel et moi, après nous être interposés et avoir été bousculés dans plusieurs mêlées, nous parvînmes enfin, avec d’infinies précautions et ruses d’ivrognes, à attirer notre copain jusqu’au canot et à le ramener à bord.

À peine Victor eut-il posé le pied sur le pont qu’il se mit en tête de le nettoyer. Il possédait la force de plusieurs hommes et attaquait tout le monde indistinctement. Je vois encore le matelot qu’il poussa dans un écubier, sans lui faire aucun mal, d’ailleurs, par suite de son incapacité à l’atteindre. L’homme esquivait ou parait les coups et Victor, à force de frapper, se meurtrit les phalanges des deux poings contre les énormes anneaux de la chaîne d’ancre.

Au moment où nous réussissions à l’écarter de cet endroit, sa furie s’était transformée et il se croyait à présent un grand nageur. L’instant d’après, il sautait par-dessus bord pour nous prouver sa force, il se débattait comme un marsouin malade, et avalait une forte dose d’eau salée.

Nous le repêchâmes et le descendîmes dans le poste. Lorsqu’il fut dévêtu et couché, nous nous sentîmes nous-mêmes à bout de forces. Cependant Axel et moi n’étions pas encore rassasiés de la noce. Nous retournâmes à terre, laissant Victor à ses ronflements.

C’est un curieux jugement que portèrent sur Victor ses compagnons de bord et d’ivresse. Ils hochaient la tête et murmuraient d’un ton désapprobateur : « Un homme comme lui devrait pas boire ! »

Victor était un splendide spécimen de marin, le plus adroit et le meilleur caractère de l’équipage ; ses camarades en convenaient, ils l’aimaient et le respectaient. Pourtant, John Barleycorn l’avait métamorphosé en fou furieux.

Et c’est là ce que ces ivrognes voulaient dire. Ils savaient que l’ivrognerie — et celle des matelots est toujours excessive —, les rendait déments, mais d’une démence modérée. Ils s’élevaient contre la folie déchaînée parce qu’elle gâtait le plaisir des autres et se terminait souvent en tragédie. À leur avis, toute folie douce était licite. Pourtant, au point de vue de la race humaine entière, toute folie n’est-elle pas répréhensibîe ? Et existe-t-il un plus grand responsable que John Barleycorn pour les démences de toute nature ?

Mais revenons à notre récit. De retour à la ville, confortablement installés dans un café japonais devant un agréable breuvage, Axel et moi causions des événements de l’après-midi tout en comparant nos meurtrissures. Comme nous avions pris goût à cette boisson calmante, nous la renouvelâmes. Un camarade, puis d’autres, firent irruption, et nous absorbâmes paisiblement consommation sur consommation.

Nous venions d’arrêter un orchestre japonais, et les premiers accents des samisens et des taïkos se faisaient entendre, lorsqu’un hurlement sauvage, provenant de la rue, traversa les murs de papier. Nous le reconnûmes immédiatement. C’était Victor qui poussait toujours des cris horribles, sans tenir compte des portes, les yeux injectés de sang et qui agitait d’un air farouche ses bras musclés ; il avait fondu sur nous à travers les murs de papier. Son ancienne rage ne l’avait point quitté, il voulait du sang, le sang de n’importe qui. L’orchestre s’enfuit, nous aussi, par les portes, à travers les fragiles cloisons —partout où nous pouvions passer.

Après avoir à moitié démoli l’établissement, nous nous mîmes d’accord, Axel et moi, pour payer les dégâts en plantant là Victor, en partie calmé, qui montrait les symptômes d’un état comateux, et nous cherchâmes ailleurs un endroit plus paisible.

La grand-rue était en pleine effervescence. Des centaines de matelots circulaient, en tous sens, par bandes folâtres. En raison de l’impuissance du chef de police qui ne disposait que d’une toute petite troupe, le gouverneur de la colonie avait lancé des ordres aux capitaines, leur enjoignant de rappeler tous les hommes à bord, dès le coucher du soleil.

Comment ! On voulait nous traiter en gamins ! À mesure que la nouvelle se répandit parmi les goélettes, les bateaux se vidèrent. Tout îe monde mettait pied à terre, même ceux qui n’en avaient nulle envie. Le malencontreux ukase du gouverneur eut pour résultat de précipiter une débauche générale. La nuit était très avancée déjà, et les hommes voulant à toute force trouver quelqu’un qui les oblige à rentrer à bord, défiaient partout les agents de police. Ils s’attroupèrent devant la maison du gouverneur, braillèrent des chansons de matelots, firent circuler les bouteilles carrées, se trémoussèrent en bourrées tapageuses de Virginie et autres danses du vieux pays. Les policiers, y compris les réserves, se dissimulaient par petits groupes, en attendant l’ordre que le gouverneur, trop avisé, se gardait bien de donner.

Ce fut une magnifique bacchanale. Il me semblait revivre les anciens jours du continent espagnol. Je nageais dans la licence, dans l’aventure. J’en faisais partie, moi, écumeur de mer à la vaste poitrine, avec tous les autres, parmi les maisons en papier du Japon.

Axel et moi continuâmes à déambuler de bar en bar pendant un certain temps. Je commençais à n’y plus voir clair. Au cours de nos bouffonneries, je le perdis dans la foule, et m’éloignai seul, le pas pesant. Je nouai de nouvelles connaissances, j’absorbai d’autres boissons, le cerveau de plus en plus embrumé.

Je me rappelle m’être assis quelque part dans an cercle de pêcheurs japonais, de timoniers canaques appartenant à nos propres bateaux, avec un jeune matelot danois frais émoulu de l’Argentine, où il avait été cow-boy, qui avait un penchant prononcé pour les mœurs et cérémonies indigènes. Suivant la plus stricte étiquette japonaise, nous buvions du saki pâle, doux et tiède, dans de minuscules bols en porcelaine.

Je revois encore des mousses déserteurs —garçons de dix-huit à vingt ans, issus de familles anglaises de classe moyenne — qui avaient plaqué leurs bateaux et leur apprentissage de marin dans divers ports et s’étaient réfugiés aux gaillards d’avant des goélettes pour la pêche au phoque.

C’étaient, comme moi, de vigoureux adolescents, à la peau fine, aux yeux clairs, qui faisaient leurs premiers pas dans le monde des hommes. Et c’étaient des hommes ! Il leur fallait, non pas du saki douceâtre, mais des bouteilles carrées, remplies, en contrebande, d’alcool corrosif qui brûle dans les veines et flambe dans les cerveaux. J’entends encore leur chanson sentimentale, dont voici le refrain :




Passe à ton doigt ce mince anneau.
C’est de l’or ; je t’en fais cadeau.
Quand tu seras sur l’onde amère,
Il te rappellera ta mère !


Leurs mères ! Ils leur avaient brisé le cceui, ces jeunes sacripants, et pourtant ils pleuraient en chantant. Je les accompagnais et mêlais mes larmes aux leurs, je me délectais dans le pathos et le tragique de la situation, je me battais les flancs pour élucubrer de tristes lieux communs d’ivrogne sur la vie et le romanesque.

Un dernier tableau ressort, net et vif, dans la pénombre et la confusion de mes souvenirs. Les mousses et moi, accrochés les uns aux autres, nous titubons sous les étoiles, sauf l’un d’entre eux qui reste à l’écart, assis par terre, et fond en larmes ; nous entonnons une joyeuse chanson de marins dont nous marquons la cadence en agitant des bouteilles carrées. D’un bout à l’autre de la rue, nous parviennent les échos des chœurs de matelots qui braillent comme nous. La vie me paraît grande, belle, romanesque et magnifiquement folle !

Les ténèbres se dissipent, j’ouvre les yeux aux premiers feux de l’aurore, et je vois, penchée sur moi, une Japonaise m’interrogeant d’un regard inquiet. C est la femme du pilote du port, qui m’a trouvé allongé sur le pas de sa porte. J’ai froid, je grelotte, je souffre des suites de mon orgie. Je m’aperçois que je suis légèrement vêtu. Ces salauds de déserteurs ! Ils ont l’habitude des départs clandestins ! Ils sont partis avec ce que je possédais : montre, dollars, manteau, ceinture, tout s’en est allé, jusqu’à mes souliers.

Voilà un échantillon de mes dix jours de congé aux îles Bonin. Victor, guéri de sa démence, vint nous rejoindre, Axel et moi. Après quoi, nous refrénâmes quelque peu nos bordées. Mais hélas, jamais nous ne devions gravir ce sentier de lave au milieu des fleurs ! Nous n’avions vu que la ville et les bouteilles carrées !

Celui qui s’est laissé brûler est tenu de mettre les autres en garde. J’aurais pu, si je m’étais conduit convenablement, voir beaucoup d’autres choses intéressantes aux îles Bonin, et en profiter sainement. Mais, à mon avis, il n’est pas question de savoir ce qu’on devrait faire ou ne pas faire. Ce qui importe, c’est l’acte accompli — qui reste un fait irréfragable, éternel. Je me comportais ainsi, voilà tout, de même que tous ces hommes aux îles Bonin. J’agissais, à cette minute précise, comme des millions d’individus agissent de par le monde. Je faisais cela parce que tout m’y conduisait, parce que je n’étais qu’un gamin, ni anémié, ni ascète, victime de son entourage. Simplement humain, j’empruntais le chemin que suivaient les hommes — des hommes que j’admirais, s’il vous plaît ; des hommes de race, pleins de sang, robustes, à la vaste poitrine, à l’esprit libre, et toujours prêts à faire fi de la vie lorsque se présentait une occasion d’héroïsme.

La voie restait ouverte, béante comme un puits dans une cour où s’ébattent des enfants. Il ne sert pas à grand-chose de commander aux braves petits garçons, qui avancent péniblement dans l’apprentissage de la vie, de ne point jouer à proximité du puits découvert. Ils s’en approcheront. Tous les parents le savent. Nous n’ignorons pas qu’une certaine proportion d’entre eux, les plus vivants et les plus hardis, tomberont dans le puits. La seule chose à faire — qui en doute ? — est de couvrir l’orifice de l’abîme.

On peut en dire autant de John Barleycorn. Toutes les défenses et tous les sermons du monde n’éloigneront pas de lui les hommes et les jeunes gens tant qu’il sera partout accessible et considéré comme synonyme de virilité, d’audace et d’héroïsme.

La seule mesure rationnelle pour les gens du XXe siècle serait de mettre un couvercle sur le puits, de rendre cette époque digne d’elle-même en reléguant aux anciens temps les friperies du passé, comme les autodafés de sorcières, l’intolérance religieuse, les fétiches et John Barleycorn, qui n’est pas le moindre de tous ces barbarismes.

17

En quittant les îles Bonin, nous cinglâmes droit au nord en quête des troupeaux de phoques, et c’est en plein nord que notre chasse se prolongea pendant une centaine de jours, par un temps glacial, au milieux d’immenses nappes de brouillard qui, parfois, nous cachaient le soleil durant toute une semaine. Soumis à un labeur écrasant, nous en vînmes à bout sans un verre d’alcool et sans le moindre désir d’en boire. Puis nous reprîmes la route du sud vers Yokohama, emportant dans nos bailles une grande quantité de peaux. La paie s’annonçait magnifique.

J’avais hâte de descendre à terre pour voir le Japon, mais le premier jour fut consacré aux réparations du bateau et nous autres, matelots, ne débarquâmes que dans la soirée.

Aussitôt, par la force même des choses, par la façon dont la vie était organisée et dont les hommes traitaient leurs affaires, John Barîeycorn apparut et me prit par le bras. Le capitaine avait confié notre argent aux chasseurs, qui nous attendaient pour nous le remettre dans un certain café japonais, où nous nous rendîmes en pousse-pousse. Nos camarades l’emplissaient déjà. Les boissons coulaient à flots. Tout le monde avait de l’argent et régalait son voisin.

Après cette rude besogne et cette abstinence totale de cent jours, nous nous trouvions dans la meilleure forme possible, débordants de santé et d’une fougue trop longtemps réprimée par la discipline et les circonstances. Naturellement, nous n’étions entrés que pour boire un coup ou deux ; nous devions ensuite visiter la ville.

Toujours l’éternelle histoire. Il fallut si souvent lever le coude que sous la chaude influence du philtre qui coulait dans nos veines, adoucissait nos voix et nous fondait le cœur, nous trouvâmes le moment mal choisi pour établir d’odieuses distinctions en trinquant avec celui-ci ou refusant l’invitation de celui-là. Après tout, nous étions tous compagnons de bord, nous avions affronté ensemble l’effort et la tempête, tiré et haie les mêmes écoutes et les mêmes cordages ; nous nous étions relayés à tour de rôle au gouvernail, pressés côte à côte sur le même bout-dehors ; nous avions cherché si quelqu’un manquait, lorsque le bâtiment se relevait après avoir plongé dans la mer.

Nous buvions donc avec tout le monde — tous y allaient de leurs tournées — nous élevions la voix, au souvenir des milliers d’actes de bonne camaraderie. Nos rixes et nos querelles étaient oubliées, et nous nous estimions réciproquement comme les meilleurs garçons de la terre.

Depuis le début de cette soirée, nous restâmes attablés jusqu’au matin, et tout ce que je vis du Japon, cette nuit-là, fut une taverne qui ressemblait fort à celles de mon pays et, sans doute, de partout ailleurs.

Notre bateau demeura deux semaines au port de Yokohama, et, pendant tout ce temps, nous ne connûmes guère du pays que ces bouges à matelots. Parfois, l’un de nous brisait la monotonie du séjour en prenant une cuite plus corsée que d’habitude. Moi-même j’accomplis un véritable exploit. Au beau milieu d’une nuit sombre, je regagnai notre goélette à la nage et m’endormis à poings fermés tandis que la police maritime fouillait le port à la recherche de mon cadavre, et exposait mes habits pour qu’on pût établir mon identité.

C’est peut-être pour exécuter des prouesses de ce genre que les hommes s’enivraient. Dans notre petit cercle, mon acte avait pris les proportions d’un événement. Tout le port en parlait. En quelques jours, ma renommée se répandit chez les bateliers japonais et dans toutes les tavernes de la côte. Cette aventure, marquée d’une pierre blanche, ne devait pas s’oublier de sitôt, et je la racontais non sans fierté. Je m’en souviens encore aujourd’hui, après ces vingt ans écoulés, avec un secret frisson d’orgueil. Elle faisait époque dans ma vie, au même titre que la destruction de la maison de thé par Victor, aux îles Bonin, et mon entôlage par les mousses déserteurs.

Le plus étrange est que le charme de John Barleycorn est toujours demeuré pour moi un mystère. Mon organisme était si réfractaire à l’alcool que je n’avais pas la tentation de boire. Ses réactions chimiques ne me procuraient aucune satisfaction. Je buvais par esprit d’imitation et parce que mon tempérament m’interdisait de rester au-dessous des autres dans leur passe-temps favori.

Malgré tout, je ne perdais pas le goût pour les sucreries et, à la dérobée, j’achetais des bonbons que je savourais avec béatitude.

Le bateau leva l’ancre au son de nos joyeux refrains, et nous quittâmes le port de Yokohama pour San Francisco. Nous avions pris la route du nord, poussés par un fort vent d’ouest, et nous traversâmes le Pacifique en trente-sept jours d’un superbe voyage.

Nous devions encore toucher une grosse paie, et pendant ces trente-sept jours, sans une goutte d’alcool, les idées nettes, nous formulions constamment des projets sur l’emploi de notre argent.

Nous faisions tous ce premier serment — éternellement le même sur les gaillards d’avant des navires qui reviennent au port : « Au diable les requins des pensions de famille ! » Entre nous, nous regrettions d’avoir gaspillé tant d’argent à Yokohama. Chacun caressait ensuite son rêve favori. Victor, par exemple, affirma qu’aussitôt débarqué à San Francisco, il traverserait d’une traite le port et la côte Barbary, et ferait insérer une annonce dans les journaux pour trouver chambre et pension au sein de quelque honnête famille d’ouvriers. Ensuite, dit-il, je suivrai des cours de danse pendant une semaine ou deux, pour faire connaissance avec les filles et les garçons, je fréquenterai plusieurs sociétés d’amateurs, je me ferai inviter chez eux, à leurs soirées. Avec l’argent que j’ai en poche, je peux tenir le coup jusqu’au mois de janvier, après quoi je repartirai pour la chasse au phoque.

Pour sûr qu’il ne boirait pas ! Il connaissait les effets de l’ivresse, particulièrement sur son tempérament à lui : le vin noyait sa raison, et son argent, dans ces conditions, ne faisait pas long feu. Mais puisqu’il lui restait le choix, basé sur une amère expérience, entre trois jours de débauche en compagnie des requins et des harpies de la côte Barbary, et tout un hiver de saine joie et de société agréable, aucun doute ne subsistait sur la décision qu’il allait prendre.

Axel Gunderson, lui, ne raffolait pas de la danse et des fréquentations mondaines. Il disait ; — J’ai une bonne paie qui va me permettre maintenant de retourner dans mon pays. Ça fait quinze ans que je n’ai pas revu ma mère et toute la famille. Le jour même du paiement j’expédierai mon argent, qui m’attendra chez moi. Puis je choisirai un bon navire à destination de l’Europe, où je débarquerai avec une nouvelle paie. Réunies, elles me procureront une somme que jamais je n’ai touchée jusqu’ici. Je vivrai comme un roi. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme tout est bon marché en Norvège. Je pourrai offrir des cadeaux à tout le monde, dépenser mon argent. Là-bas on me prendra pour un millionnaire, et j’y passerai toute une année avant de reprendre la mer.

— C’est précisément ce que je compte faire, déclara John-le-Rouge. Depuis trois ans je n’ai pas reçu une lettre de la maison, et il y a dix ans que je n’y ai remis les pieds. Le prix de la vie est aussi bas en Suède qu’en Norvège, Axel, et mes vieux sont de véritables paysans, des fermiers. Je leur enverrai ma paie, je m’embarquerai sur le même bateau que toi, et on doublera le cap Horn. C’est ça, on en choisira un bon !

Axel Gunderson et John-le-Rouge se mirent à nous dépeindre les joies pastorales et les joyeuses coutumes de leurs pays respectifs. Ils tombèrent amoureux, réciproquement, de leurs patries d’origine, et jurèrent solennellement de faire route ensemble et de passer, toujours de compagnie, six mois chez l’un, en Norvège, et six mois chez l’autre, en Suède. Pendant tout le reste du voyage on put difficilement les séparer, tant ils mettaient de passion à discuter leurs projets.

Jonh-le-Long, lui, n’était pas un sédentaire. Mais il avait soupe du gaillard d’avant. Finis les requins de pensions, disait-il. Il louerait, lui aussi, une chambre chez des gens tranquilles, et suivrait les cours d’une école de navigation pour devenir capitaine.

Et ainsi de suite. Chacun jura que, pour une fois, il se montrerait raisonnable et ne jetterait pas son argent par les fenêtres. On n’entendait plus, sur notre gaillard d’avant, que des exclamations : « Finis les requins de pensions ! Plus de quartiers de matelots ! Plus de boisson ! »

Nous devenions avares. Jamais on n’avait vu une telle ladrerie à bord. Nous refusions d’acheter des vêtements au coffre de friperie. Il fallait faire durer nos hardes, et nous superposions les pièces, les « pièces du retour », comme nous les appelions ; elles prenaient des proportions déconcertantes

Nous épargnions jusqu’aux allumettes. Nous attendions que deux ou trois camarades soient prêts à allumer leurs pipes pour nous servir du même feu.

Au moment où apparut la côte de San Francisco, dès que la visite sanitaire fut terminée, les requins de pensions de famille, sur leurs barques, assiégèrent notre bateau. Bientôt ils fourmillèrent à bord, nous assourdirent de leurs boniments ; chacun d’eux cachait sous sa chemise une bouteille de whisky pur. Nous les éloignâmes par des gestes grandiloquents et des injures sonores. Nous en avions assez de leurs pensions, et davantage encore de leur whisky ! Ils avaient affaire maintenant à des matelots sérieux, qui savaient employer judicieusement leur argent.

Il fallut ensuite passer devant le commissaire de bord pour recevoir notre paie ; chacun émergea sur la passerelle, les poches rebondies. Autour de nous s’acharnaient les buses, les requins et les harpies.

Nous nous regardâmes. Depuis sept mois nous avions vécu ensemble, et nous allions prendre des chemins différents. Il ne restait plus qu’un dernier rite, celui des adieux entre camarades. (Oh ! c’était l’usage, la coutume !)

— Allons, les enfants ! dit notre patron.

L’inévitable bar se trouvait à proximité. Aux alentours il y en avait une douzaine d’autres. Quand nous eûmes suivi le patron dans un café de son choix, les requins grouillaient, dehors, sur le trottoir. Certains poussèrent même l’audace jusqu’à pénétrer dans l’établissement, mais nous ne voulions pas nous commettre avec eux.

Nous étions là, alignés contre le comptoir interminable : le capitaine, le second, les six chasseurs, les six timoniers et les cinq rameurs. De ces derniers, il ne restait plus que cinq : un d’entre nous avait été lancé par-dessus bord, un sac de charbon aux pieds, entre deux rafales de neige, dans une violente tempête au large du cap Jérimo. Nous restions dix-neuf et après sept mois de labeur commun dans l’ouragan et la bise, c’était peut-être la dernière fois que nous buvions ensemble, ou même que nous nous voyions. Nous le sentions, avec l’infaillible intuition des matelots.

Les dix-neuf burent la tournée du capitaine. Puis le second promena sur nous des yeux éloquents et fit renouveler les consommations. Nous aimions autant le second que le patron. Pouvions-nous décemment boire avec l’un et pas avec l’autre ?

Pète Holt, mon chasseur à moi qui devait disparaître l’année suivante avec la Mary Thomas, perdue corps et biens, commanda une troisième tournée. L’heure passait, les boissons continuaient d’affluer sur le comptoir ; nous élevions la voix et les lubies commençaient à grouiller. Chacun des six chasseurs insista, au nom sacré de la camaraderie, pour que tous acceptent au moins de boire une fois avec lui. Les six timoniers et les cinq rameurs tinrent des propos analogues. L’argent gonflait nos poches ; il valait bien celui des autres, après tout, et nous avions le cœur libre et généreux.

Dix-neuf tournées ! Que pouvait souhaiter de mieux John Barleycorn pour dominer des hommes ? Les nôtres étaient à point pour abandonner leurs projets ébauchés avec tant de zèle. Ils roulèrent hors du bar pour tomber dans la gueule des requins et des harpies, qui n’en devaient faire qu’une bouchée. En l’espace de deux jours à une semaine, leur argent fut liquidé. Après quoi, les hôteliers les balancèrent à bord des navires en partance pour l’étranger.

Victor, garçon bien découplé, parvint à entrer dans le service de sauvetage grâce à un heureux concours d’amis. Mais il ne vit jamais l’école de danse et ne publia pas son annonce pour demander une chambre dans une famille ouvrière.

John-le-Long n’entra pas davantage à l’école de navigation. Au bout de la première semaine il se retrouva débardeur d’occasion sur un vapeur fluvial.

John-le-Rouge et Axel n’expédièrent pas leurs salaires au pays natal. Ils furent éparpillés avec le reste à bord de voiliers partant vers les quatre coins du globe. Embauchés par l’intermédiaire des hôteliers, ils travaillaient pour rembourser les avances dont ils n’avaient jamais vu la couleur et l’argent qu’ils n’avaient pas dépensé.

Par bonheur j’avais une famille pour me recevoir. Je me rendis à Oakland en traversant la baie et, entre autres choses, j’entrevis de nouveau ia route de la mort. Nelson avait été abattu d’un coup de feu un jour qu’en état d’ivresse il résistait aux policiers. Son associé s’étant trouvé complice dans cette affaire, purgeait sa peine en prison. Whisky Bob était mort, lui aussi, de même que le vieux Cole, Smoudge et Bob Smith. Un autre Smith, celui qui sur l’Annie, portait ses revolvers à la ceinture, s’était noyé. On disait que Frank-le-Français, embusqué dans le cours supérieur du fleuve, n’osait descendre parce qu’il avait un crime sur la conscience.

D’autres portaient la livrée des prisons de San Quentin et de Faîsom. Le gros Alec, Roi des Grecs, que je connaissais depuis les jours de Bénicia et avec qui j’avais bu pendant des nuits entières, avait tué deux hommes et s’était enfui à l’étranger. Fitzsimmons, mon compagnon de la Patrouille de Pêche, avait été poignardé par-derrière. Le poumon perforé, il devint tuberculeux et traîna longtemps avant de s’éteindre.

Et ainsi de suite. La route de mort était bien fréquentée et toujours pleine de mouvement… D’après ce que je savais de tous ces personnages, John Barleycorn était responsable de leur mort, exception faite seulement pour Smith, de l’Annie,

18

J’étais complètement guéri de mon engouement pour le port d’Oakland. Je ne pouvais plus le voir, et l’existence qu’on y menait ne me disait plus rien : je n’avais plus envie d’y boire ni d’y flâner.

Je retournai à la bibliothèque gratuite et je dévorai des bouquins avec une plus grande compréhension.

Ma mère me fit observer que mes folies avaient assez duré, et qu’il était temps de choisir un emploi stable. Comme on avait besoin d’argent à la maison, je m’embauchai dans une fabrique de jute — pour travailler dix heures par jour à dix cents par heure.

Bien que je fusse devenu plus fort et plus habile, je n’étais pas mieux payé que plusieurs années auparavant à l’usine de conserves. Mais on m’avait promis de me donner un dollar vingt-cinq au bout de quelques mois.

Alors, pour ce qui concerne John Barleycorn, commença pour moi une période d’innocence. D’un bout du mois à l’autre, je ne savais plus ce que c’était de prendre un verre. À peine âgé de dix-huit ans, plein de santé et possédant des muscles endurcis par le travail mais indemnes, j’avais besoin, comme tout jeune animal, de diversions, de mouvement, de ce quelque chose que ne procurent ni les livres ni le travail mécanique.

Je m’aventurai à l’Y. M. C. À.[8] où je trouvai une vie saine et athlétique, mais trop juvénile. J’y venais trop tard. J’étais bien plus vieux que mon âge. Ayant frayé avec beaucoup d’hommes, je connaissais des choses mystérieuses et violentes. J’avais vécu une vie tout à fait opposée à celle des jeunes gens que je rencontrais à l’Y. M. C. À. Je parlais une autre langue, je possédais une philosophie plus sombre et plus terrible. Quand je fouille ces souvenirs je me rends compte que je n’ai jamais eu d’enfance.

Les garçons de l’Y. M. C. À. étaient trop jeunes et trop innocents pour moi. Je ne me serais pas arrêté à ce détail s’ils avaient pu me comprendre et me prêter leur aide intellectuelle. Mais j’avais tiré des livres plus de leçons qu’eux. La pauvreté de leur expérience physique et intellectuelle donnait un résultat si négatif qu’il contrebalançait leur austérité morale et leurs sports hygiéniques.

En un mot, je ne pouvais m’intéresser à de simples jeux d’écoliers. Cette vie d’enfants, propre et splendide, m’était refusée parce que depuis trop longtemps déjà John Barleycorn me tenait sous sa tutelle. J’étais trop avancé pour mon âge.

Et cependant, dans un avenir meilleur, lorsque l’alcool aura été éliminé de nos besoins et institutions, ce sont des associations comme l’Y. M. C. À., ou des sociétés encore plus utiles, plus sérieuses et plus viriles, qui recevront les hommes aujourd’hui habitués à se rencontrer dans les bars. Mais, pour l’instant, il s’agit de nous, et nous devons nous limiter à notre époque.

Je travaillais dix heures par jour à la fabrique de jute, au bruit assourdissant des machines. Je voulais vivre, manifester mes aptitudes ailleurs que devant un métier à dix cents l’heure. Cependant, j’en avais plein le dos, des bars, et je recherchais quelque chose de nouveau. Je grandissais. Je sentais se développer en moi des forces troublantes et des penchants insoupçonnés. À cet instant précis de ma vie, j’eus la chance de rencontrer Louis Shattuck, et nous devînmes tout de suite camarades.

Dépourvu du moindre vice, Louis Shattuck ne songeait qu’à s’amuser en diable, le plus innocemment du monde, tout en se persuadant à lui-même que la ville l’avait corrompu. Beau garçon, gracieux, il raffolait des filles, et cette passion l’absorbait complètement. Quant à moi, j’ignorais tout des femmes, car jusqu’alors j’avais été trop occupé à devenir un homme. Cette phase nouvelle de l’existence m’avait échappé.

La première fois que je le vis me dire au revoir, soulever son chapeau devant une jeune fille de sa connaissance, et s’éloigner avec elle sur le trottoir, je sentis naître en moi un mouvement de jalousie, et je ne pus lui cacher que j’aurais voulu en faire autant.

— Eh bien, c’est facile, dit Louis, procure-toi une petite amie.

Cependant, la chose était moins aisée qu’il ne semble. Au risque de m’écarter un peu de mon sujet, je vais vous le démontrer. Louis ne rencontrait pas les jeunes filles chez leurs parents, où il n’était jamais admis. À plus forte raison, complètement étranger à ce nouveau milieu, je me trouvais dans le même cas. Ni l’un ni l’autre n’avions les moyens de suivre des cours de danse, ou de fréquenter les bals publics, lieux propices, entre tous, à ce genre de rencontres.

Apprenti forgeron, Louis ne gagnait guère plus que moi. Nous vivions à la maison et y rapportions la plus grande partie de notre salaire. Avec le reliquat nous achetions nos cigarettes, et l’indispensable en vêtements et chaussures. Après ces dépenses il nous restait à chacun, comme argent de poche, une somme qui variait entre soixante-dix cents et un dollar par semaine. Nous en faisions une cagnotte, où nous puisions à part égales, et parfois l’un de nous empruntait le reste pour se lancer dans de plus somptueuses aventures féminines : par exemple, un voyage en tramway, aller et retour, jusqu’au parc Blair : ce qui représentait vingt cents, envolés comme ça, d’un seul coup ; deux glaces, trente cents ; des tamales[9] qu’on prenait dans des établissements spéciaux ; une portion, pour deux, revenait seulement à vingt cents.

Cette pénurie perpétuelle me laissait assez indifférent ; je conservais pour l’argent le même dédain qu’aux jours des pilleurs d’huîtres. Je n’avais pas la vanité d’en tirer une satisfaction personnelle, et ma philosophie, comblant le vide, me permettait de me retrouver au même point avec dix cents en moins, que lorsque je gaspillais des vingtaines de dollars en invitant tous les camarades et piliers de bars à trinquer avec moi.

Mais comment me procurer une petite amie ? Louis ne pouvait me conduire dans aucune famille où il m’aurait présenté. Je n’en connaissais point non plus. Il tenait, de plus, à garder pour lui le petit harem qu’il s’était constitué, et je ne devais pas m’attendre, décemment, à ce qu’il me passât l’une de ses femmes. Il leur persuada bien d’amener des compagnes, qui me semblèrent pâles et dénuées d’attraits, comparées aux morceaux de choix qu’il se réservait.

— Faudra faire comme moi, mon pauvre vieux, me dit-il enfin. J’ai dû les dégoter moi-même. Arrange-toi pour en dénicher de la même manière.

Il devint mon initiateur. Qu’on ne perde pas de vue notre situation précaire à tous deux. Nous accomplissions des prodiges pour payer notre pension et nous vêtir décemment. Nous nous retrouvions le soir, après notre travail, au coin de la rue, ou bien à une petite confiserie située dans une ruelle — le seul endroit que nous fréquentions. Là nous achetions des cigarettes et, parfois, pour un ou deux cents de sucre d’orge. (C’est exact : Louis et moi ne rougissions pas de sucer des bonbons — c’était tout ce que nous pouvions nous offrir. Ni l’un ni l’autre nous ne buvions et jamais nous ne pénétrions dans un bar.)

Revenons à la femme. D’une façon très rudimentaire, selon les conseils de Louis, je devais d’abord en choisir une, puis faire sa connaissance. De bonne heure, le soir, nous descendions dans les rues, et croisions des jeunes filles qui, comme nous, se promenaient par couples. Cela ne rate jamais : filles en promenade et garçons en balade, toujours jeunesse se regarde. (À ce jour encore, dans quelque ville, village ou hameau que je me trouve, bien que j’aie atteint l’âge mûr, j’observe avec des yeux expérimentés et séduits le petit manège innocent et aimable auquel ne manquent pas de se livrer les garçons et les filles sortis pour répondre à l’appel des soirées de printemps et d’été.)

Dans cette phase arcadienne de mon histoire, j’avais contre moi le gros inconvénient de revenir, endurci, d’un autre côté de la vie, et d’être timide à l’excès. Louis me remontait à chacune de mes défaillances. Néanmoins, je ne savais rien des femmes : ma précoce existence d’homme me les faisait considérer comme des êtres bizarres et merveilleux, mais le toupet et la jactance nécessaires me faisaient défaut à l’instant critique.

Alors Louis me montrait la manière de s’y prendre : il lui suffisait, pour remporter la victoire, d’un regard éloquent, d’un sourire, d’un peu d’aplomb, d’un coup de chapeau, d’une parole adroite, ou même d’hésitations, de petits ricanements, d’une nervosité contenue. De la tête il me faisait signe d’approcher afin de me présenter. Mais lorsque, garçons et filles, nous nous éloignions par couples, je remarquais que Louis avait invariablement choisi pour lui la plus jolie, me laissant le laideron.

Après des expériences trop nombreuses pour être contées, je fis quelques progrès, par la force des choses. Plusieurs jeunes filles consentirent enfin à sortir avec moi, le soir.

Je ne connus pas immédiatement l’amour, mais je poursuivais le jeu avec beaucoup d’intérêt et d’entrain. Jamais, à ce moment-là, la pensée de boire n’effleura mon cerveau. Certaines de nos aventures, à Louis et à moi, m’ont donné par la suite sérieusement à réfléchir lorsque j’établissais des généralisations sociologiques. Toutes, cependant, débordaient d’innocente jeunesse. J’en ai du moins dégagé un fait, biologique plutôt que sociologique : « Madame la colonelle » et « Judy Ô’Grady », la servante, sont sœurs à fleur de peau.

Avant peu, je devais apprendre ce que signifie l’amour d’une femme et en connaître tout le charme délicieux, toute la splendeur et les merveilles. J’appellerai celle-là Haydée. Elle avait entre quinze et seize ans. Sa petite robe atteignait le haut de ses bottines. Nous étions assis côte à côte à une réunion de l’Armée du Salut. Elle n’était pas du tout convaincue, pas plus, d’ailleurs, que sa tante, qui se tenait auprès d’elle ; toutes deux venaient de la campagne où, à cette époque, l’Armée du Salut n’existait pas encore, et elles étaient entrées dans la salle par pure curiosité, pour y passer une demi-heure.

Louis, tout près de moi, observait la jeune fille. Je crois sincèrement qu’il se contentait d’observer, parce que Haydée n’était pas son genre.

Durant cette inoubliable demi-heure, nous n’échangeâmes pas une parole. Cependant, tour à tour, chacun de nous risquait un coup d’œil, que l’autre esquivait avec une égale timidité, et à maintes reprises nos regards se croisèrent.

Elle avait un fin visage ovale, de beaux yeux bruns, un amour de petit nez, et la douceur de sa bouche se relevait d’un soupçon de pétulance. Elle portait un béret de laine écossais, et je n’avais jamais vu des cheveux bruns d’aussi jolie nuance. Cette unique aventure d’une demi-heure me convainquit à jamais de la réalité du coup de foudre.

Trop tôt, à mon gré, Haydée et sa tante quittèrent la salle. (Il est cependant légitime d’en faire autant à n’importe quelle réunion de l’Armée du Salut.) Après leur départ, ne trouvant plus aucun intérêt à la séance, j’attendis à peine les deux minutes de convenance pour filer avec Louis.

Comme nous passions au fond de la salle, une femme me fit des yeux un signe de reconnaissance, se leva et me suivit. Je n’entreprendrai pas de la dépeindre. Elle appartenait à mon espèce, et était une amie aux vieux jours du port d’Oakland. Lorsque Nelson fut tué d’un coup de feu, elle l’avait pris dans ses bras, et il y avait rendu l’âme. Elle me savait son camarade et voulait me conter ses derniers moments, que j’étais non moins empressé de connaître. En compagnie de cette femme, je franchis le gouffre qui, de mon ancienne vie sauvage et cruelle, séparait mon amour naissant pour une fille brune en béret.

Dès que j’eus entendu son histoire, je retournai en hâte près de Louis, craignant déjà d’avoir perdu mon premier amour après le premier coup d’œil. Mais je pouvais me fier à Louis. Chaque jour Haydée passait devant l’atelier de forgeron où il travaillait, en allant et revenant de l’école Lafayette. De plus, il l’avait vue parfois en compagnie de Ruth, une autre écolière, dont Nita, notre vendeuse de sucres d’orge, était l’amie. Il nous fallait donc aller voir Nita et la décider à confier un mot à Ruth, qui le transmettrait à Haydée. Si l’affaire s’arrangeait, je n’avais plus qu’à écrire mon billet.

C’est ce qui arriva. Pendant des rencontres dérobées ‘d’une demi-heure, je connus toute la douce folie d’un amour entre enfants. Ce n’est certainement pas la passion la plus forte du monde, mais je puis affirmer que c’en est la plus suave. Oh, quand j’y pense avec des années de recul ! Jamais gamine n’eut un amoureux plus innocent que moi, si déluré, cependant, et si violent pour son âge. J’ignorais tout de la femme. Moi qu’on avait surnommé « Prince des Pilleurs d’huîtres », qui pouvais faire, partout au monde, figure d’homme parmi des hommes, capable de manœuvrer des voiliers, de demeurer dans la mâture en pleine nuit et dans la tempête, ou d’entrer dans les pires bouges d’un port pour jouer mon rôle dans les bagarres ou inviter tout le monde au comptoir, je ne savais que dire ou que faire avec ce frêle brin de femme, dont la robe arrivait juste au-dessus des bottines, et qui était aussi profondément ignorante de la vie que moi — malgré ma ferme conviction d’en connaître tous les secrets.

Je me vois encore assis avec elle, sur un banc, à la clarté des étoiles. Trente centimètres au moins nous séparaient. Nous étions à peine tournés l’un vers l’autre, nos coudes rapprochés sur le dossier du banc ; une ou deux fois, ils se frôlèrent. Mon bonheur ne connaissait plus de bornes. J’employais pour lui parler les termes les plus doux et les plus choisis, afin de ne pas offenser ses oreilles chastes, je me creusais les méninges pour savoir l’attitude qu’il convenait de prendre. À quoi pouvaient bien s’attendre des jeunes filles assises sur un banc auprès d’un garçon qui s’efforce de découvrir ce qu’est l’amour ? Que voulait-elle de moi, cette Haydée ? Devais-je l’embrasser ? Essayer ? Si elle comptait sur mes avances, que penserait-elle en me voyant impassible ?

Oh, elle était plus rouée que moi —je le sais à présent — cette fille innocente à la jupe courte. Elle avait toujours connu des garçons, et m’encourageait comme toutes les vierges le font. Elle avait retiré ses gants, qu’elle tenait dans une main. Je me souviens comment, en manière de reproche et pour se moquer d’une parole que j’avais dite, elle me donna, avec une certaine hardiesse, un léger coup de ses gants sur la bouche. J’eus l’impression de défaillir de joie. C’était la chose la plus prodigieuse qui me fut advenue jusqu’alors. Je respire encore le parfum subtil qui imprégnait ces gants.

Puis je retombai en proie au doute et à la crainte. Devrais-je emprisonner dans la mienne cette petite main aux gants parfumés ? Oserais-je embrasser Haydée brusquement, ou valait-il mieux lui glisser d’abord un bras autour de la taille ? Me permettrais-je seulement de me rapprocher d’elle ?

Eh bien, je n’osai pas. Je ne fis rien du tout. Je me contentai de rester à la même place et de l’aimer de toute mon âme. Au moment des adieux, ce soir-là, je ne l’avais pas encore embrassée. Mais je garde toujours présent à la mémoire mon premier baiser, un autre soir au moment de nous séparer, instant mémorable où je rassemblai tout mon courage pour oser enfin.

Nous n’avons pas réussi à nous rencontrer subrepticement et à nous embrasser plus d’une douzaine de fois — comme le font les adolescents — baisers rapides, innocents et magiques. Nous ne sommes jamais allés nulle part, même pas à une matinée.

Une fois pourtant nous avons partagé pour cinq cents de sucre d’orge. Néanmoins, je me suis toujours plu à croire qu’elle m’aimait. Moi je l’adorais. Pendant plus d’un an je n’ai fait que rêver d’elle, et son souvenir m’est toujours cher.

19

En compagnie de gens qui ne buvaient pas, jamais je ne songeais à l’alcool. Louis était de ceux-là. Ni l’un ni l’autre n’en avions les moyens, mais nous n’en éprouvions pas non plus le moindre désir. Nous étions sains et normaux. Si nous avions été alcooliques, nous nous serions arrangés, avec ou sans argent, pour satisfaire notre passion.

Chaque soir, notre tâche terminée, nous nous débarbouillions, nous changions de vêtements, et après dîner nous nous rencontrions au coin de la rue à la petite confiserie. Mais aux chaleurs d’automne avaient succédé les nuits glaciales ou humides, et il ne faisait guère bon se réunir dehors.

La confiserie n’était pas chauffée. Nita, ou la personne qui servait au comptoir, attendait les clients dans l’arrière-boutique où ronflait un poêle, mais nous n’y étions pas admis, et dans le magasin on gelait comme en plein air.

Louis et moi examinâmes la situation. Il ne restait qu’une solution : le bar, où les hommes s’assemblent et trinquent avec John Barleycorn.

Je me souviens du soir où Louis et moi partîmes en quête d’un abri. Il faisait un vent humide et, sans pardessus — faute d’argent pour en acheter — nous grelottions sous nos vestes.

Les bars sont toujours chauffés et confortables. Ce n’était pas pour boire que nous y allions ; mais nous savions pertinemment qu’un bar n’est pas une institution charitable ni un endroit où l’on puisse s’attarder à son gré sans commander, de temps à autre, quelques verres au comptoir.

L’argent n’encombrait pas nos poches. Nous ne tenions nullement à le gaspiller, il était précieux pour voyager en tramway avec nos amies. Quand nous étions tous les deux seuls, nous préférions aller à pied.

Nous entrâmes donc dans le café avec la ferme intention d’en avoir pour notre argent. Nous demandâmes un jeu de cartes et, assis à une table, nous jouâmes pendant une heure à l’enchère. Louis paya une tournée, moi une autre, de la bière — c’est ce qu’il y avait de moins cher — à dix cents pour deux. Ah, nous n’étions pas prodigues ! Comme nous la faisions durer, cette bière !

Nous observâmes les clients qui entraient. C’étaient des ouvriers d’âge moyen ou des vieux, des Allemands pour la plupart, qui paraissaient se connaître depuis longtemps et se réunissaient par petits groupes

Ce café ne faisait pas notre affaire. En sortant, nous regrettions amèrement d’avoir gaspillé une soirée et vingt cents pour de la bière que nous ne désirions pas.

Pendant plusieurs soirs, nous essayâmes divers établissements et enfin nos pas nous conduisirent au National, un bar qui se trouvait au coin de la 10e Rue et de la rue Franklin. Là, nous nous sentions mieux dans notre élément. Louis rencontra un ou deux types qu’il connaissait, moi, certains camarades d’école du temps où nous portions encore des culottes courtes. Nous causâmes d’autrefois. Qu’était devenu celui-ci ? puis celui-là ? tout en consommant, cela va sans dire. Ils nous invitèrent les premiers ; suivant l’étiquette du buveur, il nous fallut rendre leur politesse. Cela nous faisait mal au cœur, car la tournée coûtait de quarante à cinquante cents.

Au moment du départ, nous voyions la vie en rosé, mais en même temps nous étions complètement fauchés. Tout notre argent de poche pour la semaine avait fondu. Nous tombâmes d’accord : c’était pour nous la taverne rêvée, mais il fallait être plus prudents à l’avenir dans nos dépenses.

Nous dûmes nous en tenir là jusqu’à la fin de la semaine. Comme il ne nous restait même pas de quoi payer nos places en tramway, nous fûmes obligés de manquer un rendez-vous avec deux jeunes filles du quartier Ouest d’Oakland, que nous tentions de séduire. Elles devaient nous rencontrer le lendemain soir dans le quartier chic de la ville, et nous ne possédions pas l’argent nécessaire pour les ramener chez elles. Comme bien d’autres en proie aux difficultés financières, nous disparûmes du gai tourbillon pendant un certain temps, jusqu’au samedi soir, jour de la paie. Louis et moi nous nous retrouvions dans une pension à chevaux et là, boutonnés jusqu’au col et claquant des dents, nous jouions à l’enchère et au casino en attendant la fin de notre exil.

Nous retournâmes ensuite au Bar National, où nous dépensions le strict nécessaire pour payer notre confort et notre chauffage. Parfois il nous arrivait des catastrophes, comme par exemple ce soir où l’un de nous dut payer deux tournées de suite après une partie de San-Pedro à cinq joueurs. L’enjeu variait entre vingt-cinq et quatre-vingt cents, suivant le nombre des joueurs, qui commandaient des verres à dix cents. Mais nous avions la ressource d’échapper temporairement aux effets désastreux de notre déveine en demandant du crédit au patron. C’était reculer pour mieux sauter, et cela nous entraînait, en fin de compte, à une plus forte dépense que si nous avions payé comptant.

Lorsque je quittai brusquement Oakland, au printemps suivant, pour me lancer sur la route des aventures, je me rappelle que je devais à ce tenancier-là un dollar soixante-dix. Longtemps après, à mon retour, il était parti. Je lui dois toujours cette somme, et s’il lui arrive de lire ces lignes, je désire qu’il sache que je la tiens toujours à sa disposition.

J’ai raconté cette histoire du Bar National pour bien montrer encore une fois comment on est tenté, persuadé ou forcé de recourir à John Barleycorn dans la société telle qu’elle est organisée aujourd’hui, avec ses cafés à tous les coins de rues.

Louis et moi étions deux jeunes gaillards pleins de santé, qui ne désirions pas boire et n’en avions point les moyens. Et pourtant, nous étions poussés par les circonstances, par le temps pluvieux et froid, à chercher refuge dans un bar où il nous fallait dépenser en boisson une partie de notre pitoyable gain.

Des lecteurs critiques diront que nous aurions dû fréquenter l’Y. M. C. À., les cours du soir, ou encore les cercles et patronages pour jeunes gens. Notre seule réponse est que nous n’y allâmes pas. Voilà le fait irréfragable : nous n’y allâmes pas ! Et aujourd’hui encore, à ce moment même, il existe des centaines de milliers de jeunes garçons comme Louis et moi qui agissent de même avec John Barleycorn ; tranquillement installés au chaud, ils répondent à ses cordiales invites, passent leurs bras sous le sien, et prêtent l’oreille à ses propos mielleux.

20

La fabrique de jute n’ayant pas tenu sa promesse de porter mon salaire à un dollar vingt-cinq par jour, moi, jeune Américain né libre, dont les aïeux avaient pris part à toutes les guerres depuis celle qui précéda la révolte des Indiens, j’usai de mon droit souverain de libre contrat en lâchant mon emploi.

Toujours résolu à me fixer quelque part, je regardai autour de moi. Un fait me crevait les yeux : le travail de manœuvre ne rapportait pas. Il fallait apprendre un métier, et je choisis celui d’électricien. On réclamait de plus en plus de ces spécialistes. Mais comment devenir électricien ? Je ne possédais pas les moyens de fréquenter une école technique ou une université, et au demeurant je ne prisais pas beaucoup ces institutions. J’étais un garçon pratique dans un monde pratique.

D’ailleurs je croyais dur comme fer aux vieilles légendes qui, à mon époque, avaient encore cours auprès des jeunes Américains.

Par exemple, un simple terrassier avait en lui-même la possibilité de devenir président des États-Unis. N’importe quel jeune employé pouvait à force d’épargne, d’énergie et de tempérance, se mettre au courant de l’affaire, monter de grade en grade et un beau jour participer aux bénéfices, après quoi il n’avait plus qu’un pas à franchir pour être nommé principal associé. Fréquemment aussi — suivant cette légende — le jeune homme qui se faisait remarquer par son sérieux et son application au travail épousait la fille de son employeur. Mes succès féminins m’avaient inculqué une telle foi en moi-même que je ne doutais pas un instant de voir le jour où le patron m’offrirait sa fille. C’était d’après la légende le sort réservé à tous les enfants sages atteignant l’âge du mariage.

Je dis donc adieu pour toujours aux routes de l’aventure, et je me rendis à la centrale électrique d’une de nos compagnies de tramways d’Oakland. Je fus introduit auprès de l’administrateur lui-même, dans un bureau privé si élégant que j’en restai abasourdi. Néanmoins je lui parlai franc : je désirais devenir ouvrier électricien, je ne redoutais pas la rude besogne, à laquelle j’étais d’ailleurs habitué. Il n’avait qu’à me regarder pour juger de ma force. J’ajoutai que je voulais commencer au dernier échelon, puis m’élever par mon travail, et que le but de ma vie serait de me consacrer uniquement à l’emploi qu’on voudrait bien me confier.

En m’écoutant, l’administrateur s’épanouissait dans un large sourire.

Il me répondit que je possédais toutes les qualités requises pour réussir dans la vie, et que lui-même, quand il rencontrait de jeunes Américains ambitieux, ne demandait pas mieux que de leur mettre le pied à l’étrier. Comment donc ? Mais les patrons étaient toujours en quête de débutants de mon espèce, et cette espèce était malheureusement trop rare. Mon désir d’arriver était beau et digne d’éloges et il verrait à me donner chez lui une occasion de faire mon chemin. (Je buvais ses paroles, le cœur battant d’espoir, et je me demandais si c’était la fille de cet homme que j’épouserais plus tard.)

— Avant de pouvoir conduire une voiture et d’apprendre les détails et complexités de la profession, — dit-il, — vous devrez naturellement travailler au dépôt du matériel avec les hommes qui installent et réparent les moteurs. (J’étais sûr maintenant que ce serait sa fille, et je me demandais combien le bonhomme pouvait posséder d’actions dans la Compagnie.)

« … Mais, continua-t-il, vous vous en rendez bien compte, il ne faut pas vous attendre à débuter tout de suite comme aide-électricien à la réparation des moteurs. Ça viendra plus tard, quand vous serez à la hauteur de cette tâche. En attendant, vous commencerez par le commencement. On vous occupera d’abord à balayer le garage, laver les fenêtres, et autres nettoyages. Aussitôt que vous aurez montré vos aptitudes à ce travail, vous pourrez songer à devenir aide-mécanicien. »

Je ne saisissais pas très bien quel rapport existait entre le balayage ou le grattage d’un atelier et l’apprentissage d’électricien. Mais j’avais lu dans les livres que tous les jeunes garçons débutent pas les besognes les plus humbles et, grâce à une bonne conduite, finissent par devenir propriétaires de toute l’entreprise.

— Quand me rendrai-je à mon travail ? demandai-je, impatient de me lancer dans cette éblouissante carrière.

— Mais… répondit l’administrateur, puisque nous sommes d’accord qu’il faut partir d’en bas, vous n’avez pas les capacités voulues pour entrer tout de suite à la réparation des moteurs. Il sera d’abord indispensable de passer par la chambre des machines, comme graisseur.

Mon cœur défaillit quelque peu. Je vis, pendant un instant, le chemin s’allonger entre sa fille et moi. Puis je me ressaisis. Après tout, je ferais un meilleur électricien en apprenant à connaître les machines. En ma qualité de graisseur, peu de choses m’échapperaient sur les propriétés de la vapeur, j’en étais sûr. Bonté divine ! Ma carrière m’éblouissait plus que jamais.

— Quand dois-je commencer ? demandai-je d’une voix pleine de gratitude.

— Mais… attendez. Ne comptez pas entrer de but en blanc à la salle des machines. Une préparation est nécessaire et, cela va de soi, à la chambre de chauffe. Allons, vous comprenez les choses, je le vois. Remarquez en outre que la simple manipulation du charbon constitue en soi un problème scientifique qui n’est pas à dédaigner. Savez-vous que chaque livre de charbon est pesée avant d’être brûlée ? Nous connaissons ainsi la valeur de notre combustible. Nous calculons à un penny près le prix de revient de chaque pelletée, ce qui nous permet de découvrir, sans erreur possible, nos chauffeurs qui, par stupidité ou négligence, font rapporter le minimum de rendement au charbon qu’ils emploient…

L’administrateur se reprit à sourire.

— … Vous voyez quelle importance il faut attribuer à cette affaire de charbon, si négligeable en apparence. En sorte que plus vous apprendrez votre métier, plus vite vous deviendrez compétent — et précieux, pour vous-même et pour nous. Bon, quand voulez-vous commencer ?

— Quand il vous plaira, répondis-je bravement. Le plus tôt sera le mieux.

— Parfait. Venez demain à sept heures.

Quelqu’un vint me prendre pour me montrer la tâche que j’avais à remplir. J’appris également les conditions de mon nouvel emploi : journée de dix heures, y compris dimanches et fêtes, et un jour de congé par mois. Le tout pour un salaire de trente dollars. Cela ne m’emballait pas. Quelques années auparavant, je recevais un dollar par journée de dix heures. Je m’en consolai en songeant que ma valeur de rendement n’avait pas augmenté avec mon âge, parce que j’étais resté un simple manœuvre. Mais à présent les choses allaient changer d’aspect ! Je travaillais pour acquérir de l’habileté, apprendre un état, pour embrasser une carrière, gagner une fortune et… la fille du directeur.

Je débutais de la vraie manière : par le commencement. Voici en quoi consistaient mes fonctions : je passais du charbon aux chauffeurs, qui le jetaient dans les fours ; son énergie se transformait en vapeur, puis en électricité dans la salle des machines où travaillaient les électriciens. À n’en pas douter, je n’aurais pu débuter plus bas, à moins que le directeur ne se soit avisé de m’envoyer dans les mines afin de me faire saisir plus profondément la genèse de l’électricité qui fait marcher les tramways.

Vous parlez de travail ! Moi qui avais travaillé avec des hommes, je découvris que je n’en connaissais pas le premier mot ! Dix heures par jour ! Je devais passer le charbon aux équipes de jour et de nuit ; je trimais même pendant l’heure du déjeuner, pourtant je ne finissais jamais avant huit heures du soir. Je restais à ma tâche des douze et treize heures par jour, sans recevoir la moindre rémunération supplémentaire, comme autrefois dans la fabrique de conserves.

Autant dévoiler le secret dès maintenant. Je remplaçais deux hommes. Avant moi, un robuste manœuvre faisait le travail de jour et était relayé par son camarade, aussi vigoureux que lui. Chacun recevait quarante dollars par mois. L’administration, sans cesse à l’affût d’économies, m’avait poussé par ses promesses à accepter ce poste pour trente dollars par mois. Et je croyais qu’il voulait faire de moi un électricien ! En réalité, il diminuait de cinquante dollars les frais généraux de la société.

Mais j’ignorais que je prenais la place de deux travailleurs. Personne ne me l’avait dit. L’administrateur, très roublard, avait recommandé à tout le monde ne pas m’en souffler mot.

Avec quelle ardeur je me mis à l’ouvrage, le premier jour ! Sans le moindre répit je remplissais de charbon la brouette en fer que j’amenais sur la balance pour la peser, puis, toujours courant, je la roulais jusqu’à la chambre des machines, où je renversais ma charge sur les grilles, devant les foyers.

Du travail ! Mais j’en accomplissais plus que les deux hommes à la fois. Ils se contentaient, eux, de transporter le charbon et de le décharger sur les grilles. Non seulement j’approvisionnais l’équipe de jour, mais il me fallait encore empiler le charbon pour la nuit contre le mur de la salle des machines. Or cette pièce, prévue pour la réserve d’une nuit, était étroite, et comme le tas montait sans cesse, je devais l’étayer avec des planches épaisses. Lorsqu’il atteignait le plafond, je manipulais une deuxième fois le combustible en le nivelant à coups de pelle.

Je ruisselais de sueur, mais je continuais à la même allure, malgré l’épuisement que je sentais venir. À dix heures du matin, j’avais consommé une telle somme d’énergie que la faim s’empara de moi ; je retirai de ma gamelle un épais sandwich au beurre, tout souillé de charbon, que je dévorai, les genoux tremblant sous moi. Petit à petit, à onze heures tout mon déjeuner était liquidé. Qu’importait ? Cela me permit de travailler encore pendant l’heure du repas — et tout l’après-midi, sans m’arrêter. La nuit venue, je continuai sous la lumière électrique jusqu’au départ du chauffeur de jour, que son camarade de nuit venait remplacer. Seulement alors, je quittai le chantier.

À huit heures et demie du soir, affamé, chancelant, je me débarbouillai, changeai d’habits, et je me traînai jusqu’au tramway. J’habitais à 5 kilomètres de là. Sur ma carte de transports gratuits, il était stipulé que je devais offrir ma place à tout voyageur payant qui resterait debout. En m’écroulant, ce premier soir, sur un strapontin de la plate-forme, j’implorai le Ciel que personne ne vienne me faire lever. Mais la voiture se remplissait. À mi-chemin, une femme monta, et il ne restait plus de place assise. J’essayai de me lever, mais, à ma stupéfaction, je demeurai cloué sur mon siège. Le vent froid qui soufflait sur moi m’avait engourdi les membres. Il me fallut, pendant le reste du trajet, dérouiller mes jointures et mes muscles pour pouvoir me tenir debout. Quand le tramway s’arrêta au coin de ma rue, je faillis m’étaler par terre en descendant.

Je clopinai jusque chez moi, à deux cents mètres de là, et j’entrai dans la cuisine. Pendant que ma mère préparait le repas, je me jetai sur le pain et le beurre ; mais, avant d’avoir calmé ma faim — avant même que le repas fût prêt —, je tombai dans un profond sommeil. En vain ma mère me secoua pour me réveiller. Avec l’aide de mon père elle réussit à m’amener dans ma chambre, où je m’effondrai, mort de sommeil, sur le lit. Mes parents me déshabillèrent et me couchèrent. Au matin, je dus subir la torture du réveil. J’avais le corps endolori et, pour comble de malheur, les poignets enflés. Mais je rattrapai mon dîner de la veille en avalant un formidable déjeuner, et quand je courus, en boitant, pour attraper le tramway, j’emportais avec moi un repas deux fois plus copieux que la veille.

Vous parlez de travail ! Que n’importe quel gosse de dix-huit ans à peine essaie de faire la pige à deux robustes manœuvres !

Du travail ! Bien avant midi j’avais dévoré, jusqu’à la dernière miette, mon énorme déjeuner. Mais je tenais à montrer ce que peut accomplir un jeune gaillard résolu à s’élever dans la vie. Le pis est que mes poignets continuaient à enfler et à me refuser leurs services. Ceux qui ont subi le supplice de marcher avec une entorse imagineront facilement la douleur que j’éprouvais à pelleter du charbon et à pousser une brouette pleine jusqu’aux bords, avec des poignets en pareil état.

Du travail ! Plus d’une fois je m’affalai sur le charbon, à l’abri des regards et je criai de rage, de mortification et de désespoir.

Cette seconde journée fut la plus terrible. Après treize heures de travail, si je fus à même de rentrer ce qui restait du charbon pour la nuit, ce fut grâce au chauffeur de jour, qui entoura mes poignets de larges bandes de cuir, et les boucla si serrées qu’ils me faisaient l’effet d’être dans du plâtre car ils avaient juste un peu de jeu.

Ces bandes supportaient en partie les tensions et pressions que mes poignets avaient endurées jusqu’alors, et ne laissaient aucune place à l’inflammation pour se développer.

Voilà comment je continuai mon apprentissage d’électricien. Soir après soir je rentrais chez moi en boitant, je tombais de sommeil avant de dîner, on me dévêtait et me portait au lit. Chaque matin, je repartais au travail avec un déjeuner de plus en plus énorme dans ma gamelle.

Je ne lisais plus mes livres de la bibliothèque gratuite. Je n’avais plus de rendez-vous avec les jeunes filles. Je n’étais plus qu’une bête de somme : je travaillais, je mangeais et dormais, l’esprit profondément inerte. Tout cela ressemblait à un cauchemar. Longtemps à l’avance, j’attendais mon jour de congé mensuel, pour pouvoir me coucher toute la journée, dormir et me reposer enfin.

Chose curieuse ! Pendant cette pénible expérience, je ne pensai pas à prendre un verre. Je savais pourtant que les nommes, obligés de fournir de rudes travaux, buvaient presque toujours. Moi-même, dans le passé, je les avais imités. Mais j’étais si peu alcoolique de nature que, je le répète, l’idée ne me venait pas que la boisson ait pu me soulager. Je cite cet exemple pour prouver combien mon tempérament était peu prédisposé à l’alcool, et pour mettre en relief que, plus tard seulement, après bien des années, mon contact avec John Barleycorn fit naître en moi le besoin irrésistible de boire.

Le chauffeur de jour me fixait souvent d’un drôle d’œil. Un jour enfin il se décida à parler, non sans m’avoir fait jurer de garder le secret. Le directeur lui avait enjoint de ne rien me dire, et il risquait sa place en me prévenant.

Il me raconta l’histoire des deux manœuvres de nuit et de jour, et j’appris le salaire qu’ils recevaient. J’accomplissais, pour trente dollars par mois, la besogne pour laquelle ils recevaient à eux deux quatre-vingt dollars.

Le chauffeur m’aurait confié cela plus tôt, me dit-il, s’il n’avait pas été sûr que, incapable de résister, je quitterais le chantier. Le fait est que je me crevais à la tâche, sans utilité aucune. J’avilissais tout bonnement le prix de la main-d’œuvre, ajouta-t’il, et je mettais deux hommes sur le pavé.

J’étais un jeune Américain — fier, avec ça — ; aussi je ne voulus pas capituler tout de suite. Raisonnement absurde, je l’avoue. Néanmoins, je voulus continuer ce métier d’esclave pour démontrer au directeur que je ne flancherais pas. Je réclamerais mon compte, et il ne tarderait pas à regretter le brave garçon qu’il avait perdu par sa faute.

Je mis donc ce plan ridicule à exécution. Je continuai mon travail jusqu’au moment où je parvins, à six heures, à jeter la dernière pelletée du charbon de nuit. Alors, je plantai là cet apprentissage d’électricien où l’on exigeait de moi le travail de deux hommes, pour un salaire de gosse. Je rentrai chez moi, me jetai sur le lit et dormis pendant un tour d’horloge.

Heureusement j’avais su partir à temps pour que ma santé n’en souffrît pas. Il me fallut, pourtant, porter des bandelettes de cuir autour des poignets pendant une année.

Mais cette débauche de travail manuel suffit pour m’en inspirer à jamais le dégoût. Je ne voulais plus rien savoir. À la pensée de recommencer, je me révoltais. Que m’importait d’avoir une situation stable ? Au diable l’apprentissage ! Il valait cent fois mieux vagabonder et folâtrer à travers le monde, comme je l’avais fait jusqu’alors.

Je repris donc une fois de plus la route de l’aventure et commençai par brûler le dur sur les voies ferrées qui conduisaient vers l’est du pays.

21

Seulement voilà ! À peine engagé sur la route des nomades, je me retrouvai face à face avec John Barleycorn. J’avançais à travers une foule d’inconnus : mais une simple tournée vous faisait lier connaissance et ouvrait la voie aux aventures, On avait le choix : entrer dans un bar plein de citadins en liesse, ou marcher en compagnie d’un joyeux cheminot, bien éméché, les poches garnies de flacons d’alcool, ou se joindre à une bande de trimardeurs. Partout on trouvait à boire, même dans un État frappé de prohibition, tel que celui d’Iowa, en 1894, ce jour où je remontais en flânant la rue principale de Des Moines, ville où je fus invité plusieurs fois à entrer dans différents débits clandestins, je me rappelle avoir bu chez des coiffeurs, des plombiers et dans des magasins d’ameublement.

John Barleycorn était toujours là. Même un vagabond, en ces jours heureux, pouvait se soûler presque tout le temps. Je me souviens encore de magnifiques orgies individuelles à l’intérieur de la prison de Buffalo, et comment, après notre libération, nous déambulâmes dans la grande rue en mendiant des gros sous qui nous servirent à nous payer une nouvelle cuite.

Je n’éprouvais aucun penchant spécial pour l’alcool, mais quand je me trouvais en compagnie de buveurs, je les imitais. Je préférais cheminer ou lézarder avec les hommes les plus

vivants et les plus fins, et c’est justement ceux-là qui buvaient le plus. Je rencontrais en eux plus de camaraderie, de courage et de personnalité.

Peut-être est-ce par un excès de tempérament qu’ils cherchaient à oublier les platitudes et les banalités de l’existence dans les certitudes chimériques de John Barleycorn ? Quoi qu’il en soit, les hommes que je préférais, dont je recherchais la société, je les trouvais invariablement auprès de John Barleycorn.

Au cours de mes vagabondages à travers les États-Unis, il me fut donné de comprendre la vie sous un nouvel aspect. En tant que nomade, j’étais relégué dans les coulisses de la société, parfois même dans ses dessous les plus profonds. De là, je pouvais observer le fonctionnement de son mécanisme. En voyant tourner les roues de la machine sociale, j’appris que la dignité du travail manuel ne ressemblait en rien à celle que m’avaient dépeinte les professeurs, les prédicateurs et les politiciens. Les hommes sans métier n’étaient que du bétail désemparé. Le spécialiste, pour vivre de son travail, était tenu d’appartenir à un syndicat. Le syndicat ouvrier devait mener grand bruit et menacer les syndicats patronaux pour obtenir d’eux un relèvement des salaires ou une diminution des heures de travail. Ceux-ci, à leur tour, en faisaient autant lorsqu’il s’agissait de réprimer un mouvement du prolétariat. En tout cela, je n’apercevais pas la moindre dignité. Et quand un travailleur devenait vieux ou était victime d’un accident, on le jetait au rancart, tout comme une machine hors d’usage. Combien ai-je vu de spectacles qui démentaient carrément cette théorie de la vie ennoblie par le travail !

Ma nouvelle conclusion fut que le travail manuel manquait de dignité et ne rapportait rien. J’envoyai promener les métiers et les filles de directeurs. Défier la loi, il n’y fallait pas songer non plus ; cela serait pour moi presque aussi désastreux que de rester manœuvre. C’est le cerveau qui paie, et non les muscles : je résolus de ne jamais plus les offrir sur le marché. Je vendrais du cerveau, rien que du cerveau !

Je retournai en Californie avec la ferme intention de cultiver mon intelligence ; il me fallait pour cela une éducation scolaire. Bien des années auparavant, j’avais fréquenté l’école primaire d’Oakland ; j’entrai alors à l’école secondaire. Pour régler les frais, j’acceptai le poste de concierge. Ma sœur m’aidait un peu, et je ne répugnait nullement, quand j’avais une demi-journée de congé, à tondre les gazons, à enlever et à battre les tapis. Je travaillais de mes mains pour fuir le labeur manuel, et je m’attelais à la tâche avec la pleine conscience de ce paradoxe.

Je laissai derrière moi l’amour des filles et l’amitié des garçons, Haydée et Louis Shattuck, ainsi que les balades du soir. Je n’avais plus le temps d’y songer. Je suivis les conférences contradictoires à la Société Henry Clay, je fus reçu chez quelques-uns des membres, où je rencontrais de beaux brins de filles dont les jupes effleuraient le sol. Je m’attardai dans des petites sociétés intimes où nous discutions poésie, art et rhétorique. Je fréquentai la section socialiste où nous étudiions, pour les exposer en public, l’économie politique, la philosophie et la politique. Je me servais, pour sortir mes livres de la bibliothèque gratuite, d’une demi-douzaine de cartes de membres, ce qui me permettait d’absorber une somme considérable de connaissances supplémentaires.

Pendant dix-huit longs mois, je m’abstins complètement de boire. Je n’en avais ni les loisirs ni l’envie. Entre mes fonctions de portier et mes études, je ne perdais pas un moment, sauf les rares instants où je m’adonnais au jeu innocent des échecs. J’étais en train de découvrir un monde nouveau, et je l’explorais avec une telle passion que l’ancien monde de John Barleycorn ne m’offrait plus aucune tentation.

Et pourtant un beau jour j’allai voir Johnny Heinhold, au bar de la Dernière Chance, pour lui emprunter de l’argent. Je vais vous montrer ici même un nouvel aspect de John Barleycorn. Comme chacun le sait, les patrons de bistrots sont d’excellents garçons, beaucoup plus larges, en général, que les hommes d’affaires. J’avais un besoin urgent de dix dollars, et, désespéré, ne sachant plus à quelle porte frapper, je me rendis chez Johnny Heinhold.

Depuis plusieurs années déjà je ne fréquentais plus son établissement, et je n’avais pas dépensé un cent au comptoir. Lorsque je lui demandai les dix dollars, je ne pris pas même une consommation. Il m’avança cette somme sans exiger de garantie ni d’intérêts.

Plus d’une fois, au cours de cette lutte temporaire à la conquête de l’instruction, je retournai chez Johnny Heinhold pour lui emprunter de l’argent. Quand j’entrai à l’Université, je le tapai de quarante dollars aux mêmes conditions.

Et cependant — voici le point capital, la coutume, l’article de loi, — quand sont venus pour moi les jours prospères, après bien des années, j’ai fait souvent un long détour pour dépenser sur le comptoir de la Dernière Chance l’intérêt différé de mes emprunts. Non que Johnny m’eût jamais demandé pareille chose, ni même qu’il s’y fût attendu. J’agissais ainsi en vertu du code que j’avais appris, entre autres particularités, de John Barleycorn.

Quand un homme, arrivé à bout de ressources, ne sait plus à quel saint se vouer, qu’il ne lui reste plus la moindre garantie pour attendrir l’usurier au cœur de pierre, il peut s’adresser à quelque tenancier connu de lui. La reconnaissance étant une qualité essentiellement humaine » dès que l’obligé se trouvera renfloué, soyez sûr qu’une bonne partie de son argent sera dépensée au comptoir de son bienfaiteur.

Je me rappelle les premiers temps de ma carrière d’écrivain, alors que me parvenaient avec une irrégularité tragique les sommes minimes envoyées par les revues. À cette époque-là je me débattais pour soutenir une famille toujours croissante, composée d’une femme, d’enfants, de ma mère, de mon neveu et de Mammy Jennie, avec son vieil époux, tombés dans la misère. Quand j’avais besoin d’argent, je ne pouvais frapper qu’à deux portes : celle d’un coiffeur ou d’un bistrot. Le coiffeur exigeait cinq pour cent par mois, payables d’avance. C’est-à-dire que si je lui empruntais cent dollars, il m’en remettait quatre-vingt-quinze. Les autres cinq dollars, il les retenait comme intérêts pour le premier mois. Le second mois je lui versais cinq nouveaux dollars, et je continuais de la sorte en attendant un coup de chance avec les éditeurs qui me permettait de liquider ma dette.

Le bar était l’autre endroit où je pouvais m’adresser en cas de détresse. Ce patron, je le connaissais de vue depuis deux ans. Je n’avais jamais consommé chez lui, et lorsqu’il m’arrivait de recourir à ses services, je ne dépensais pas un cent. Pourtant, il ne me refusa jamais de l’argent. Malheureusement il quitta notre ville avant que je n’atteigne la prospérité. Aujourd’hui encore, je regrette qu’il ne soit plus là. Ces sentiments me sont dictés par le code que j’ai appris. La seule chose à faire, et que j’exécuterais à l’instant même si je savais où habite cet homme, serait d’entrer de temps à autre dans son bar pour dépenser quelques dollars au comptoir, en reconnaissance des anciens services rendus.

Ce que je viens de dire a moins pour but d’exalter les mérites des patrons de bistrots que la puissance de John Barleycorn, et de montrer une fois de plus les voies innombrables qui vous amènent dans ses bras jusqu’à ce qu’enfin on ne puisse plus se passer de lui.

Mais je reprends le fil de mon histoire. Loin de la route aventureuse, plongé jusqu’au cou dans l’étude, j’étais occupé tout le jour et j’oubliais l’existence même de John Barleycorn. Personne ne buvait autour de moi. Mais si quelqu’un me l’eût proposé, à coup sûr j’aurais accepté l’invitation. Quoi qu’il en soit, dès que je disposais de loisirs je les passais à jouer aux échecs, à causer avec de jolies filles, elles-mêmes étudiantes, ou encore à monter à bicyclette quand j’avais la bonne aubaine de pouvoir retirer la mienne du clou.

J’insiste sur tous ces détails pour démontrer qu’il n’existait pas en moi la moindre trace de désir pour l’alcool, en dépit de mon long et rigoureux apprentissage avec John Barleycorn. Je revenais de l’autre côté de la vie pour jouir avec délices de cette simplicité arcadienne des jeunes étudiants et étudiantes. Je trouvais enfin la voie qui me conduisait au royaume de l’esprit, et je m’intoxiquais intellectuellement. (Hélas ! je devais l’apprendre un peu plus tard : l’ivresse intellectuelle, elle aussi, procure des lendemains amers.)

22

Les cours à l’école secondaire devaient durer trois ans. Je perdais patience et, de plus, les études me devenaient financièrement impossibles. À ce train-là, je ne pouvais aller bien loin : pourtant je désirais vivement entrer à l’Université d’État de Californie. Après une année d’école secondaire, j’essayai d’en sortir par les voies les plus courtes : j’empruntai de l’argent pour payer mon admission à la classe supérieure d’une boîte à bachot, où je serais mis en état de passer mes examens pour l’Université au bout de quatre mois. J’économiserais ainsi deux ans.

Avec quelle passion je me mis à la besogne ! Il me fallait avaler en quatre mois les programmes de deux années. Je bûchais de la sorte depuis cinq semaines, au point que j’avais la tête bourrée d’équations du second degré et de formules chimiques, lorsqu’un beau jour le directeur me prit à part, et, à regret, me confia qu’il se voyait contraint de me rembourser mon droit d’inscription et de me demander de quitter l’école. Il ne me reprochait pas ma nullité, loin de là ; mes études marchaient bien et, m’eût-il poussé jusqu’à l’Université, j’aurais été capable de passer mes examens avec honneur. Mais les langues allaient leur train à mon sujet. Songez donc ! En quatre mois j’allais accomplir le travail de deux années ! Ce serait un vrai scandale, et les universités, lors des concours, se montraient de plus en plus sévères envers les élèves des écoles préparatoires. Non, le directeur ne pouvait vraiment pas supporter un tel esclandre, et il me priait gentiment de partir. Donc, je m’en allai. J’acquittai mes dettes, grinçai des dents et me décidai à potasser seul. Trois mois me séparaient des examens universitaires. Sans laboratoire, sans répétiteur, installé dans ma chambre, j’entrepris d’accomplir ces études de deux années en l’espace de deux mois, et même de revoir celles de l’année précédente.

J’étudiais dix-neuf heures par jour, et pendant trois longs mois je maintins cette allure, sauf en quelques rares exceptions. Mon corps était épuisé, mon esprit aussi, mes yeux se fatiguaient et commençaient à me faire souffrir, mais je tenais bon. Vers la fin, je crois que j’étais devenu un peu piqué, car j’étais persuadé d’avoir découvert la formule de la quadrature du cercle. Cependant je résolus de n’exposer ma théorie qu’après les examens. On verrait alors !

L’époque des épreuves arriva enfin. Pendant plusieurs nuits je dormis à peine, tellement j’étais absorbé à compléter et réviser mon programme. Lorsqu’enfin je remis ma dernière page, mon cerveau était entièrement vidé, si bien que je ne pouvais plus supporter la vue d’un livre ni d’un individu capable du moindre effort de pensée.

Cet état comportait un seul remède : la route aventureuse. Je n’attendis pas le résultat des examens. Je roulai des couvertures que j’amarrai, avec un repas froid, au fond d’un bateau de louage, et je mis à la voile. À peine sorti de l’estuaire d’Oakland, je me laissai aller à la dérive avec le dernier jusant du matin, et saisi par la marée qui remontait la baie, je m’amusai à faire la course avec une brise carabinée.

La baie de San Pablo m’apparut, écumante, ainsi que le détroit de Carquinez, au large des hauts fourneaux de Selby. Je cherchai en avant et laissai bientôt en arrière les anciens points de repère que m’avait fait connaître Nelson sur le Reindeer.

Puis j’aperçus Bénicia. Je pénétrai dans la crique du Chantier Turner, contournai le quai Solano, et arrivai à la hauteur de la jonchaie et des embarcations de pêcheurs où j’avais vécu jadis et bu force rasades.

En ce moment précis, un incident survint dont je ne devais découvrir que bien plus tard la gravité. Je n’avais pas l’intention de m’arrêter à Bénicia. J’avais pour moi la marée, un bon vent soufflait et hurlait dans les voiles — c’était en somme une magnifique promenade en mer pour un matelot. La Tête de Taureau et les Pointes de l’Armée se montrèrent devant moi, indiquant l’entrée de la baie de Suisun, qui, je le devinais, bouillonnait elle aussi.

Et cependant lorsque mes yeux se portèrent sur ces barques de pêcheurs au milieu des joncs de la côte, sans réfléchir davantage je lâchai la barre, me précipitai sur la voile, et me dirigeai tout droit vers le rivage. Instantanément, au plus profond de mon cerveau en délire, je sus ce que je voulais. Je désirais boire, je voulais m’enivrer.

L’appel était impérieux, irrésistible. Plus que toute autre chose au monde, mon esprit en capilotade voulait puiser du répit aux sources qu’il savait certaines. Et voici où je veux en venir : pour la première fois de ma vie, pleinement conscient et de propos délibéré, j’avais envie de boire. Manifestation nouvelle, totalement différente, du pouvoir exercé par John Barleycorn. J’éprouvais pour l’alcool non pas un besoin corporel, mais un désir cérébral. Mon esprit, surmené et fêlé, cherchait de l’oubli.

Le drame atteint ici son point culminant. La dépression intellectuelle dont je souffrais n’aurait sans doute jamais fait naître en moi l’idée de n’enivrer si, autrefois, pareille chose ne m’était arrivée. Au début, tout mon organisme se révoltait contre l’alcool que j’ai absorbé, pendant de longues années, par pur esprit de camaraderie, et parce qu’on en trouvait à tout moment sur la route de l’aventure. J’étais maintenant arrivé au stade où mon cerveau réclamait non pas un simple verre, mais l’ivresse totale. Tout cela, je le répète, ne se serait pas produit sans cette habitude invétérée. Je serais passé, sans m’y arrêter, devant la Tête de Taureau, la baie Suisun, toute blanche d’écume, et le vent capiteux qui gonflait mes voiles et emplissait mes poumons aurait rafraîchi et calmé mon cerveau malade.

Je cinglai donc vers la rive, rentrai le gréement, et débarquai parmi les embarcations des pêcheurs. Charley Le Grant me sauta au cou. Sa femme Lizzie me pressa sur sa vaste poitrine. Puis Biîly Murphy. Joe Lloyd et tous les survivants de la vieille garde m’entourèrent et me serrèrent dans leurs bras. Charley empoigna la cruche et se dirigea vers le bar de Jorgensen, de l’autre côté de la voie ferrée, pour chercher de la bière. Préférant du whisky, je lui criai de m’en rapporter une bouteille.

Bien des fois, au cours de la journée, cette bouteille fit le voyage aller et retour. Mes anciens amis de l’époque libre et insouciante arrivèrent plus nombreux, des pêcheurs grecs, russes et français. À tour de rôle ils offrirent et renouvelèrent des tournées générales. Ils s’en allaient, d’autres les remplaçaient ; moi, je restais et trinquais avec tout le monde. Je pintais sans arrêt, et ma béatitude croissait à mesure que les lubies me montaient au cerveau.

Le Peigne, qui m’avait précédé dans son association avec Nelson, apparut, plus magnifique que jamais, mais aussi plus agité, à demi fou et consumé par l’alcool. Il sortait d’une rixe avec son nouveau compagnon sur le sloop Gazelle ; des couteaux avaient été tirés, des coups échangés, et il cherchait à décupler ses rancunes dans le whisky.

La conversation roula sur Nelson et ses larges épaules, maintenant étendues sous la terre de Bénicia, où il dormait son dernier sommeil. Ne voyant que ses qualités, nous versions des larmes à sa mémoire, et pendant ce temps la bouteille ne faisait que se remplir et se vider.

Ils me priaient de rester avec eux, mais par la porte ouverte, je pouvais voir le vent agiter les vagues, dont le bruit m’emplissait les oreilles. Oubliant totalement mes études forcenées de dix-neuf heures par jour pendant trois mois consécutifs, je laissai Charley Le Grant transférer mon équipement sur une énorme barque qui servait à la pêche au saumon sur la rivière Colombie. Il y ajouta du charbon de bois, un réchaud, une cafetière et une poêle, du café et de la viande, ainsi qu’une perche pêchée le jour même,

On dut m’aider à descendre l’embarcadère branlant et à entrer dans le bateau ; puis les camarades tendirent le bout-dehors et la vergue jusqu’à ce que la voile soit raide comme une planche. Certains craignaient de tendre la vergue, mais j’insistai, et Charley n’hésita pas. Il me connaissait suffisamment pour savoir que j’étais à même de me conduire en mer tant que j’aurais la force d’ouvrir les yeux. Ils détachèrent et me lancèrent mon amarre. Je mis le gouvernail en place, ma voile se gonfla et, les yeux troubles, j’établis et régularisai la course du bateau tout en leur disant adieu de la main.

La marée descendait, et le terrible jusant, qui luttait en plein contre un vent plus violent encore, battait une mer opiniâtre dans sa résistance. La baie de Suisun, blanche de colère, crachait des paquets de mer. Mais une barque de pêche au saumon est capable de naviguer. Je la poussais en plein dans l’écume, et, par instants, je marmottais tout haut et chantais mon dédain de tous les livres et de toutes les écoles. Les hautes lames emplirent ma barque de trente centimètres, mais je riais en voyant l’eau clapoter autour de moi et, une fois de plus, je clamais mon défi aux vents et à la mer. Je me sentais fier comme un maître de la vie, chevauchant les éléments déchaînés, avec John Barleycorn en croupe. Entre des réflexions sur les mathématiques et la philosophie, des déclamations et des citations, j’entonnais de vieux refrains appris à l’époque où j’avais quitté la fabrique de conserves pour devenir pilleur d’huîtres : Loulou la négresse, Nuage volant, Oh ! ménagez ma pauvre fille, Le Cambrioleur de Boston, Venez tous en balade. Les Joueurs, Je voudrais être un petit oiseau, Shenan-doah, et Ranzo, Boys, Ranzo.

De longues heures après, aux feux du couchant, à 1’endroit où le Sacramento et le fleuve San Joaquin mêlent leurs flots bourbeux, je pris le Raccourci de New York, je glissai à travers cette eau calme jusqu’au Diamant Noir, où je repris le San Joaquin. J’arrivai enfin à Antioch, un peu dégrisé et avec une faim de loup, et j’accostai le long d’un grand sloop, bien connu de moi, qui transportait des pommes de terre. À bord, je trouvai de vieux copains, et on fit frire ma perche dans de l’huile d’olive. On m’offrit un succulent ragoût assaisonné d’ail, du pain croustillant italien sans beurre, le tout arrosé de cruches d’un vin rouge épais et capiteux.

Mon bateau était inondé, mais je trouvai dans la confortable cabine du sloop des couvertures sèches et une bonne couchette ; je m’y étendis, je fumai, et nous nous racontâmes des histoires du bon vieux temps. Au-dessus de nous le vent hurlait dans les agrès, et les drisses tendues tambourinaient contre le mât.

23

Après une croisière d’une semaine dans la barque à saumon, je revins à. Oakland, prêt à entrer à l’Université. Pendant ces huit jours, je m’étais abstenu de toute boisson. Je réussis ce tour de force en évitant toute rencontre avec les vieux amis, car la route de l’aventure était, plus que jamais, cernée par John Barleycorn. La tentation avait été trop forte pour moi le premier jour, mais pas question de recommencer les jours suivants. Mon cerveau exténué avait récupéré ses forces. Je n’éprouvais ni honte ni remords pour cette débauche de Bénicia, et je me remis joyeusement à mes études, sans plus y penser.

Il m’a fallu de longues années pour en comprendre toutes les conséquences. À l’époque je n’y avais vu qu’une escapade, mais plus tard, dans mes instants de surmenage intellectuel, je devais méditer sur les façons insidieuses dont l’alcool nous dissimule sa tyrannie.

Après cette rechute à Bénicia je repris mes habitudes de tempérance, d’abord parce que je ne désirais pas boire, ensuite parce que ma vie se passait dans les livres et en compagnie d’étudiants sérieux. Il en aurait été autrement, bien entendu, si j’avais suivi le chemin de l’aventure, si fréquenté, hélas, par John Barleycorn !

Je terminai la moitié de ma première année et, en janvier 1897, je m’inscrivis pour le deuxième semestre. Mais je manquais d’argent, et j’acquis la conviction que l’Université ne me donnerait pas ce que j’attendais d’elle en si peu de temps. Je la quittai donc, et sans beaucoup de regret. Pendant deux ans, j’avais étudié et surtout j’avais lu une prodigieuse quantité de livres. Ma grammaire s’était perfectionnée. J’ignorais encore, il est vrai, quand il faut dire :It is I[10], mais je n’écrivais plus deux négations dans une phrase : pourtant j étais enclin à commettre cette faute dans le feu de mes discours.

Je résolus immédiatement de choisir une carrière. Quatre voies me tentaient : la musique, la poésie, les essais sur la philosophie, l’économie politique et la politique, et, enfin (celle qui m’attirait le moins) le roman.

Sans hésiter, je mis de côté la musique : c’était impossible. Je m’installai dans ma chambre et m’attaquai simultanément aux trois autres vocations. Grands dieux ! ce que j’écrivais ! Personne n’aurait pu échapper au dénouement fatal d’une fièvre créatrice comme la mienne ! Pareil labeur aurait suffi à me ramollir le cerveau et m’envoyer dans un asile d’aliénés. J’écrivais — j’écrivais de tout : des essais indigestes, des nouvelles scientifiques et sociologiques, des poésies humoristiques, des vers de toutes sortes — depuis les triolets jusqu’aux sonnets, en passant par la tragédie en vers blancs — et des épopées éléphantines en stances spencériennes. Parfois, je « pondais » régulièrement pendant quinze heures par jour. J’en oubliais de manger — tant il me coûtait de m’arracher à cette verve débordante.

Alors se posa la question de dactylographie. Mon beau-frère possédait une machine dont il se servait le jour, et qu’il mettait à ma disposition pendant la nuit. Cette machine était une merveille, et je pleure encore de rage lorsque je me rappelle les bagarres que je soutins avec elle. Sans aucun doute c’était le premier modèle depuis l’invention de la machine à écrire. Son alphabet se composait uniquement de majuscules. Un mauvais génie l’habitait. Elle n’obéissait à aucune loi physique et démentait le proverbe : « Les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Je vous jure qu’elle ne me jouait jamais deux fois les mêmes tours !

Que mon dos me faisait mal ! Avant cette épreuve, il avait résisté aux violents efforts que m’imposait un métier qui n’était pas des plus doux. Mais cette machine-là me démontra qu’en fait de colonne vertébrale, je possédais un tuyau de pipe ! Elle me fit douter aussi de mes épaules. Chaque fois que je me relevais, je souffrais comme de rhumatismes. Il fallait taper si fort sur le clavier que le bruit parvenait aux oreilles des passants comme le grondement lointain du tonnerre ou un fracas de meubles qu’on brise, À ce jeu-là, je me fatiguais les bras jusqu’aux coudes — et les bouts de mes doigts étaient couverts d’ampoules, qui crevaient pour se reformer ensuite. Si cette machine avait été à moi, je l’aurais certainement fait fonctionner avec un marteau de charpentier.

Le comble est que je dactylographiais mes manuscrits en essayant de maîtriser ce sale clou. Pour taper mille mots, j’accomplissais un record d’endurance physique et mentale. Et j’écrivais des milliers de mots chaque jour pour des éditeurs qui attendaient ma copie !

Entre mes périodes de travail, mes nerfs, mon cerveau et tout mon corps étaient si épuisés que pas une fois l’idée de boire ne se présenta à mon esprit. Je planais trop haut pour recourir aux stimulants. Sauf les heures où je me débattais avec cette infernale machine, je passais tout mon temps dans un paradis d’extase créatrice. Pourquoi aurais-je désiré boire ? Ne croyais-je pas en une foule de choses : à l’amour de l’homme et de la femme, au sentiment de la paternité, à la justice humaine, à l’art — à toute cette cohorte d’illusions qui font tourner la machine ronde !

Mais les directeurs de revues, s’ils attendaient rna copie, ne se pressaient pas de la prendre. Mes manuscrits partaient pour des randonnées incroyables du Pacifique à l’Atlantique, et réciproquement. Peut-être l’étrangeté des caractères était-elle pour quelque chose dans le refus des éditeurs d’accepter tout ce que je leur offrais, C’est fort possible. Et Dieu sait si mes élucubrations égalaient la bizarrerie de leur présentation !

Je liquidai à des bouquinistes, pour des sommes ridicules, mes livres d’étude achetés au prix de tant de privations. J’empruntais de petites sommes d’argent chaque fois que je le pouvais, et je dus subir la honte de me faire nourrir par mon vieux père, qui avait à peine la force de gagner son pain.

Cette crise dura peu. Au bout de quelques semaines, j’abandonnai tout et me mis en quête de travail. Pourtant je ne ressentais aucun besoin de noyer mon chagrin, car je n’étais nullement découragé. La carrière que j’avais choisie allait souffrir du retard, voilà tout. Peut-être ma préparation était-elle encore insuffisante ? Les livres m’avaient du moins appris que je n’avais fait qu’effleurer le bord du manteau de la science. Je ne cessais pas de planer dans les hautes sphères. Je passais mes journées et une bonne partie de mes nuits à me plonger dans la lecture.

24

Je trouvai à m’embaucher à la campagne, dans une petite blanchisserie tout à fait moderne, appartenant à l’institution Belmont. Un autre camarade et moi faisions tout le travail, depuis le triage du linge, le lavage, le repassage des chemises blanches, des cols, des manchettes jusqu’au blanchissage de fin pour les femmes des professeurs.

Nous travaillions comme des nègres, surtout en été, car les élèves portaient en cette saison des pantalons de coutil, dont le repassage nous prenait un temps interminable. Et il y en avait tant et tant, de ces pantalons ! Nous avons sué sang et eau pendant de longues semaines pour accomplir une tâche dont nous ne voyions jamais la fin. Plus d’une nuit, alors que les internes ronflaient dans leur lit, mon associé et moi nous étions encore en train de trimer, sous la lumière électrique, au cylindrage à vapeur ou sur la planche à repasser.

Les heures étaient longues, l’ouvrage difficile ; pourtant nous étions passés maîtres dans l’art d’éliminer les mouvements inutiles. Je recevais trente dollars par mois, plus la nourriture. C’était une amélioration sensible sur les conditions auxquelles j’avais dû jadis charger du charbon ou travailler à la fabrique de conserves — tout au moins en ce qui concerne la nourriture ; certes, elle ne ruinait pas mon patron (nous mangions à la cuisine) mais elle représentait pour moi une économie de vingt dollars par mois. La force et l’adresse que j’avais développées avec les années me valaient cette augmentation de vingt dollars par mois.

À ce train-là j’étais en droit d’espérer, avant de mourir, un poste de veilleur de nuit pour soixante dollars par mois, ou de policeman, à cent dollars, sans compter les petits profits.

Nous travaillions toute la semaine avec tant d’ardeur que, le samedi soir, mon compagnon et moi ressemblions à de véritables loques humaines. Je me retrouvais une fois de plus à l’état de bête de somme, trimant plus longtemps qu’un cheval, incapable de penser plus que lui, peut-être. Les livres m’étaient interdits désormais. J’en avais apporté une pleine malle, mais je ne parvenais pas à en continuer un jusqu’au bout. Dès que j’essayais de lire, je m’endormais. Et si je réussissais à tenir mes yeux ouverts pendant quelques pages, je ne pouvais pas en reprendre le fil. Je laissai là toutes les études sérieuses, telles que la jurisprudence, l’économie politique et la biologie, pour des lectures plus faciles. J’attaquai l’histoire, et je m’endormis. La littérature produisit le même effet. Enfin, voyant que je ne parvenais même pas à suivre les romans les plus gais, j’abandonnai.

Quand arrivait le samedi soir, et jusqu’au lundi matin, je ne connaissais plus que deux désirs : dormir et m’enivrer.

Pour la deuxième fois de ma vie, j’entendais l’appel irrésistible de John Barleycorn. C’avait été, d’abord, à la suite d’un surmenage cérébral. À présent, tel n’était plus le cas. Au contraire, j’éprouvais le morne engourdissement d’un cerveau qui ne fonctionnait pas. C’était justement ça le problème. Mon esprit était devenu si alerte et si avide d’apprendre, à tel point stimulé par les merveilles d’un nouveau monde découvert grâce aux livres, qu’il endurait actuellement toutes les tortures de l’inaction et de l’inertie.

Lié de longue date avec John Barleycorn, je ne voulais connaître de la vie que ce qu’il m’en avait promis : caprices d’imagination, rêves de puissance, oubli de tout, n’importe quoi plutôt que ces lessiveuses tourbillonnantes, ces cylindres rotatifs, ce vrombrissement des essoreuses, ce blanchissage de fin, et ces interminables processions de pantalons de coutil fumant sous mon fer infatigable.

Voilà bien ce qui se passe. John Barleycorn lance son appel aux faibles et aux vaincus, démoralisés par l’ennui et l’épuisement. Pour tous il représente le seul moyen d’en sortir. Mais c’est une duperie continuelle. Il offre une force factice au corps, une fausse élévation à l’esprit, en dénaturant les choses qu’il montre sous un jour considérablement embelli.

N’oublions pas non plus que John Barleycorn est d’humeur très versatile. Il s’adresse aussi bien à la force herculéenne, à la vitalité débordante, qu’à l’ennui de l’oisif. Il passe son bras sous celui de n’importe qui, sans s’inquiéter de son état d’esprit. Sur tous les hommes il lance son filet de séductions. Il fait passer de vieilles lampes pour des neuves, saupoudre de paillettes les grisailles de la réalité, et, en définitive, trompe tous ceux qui sont en rapport avec lui.

Je ne m’enivrai pas cependant, pour la bonne raison qu’il fallait parcourir plus de deux kilomètres avant d’atteindre le bar le plus proche. Et ceci prouve que l’appel de John Barleycorn ne m’assourdissait pas les oreilles, car autrement j’aurais couvert dix fois cette distance pour gagner un bar. Mais s’il s’en était trouvé un au coin de la rue, il est certain que j’aurais succombé. Je me contentais donc de m’asseoir à l’ombre, pendant mon seul jour de repos, et de m’amuser à lire les feuilles dominicales. J’étais trop harassé même pour digérer cette prose sans intérêt. Le supplément comique amenait parfois un pâle sourire sur mon visage, puis je m’endormais.

Malgré la résistance dont je fis preuve en m’abstenant de répondre aux injonctions de John Barleycorn tout le temps que je travaillai à la blanchisserie, cette phase de ma vie produisit en moi des conséquences définitives. J’avais entendu l’appel du tentateur, senti la morsure du désir, et soupiré après l’alcool. Je me préparais au besoin plus violent, à la passion irrésistible, qui ne me lâcherait plus dans les années à venir.

Le plus curieux de l’affaire, c’est que toute cette incubation du désir fut exclusivement cérébrale. Mon corps ne réclamait pas l’alcool. Comme par le passé, la drogue lui répugnait. Jadis, quand je tombais de fatigue après une journée entière passée à décharger du charbon, jamais la pensée de boire ne m’était venue à l’idée. Mais après mon admission à l’Université, lorsque mon cerveau était surmené par l’étude, je m’empressais de m’enivrer.

À la blanchisserie je m’éreintais de nouveau, mais le travail y était quand même moins pénible qu’à l’usine électrique. Toutefois il y avait une différence : tant que je pelletais du charbon, mon cerveau n’était pas encore éveillé ; depuis, il avait découvert le royaume de l’esprit. Il sortait de la somnolence et, plus averti, plus avide de connaître et de produire, il était crucifié par son impuissance.

D’ailleurs, que j’eusse cédé à John Barleycorn comme à Bénicia, ou résisté à son emprise comme à la blanchisserie, l’envie de boire n’en continuait pas moins à germer dans mon cerveau.

25

Après mon départ de la blanchisserie, ma sœur et son mari m’avancèrent de l’argent pour aller au Klondike. C’était lors de la première ruée vers l’or, au début de l’automne 1897.

Je venais d’atteindre mes vingt et un ans, et je débordais de force physique. Je me vois encore au bout du quarantième kilomètre de portage de la baie de Dyea au Lac Linderman à travers le Chilcoot, en train de trimbaler les bagages avec les Indiens, à qui souvent je damais le pion. La dernière étape jusqu’au lac Linderman était de cinq kilomètres. Tous les jours je faisais quatre voyages et chaque fois, à l’aller, je transportais cent cinquante livres sur mon dos. Autrement dit, je parcourais quotidiennement quarante kilomètres de pistes impraticables, et pendant la moitié du trajet, cette énorme charge m’écrasait les épaules.

J’avais donc lâché toute profession et me revoyais une fois de plus sur la route de l’aventure en quête de la fortune. À mes côtés je retrouvais John Barleycorn et sa bande de costauds, vagabonds et aventuriers, capables de supporter une longue famine plutôt que de se passer de whisky. L’alcool coulait à flots, alors que les sacs de farine restaient intacts dans leurs cachetttes tout le long de la piste.

Par bonheur, mes trois camarades d’équipe étaient tempérants. Je ne buvais donc qu’en compagnie des autres, assez rarement, du reste, mais chaque fois, c’étaient des beuveries ignobles.

Cependant je dois ajouter que ma cantine médicale contenait un quart de whisky que je débouchai seulement six mois après mon départ, dans un camp isolé où un docteur allait procéder à une opération sans anesthésique. Le chirurgien et le patient vidèrent la bouteille avant de commencer.

Un an plus tard, à peine guéri du scorbut, je revenais en Californie pour apprendre la mort de mon père, et prenais, à moi seul, toutes les charges de la famille.

Pour gagner mon voyage de retour, je dus m’embaucher à bord d’un vapeur comme déchargeur de charbon, de la mer de Behring à la Colombie britannique ; et, de là, voyager dans la timonerie jusqu’à San Francisco. On comprendra sans peine que je ne rapportais du Klondike, pour toute fortune, que mon scorbut.

Les’ temps devenaient difficiles. Partout le chômage sévissait. Resté simple manœuvre, j’étais obligé d’accepter n’importe quel travail qui se présenterait. Je ne pensais pas à embrasser une profession : l’affaire était classée une fois pour toutes. J’avais deux bouches à nourrir outre la mienne, et un abri à nous assurer. Il me fallait aussi des vêtements d’hiver, le seul costume que je possédais étant vraiment trop léger. Le plus pressé était de dénicher une occupation : lorsque j’aurais repris haleine, je pourrais songer à l’avenir.

Les gens sans spécialité sont les premières victimes des crises industrielles. Je ne connaissais que deux métiers, celui de matelot et celui de blanchisseur. Mes nouvelles responsabilités m’avaient enlevé l’idée de partir en mer, et je ne réussissais pas à découvrir un emploi dans les blanchisseries, ni nulle part ailleurs. Je me fis inscrire dans cinq bureaux de placement, j’insérai des annonces dans trois journaux différents, je relançai les quelques amis qui auraient pu me tirer d’embarras, mais je les trouvais indifférents ou incapables de me procurer le moindre boulot.

La situation était désespérée. Je portai au clou ma montre, ma bicyclette et un imperméable dont mon père se montrait fier, et qu’il m’avait légué. Ce fut d’ailleurs le seul héritage de ma vie. L’usurier me prêta deux dollars dessus : il en avait coûté quinze.

J’allais oublier de vous dire qu’un ancien camarade du port se présenta un jour devant moi en portant un costume de soirée enveloppé dans des journaux. Quand je le questionnai sur sa provenance, il fut incapable de me fournir une explication plausible ; je dois ajouter que je n’insistai pas. Je désirais ce costume, non pour le porter, certes. Je lui donnai en échange un tas d’objets hétéroclites que j’avais mis au rebut. Il trouva moyen d’en tirer un peu d’argent en les revendant de porte en porte, et j’engageai le frac pour cinq dollars. On pourrait sans doute le retrouver dans la boutique du prêteur, car je ne l’ai jamais racheté.

Je ne parvenais toujours pas à obtenir du travail. Et pourtant, quelle superbe affaire je représentais aux yeux des employeurs ! J’avais vingt-deux ans, je pesais, déshabillé, cent soixante-cinq livres, et chaque livre pouvait fournir une somme excellente de labeur. Les derniers vestiges du scorbut disparaissaient grâce à un traitement qui consistait à mâcher des pommes de terre crues.

Je frappai à toutes les portes. Je me présentai comme modèle, mais les jeunes gens bien bâtis sans travail encombraient le marché. Je répondis aux annonces de vieux invalides qui recherchaient quelqu’un pour les soigner. Je faillis devenir agent d’une compagnie de machines à coudre, payé à la commission, c’est-à-dire sans aucun fixe. Mais les pauvres ne songent pas, pendant les crises de chômage, à acheter des machines à coudre, en sorte que je dus renoncer à cet emploi.

Je tâchai, entre autres préoccupations frivoles, de trouver de l’embauche comme débardeur et homme de peine. Mais à l’approche de l’hiver l’excédent de l’armée du travail se déversait dans les villes. Et moi qui m’étais contenté jusqu’ici de promener mon insouciance dans les pays du monde et le royaume de l’esprit, j’avais négligé de m’inscrire dans un syndicat.

Je dus me contenter de petits boulots. Je travaillais des journées, des demi-journées, à tondre les gazons, tailler les haies, enlever les tapis, les battre et les replacer. De plus, je passai le concours de l’administration des postes pour l’emploi de facteur, et arrivai bon premier. Hélas ! il n’y avait aucune place vacante ; je devais attendre. Pour prendre patience, je continuai mes travaux de rencontre, puis j’écrivis, pour gagner dix dollars, un compte rendu d’un voyage de près de 3 000 kilomètres que j’avais accompli en quatre-vint-dix jours dans un canot, en descendant le Yukon. Je ne connaissais pas un traître mot du journalisme, et, cependant, j’étais sûr qu’on me paierait au moins ces dix dollars pour mon article.

Jamais je n’en touchai un cent. Le premier journal de San Francisco à qui j’adressai mon manuscrit ne m’en accusa pas réception. Mais ne me le renvoya pas non plus. Les jours s’écoulaient ; j’étais persuadé que mon ouvrage avait été accepté.

Voici le trait comique de l’affaire. On dit que certains naissent pour être heureux et que le bonheur tombe au hasard sur les autres. La cruelle nécessité me poussa vers la chance, pour ainsi dire, à coups de gourdin. Depuis longtemps j’avais abandonné toute idée de faire carrière dans les lettres. Mon seul but, en composant cet article, était de gagner dix dollars. Mon ambition se bornait là. Cette somme me servirait à vivre tant bien que mal jusqu’au jour où j’aurais trouvé un emploi stable. Si à cette époque il s’était présenté une vacance à la poste, j’aurais sauté dessus.

Mais rien ne vint. Pendant les loisirs que me laissaient mes besognes d’occasion, je m’amusai à écrire un feuilleton de vingt et un mille mots pour Youth’s Companion. Je composai et dactylographiai le tout en sept jours. Sans doute est-ce pour cette raison que le manuscrit me fut retourné.

Mais le voyage d’aller et retour demanda quelque temps, et j’en profitai pour me faire la main à écrire des nouvelles. J’en vendis une à la revue mensuelle Overland Monthly. Le Chat Noir me donna quarante dollars pour une autre, Overland Monthly m’offrit sept dollars et demi, payables à la publication pour toutes les nouvelles que je leur fournirais. Je retirai de chez ma tante ma bicyclette, ma montre et l’imperméable de mon père, et louai une machine à écrire. J’acquittai les notes que je devais à plusieurs boutiquiers qui m’avaient ouvert de petits crédits. Je me rappelle le petit épicier portugais que ne laissait jamais mes dettes dépasser quatre dollars. Hopkins, un de ses confrères, devenait intraitable dès que mon compte s’élevait à cinq dollars.

Sur ces entrefaites, je fus convoqué au bureau de poste pour y commencer mes fonctions, ce qui me plaça dans un affreux dilemme. Les soixante-cinq dollars que je pouvais gagner régulièrement chaque mois me tentaient à un tel point que je ne savais quel parti prendre. Mais je n’oublierai jamais l’attitude du directeur de la poste d’Oakland. Lorsque je me trouvai devant lui, je lui parlai d’homme à homme, en lui exposant franchement la situation. Je lui confiai toutes les promesses que me faisait entrevoir mon nouveau métier d’écrivain. Les chances étaient bonnes, mais pas certaines. Je lui demandai de vouloir bien laisser passer mon tour et prendre celui qui venait après moi sur la liste, puis de me rappeler dès qu’il se présenterait un autre emploi…

Mais il m’interrompit par ces paroles :

— Alors, vous refusez cette situation ?

— Pas du tout, protestai-je. Comprenez bien : si vous voulez bien, pour cette fois…

— C’est à prendre ou à laisser, répliqua-t-il froidement.

Heureusement pour moi, la dureté de cet homme me révolta.

— Dans ce cas, je refuse, répondis-je.

26

Ayant brûlé mes vaisseaux, je me replongeai dans la littérature. J’ai toujours, je crois, poussé les choses à l’extrême. Je m’appliquais du matin au soir : je composais, je dactylographiais, j’étudiais la grammaire, le style sous toutes ses formes, et j’analysais les grands écrivains pour découvrir les causes de leur succès.

Je parvins à ne dormir que cinq heures sur vingt-quatre, et je ne prenais guère de répit pendant les dix-neuf qui me restaient. Une brave voisine, voyant ma lampe brûler jusqu’à deux ou trois heures du matin, fit sur ma conduite une sorte de déduction digne de Sherlock Holmes. Comme je ne lui donnais jamais l’occasion de me rencontrer pendant le jour, elle en conclut que j’étais un joueur, et que cette lumière était placée à ma fenêtre par ma mère, désireuse de ramener au foyer les pas de son fils dévoyé.

Les périodes les plus critiques pour l’apprend écrivain sont les longues et douloureuses mortes-saisons où on ne voit jamais venir un chèque des journaux, alors que tous les objets de quelque valeur ont pris le chemin du clou.

Pendant presque tout l’hiver, je portai inon costume d’été. Mais l’été suivant, je passai une sale période, la plus dure de toutes, surtout à l’époque des vacances, où les manuscrits restent dans les tiroirs des bureaux de rédaction jusqu’à la rentrée du personnel. La tâche était d’autant plus ardue que je n’avais personne pour me conseiller. Parmi mes amis, pas un seul qui avait écrit ou tenté d’écrire. Néanmoins je découvris que pour réussir dans la profession d’auteur, il me faudrait désapprendre à peu près tout ce que les professeurs de littérature de l’école secondaire et de l’Université m’avaient enseigné. Sur le moment j’en conçus une grande indignation 4 mais à présent je comprends très bien ce qui s’était passé : en 1895 et 1896, on ignorait tout des procédés qui mènent un écrivain à la renommée. On connaissait parfaitement Snow Bound et Sartor Resartus, mais les directeurs de revues américaines de 1899 ne voulaient plus entendre parler de ce genre d’ouvrages. Il leur fallait quelque chose de moderne, et ils offraient un prix si alléchant pour toute nouveauté que les professeurs de littérature auraient donné leur démission pour s’adonner exclusivement à produire des romans selon le goût du jour s’ils en avaient été capables.

Je continuai à lutter. Je fis de longs détours pour éviter le boucher et l’épicier, j’engageai une fois de plus ma montre, ma bicyclette et le manteau de mon père, et me mis sérieusement au travail, en réduisant au minimum mes heures de sommeil.

Certains critiques ont contesté la rapidité avec laquelle Martin Eden, un de mes personnages, est parvenu à s’instruire. Parti comme matelot avec des rudiments de l’école primaire, j’en ai fait, en trois ans, un auteur à succès. Ces critiques prétendent que la chose est impossible. Pourtant, Martin Eden, c’est moi.

Au bout de ces trois années, dont deux passées à l’école secondaire et à l’Université, et une à écrire, sans perdre une minute pour étudier, je donnai des nouvelles dans les revues telles que l’Atlantic Monthly, je corrigeai les épreuves de mon premier livre (publié par Houghton, Miffin Co.), je fis paraître des articles sociologiques au Cosmopolitan Magazine et au McClure’s et je refusai un poste de rédacteur qu’on me proposait de New York, par télégraphe. À ce moment-là, je me préparais au mariage.

Tout cela représente du travail, surtout la dernière année d’apprentissage au métier d’écrivain. Pendant ces douze mois, où je me privai souvent de sommeil et surmenai mon cerveau jusqu’à ses dernières limites, pas une fois je ne bus, et l’envie ne m’en vint même pas. Pour moi l’alcool n’existait plus. Vidé, exténué, j’avais parfois mal à la tête, mais je ne cherchais nullement à retrouver le calme au moyen de la drogue. Grands Dieux ! Les lettres des journaux qui acceptaient ma prose et les chèques qu’elles m’apportaient étaient les seuls remèdes que je réclamais.

Une enveloppe mince d’un directeur de revue au courrier du matin me stimulait plus que ne l’aurait fait une demi-douzaine de cocktails. Et si, par hasard, un chèque assez important tombait de l’enveloppe, cela suffisait à me griser tout à fait.

De plus, à cette époque, j’ignorais tout du cocktail. Lorsque parut mon premier livre, je fus invité un soir par plusieurs amis, citoyens d’Alaska, au Bohemian Club de San Francisco, dont ils faisaient partie. Nous nous étions assis, pour causer, dans de magnifiques fauteuils en cuir, quand quelqu’un commanda les consommations. Pour la première fois, j’entendais prononcer les noms de ces boissons. Je ne savais même pas que le mot « Scotch » voulait dire du whisky.

Je ne connaissais que les boissons des pauvres — celles de la frontière et des ports — la bière et le whisky bon marché, qu’on appelait tout bonnement par son nom. J’étais si embarrassé par le choix que le garçon faillit s’évanouir lorsque je lui demandai du bordeaux comme digestif.

27

Mes succès littéraires me permirent d’améliorer mon train de vie matérielle et d’élargir mes horizons. Je me bornai désormais à écrire et à dactylographier mille mots par jour, y compris dimanches et fêtes. J’étudiais ferme, mais pas autant qu’autrefois. À présent je m’octroyais cinq heures et demie de sommeil, et c’est par la force des choses que je prenais cette demi-heure supplémentaire. Mes moyens financiers me laissaient plus de loisirs pour faire de la culture physique. J’enfourchais plus souvent mon vélo, tout simplement parce que je l’avais retiré définitivement du clou. Je m’adonnais à Sa boxe, à l’escrime, je marchais sur les mains, je faisais du saut en hauteur et en longueur, je tirais à la cible et lançais le javelot ; enfin, je pratiquais la natation.

J’appris ainsi que les exercices exigent plus de sommeil que le travail mental. Certaines nuits, lorsque je rentrais fatigué, je dormais six heures ; parfois même, après une journée de sports éreintants, je restai sept heures de suite dans mon lit.

Mais de telles orgies étaient plutôt rares. J’avais tant à apprendre et à accomplir que je m’en voulais quand je me réveillais après sept heures de sommeil, et je bénissais l’inventeur des réveille-matin.

Pas une fois je n’eus l’envie de boire. Je professais des opinions trop élevées et menais une vie trop vibrante. J’étais socialiste, mes efforts s’appliquaient à sauver le monde, et l’alcool ne pouvait pas m’inspirer autant d’ardeur que mon nouvel idéal. En raison de ma notoriété d’écrivain, ma voix était écoutée, du moins je le croyais. Quoi qu’il en soit, ma réputation d’auteur m’attirait des auditeurs que mes simples talents oratoires n’auraient jamais séduits. On m’invitait à prendre la parole dans des clubs et des organisations de toutes sortes. Je luttais pour la bonne cause, sans pour autant interrompre mes études et mes travaux littéraires.

Jusqu’alors le cercle de mes amis avait été très restreint. Maintenant je commençais à sortir. On me recevait surtout à dîner. Je liais connaissance avec un tas de gens dont la vie matérielle était beaucoup plus facile que la mienne ne l’avait jamais été. Et un grand nombre d’entre eux buvaient sans pour cela être des ivrognes. Ils le faisaient chez eux, avec modération, et m’invitaient à en faire autant, par un sentiment de camaraderie et un acte d’hospitalité auxquels je ne pouvais opposer de refus. Ça m’était complètement égal ; je n’en avais ni le désir ni le dégoût. Je ne me rappelle pas mon premier cocktail ni mon premier verre de whisky de marque écossaise.

J’avais à présent une maison. Le fait même d’accepter une invitation implique l’obligation de la rendre sur un pied d’égalité sociale, et de ne pas agir autrement que les autres. Je m’approvisionnai donc, chez moi, de bière, de whisky et de vins de table, et depuis j’ai pris soin de n’en jamais être à court.

Mais pendant toute cette période je n’éprouvai pas le moindre penchant pour John Barleycorn. Je buvais avec mes hôtes pour être sociable. Et le choix d’une boisson m’importait si peu que ce qu’ils prenaient, bière, alcool ou sirop, était toujours bon pour moi. Quand la maison était vide d’amis, eh bien, je m’abstenais. Les carafes de whisky étaient dans mon Cabinet de travail ; mais, pendant des mois et des années, je n’y touchai jamais tant que je me trouvais seul.

Lorsque je dînais en ville, je ne manquais pas d’observer la lueur de douce et franche gaieté qu’allumait le premier cocktail dans les yeux des convives. Mon enjouement naturel et ma vitalité n’en réclamaient pas tant, car jamais l’idée ne me serait venue, lorsque je mangeais seul, de prendre un cocktail avant le repas.

Pourtant je me souviens d’un homme très spirituel, un peu plus âgé que moi, qui venait de temps à autre me rendre visite. Il aimait le whisky. Nous restions parfois des après-midi entiers dans mon cabinet de travail, à boire sec. Lorsqu’il était à moitié ivre, je m’apercevais seulement que le whisky produisait quelque effet sur moi. Si je m’abandonnais à cette pratique, c’était sans doute sous l’influence, tenace encore, d’un passé où je restais des jours et des nuits, le verre à la main, à tenir tête aux camarades.

Mais le plus grave, c’est que John Barleycorn ne m’effrayait plus. J’arrivais à me croire plus fort que lui. Ne me l’étais-je point prouvé, surabondamment, durant toutes ces années de travail et d’études ? Je buvais quand je voulais et pouvais m’abstenir aussi facilement, mais la drogue n’avait plus d’influence sur moi et je n’y prenais pas le moindre goût. Il me plaisait de l’absorber comme au temps de Scotty, du harponneur et des autres pilleurs d’huîtres — uniquement pour accomplir un acte de camaraderie virile.

Les hommes cultivés que je fréquentais, ces aventuriers de l’esprit, buvaient eux aussi. Pourquoi ne les aurais-je pas imités, puisque je n’avais plus rien à redouter de John Barleycorn ? Pendant des années je vécus avec cette mentalité. Parfois je prenais une cuite, mais assez rarement. L’ivresse m’empêchait de travailler, et cela je ne pouvais l’admettre.

Il m’arriva plusieurs fois de me griser durant un séjour de quelques mois que je fis dans l’East End de Londres. Par la force des choses, je dus m’aventurer dans les quartiers les plus sordides, afin de me documenter pour un livre que je composais[11]. Le lendemain je pestais contre moi-même, parce que j’étais incapable de travailler. En pareilles occasions j’étais sur le sentier de l’aventure, et devais immanquablement y rencontrer John Barleycorn.

Avec cette certitude de l’impunité garantie par une longue habitude de boire, il m’arriva d’ailleurs, au hasard de mes rencontres à travers le monde, de prendre part avec orgueil à des beuveries prolongées. Si étrange que puisse paraître cette vanité qui pousse les hommes à boire afin de montrer qu’ils savent mieux tenir le coup que les autres, elle n’en est pas moins un fait irréfragable, et je vais en donner un exemple.

Je fus invité par une bande de jeunes et farouches révolutionnaires à présider une réunion qu’ils tenaient dans un café, où la bière devait couler à flots. C’était la première fois que j’allais assister à pareille affaire, et j’étais loin d’en discerner les dessous. Je m’attendais à de fougueux discours sur des sujets élevés ; sans doute quelques-uns boiraient déraisonnablement, mais moi je me promis de ne pas dépasser la mesure. Jamais je n’aurais imaginé que ces gaillards pleins de vie cherchaient dans ces débauches une diversion à la monotonie de l’existence en ridiculisant des gens plus sérieux qu’eux. Quelqu’un me confia plus tard qu’à la dernière réunion ils avaient complètement grisé l’invité d’honneur, un jeune et ardent radical[12], inexpérimenté dans l’art de boire.

Dès que je me trouvai au milieu d’eux je compris ce qu’on voulait, et en moi s’éleva cet étrange sentiment d’amour-propre. Je leur ferais voir, à ces jeunes voyous. Ils verraient bien qui serait le plus costaud, qui ferait preuve de plus de vitalité, qui aurait le plus de coffre et de tête, et en un mot celui qui pourrait approcher le plus du pourceau sans se trahir. Ces mal léchés prétendaient me soûler !

C’était, vous le voyez, une épreuve d’endurance, où il est humiliant de s’avouer vaincu. On m’offrit de la bière à la pression. Pouah ! Depuis des années je n’en avais pas bu — je connaissais, à présent, des marques beaucoup plus chères — mais à cette époque je m’étais mesuré avec des hommes, aussi me sentais-je capable d’en remontrer à n’importe lequel de ces minables.

La beuverie commença. Il me fallut trinquer avec les meilleurs d’entre eux. À la rigueur, les autres pouvaient caler, mais l’invité d’honneur devait jusqu’au bout se montrer à la hauteur.

Toutes mes nuits austères d’étude, tous les livres que j’avais dévorés, toute la sagesse que j’avais acquise, disparurent devant les monstres avides de se surpasser dans l’ignominie, devant le pourceau, le singe et le tigre surgis en moi des profondeurs du gouffre où croupissait un atavisme envieux et brutal.

La séance terminée, je gardais encore mon équilibre, je marchais droit devant moi, sans tituber — ce dont peu de convives auraient pu se vanter. Je revois, au coin de la rue, un gaillard qui pleurait d’indignation en faisant remarquer aux autres l’assurance de ma démarche. Il était loin de se douter que grâce à une volonté de fer, fruit d’un long entraînement, je gardais le contrôle de ma lucidité à travers les fumées de l’ivresse, commandais à mes muscles, retenais mes nausées. Il ignorait au prix de quels efforts ma voix restait claire et ma parole facile, ma pensée cohérente et mon raisonnement logique.

Néanmoins je riais sous cape. Ils n’avaient pas réussi à me tourner en ridicule. J’éprouvais même de la fierté à tromper ainsi leur attente —fierté dont je ne puis même pas me défendre rétrospectivement, tant est complexe la nature de l’homme !

Le lendemain matin, le poison m’avait rendu si malade que je fus incapable d’aligner mes mille mots. Je passai une journée épouvantable. Je devais, l’après-midi, prononcer un discours qui fut, je crois, aussi vaseux que moi-même. Certains de mes hôtes s’étaient placés aux premiers rangs pour déceler chez moi des traces de notre orgie de la veille. J’ignore quelles furent leurs déductions mais je me consolai en constatant qu’ils étaient aussi mal en point que moi.

Je me jurai de ne jamais plus m’y laisser prendre, et je tins ma promesse, car ce fut pour moi la dernière beuverie de cette sorte. Certes, j’ai continué à boire : mais j’ai tempéré mon vice de plus de sagesse et de discrétion, et surtout j’ai abandonné tout esprit de rivalité. Car il y a des degrés et des progrès même dans l’ivrognerie.

Voici un autre exemple prouvant qu’à cette époque je ne buvais que par esprit de camaraderie. Lors d’une traversée de l’Atlantique que je faisais sur le vieux vapeur Teutonic, il m’arriva, tout au début, de lier connaissance avec un télégraphiste anglais et un associé d’une maison de navigation espagnole. Leur seul breuvage, qu’ils appelaient une « encolure de cheval », était une mixture douce et rafraîchissante dans laquelle infusaient des peaux d’orange et de pomme. Pendant tout le voyage je ne bus pas autre chose avec mes compagnons. S’ils avaient absorbé du whisky, j’aurais certainement fait comme eux.

Qu’on n’aille pas croire que je manquais de volonté. Peu m’importait le choix des boissons. Je débordais de jeunesse, de témérité, et l’alcool était pour moi une quantité absolument négligeable.

28

L’heure n’était pas encore venue où je devais passer mon bras sous celui de John Barleycorn. Mais lui s’insinuait davantage dans ma vie à mesure que j’avançais en âge ; grâce à mes succès littéraires, je gagnais de plus en plus d’argent et voyais augmenter mon influence mondaine. Cependant mes rapports avec lui se bornaient à de simples devoirs de politesse. Je buvais pour être sociable. Dès que je me trouvais seul, j’oubliais l’alcool. Je prenais parfois une cuite, mais je la considérais comme un léger tribut payé à l’amitié.

J’étais si peu préparé à devenir la proie de John Barleycorn qu’à cette époque, m’étant trouvé acculé au désespoir, je ne songeai pas un instant à lui demander une main secourable. J’avais de graves ennuis personnels et des affaires de cœur qui n’ont rien à voir avec ce récit. Ajoutez à cela les préoccupations intellectuelles qui vont toujours de pair avec les souffrances morales.

Mon expérience de la vie n’était pas extraordinaire. J’avais trop étudié la science positive et conformé mes actes à celle-ci. Dans l’ardeur de ma jeunesse, j’avais commis l’erreur, vieille comme le monde, de m’acharner à la recherche de la Vérité. Lorsque j’eus déchiré ses voiles, ce que je vis m’inspira une horreur que je ne pus surmonter. En un mot, presque rien ne me resta de mes belles croyances, sauf ma foi en l’humanité, une humanité vraiment pure.

Cette longue crise de pessimisme est une maladie trop commune à la plupart d’entre nous pour que je la commente. Il me suffira de dire que la mienne avait atteint une telle intensité que je songeai au suicide avec une froideur de philosophe grec. La pensée des êtres qui dépendaient de moi pour la nourriture et l’abri me fit réfléchir. Mais c’était une pure question de morale. En vérité, ce qui me sauva fut ma dernière illusion : le Peuple.

Les connaissances arrachées à force de luttes au cours de mes veilles m’avaient déçu. Le succès ? Je le méprisais. Ma célébrité ? Je la comparais à des cendres éteintes. La société que je fréquentais, composée d’hommes et de femmes à peine au-dessus de la lie des gens du port et du gaillard d’avant, me déconcertait par sa laideur et sa médiocrité intellectuelle. L’amour féminin ? Il ressemblait au reste. Quant à l’argent, je ne pouvais dormir que dans un seul lit à la fois, et que représentait pour moi la valeur de cent biftecks par jour alors que je n’en pouvais consommer qu’un ? L’art et la culture —  qu’en restait-il devant les faits positifs de la biologie ?

Toutes ces choses réapparaissaient comme grotesques, et plus grotesques encore les fantoches qui s’en faisaient les champions.

Par ce qui précède, on peut voir à quel point j’étais dégoûté de la vie. J’étais né lutteur, mais les objets pour lesquels j’avais lutté jusqu’ici n’en valaient pas la peine. Ma tâche était accomplie et pourtant il me restait à combattre pour un idéal : le Peuple.

Au moment où je découvrais ce dernier lien qui me rattachait à la vie, j’étais poussé à bout, mon découragement ne connaissait plus de bornes, je marchais dans la vallée des ombres, et pourtant mes oreilles restaient sourdes aux invites de John Barleycorn. Pas une fois il ne me vint à l’idée que John Barleycorn pouvait être le remède qui m’aiderait à supporter l’existence, L’unique panacée était, à mes yeux, la gueule du revolver, la balle qui me précipiterait dans la nuit éternelle.

Le whisky abondait à la maison, mais il était réservé aux invités. Jamais je n’y touchai. Pendant que cette vision radieuse du Peuple prenait forme dans mon esprit, la peur de mon revolver s’empara soudain de moi. L’envie de mourir m’obsédait à un tel point que, redoutant de commettre cet acte durant mon sommeil, je dus confier Farme à mes proches avec la mission de la cacher hors de portée de ma main afin que, même poussé par mon subconscient, je ne la trouve pas.

Mais c’est le Peuple qui m’a sauvé. Le Peuple m’enchaîna à la vie. C’était mon dernier idéal, et j’allais y consacrer ce qui me restait de force. Je lançai la prudence à tous les vents, je fonçai avec plus d’ardeur que jamais dans la lutte socialiste, me moquant des directeurs de revues, des éditeurs et de leurs conseils, eux qui pourtant me fournissaient quotidiennement mes cent biftecks.

Avec quelle brutale insouciance je heurtais les idées adverses, sans aucune distinction ! Les radicaux « bien équilibrés » prétendirent à cette époque que mes efforts acharnés, téméraires, insensés et ultra-révolutionnaires avaient retardé de cinq ans la marche du socialisme aux États-Unis. Entre nous je crois pouvoir affirmer, avec le recul des années, que j’ai accéléré le mouvement d’au moins cinq années dans mon pays.

Oui, ce fut le Peuple, et non John Barleycorn, qui m’aida à vaincre ce terrible désespoir. J’entrai en convalescence, et l’amour d’une femme acheva de me guérir. Pendant bien des jours mon pessimisme s’endormit dans une douce torpeur ; plus tard, John Barîeycorn devait de nouveau le réveiller.

Dans l’intervalle j’étudiais la Vérité avec moins d’acharnement. Alors même que mes poings se crispaient sur ses derniers voiles, je m’abstenais de les écarter car je refusais de voir la vérité toute nue, encore une fois. Et je m’efforçais résolument d’effacer le souvenir de cette vision dans mon esprit.

Je connaissais enfin le vrai bonheur. La vie me souriait et je prenais plaisir aux plus petites choses. Je m’interdisais d envisager trop sérieusement les grosses. Je lisais encore des livres, mais l’ardeur de jadis s’en était allée. Aujourd’ hui je n’ai pas abandonné mes lectures, mais je n’y retrouve plus cette superbe passion de ma jeunesse. Alors j’écoutais avidement les échos lointains de la voix qui me conseillait de percer le mystère caché au fond de la vie et derrière les étoiles.

Ce chapitre tend à démontrer que j’ai triomphé de cette longue maladie, qui peut être le lot de chacun d’entre nous, sans appeler John Barleycorn à mon secours. L’amour, le socialisme, le Peuple, saines illusions de l’esprit humain —furent les instruments de ma guérison, de mon salut.

Jamais homme ne fut moins que moi alcoolique invétéré, et cependant les chapitres suivants montreront combien chèrement j’ai payé mon contact de vingt-cinq ans avec John Barleycorn, cet être partout accessible.

29

Après cette longue maladie, je ne buvais plus qu’en la compagnie d’amis, pour rester sociable. Pourtant un penchant pour l’alcool commençait à s’affirmer en moi, imperceptiblement. Ce n’était pas un besoin physique. Mon corps ne réclamait d’autres stimulants que l’équitation, la boxe, la navigation à voile, et je me livrais avec fougue à tous ces sports en plein air. Je passai avec triomphe les examens des médecins de compagnies d’assurances.

Rétrospectivement, je m’aperçois que ce besoin de boire était, au début, une affaire de mentalité, de nerfs, d’exubérance. Comment expliquer ça ?

Je vais l’essayer. Physiologiquement, du point de vue du palais et de l’estomac, l’alcool ne cessait de m inspirer du dégoût. Les meilleures liqueurs ne me séduisaient pas plus que je n’avais apprécié la bière à l’âge de cinq ans, ou l’âpre vin à sept ans. Dès que je me trouvais seul, à écrire ou à étudier, je n’y pensais plus. Mais je vieillissais, je devenais prudent, ou sénile, comme on voudra. Les propos que j’entendais en société me plaisaient beaucoup moins qu’autrefois, si bien que c’était une torture pour moi d’écouter les platitudes et les stupidités des femmes, les arrogantes prétentions et les discours pompeux de pygmées à demi cuits. C’est le tribut qu’on doit payer quand on a trop lu ou qu’on est soi-même un imbécile, et il importe peu d’approfondir l’origine de mon mal : l’essentiel, c’est que je souffrais. Pour moi disparaissaient la vie, la gaieté, l’intérêt que je trouvais jadis dans mes relations avec mes semblables.

Je m’étais élevé trop haut parmi les étoiles ou peut-être me réveillais-je d’un sommeil trop profond, le surmenage n’avait pas provoqué chez moi de crises de nerfs. Mon pouls battait normalement. L’excellente condition de mon cœur et de mes poumons continuait à faire l’admiration des docteurs.

Tous les jours j’alignais mes mille mots. J’accomplissais avec une ponctualité rigoureuse et mêlée de joie tous les devoirs que m’imposait la vie. La nuit, je dormais comme un enfant. Mais… Mais à peine en compagnie des autres hommes, j’étais envahi par une sombre mélancolie ; dans le fond, j’avais envie de pleurer. Je ne trouvais plus la force de rire devant les solennelles proclamations d’individus que je tenais pour d’encombrants idiots. Je ne retrouvais pas non plus mon léger persiflage d’antan pour répondre aux babillages superficiels de femmes qui, sous leurs airs de sottise et de douceur, restent aussi primitives que les femelles préhistoriques, aussi naturelles et redoutables dans la poursuite de leui destinée biologique, bien qu’elles aient remplacé leur peau de bêtes par des fourrures plus rares.

Je n’étais pas pessimiste, je le jure. Je m’ennuyais, voilà tout. Trop souvent j’avais assisté au même spectacle, entendu les mêmes chansons et les mêmes plaisanteries. J’avais trop fréquenté le théâtre et j’en connaissais si bien le machinisme que ni les artifices de l’acteur en scène, ni les rires et les chants ne parvenaient à couvrir chez moi le crissement des poulies derrière les décors.

Ça ne vaut pas le coup de pénétrer dans les coulisses ; on risque d’y découvrir un ténor à la voix angélique en train de rosser sa femme. C’est pourtant ce que j’avais osé, et j’en payais les conséquences. J’étais peut-être un imbécile, mais qu’importé ? Le fait est que mes rapports sociaux avec les hommes devenaient de plus en plus pénibles. D’autre part, je dois dire qu’en de rares, très rares occasions, il m’arrivait de rencontrer des âmes d’élite ou des idiots de mon espèce avec qui je pouvais passer des heures magnifiques dans les champs d’étoiles ou dans le paradis des fous. J’avais pour femme une de ces âmes d’élite ou de ces natures simples. Jamais avec elle je ne connus l’ennui. Elle était, pour moi, comme une source de délices et de surprises infinies. Mais je ne pouvais passer tout mon temps en sa compagnie, pas plus qu’il n’aurait été juste et sage de l’obliger à partager exclusivement la mienne. En outre, j’avais déjà publié une série de livres à succès : or le monde exige sa part des loisirs d’un auteur à la mode. Et tout homme normal a également besoin, de temps à autre, de la société d’autrui.

Nous arrivons maintenant au point essentiel. Par quel moyen affronter le jeu des relations mondaines une fois leur mirage disparu ? Avec l’aide de John Barleycorn. Armé d’une inlassable patience, il avait attendu un quart de siècle le moment où je viendrais moi-même lui tendre la main et lui demander de me secourir. Grâce à ma constitution et à ma bonne chance, jusqu’alors ses tours n’avaient eu aucune prise sur moi, mais il lui en restait d’autres dans son sac.

Je découvris qu’un ou plusieurs cocktails me consolaient de la bêtise des gens. Pris avant le dîner, ils me permettaient de rire de bon cœur pour des choses qui depuis longtemps avaient cessé d’être cocasses pour moi. Le cocktail était un coup d’aiguillon, un stimulant pour mon esprit fatigué et blasé. Le coup de fouet qu’il donnait à mon imagination suffisait à me mettre en liesse. Aussitôt me voilà parti à rire, chanter et divaguer avec les boute-en-train, ou à échanger des lieux communs pleins de verve, à l’ineffable joie des médiocres pompeux qui ne connaissaient d’autre genre de conversation.

De compagnon morose, le cocktail me transformait en joyeux drille, mais je m’intoxiquais d’une gaieté factice qui sonnait faux. Cependant elle s’insinuait si pernicieusement que moi, l’ami intime de John Barleycorn, je ne vis même pas où il me conduisait. Je commençais à prendre goût au vin et à la musique. Bientôt, je les réclamerais à cor et à cri.

À cette époque je fus envoyé en Extrême-Orient comme correspondant de guerre d’un journal. Le besoin de me taper un cocktail avant dîner se faisait alors sentir à tel point que j’attendais avec impatience l’heure de l’apéritif. J’acceptais toutes les invitations à dîner et, en outre, j’avais pris l’habitude d’aller presque tous les après-midi chez certains hôtes qui m’attiraient irrésistiblement. Je m’empresse d’ajouter que les charmes de la maîtresse de maison n’entraient pour rien dans la fréquence de mes visites. Mais elle offrait les meilleurs cocktails de toute cette grande ville où cependant les étrangers étaient passés maîtres dans l’art de préparer des mélanges alcoolisés. Du cercle aux hôtels en passant par les maisons privées, on ne buvait nulle part de pareils cocktails. C’étaient des chefs-d’œuvre de raffinement. Ils vous délectaient le palais en vous procurant le maximum de stimulant. Pourtant je ne désirais ses cocktails que par souci de sociabilité.

Je quittai la ville et parcourus à cheval des centaines de kilomètres de rizières et de montagnes. Pendant des mois je suivis les opérations de guerre et me retrouvai enfin en Mandchourie avec les Japonais victorieux, sans jamais me griser. À tout moment on aurait pu trouver sur le bât de mes chevaux plusieurs bouteilles de whisky que j’emportais avec moi. Jamais l’idée ne me serait venue d’en déboucher une pour moi seul. Si par hasard un blanc se présentait au campement, nous trinquions ensemble suivant la coutume invariable. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai traîné ces bouteilles avec moi, et les ai portées au compte du journal pour lequel je travaillais.

Seulement avec le recul je peux délimiter les progrès presque imperceptibles de mon désir de boire. J’en fus averti par certains indices que je ne sus voir, et par de menus incidents dont je ne sentis pas toute la gravité.

Tous les hivers, j’avais pour habitude de partir pour une croisière de six à huit semaines sur la baie de San Francisco. Mon solide yacht, le Spray, possédait une confortable cabine et un poêle. J’avais pour cuisinier un boy coréen, et j’invitais généralement un ami ou deux à partager avec moi les joies de ce petit voyage. Je ne manquais pas non plus d’emporter ma machine à écrire et de taper mes mille mots par jour.

Cet hiver-là, Cloudesley et Toddy m’accompagnaient, celui-ci pour la première fois. Les années précédentes, pour complaire à Cloudesley, j’avais ait monter à bord une provision de bière que nous avions bue pendant notre voyage.

Mais cette fois la situation n’était plus la même. Toddy devait ce sobriquet à l’adresse diabolique qu’il apportait à la confection des punchs. Force nous fut donc de commander le whisky, près de dix litres. Hélas, ils ne furent pas les seuls ! Cloudesley et moi prîmes goût à un certain toddy brûlant que nous ingurgitions avec délices et qui nous mettait aussitôt en folle gaieté, j’aimais tant ces boissons que je les attendais avec impatience. Nous en prenions régulièrement quatre par jour : avant le petit déjeuner, avant déjeuner, avant dîner et le soir en nous couchant. Nous n’étions jamais ivres, mais j’avoue que quatre fois par jour nous voyions la vie en rosé.

Il arriva qu’au milieu de notre croisière, Toddy fut rappelé à San Francisco pour affaires. À partir de ce moment, Cloudesley et moi chargeâmes le boy coréen de mélanger régulièrement le punch pour nous, suivant la formule.

Cette habitude ne dura que sur le bateau. Revenu à terre, je n’eus plus besoin, chez moi, de punch pour m’ouvrir les yeux le matin et me les fermer le soir. Depuis je n’y ai plus goûté, et cela remonte à bien des années.

Mais voici où je veux en venir : j’aimais ces toddies. La jovialité qu’ils provoquaient tenait du prodige. Leurs moyens insidieux en faisaient d’éloquents prosélytes pour John Barleycorn. Ils étaient l’avant-goût d’une inclination qui devait, un jour, grandir et dégénérer en désir quotidien et pressant. Et moi, qui vivais aux côtés de John Barleycorn depuis si longtemps et ricanais devant ses vains efforts pour me vaincre, je n’en savais rien, j’étais à cent lieues de le supposer !

30

Comme tous les malades, je passai une grande partie de ma convalescence à m’intéresser délicieusement aux tout petits riens de la vie, ceux qui ne concernent ni les livres ni les grands problèmes, et Je m’adonnai à de véritables amusements d’enfants. Tantôt l’idée me venait de jouer aux quatre coins dans la piscine ou au cerf-volant dans les prairies ; tantôt je cabriolais comme un fou sur mes chevaux, ou j’essayais de reconstituer quelque casse-tête mécanique.

Le résultat d’une pareille existence ne se fit pas attendre. Saturé des villes et ayant découvert le paradis dans mon ranch de la vallée de la Lune, je décidai de m’y fixer désormais. Au fond rien ne me retenait à la ville, à part la musique, le théâtre et les bains turcs.

Ma vie s’arrangea pour le mieux. Je travaillais dur et me distrayais énormément. Je lus plus de romans et moins de livres scientifiques. J’étudiais dix fois moins qu’autrefois. Je m’intéressais toujours aux problèmes fondamentaux de l’existence, mais je les abordais avec une certaine méfiance, car je m’étais brûlé les doigts ce jour où j’avais arraché les voiles de la Vérité.

Je confesse que ma nouvelle attitude comportait ce brin d’hypocrisie et de mensonge nécessaires à l’homme qui veut vivre. Volontairement, je me mis un bandeau sur les yeux, pour ne pas voir ce que je prenais pour l’interprétation brutale du fait biologique. Après tout, je me débarrassais d’une mauvaise habitude, d’un état d’esprit pernicieux. Et, je le répète, je nageais dans le bonheur. En considérant mon passé d’un œil froid et attentif, j’avoue que de toute ma vie cette période fut, et de beaucoup, la plus heureuse.

Mais l’heure arrivait où, sans rime ni raison, j’allais payer mes vingt années de débauche avec John Barleycorn. Parfois des invités venaient nous voir au ranch et y passaient quelques jours. Certains ne buvaient pas, mais pour les autres la privation d’alcool serait devenue une vraie privation que je ne pouvais décemment leur imposer. Aussi j’en commandai toute une provision pour mes invités.

Mon goût pour les cocktails n’allait pas jusqu’à me passionner sur la manière dont on les composait. Je chargeais un patron de bistrot d’Oakland d’en préparer une série, et de me les envoyer. Quand j’étais seul je n’y touchais pas, mais je ne tardai pas à m’apercevoir que chaque matin, après mon travail, je souhaitais l’arrivée d’un ami, afin de pouvoir déguster un cocktail avec lui.

D’une part, j’étais si peu disposé à boire qu’un seul cocktail me faisait de l’effet. Cela m’allumait l’esprit et provoquait en moi quelques minutes de gaieté comme préface aux plaisirs de la table. D’autre part, j’avais un estomac blindé, et cet unique cocktail ne me procurait qu’un léger chatouillement et une éphémère lueur de joie.

Un jour un ami me proposa carrément et sans la moindre vergogne un deuxième cocktail. Je trinquai avec lui. La lueur fut sensiblement plus durable, le rire plus profond et plus sonore. On n’oublie pas de pareilles expériences. Je suis parfois tenté de croire que je me suis mis à boire pour de bon parce que j’étais véritablement très heureux.

Un autre jour, ma femme, Charmian, et moi entreprîmes une longue promenade à cheval dans les montagnes. Nous avions donné congé aux domestiques pour toute la journée. À notre retour, à une heure déjà avancée de la nuit, nous nous mîmes joyeusement à préparer nous-mêmes notre dîner sur le réchaud. Nous étions seuls dans la cuisine, et la vie nous semblait belle à tous deux. J’étais pour ma part au comble du bonheur, et faisais fi des livres et de la vérité absolue. Mon corps, magnifique de santé, était recru d’une saine fatigue. Après une journée superbe, dans cette nuit splendide, je me trouvais en compagnie de la femme que j’aimais, et nous faisions la dînette dans un joyeux abandon. Débarrassé de tout souci, je n’avais plus de notes à payer ; l’argent affluait à la maison, et l’avenir s’élargissait devant moi. Et dans cette cuisine, des aliments délicieux mijotaient sur le réchaud, nos rires fusaient, et j’avais une faim de loup. C’était merveilleux.

Je me trouvais si bien qu’en moi s’éleva, je ne sais comment, une insatiable envie d’un mieux-être. J’appréciais mon bonheur à un tel point que je désirais le décupler encore. Et j’en connaissais le moyen, je l’avais appris dans mes innombrables contacts avec John Barleycorn. À plusieurs reprises je sortis de la cuisine pour aller prendre la bouteille de cocktail et l’alléger chaque fois d’un bon verre. Le résultat fut magnifique : sans être le moins du monde éméché ni allumé, je me sentais réchauffé et animé. La vie me jetait le bonheur à pleines mains, et j’ajoutais encore à sa munificence. Ma joie atteignait un sommet. Ce fut un moment sublime de ma vie — un des plus grands, peut-être. Mais j’en payai le prix, longtemps après, comme vous allez le voir. On ne peut oublier de tels instants, et d’autre part l’homme, dans sa bêtise, ne comprend pas qu’il n’existe aucune loi immuable décrétant que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. Autrement la millième pipe d’opium provoquerait des jouissances semblables à celles de la première, et un seul cocktail, au lieu de plusieurs, engendrerait la même flamme après une année d’accoutumance.

Un matin que nous n’avions pas d’invités à la maison, — je venais de terminer ma tâche quotidienne — je m’offris un cocktail solitaire. À partir de ce jour, je ne manquai plus de prendre un verre avant les repas. Je tombais en plein dans le traquenard de John Barleycorn, car je me mettais à boire régulièrement, à boire tout seul, à boire non plus par esprit d’hospitalité ni par goût pour telle ou telle boisson, mais pour l’effet même de la griserie.

Je désirais ce cocktail. Et jamais l’idée ne me vint que je ne devrais pas le prendre. Ne l’avais-je pas payé ? Je possédais les moyens de m’en offrir mille par jour si le cœur m’en disait. Et que représentait un cocktail — un simple cocktail — pour moi qui, si souvent et durant de si longues années, avais absorbé des quantités déraisonnables d’alcool beaucoup plus raides sans en éprouver le moindre mal ?

Voici quel était le programme de ma journée au ranch : chaque matin à huit heures et demie, après avoir lu ou corrigé des épreuves au lit depuis quatre ou cinq heures, je me levais et allais m’asseoir à mon bureau. Ma correspondance et des notes m’occupaient jusqu’à neuf heures précises ; là, je me mettais à écrire. À onze heures, à quelques minutes près, j’avais aligné mes mille mots. Une demi-heure pour mettre en ordre mon bureau, et mon travail était fini pour la journée. À onze heures et demie je me hissais dans un hamac, sous les arbres, avec mon sac de courrier et le journal du matin. À midi et demi je prenais mon déjeuner, et dans l’après-midi je faisais de la natation et de l’équitation.

Un matin, à onze heures et demie, avant de m’étendre dans le hamac, je pris un cocktail. Je répétai ce geste les jours suivants, ce qui ne m’empêcha pas, cela va de soi, d’en absorber un autre à midi et demi. Bientôt je me surpris, tandis que j’étais en train d’écrire mes mille mots, à regarder la pendule, tant j’étais impatient de voir arriver la demie de onze heures pour boire mon verre.

À présent, je me rendais compte, enfin, que je désirais de l’alcool. Qu’importait, après tout ? John Barleycorn ne m’effrayait pas. Je le fréquentais depuis trop longtemps. Je savais à quoi m’en tenir : je buvais avec discrétion et jamais on ne m’y reprendrait à faire des excès. Je connaissais les dangers et les pièges du tyran, les divers moyens jadis employés par lui pour tenter de me détruire. Mais tout cela c’était du passé, du lointain passé ! Jamais plus je ne me soûlerais. Tout ce qu’il me fallait — et je n’en prendrais pas davantage — c’était juste de quoi m’animer et me réchauffer, de quoi stimuler mon vieux fonds de gaieté, me faire monter le rire à la gorge et agiter légèrement, dans mon cerveau, les lubies de l’imagination.

Oh, sans aucun doute, j’étais entièrement maître de moi, et, qui plus est, de John Barleycorn !

31

Cependant l’organisme humain s’accoutume vite à un stimulant toujours le même ; je m’aperçus bientôt qu’un seul cocktail ne produisait plus le coup de fouet attendu. Je n’en ressentais ni ardeur ni gaieté. Il m’en fallait trois pour arriver à cet état que je recherchais à présent. Je recherchais cet effet. J’avalais le premier à onze heures et demie, au moment où j’emportais dans mon hamac le courrier du matin. Une heure après, j’absorbais le deuxième, juste avant de manger. Je ne tardai guère à prendre l’habitude de me glisser hors du hamac dix minutes plus tôt — ce qui me laissait le temps de prendre décemment un troisième verre avant de passer à table. Ce fut ensuite une règle quotidienne. Je succombais ainsi aux deux habitudes les plus funestes pour un buveur : boire seul, et régulièrement. J’étais toujours aussi disposé à lever le coude avec mes amis présents qu’à boire en Suisse. Je fis mieux encore : quand je me trouvais en compagnie d’un buveur modéré, j’ingurgitais deux verres pendant que lui se contentait d’un — le deuxième sans lui et à son insu. Je volais pour ainsi dire cette rasade supplémentaire, et, le plus grave, je m’accoutumais à boire seul, en cachette d’invités ou d’amis avec qui j’aimais à trinquer. Mais, ici encore, John Barleycorn me fournissait une excuse : ça n’aurait pas été convenable de pousser un invité à se soûler, alors qu’il n’était pas en mesure de me tenir tête. Je n’avais d’autre alternative : ou boire ce second verre, ou me refuser le stimulant qu’un seul cocktail ne pouvait plus me procurer.

Arrivé à cette phase de mon récit, je tiens à affirmer que je ne suis ni un imbécile ni une mauviette. Tout le monde reconnaît aujourd’hui mes succès d’écrivain, plus marqués, j’ose le dire, que ceux de la moyenne de mes confrères arrivés, et il m’a fallu pour atteindre ce résultat une bonne dose d’intelligence et de volonté. Mon corps robuste a survécu à des aventures où bien des avortons auraient succombé comme des mouches. Et pourtant ce que je raconte m’est arrivé. Mon existence est un fait, mon ivrognerie en est un également. C’est une expérience vécue et non une spéculation théorique. C’est, à mon avis, un exemple frappant de la toute-puissance de John Barleycorn, — ce fléau que nous laissons survivre, bien qu’il remonte aux époques de bestialité et prélève chaque année sur la fleur même de notre race son lourd tribut de jeunesse, de force et d’enthousiasme.

Je reprends le fil de mon histoire.

Après un après-midi endiablé passé à m’ébattre dans la piscine, puis de magnifiques chevauchées dans les montagnes ou d’un bout à l’autre de la Vallée de la Lune, je me sentais si en forme, si heureux de vivre, que je désirais intensifier, si possible, ces instants magnifiques. Je possédais le secret de les prolonger. Un seul cocktail avant dîner étant insuffisant, j’en prenais deux. Deux ou trois, au moins. Pourquoi pas, après tout ? C’était vivre, ça. Et, de tout temps, j’ai chéri la vie.

Cela devint aussi une partie de mes habitudes quotidiennes.

Je finis par trouver perpétuellement des prétextes pour ingurgiter de nouveaux cocktails en fraude : la visite joyeuse d’une bande d’amis ; un accès d’irritation contre mon architecte ou un maçon qui chapardait dans ma grange ; la mort de mon cheval préféré, enchevêtré dans une barrière de fils de fer barbelés ; ou encore d’excellentes nouvelles dans le courrier du matin, venant de mes éditeurs et des journaux. Toute excuse était bonne dès lors que le désir s’était emparé de moi ; après vingt années d’hésitation au moins, je voulais enfin de l’alcool. Il m’en fallait deux, trois et même quatre fois plus qu’à un homme ordinaire pour obtenir l’effet voulu. Ma force devenait une faiblesse.

Sur un point je restais inflexible : jamais je ne touchais une goutte d’alcool avant d’avoir terminé mes mille mots quotidiens. Une fois ma tâche terminée, les cocktails dressaient dans ma cervelle un mur d’oubli entre mon travail et la journée de plaisir qui m’attendait. Je ne pensais plus à mon ouvrage en cours jusqu’au lendemain matin neuf heures, au moment où je m’asseyais à mon bureau. Je souhaitais conserver cet état d’esprit, qui me permettait de maintenir mon énergie grâce à ce régime alcoolique. John Barleycorn, après tout, n’était pas aussi noir qu’on le dépeignait. Nui mieux que lui ne savait récompenser ses partisans, et j’étais un de ses favoris.

Je produisais une œuvre qui, je l’affirme, était saine, sincère et utile. Pas une ombre de pessimisme ! Pendant ma longue maladie, j avais appris à connaître le chemin de la vie. Je savais qu’il fallait des illusions, et je les exaltais. Aujourd’hui encore je fournis le même travail —propre, vivant, optimiste et toujours tendu vers la vie. Les critiques s’accordent tous pour louer nia vitalité débordante, et déclarer que je suis moi-même dupe de ces belles illusions que j’essaie de communiquer aux autres.

Pendant que je suis engagé dans cette disgression, on me permettra de répéter cette question que je me suis posée mille fois : Pourquoi buvais-je ? Oui, pourquoi ? J’étais heureux. Est-ce parce que je nageais dans le bonheur ? J’étais fort. Est-ce parce que je ne pouvais plus mesurer ma force ? Peut-être ma vitalité était-elle excessive ? J’ignore pourquoi je buvais. Je suis incapable de formuler la moindre réponse. Pourtant j’entends gronder en moi un soupçon qui ne fait que croître tous les jours. Pendant des années j’avais vécu en trop grande intimité avec John Barleycorn. Grâce à une longue pratique, un gaucher arrive à se servir de sa main droite. Étais-je parvenu, à mon tour, à forcer ma nature pour devenir à la longue un alcoolique ?

Oh, oui, j’étais heureux ! Triomphant d’une interminable maladie, je connaissais la douceur de l’amour féminin. Je gagnais plus d’argent avec moins d’effort. Je débordais de santé et dormais comme un bébé. Je continuais d’écrire des livres à succès et, dans mes controverses sociologiques, je voyais mes adversaires confondus par les faits actuels, ce qui renforçait de jour en jour ma position intellectuelle.

Je ne connaissais plus, du matin au soir, aucun ennui, aucune désillusion ni regret. La vie n’était pour moi qu’une joie sans fin, une chanson perpétuelle. J’en ^arrivais à maudire les heures de sommeil car elles empiétaient sur le plaisir dont autrement j’aurais profité !

Tout cela ne m’empêchait pas de boire. Et John Barleycorn, à mon insu, se préparait à me jouer encore un tour de sa façon.

Plus je buvais, plus il me fallait boire pour obtenir le même effet. Quand je quittais îa Vallée de îa Lune pour aller dîner en ville, je ne faisais plus le moindre cas d’un cocktail servi à table ; il ne me faisait aucun effet. Je prenais donc mes précautions avant le repas : c’étaient deux, trois et, si je rencontrais des camarades en route, quatre ou cinq, voire six verres que j’absorbais — leur nombre à présent n’avait plus d’importance.

Une fois, j’étais pressé ; impossible de préparer et d’avaler les quantités voulues. Je fus frappé d’une idée lumineuse : je commandai au barman de me mélanger un double cocktail. Et je renouvelai l’exploit chaque fois que le temps me manquait.

Cette nouvelle façon de boire eut pour résultat de me blaser. Mon esprit s’accoutumait si bien à s’animer par des moyens artificiels que, sans eux, il n’avait plus aucun ressort ni entrain. De plus, l’alcool devint chez moi un besoin impérieux, un viatique indispensable pour me produire dans le monde et y tenir mon rang social. Il me fallait le coup de fouet, la morsure de la drogue, le grouillement des lubies dans mon cerveau, allumé de gaieté, chatouillé de malice, séduit par le sourire factice des choses, avant d’être capable de rejoindre mes amis et de faire bonne figure parmi eux.

En somme, John Barleycorn recommençait avec moi sa lutte sournoise. Il faisait renaître mon ancienne maladie en m’incitant à poursuivre la Vérité, dont il arrachait brusquement les voiles, pour me mettre face à face avec l’affreuse réalité. Mais ces perfidies n’opéraient que graduellement. Mes pensées redevenaient lentement moroses.

Parfois des avertissements traversaient mon esprit : où me conduisait cette habitude de boire ? Mais John Barleycorn se garde bien de répondre directement à de pareilles questions. Il les esquive «en disant : « Allons, viens prendre quelque chose, je te révélerai tout ce que je pense là-dessus. » Et on marche.

Témoin le fait suivant, sur lequel John Barleycorn ne se lasse jamais de me rafraîchir la mémoire.

J’avais été victime d’un accident qui exigeait une intervention des plus délicates. Un matin, une semaine après avoir quitté la table d’opération, j’étais étendu sur mon lit d’hôpital, faible et déprimé. Le haie de mon visage, ou du moins ce qu’on en pouvait entrevoir à travers une légère broussaille de barbe, était devenu d’un jaune malsain. Mon docteur, sur le point de partir, se tenait à mon chevet et jetait un regard désapprobateur sur la cigarette que je fumais.

— Vous devriez vous arrêter complètement de fumer, dit-il, sentencieux. Le tabac est très mauvais ; vous verrez. Regardez-moi.

Je levai les yeux sur lui. Il avait mon âge environ, de larges épaules, une vaste poitrine, des yeux pétillants et des joues rutilantes de santé. On n’aurait pas pu trouver un plus beau spécimen d’homme !

— J’avais l’habitude de fumer, continua-t-il. Des cigares. Mais j’ai abandonné. Et voyez le résultat.

Il parlait d’un ton arrogant, ou du moins avec une fierté légitime. N’empêche qu’il mourut un mois après. Et ce fut à la suite d’un accident. Il avait suffi d’une demi-douzaine de microbes, pourvus de noms scientifiques interminables, pour l’attaquer et le détruire. Les plus invraisemblables complications s’étaient déclarées et, pendant des jours entiers, tout le quartier entendit les cris atroces de ce magnifique spécimen d’homme. Il mourut en hurlant de douleur.

« — Tu vois, me disait John Barleycorn. Il s’est pourtant surveillé, celui-là. Il est allé jusqu’à s’interdire les cigares. Voilà sa récompense. Fichue guigne, hein ! Les microbes, il n’y a rien à faire pour s’en défendre. Ton superbe docteur a pris toutes les précautions voulues, et pourtant ils ont fini par l’avoir. Lorsque ces petites bêtes se mettent à sauter, impossible de savoir qui elles vont atteindre. Toi, aussi bien. Songe donc à tout le plaisir dont ce docteur a cru bon de se priver ! Tu préfères te passer des biens que je peux t’offrir, et te laisser un jour bouffer par les microbes ? Crois-moi, la justice n’est pas de ce monde. La vie n’est qu’une loterie. Mais je sais la faire voir en rosé, et rire de tout ce que je vois. Allons, ris avec moi ! Ton tour arrivera bien assez tôt. En attendant, déride-toi ! Ici-bas, tout n’est que tristesse. Je sèmerai de la joie à ton intention. Je te le répète : nous vivons dans un sale monde, exposé à des malheurs comme celui qui s’est abattu sur ton toubib. Le mieux est d’aller se taper un autre verre. Ne songeons plus à ça. »

Et, naturellement, j’allai vider une nouvelle coupe pour noyer le souvenir de cet incident. Je répétai le geste chaque fois que John Barleycorn me le rappelait. Pourtant je buvais intelligemment. Je veillais à ce que les liquides soient de la meilleure qualité. Je recherchais le stimulant et l’oubli, en évitant soigneusement les désavantages que n’auraient pas manqué de m’imposer les alcools bon marché et l’ivresse crapuleuse. En passant, il convient de remarquer que dès l’instant où un homme apporte toute cette méthode et cette discrétion dans son habitude de boire, c’est qu’il est gravement atteint et profondément engagé dans la voie fatale.

Je continuais à respecter religieusement la règle que je m’étais tracée : ne jamais toucher à l’alcool avant d’avoir terminé mes mille mots. Cependant, de temps à autre, je m’offrais un jour de congé ; alors, j’usais en plein de ma liberté, sans m’inquiéter de l’heure où je prenais mon premier verre.

Et dire qu’il y a des gens, n’étant jamais passés par là, qui se demandent comment l’on devient buveur !

32

Lorsque le Snark partit de San Francisco pour sa longue croisière, il n’emportait pas une goutte d’alcool à bord, ou du moins nous le croyions tous, et c’est après bien des mois que nous découvrîmes notre erreur. Ce voyage sur un bateau « sec » était une malice préméditée de ma part — un tour que j’avais joué à John Barleycorn — preuve que, malgré tout, je prêtais l’oreille aux faibles avertissements qui se faisaient entendre au tréfonds de moi-même.

J’essayais de me donner le change pour fournir un prétexte à John Barleycorn. Mes projets étaient établis scientifiquement. Je ne me permettais de boire qu’aux escales. Cette tempérance intermittente purgerait mon organisme de l’alcool dont il était saturé, et me mettrait en forme pour jouir pleinement de la compagnie de John Barleycorn dès mon arrivée dans un port. La morsure de l’alcool serait alors plus aiguë, et son stimulant plus vif et délicieux.

Notre traversée entre San Francisco et Honolulu dura vingt-sept jours. Les premiers jours, la pensée de boire ne vint pas me tracasser. J’appuie sur ce fait pour bien démontrer qu’au fond je ne suis nullement un alcoolique.

Parfois, pendant le voyage, alors que je convoitais les exquis déjeuners et dîners pris sur les lanaïs[13] d’Hawaï — j’étais déjà venu deux fois auparavant — je songeais, il va de soi, aux boissons qui précéderaient ces repas, mais sans désir immodéré, sans la moindre impatience contre la longueur du voyage ; je me les représentais simplement comme des compléments essentiels d’un excellent festin.

Une fois de plus je me prouvai à moi-même, et à ma complète satisfaction, que je menais John Barleycorn par le bout du nez. Selon mes caprices, je pouvais boire ou m’abstenir. Et rien ne m’empêcherait d’agir à ma guise.

Nous passâmes environ cinq mois dans différentes îles du groupe hawaïen. Quand je me trouvais à terre, je buvais un peu plus peut-être que je n’avais coutume de le faire à San Francisco avant mon départ. Les gens d’Hawaï semblent boire un peu plus, en moyenne, que ceux des climats plus tempérés. Je ne veux pas dire que la tempérance soit une affaire de situation géographique. Pourtant Hawaï est tout juste sous les tropiques. Et plus j’ai approché de l’équateur, plus j’ai vu boire les gens, et plus j’ai bu moi-même.

D’Hawaï nous cinglâmes vers les Marquises, et notre traversée dura soixante jours, où nous n’aperçûmes pas le moindre coin de terre, ni un voilier, ni la fumée d’un vapeur. Mais dès le début, le coq, en visitant la cuisine, fit une découverte. Au fond d’un énorme coffre, il mit la main sur une douzaine de bouteilles d’angélique et de Muscat provenant de la cave de la cuisine du ranch, et qui avaient été mises à bord avec nos fruits et gelées de conserve. Six mois passés dans la chaleur de la cambuse avaient modifié, à son avantage, je crois, ce vin doux et épais.

J’en dégustai un verre et le trouvai délicieux. Ensuite, chaque jour à midi, après avoir fait le point et reconnu la position du Snark, j’en avalais un demi-gobelet. Ce vin-là aurait réveillé un mort. Il ranimait toute ma gaieté et décuplait encore à mes yeux l’admirable spectacle de la mer. Dès le matin, pendant que j’accouchais de mes mille mots quotidiens en bas, dans ma cabine, je me surprenais à désirer cet événement de midi.

L’ennui c’est qu’il me fallait partager ce nectar, et la durée du voyage était très incertaine. Aussi regrettais-je sincèrement qu’il n’y eût pas davantage de bouteilles à bord. Et quand elles furent toutes vidées, je me repentis même d’y avoir touché, car je sentais ma soif s’accroître et, avec elle, mon impatience d’arriver aux Marquises. Lorsque nous atteignîmes ces îles, j’avais une soif vraiment carabinée. Je rencontrai plusieurs blancs et beaucoup d’indigènes malingres. Le paysage était magnifique. Le rhum de commerce abondait, ainsi que l’absinthe, mais il n’y avait ni whisky, ni vin. Ce rhum vous écorchait le palais. J’en sais quelque chose, car j’y ai goûté. Mais comme j’ai toujours été d’une nature accommodante, je me résignai à l’absinthe. Malheureusement, je devais en absorber de formidables quantités avant d’obtenir l’effet recherché. Je quittai les Marquises avec une cargaison d’absinthe suffisante pour durer jusqu’à Tahiti, où je m’approvisionnai de whisky écossais et américain. Dès lors je dis adieu aux intermèdes de tempérance entre les ports, Qu’on ne se méprenne pas, cependant. Je n’étais jamais ivre — dans le sens ordinaire de ce terme — je ne titubais pas, je ne roulais pas par terre, et je gardais mes idées nettes. Un buveur aguerri et habile, doué d’une forte constitution, ne descend jamais à ces extrémités. Il cherche à se mettre en bonne forme, voilà tout. Mais il fuit comme la peste les nausées, les lendemains de cuite, la perte de sa fierté.

Cet ivrogne-là acquiert, d’une façon discrète et prudente, une semi-intoxication qu’il fait durer impunément, du moins en apparence, pendant les douze mois de l’année. En Amérique, on pourrait compter par centaines de mille ceux qui, dans les clubs, voire chez eux, ne sont jamais ivres et qui pourtant sont rarement à jeun, bien que la plupart soient prêts à le nier avec indignation. Et chacun d’eux se complaît à croire, comme je l’ai cru moi-même, qu’il triche avec john Barleycorn.

En mer j’étais assez raisonnable, mais c’était pour me rattraper à terre. Mon besoin devenait plus pressant, j’en suis certain, sous les tropiques. Sans doute je ne faisais pas d’exception à la règle, car l’excessive consommation d’alcool par les blancs dans ces pays-là est un fait bien connu. Ce n’est d’ailleurs pas un endroit propice pour eux. Le pigment de leur épiderme ne les protège pas contre la lumière éblouissante du soleil. Les rayons ultra-violets et autres radiations transpercent leurs tissus, comme les rayons X avaient traversé ceux de maints opérateurs avant qu’ils aient eu le moindre soupçon du danger.

Sous les tropiques, les blancs subissent des transformations radicales dans leur nature. Ils deviennent sauvages, sans pitié, et s’adonnent à des actes monstrueux de cruauté qu’ils ne songeraient jamais à commettre dans leurs climats tempérés. Ils se montrent nerveux, irascibles et amoraux. Et ils boivent comme jamais ils ne l’avaient fait auparavant. L’ivrognerie est une des nombreuses formes de dégénérescence provoquées par une exposition prolongée à la lumière torride. Ces contrées ne conviennent nullement à un séjour prolongé. Les blancs sont condamnés à y périr irrémédiablement, et l’abus des boissons accélère leur fin. C’est une nécessité automatique à laquelle ils se soumettent sans la raisonner. Ils boivent, un point c’est tout.

La chaleur ne m’épargna pas plus que les autres, et cependant je résidais sous les tropiques depuis deux ans à peine. Pendant ce temps je buvais ferme, mais pour éviter tout malentendu je m’empresse d’ajouter que ce n’est pas l’intempérance qui détermina la maladie, pas plus que l’abandon du voyage. J’étais solide comme un bœuf, et durant bien des mois je luttai contre un mal qui mettait en lambeaux mon épiderme et mes tissus nerveux. Pendant tout notre voyage entre les Nouvelles-Hébrides, les îles Salomon et les atolls qui se trouvent sur la Ligne, sous un ciel de feu, ravagé par cette maladie et d’autres afflictions, telles que la lèpre argentée, dont il est question dans la Bible, j’accomplis la besogne de cinq hommes.

Orienter un bateau à travers les récifs, les bancs de sable et les passes, ou le long des côtes enténébrées des îles de corail, représente déjà un labeur formidable. Et j’étais le seul navigateur à bord. Personne pour me contrôler dans le calcul de mes observations, personne avec qui échanger des avis dans cette obscurité, parmi ce dédale de rochers et de bas-fonds non portés sur les cartes.

Moi seul je faisais le quart. Pas un matelot n’était capable de me relayer. J’exerçais, à la fois, les fonctions de second et de capitaine. Vingt-quatre heures par jour, voilà quelle était la durée de mon quart’, et chaque fois que l’occasion s’en présentait, je piquais de petits sommes. Puis, j’étais docteur. Permettez-moi de vous dire que le travail de médecin à bord du Snark n’était pas une sinécure. Tous les passagers souffraient de la malaria — la véritable malaria, celle des Tropiques qui tue sa victime en trois mois. Ajoutez à cela les ulcères purulents et cette terrible démangeaison surnommée le ngari-ngari, qui rendit fou un cuisinier japonais. L’un de mes matelots polynésiens faillit mourir de la fièvre d’eau noire. Certes, il y avait de quoi occuper un homme. Et je distribuais des potions, je prescrivais des régimes, j’arrachais des dents et… je tirais mes malades de légères indispositions telles que l’empoisonnement du sang.

En outre, j’étais écrivain. Je produisais immanquablement mes mille mots par jour, sauf quand la fièvre me terrassait ou qu’au matin une rafale menaçait de détruire le Snark. J’étais encore un voyageur, avide de voir et de recueillir des documents dans mes carnets de route.

En fin de compte, j’étais capitaine et propriétaire d’une embarcation qui visitait des contrées inconnues, peu fréquentées, et où on faisait grand cas des étrangers. Il me fallait donc tenir mon rang dans la société, recevoir à bord, être reçu à terre par les planteurs, trafiquants, gouverneurs, capitaines de vaisseaux, rois cannibales à têtes crépues et leurs premiers ministres qui, parfois, avaient la veine d’être habillés de cotonnades.

Bien entendu, je buvais, d’abord avec mes hôtes, et aussi tout seul. Je m’y croyais autorisé puisque j’exécutais le travail de cinq hommes. L’alcool est salutaire à qui se surmène. J’en remarquais les effets sur les quelques marins qui composaient mon équipage lorsque, le dos brisé et le cœur défaillant, ils s’évertuaient à lever l’ancre sur un fond de quarante brasses. Au bout d’une demi-heure ils s’arrêtaient, haletants et fourbus. Alors ils reprenaient vie en avalant de fortes gorgées de rhum. Ils respiraient plus librement, s’essuyaient la bouche, et se remettaient à la besogne avec une nouvelle ardeur. Et lorsque nous abattions le Snark en carène et qu’il nous fallait travailler avec de l’eau jusqu’au cou, entre des accès de fièvre, je voyais bien que l’opération n’avançait que grâce aux coups de rhum pur.

Ici encore nous découvrons parmi tant d’autres un nouvel aspect de John Barleycorn. Apparemment, il donne sans rien recevoir. Aux hommes épuisés il fait retrouver des forces, et les voilà debout pour un plus grand effort.

Je me rappelle avoir déchargé du charbon sur un cargo pendant huit journées infernales. Nous pûmes tenir le coup en nous alimentant de whisky, et c’est à demi ivres que nous travaillions, Sans alcool, nous n’y serions jamais arrivés..

La vigueur transmise par John Barleycorn n’est pas du tout imaginaire. Elle existe réellement. Seulement elle est puisée aux sources mêmes de la vie, et, en fin de compte, il faut la payer et avec usure. Mais allez demander à un pauvre bougre mourant de fatigue de prévoir les choses de si loin ! Il accepte ce prétendu miracle comme argent comptant. Combien d’hommes d’affaires et de professions libérales, terrassés par le surmenage, ont suivi, comme de simples manœuvres, la route meurtrière de John Barleycorn, parce qu’ils n’ont pas compris cette vérité.

33

Arrivé en Australie, j’entrai à l’hôpital pour me retaper ; je projetais de poursuivre ensuite la traversée. Durant les longues semaines que je passai étendu sur mon lit, je ne souffris nullement de la privation d’alcool, et je ne m’en tracassai pas, car je savais bien que j’en retrouverais une fois sur pied. Mais quand je pus marcher je n’étais pas complètement guéri. J’avais toujours la peau argentée comme Naaman. La mystérieuse maladie du soleil, que les grands spécialistes de l’Australie même ne connaissaient pas à fond, continuait à me rider et à attaquer mon épiderme. La malaria me minait toujours et me jetait sur le dos, en proie au délire, lorsque je m’y attendais le moins. Cette fièvre m’empêcha même de faire une double tournée de conférences qui avait été organisée.

Abandonnant mon voyage sur le Snark, je me mis en quête d’un climat plus frais. Le jour même de ma sortie d’hôpital, je repris tout naturellement mes habitudes de boire. J’arrosais de vin tous mes repas, je m’offrais comme apéritifs des cocktails et des scotchs quand je me trouvais avec des gens qui en buvaient. J’étais si bien maître de John Barleycorn que, suivant mon caprice, j’acceptais sa compagnie ou la repoussais, comme je l’avais d’ailleurs fait toute ma vie.

Au bout d’un certain temps je descendis à l’extrémité méridionale de la Tasmanie, par quarante-trois degrés de latitude sud, afin d’y goûter une température plus clémente. Mais là il n’y avait rien à boire. Cela m’importait peu, et je m’en passai aisément. Je me saturais d’air frais, je montais à cheval, et j’alignais mes mille mots chaque jour, sauf quand un accès de fièvre me clouait au lit dès le matin.

Et de crainte qu’on voie, dans mes précédentes années d’intempérance, la cause de cet état de faiblesse, je tiens à dire que mon mousse japonais, Nakata, qui m’avait suivi en Tasmanie, était rongé par la fièvre, ainsi que ma femme Charmian : celle-ci sombra dans une neurasthénie qui exigea plusieurs années de soins dans des climats tempérés, et cependant ni elle, ni Nakata n’avaient jamais touché la moindre goutte d’alcool.

Dès mon retour à Hobart Town, où la drogue était accessible, je me remis à boire comme jadis. De même quand je revins en Australie. Je quittai ce pays sur un vapeur commandé par un capitaine tempérant. Je n’emportais avec moi aucune boisson, et durant la traversée, qui dura quarante-trois jours, je m’abstins complètement. Mais arrivé en Équateur, où les hommes, sous un ciel de feu, mouraient de la fièvre jaune, de la petite vérole et de la peste, je repris immédiatement mon ancienne habitude, et me rattrapai sur tout ce qui pouvait me donner le coup de fouet. Je ne contractai aucune de ces maladies, pas plus que Charmian, du reste, et Nakata, qui, eux, ne buvaient point.

Malgré les ravages physiques dont j’avais souffert, je raffolais toujours des tropiques. Je m’attardai longtemps en divers endroits avant de rentrer enfin dans mon pays et de retrouver le climat magnifique et tempéré de Californie. Je pondais, comme toujours, mes mille mots par jour, en voyage ou à la maison. La fièvre finit par me quitter tout à fait, ainsi que ma peau argentée. Mes tissus, attaqués par le soleil, se raccommodèrent, et je recommençai à boire comme peut le faire un homme de large carrure.

34

À peine de retour dans mon ranch de la Vallée de la Lune, je repris mes habitudes. Le programme restait le même : pas de cocktail le matin avant d’avoir achevé ma tâche ; ensuite, jusqu’au déjeuner de midi, j’en prenais suffisamment pour provoquer en moi d’agréables sensations de béatitude. Personne ne m’a jamais vu ivre, pour la bonne raison que je ne m’enivrais pas. Mais, deux fois par jour, j’étais éméché, et si le premier venu avait absorbé la quantité d’alcool que je consommais quotidiennement, le malheureux serait resté sur le flanc pour ne plus s’en relever.

La vieille histoire se répétait : plus je buvais, plus il me fallait boire pour obtenir l’effet recherché. L’heure vint où je jugeai les cocktails insuffisants : le temps me manquait pour les prendre, ainsi que la place pour les loger. Le whisky procurait une réaction plus forte ; il agissait plus rapidement à une moindre dose. Du bourbon ou du rye, ou des mélanges habilement vieillis, constituaient mon apéritif du matin. À la fin de l’après-midi je buvais du scotch avec de l’eau de Seltz.

Je commençais à perdre mon sommeil, jusqu’ici excellent. Quand par hasard je m’éveillais dans la nuit, j’avais coutume de prendre un livre pour m’endormir ; or à présent cela ne me réussissait plus. Au bout de deux ou trois heures de lecture, je n’avais plus du tout sommeil. Je recourus alors à l’alcool, et il me procura l’effet soporifique voulu. Mais parfois deux ou trois verres étaient nécessaires.

Il me restait alors si peu à dormir avant l’heure de mon lever que mon organisme n’avait donc pas le temps d’éliminer l’alcool absorbé. Je m’éveillais donc avec la bouche pâteuse et sèche, la tête un peu lourde, et j’éprouvais dans le ventre de légères palpitations nerveuses. Pour tout dire, je ne me sentais pas bien. Comme les gros buveurs, je souffrais des lendemains d’orgie. J’avais besoin d’un tonique, d’un fortifiant pour me remettre. Lorsque John Barleycorn a tué chez sa victime tout moyen de défense, c’est le moment de le voir à l’œuvre ! Il me fallut désormais un verre de whisky avant le petit déjeuner pour me donner de l’appétit. Une fois mordu par ce serpent venimeux, impossible de s’arrêter ! Puis je pris l’habitude d’avoir une cruche d’eau à mon chevet pour soulager mes membranes détériorées et fiévreuses.

À présent, mon corps était complètement imbibé d’alcool, et je veillais à ce que la drogue fût toujours à ma portée. Quand je partais pour un long voyage, de crainte de ne point trouver à boire en route, j’emportais un litre ou plusieurs dans ma valise. Jadis, de pareilles pratiques m’avaient étonné chez les autres ; aujourd’hui je m’y adonnais sans vergogne. Sortais-je avec mes camarades ? Je jetais tous mes principes pardessus bord, je buvais comme eux, des mêmes liqueurs, et sans jamais rester en arrière.

Tout autour de moi je transportais une atmosphère embrasée d’alcool, qui s’alimentait de son propre feu et flambait de plus belle. Pas un seul moment, en dehors des heures de sommeil, où je ne voulusse boire ! Il m’arriva d’anticiper sur l’achèvement de ma tâche quotidienne en prenant un verre après le cinq centième mot. À ce train-là je ne tardai pas à boire en guise de préface, avant même de m’atteler à la besogne.

Entrevoyant trop bien les conséquences graves où m’entraînait une pareille méthode, je me traçai une nouvelle ligne de conduite : je m’abstiendrais résolument de boire avant d’avoir terminé mon travail. Hélas ! Je n’avais pas envisagé la nouvelle complication, diabolique, celle-là, qui s’ensuivit. Rien ne venait plus, mais rien de rien ! Je commençais à me révolter malgré moi. J’éprouvais maintenant le besoin impérieux de boire, et il me dominait.

Je m’asseyais à mon bureau devant ma page blanche, et je me mettais à jouer avec ma plume ou mon buvard, mais les mots refusaient de couler. Mon cerveau, continuellement obsédé par l’unique souci de sentir John Barleycorn caché dans la cave aux liqueurs, restait incapable de rassembler mes pensées. Lorsque, en désespoir de cause, je succombais à la tentation, mon cerveau, relâché aussitôt, débitait les mille mots d’une seule traite.

J’épuisai les provisions de liqueurs de ma maison d’Oakland avec la ferme résolution de ne pas en acheter d’autres. Malheureusement il restait au fond du placard à liqueurs un petit fût de bière. Ce fut en vain que j’essayai d’écrire. Or la bière remplace avantageusement les alcools forts et, de plus, je ne l’aimais pas ; pourtant, cette bière à ma portée hantait mon esprit. Lorsque j’en eus absorbé une pinte, mais seulement alors, les mots se mirent à couler au bout de ma plume. J’achevai ce jour-là mes mille mots au prix de nombreuses chopes. Le pis est que la bière me causait de sérieuses nausées ; malgré cela, j’arrivai au bout du tonneau.

Ma cave étant vide, je ne songeai pas à la regarnir. Avec une persévérance vraiment héroïque, je me contraignis enfin à pondre ma copie sans le coup d’éperon de John Barleycorn. Mais l’envie de boire ne me lâchait pas une seconde. Aussitôt ma besogne matinale terminée, je me précipitais dehors et descendais en ville pour prendre mon premier verre. Dieu de Dieu l Si John Barleycorn pouvait me tenir ainsi à sa merci — moi qui n étais pas alcoolique, je le répète encore — que dire des souffrances endurées par le véritable ivrogne, qui se débat seul contre les exigences de son organisme. Nul ne plaint cette victime : on la comprend moins encore, et ses plus proches amis le méprisent et se moquent de lui.

35

Cependant, tôt ou tard, je devais payer ma dette à John Barleycorn. Il commença par prélever des acomptes, non pas tant sur mon corps que sur mon esprit. J’éprouvai une recrudescence de cette longue maladie, purement intellectuelle, dont j’avais déjà souffert. D’autres fantômes, depuis longtemps terrassés, relevaient la tête. Sous leur aspect différent, ils étaient autrement redoutables que les spectres d’origine intellectuelle imaginés jadis, puis repoussés par mon cerveau relativement sain et normal. Les revenants d’aujourd’hui se dressaient sous l’influence de la raison pure de John Barleycorn, mais lui ne renverse jamais les chimères qu’il a suscitées.

Pour calmer cette crise de pessimisme causée par l’alcool, il n’est d’autre ressource que de chercher dans la boisson à outrance l’apaisement que John Barleycorn promet toujours, mais n’apporte jamais.

Comment décrire la raison pure à ceux qui ne la connaissent pas ? Mieux vaut affirmer tout de suite combien la tâche est ardue. Prenons pour exemple le pays du haschich — ce pays où s’étendent à perte de vue le temps et l’espace. Autrefois, j’ai accompli deux mémorables randonnées dans cette terre lointaine, et mes aventures restent gravées dans mon cerveau jusqu’au moindre détail. N’empêche que je me suis dépensé en pure perte à vouloir en expliquer les péripéties à ceux qui n’y sont pas allés. J’employais les métaphores les plus subtiles pour leur suggérer combien de siècles et d’abîmes indicibles de souffrance et d’horreur peuvent exister dans le plus court des intervalles entre les notes d’une gigue jouée à toute allure au piano. Je parlais une heure entière, en m’efforçant de dépeindre cette phase unique du rêve de haschich, pour m’apercevoir, en fin de compte, que j’aurais mieux fait de me taire. Parce que je n’avais pas réussi à leur faire entrevoir cette simple chose dans une immensité d’illusions merveilleuses et terribles, je me suis reconnu incapable de leur donner la moindre idée de ce royaume du haschich.

Mais qu’il m’arrive d’en parler avec un explorateur quelconque de cette région bizarre, et me voilà compris à l’instant même. Un mot, une image suffisent.

Il en est de même dans le royaume de John Barleycorn, où règne la raison pure. À ceux qui n’ont jamais parcouru ces régions, le récit du pèlerin restera éternellement obscur et fantastique. Je les prie donc encore, faute de mieux, d’essayer de croire ce que je vais leur décrire.

L’alcool renferme des intuitions fatales de vérité. Philippe, dans toute sa lucidité, se porte garant de Philippe ivre. Il y a, semble-t-il, en ce monde, plusieurs genres de vérités, les unes plus véridiques que d’autres, et certaines mensongères. C’est précisément celles-ci qui rehaussent la vie pour ceux qui désirent en jouir. Tu vois, ô lecteur casanier, quel royaume lunatique et impie je tente de te dépeindre dans la langue des disciples de John Barleycorn. Ce n’est point là le langage de ta tribu, dont tous les membres s’écartent résolument des chemins qui conduisent à la mort, pour suivre exclusivement ceux qui les mènent à la vie. Car il y a routes et routes, et la vérité se subdivise en nombreuses catégories. Mais prends patience. Peut-être à travers ces apparentes divagations, percevras-tu, au bout de lointaines perspectives, quelques échappées sur d’autres pays, sur des tribus différentes.

L’alcool laisse entrevoir la vérité, mais une vérité anormale. Les choses normales sont saines — et ce qui est sain tend vers la vie. La vérité normale appartient à un ordre différent — et inférieur. Prenez, par exemple, un cheval de trait. À travers toutes les vicissitudes de sa carrière, et bien que sa pensée soit confuse et incompréhensible pour nous, il lui faut croire, à tout prendre, que la vie est bonne ; que de tirer dans les harnais est une excellente chose ; que la mort, si vaguement qu’il la pressente, est un géant redoutable ; que la vie est douce et vaut la peine d’être vécue ; et, qu’en fin de compte, quand la sienne arrivera à son déclin, il ne sera pas bousculé, ni maltraité, ni pressé au-delà de la limite de ses efforts. Il doit croire que la vieillesse elle-même conserve jusqu’au bout une certaine décence, une certaine dignité et quelque valeur. Pourtant, sa vraie forme est celle d un épouvantai ! squelettique trébuchant sous les coups entre les brancards d’une charrette de revendeur, poursuivant éperdument, dans une servitude sans pitié, son calvaire de lente désintégration, jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la dispersion de ses éléments, — de sa chair subtile, de ses muscles rosés et élastiques, et de toute leur sensibilité inhérente — jusqu’à leur répartition entre le poulailler de ferme, la vannerie, la fabrique de colle et l’usine de noir animal. Jusqu’au dernier faux pas de sa carrière chancelante, ce cheval de trait doit s’en tenir aux données de cette vérité mineure qui est la vérité de la vie et rend possible sa persistance.

Le cheval de trait, comme tous les autres animaux, l’homme y compris, est aveuglé par la vie et reste le jouet de ses sens. Coûte que coûte, il veut vivre. Le jeu de la vie est bon, malgré toutes les misères, bien que toutes les existences perdent en fin de compte la partie. Voilà le genre de vérité qui gouverne, non pas l’univers, mais les êtres qui l’habitent, s’ils veulent durer tant soit peu avant de disparaître. Cette vérité-là, si fausse qu’elle puisse être, est saine et normale, c’est une vérité rationnelle à laquelle les vivants doivent croire afin de vivre.

Seul parmi les animaux, l’homme jouit du terrible privilège de la raison. L’homme, avec son cerveau, peut transpercer le mirage enivrant des choses et contempler un univers figé dans la plus parfaite indifférence envers lui et ses rêves. Oui, l’homme peut entrevoir cette vision, mais elle ne vaut rien pour lui. Pour vivre, pour vivre pleinement, pour palpiter de vie, pour être une créature vivante, — ce qu’il doit être — il est bon que l’homme se trouve ébloui par la vie et illusionné par les sens. Ce qui est bon est vrai. Et tel est le genre de vérité, de vérité inférieure, qu’il doit connaître et prendre pour guide de ses actes, avec la certitude inébranlable que c’est la vérité absolue et que nulle autre ne saurait prévaloir dans l’univers. Il est bon que l’homme accepte à première vue les tromperies des sens et les pièges de la chair, qu’à travers les brouillards de la sensiblerie il poursuive les leurres de la passion, sans en discerner les ombres ni la futilité, sans être terrifié par ses convoitises et ses désirs.

Effectivement, c’est ce qu’il fait. D’innombrables hommes ont entrevu cette autre vérité différente et plus vraie, mais ont reculé devant elle. D’autres, en aussi grand nombre, ont subi la longue maladie, y ont survécu et pourraient en parler, mais ils l’ont délibérément bannie de leur mémoire jusqu’à leur dernier jour. Ils ont vécu : ils ont réalisé la vie, c’est-à-dire leur propre nature, et ils ont bien fait.

Et voici que John Barleycorn s’avance avec la malédiction qu il inflige à l’homme d’imagination, débordant de vie et du désir de vivre. John Barleycorn envoie sa raison pure, blanche messagère d’une vérité située par-delà la vérité, aux antipodes de la vie, d’une vérité cruelle et déserte comme les espaces interstellaires, immobile et glacée comme le zéro absolu, étincelante sous les cristallisations de l’évidence irréfutable et de l’indéniable fait. John Barleycorn refuse de laisser rêver le rêveur, il dissipe en brouillard le paradoxe de l’existence, jusqu’à ce que sa victime s’écrie, comme dans La Cité de l’épouvantable nuit[14] : « Notre vie est une duperie, notre mort un abîme de noirceur. » Et quand la victime en est à ce point d’horrible intimité, ses pieds sont engagés sur le sentier de la mort.

36

Je reviens à mes propres expériences et aux effets de la raison pure de John Barleycorn sur moi-même, dans le passé. Me voilà dans mon cher ranch de la Vallée de la Lune, le cerveau saturé de plusieurs mois d’alcool, le cœur serré par la tristesse cosmique qui de tout temps a été l’héritage de l’homme.

En vain je m’interroge au sujet de cet état d’âme. Mes nuits sont tièdes. Le toit de ma maison ne laisse pas s’infiltrer l’eau. Je peux satisfaire les caprices de mon appétit avec tous les mets imaginables. Je jouis de tout le confort possible. Mon corps ne ressent aucune indisposition, pas la moindre souffrance. Cette bonne vieille machine continue à fonctionner sans à-coups. Le cerveau et les muscles ne souffrent pas davantage. Je possède des terres, de l’argent, de l’influence. Ma gloire est universelle. J’ai conscience d’aider mes semblables autant que possible. J’ai une compagne que j’aime, des enfants qui sont la chair de ma chair. Je remplis, maintenant comme toujours, le devoir d’un bon citoyen du monde. J’ai construit des maisons, beaucoup de maisons, et défriché plusieurs centaines d arpents. Quant aux arbres, n’en ai-je pas planté cent mille ? Partout, de n’importe quelle fenêtre de ma maison, je peux promener mon regard sur ces arbres, qui se dressent vers le soleil. Je suis né vraiment sous une bonne étoile. Pas un homme sur mille n’a eu autant de chance que moi. Eh bien, malgré tout, je suis triste, infiniment triste parce que John Barleycorn me tient compagnie. Que voulez-vous ? Je suis né à une époque précédant celle d’une civilisation rationnelle et que les siècles futurs qualifieront de ténébreuse.

John Barleycorn ne me quitte plus, parce qu’aux jours stupides de ma jeunesse il s’accrochait à mes pas. Il m’appelait et m’invitait à chaque coin de rue. La prétendue civilisation où je vis permet que s’établissent partout des boutiques patentées pour la vente du poison de l’âme. Les mœurs sont telles que des millions d’individus séduits comme moi s’y laissent conduire.

Pénétrons ensemble un de ces tristes états d’âme parmi les milliers d’autres où vous plonge John Barleycorn. Me voilà parti faire une promenade à cheval à travers mes terres. Ma bête est superbe. L’air m’enivre. Sur une vingtaine de collines onduleuses, le raisin s’empourpre des flammes d’automne. Des écharpes de brouillard marin glissent le long de la montagne de Sono-ma. Le soleil de l’après-midi brasille dans le ciel assoupi. La création entière s’est concertée pour me rendre heureux. Je vis. Mon âme déborde de rêves et de mystères. Je me sens fait de bulles d’air, d’étincelles de soleil. Je suis quelque chose de vivant, d’organique. J’avance, je dirige les mouvements de l’animal qui me porte. Je gouverne le mécanisme de l’existence, je connais les fîères passions et les inspirations sublimes, je jouis de possibilités augustes et innombrables. Je suis roi dans le domaine des sens, et je foule aux pieds la poussière silencieuse.

Pourtant je contemple d’un œil chagrin toutes ces beautés et ces merveilles qui m’entourent, et je considère, avec mélancolie, la lamentable silhouette que je suis dans ce monde qui a existé depuis si longtemps avant moi et continuera d’exister sans moi. Je songe à tous les malheureux qui ont courbé l’échiné sur ce sol opiniâtre, mon bien à présent. Comme si les choses impérissables pouvaient appartenir à celui qui est éphémère ! Ces hommes ont passé, et moi je les suivrai. Ils ont trimé, défriché, planté, et, après de dures journées de labeur, ils ont arrêté leurs regards fatigués sur les mêmes levers et couchers de soleil, sur la gloire automnale de la vigne et aussi sur les écharpes de brume dont se voile la montagne. Et ils ne sont plus. Et je sais qu’il me faudra un jour, et bientôt, m’en aller également[15].

M’en aller ? Je suis en train de partir en cet instant même. J’ai dans la mâchoire des dents artificielles qui remplacent des parties de moi déjà disparues. Jamais je ne retrouverai les pouces que je possédais dans ma jeunesse ; les assauts et les luttes les ont abîmés irréparablement : l’un a été démoli à tout jamais par un coup de poing assené sur la tête d’un homme dont j’ai oublié même le nom ; j’ai détérioré l’autre dans une fausse prise de catch-as-catch can. Mon coffre de coureur est enfoui dans les limbes du souvenir. Les jointures de mes jambes ont perdu leur élasticité et leur endurance éprouvée par tant de journées de labeur et de nuits de folie. Jamais plus je ne pourrai me balancer éperdument, suspendu à un cordage dans l’obscurité de la tempête. Jamais plus je ne courrai côte à côte avec les chiens de traîneau sur les pistes interminables des régions arctiques.

Je sais parfaitement que dans ce corps en voie de désintégration et qui a commencé à mourir dès l’instant de ma naissance, je transporte un squelette ; sous cette couche de chair que je nomme mon visage, il y a une tête de mort, osseuse et sans nez. Tout cela ne me fait pas frissonner. Avoir peur, c’est être sain. La crainte de la mort tend à la vie. Mais la malédiction de la raison pure, c’est qu’elle ne vous effraie pas. Le dégoût du monde qu’elle provoque vous fait faire des grimaces de clown face à la Camarde et ricaner devant toute la fantasmagorie de la vie.

Sans arrêter mon cheval, je jette les yeux autour de moi, et de tous côtés j’aperçois le gaspillage infini de la sélection naturelle. La raison pure insiste pour ouvrir devant moi des livres depuis longtemps fermés, et, paragraphe par paragraphe, chapitre par chapitre, traduit en termes de futilité et de cendre ce panorama de beauté et de merveilles. Dans les bourdonnements et murmures qui me bercent, elle me fait reconnaître l’essaim de créatures éphémères, qui exhalent leur plainte grêle dans l’air un instant troublé.

Sur le chemin du retour, le crépuscule descend, et les bêtes de proie sont en chasse. J’observe cette pitoyable tragédie de la vie qui se nourrit de la vie. Ici, il n’y a pas de moralité. La moralité n’existe que chez l’homme, et c’est lui qui l’a créée, code d’action qui tend vers la vie, et qui est de l’ordre des vérités inférieures. Tout cela encore, je le savais déjà, depuis les jours monotones de ma longue maladie. Ces vérités supérieures étaient celles que j’avais si bien réussi à oublier volontairement ; vérités si profondes que je me refusais à les prendre au sérieux, que je jouais avec elles doucement, très doucement, comme avec des chiens endormis derrière ma conscience, et que je ne tenais pas à éveiller. Je ne faisais que les caresser en ayant soin de les laisser dormir. J’étais pervers, trop pervers, pour les exciter. Mais voici que la raison pure les a éveillés pour moi bon gré mal gré, car elle ne craint aucun des monstres du rêve terrestre.

— Que les docteurs de toutes les écoles me réprouvent ! murmure à mon oreille la raison pure assise en croupe. Et après ? Je suis la vérité. Tu le sais bien, et tu ne peux me combattre. Ils disent que j’œuvre pour la mort. Qu’importé ? La vie ment pour vivre, la vie est un mensonge perpétuel. La vie est une danse sur une grève balayée de flux et de reflux puissants, déchaînés par des leviers plus mystérieux que ceux de notre lune : ces fantômes dont les apparences se transforment et se pénètrent mutuellement, sont et ne sont plus ; ils vacillent et s’effacent pour reparaître sous des formes différentes. Tu es un de ces fantômes, composé d’innombrables apparences surgies du passé. Tout ce que peut connaître un fantôme n’est que mirage. Tu connais les mirages du désir. Ces mirages mêmes sont d’inimaginables concrétions d’apparences transmises par le passé, pour te modeler d’après elles et te dissoudre ensuite en d’autres apparences destinées à peupler la terre des fantômes de l’avenir. La vie apparaît et passe. Tu n’es qu’une apparence. Parmi toutes les apparitions qui t’ont précédé et font partie de toi, tu as passé en balbutiant et tu te dissoudras dans la procession des spectres surgis après toi du marécage de l’évolution.

Naturellement, il n’y a rien à répondre. Je galope à travers les ombres du soir et je ricane en pensant à ce grand fétiche ainsi que Comte appelait le monde. Et je me souviens de cette phrase d’un autre pessimiste : « Tout est transitoire. Les êtres, étant nés, doivent mourir, et, une fois morts, ils sont heureux d’être en repos. »

Mais voici que dans le crépuscule s’avance un être qui n’est pas heureux d être en repos. C’est un vieux travailleur du ranch, un immigrant italien. Il me tire son chapeau en toute servilité, parce qu’à ses yeux je suis un seigneur de la vie ; je représente pour lui la nourriture, l’abri et l’existence. Il a travaillé toute sa vie comme une bête et il a vécu avec moins de confort que mes chevaux dans leurs stalles bien garnies de paille. Le travail l’a rendu infirme : il traîne les pieds en marchant. Il a une épaule beaucoup plus haute que l’autre. Ses mains sont des serres noueuses, répulsives, horribles. En fait d’apparition, c’en est un spécimen assez misérable. Et il est aussi stupide que difforme.

— Il est trop stupide pour savoir qu’il n’est qu’une apparence, glousse à mes côtés la raison pure. Il est enivré par les sens. Il est l’esclave du songe de la vie. Sa cervelle est farcie de sanctions et d obsessions surnaturelles. Il croit à un monde transcendant, à un sur-monde. Il a écouté les divagations des prophètes, qui lui ont parlé d’un paradis chimérique. Il ressent de vagues affinités spontanées avec l’irréel évoqué par lui-même. Il s’entrevoit dans une pénombre fantastique, titubant à travers des jours et des nuits d’espaces étoiles. À l’abri du moindre doute, il est convaincu que l’univers a été créé pour lui, et que sa destinée est de vivre à jamais dans les royaumes immatériels et supersensuels que lui et ses pareils ont taillé dans l’étoffe de l’apparence illusoire.

« Mais toi, qui as ouvert les livres et qui partages mon effrayante certitude, tu le reconnais pour ce qu’il est, un de tes frères en poussière, une farce cosmique, une inconséquence chimique, un animal habillé surgi du flot hurlant de la bestialité grâce au hasard de deux orteils opposables. En même temps que ton frère, il est celui du gorille et du chimpanzé. Dans ses colères, il se frappe la poitrine et rugit et frémit de férocité irresponsable. Réceptacle de monstrueuses impulsions ataviques, c’est un composé de toutes sortes de fragments d’instincts dispersés et oubliés dans l’abîme. »

Je riposte sans conviction :

— Ça ne l’empêche pas de rêver qu’il est immortel. On peut s’étonner qu’un pareil lourdaud enfourche le temps et chevauche l’éternité.

— Quoi ? rétorque la raison pure. Tu voudrais peut-être fermer les livres et changer de place avec cet être qui n’est qu’appétit et désir, marionnette du ventre et des reins ?

Je m’obstine :

— Être stupide, c’est être heureux.

— Ton idéal de bonheur est donc celui d’un organisme gélatineux flottant dans une mer tiède et crépusculaire, hein ?

Mais les victimes de John Barleycorn ne peuvent guère s’opposer à lui !

— Il n’y a qu’un pas de là à la béatitude de l’annihilation dans le Nirvana bouddhiste, ajoute la raison pure. Allons, nous voici à la maison. Prends un verre pour te remonter le moral. Toi et moi, les illuminés, nous connaissons toute la folie de cette vaste farce.

Et dans ma tanière murée de livres, mausolée de la pensée humaine, je bois, et je bois encore ; je déloge les chiens endormis dans les coins de ma cervelle ; je les invite à franchir les murs des préjugés et des lois pour galoper à travers les astucieux labyrinthes des croyances et des superstitions.

— Bois ! me dit la raison pure. Les Grecs croyaient que les dieux leur avaient donné le vin pour leur permettre d’oublier la misère de l’existence. Souviens-toi aussi de ce qu’a dit Heine.

Je me rappelle bien les paroles de ce Juif ardent : « Avec le dernier soupir, tout est fini : la joie, l’amour, la tristesse, le macaroni, le théâtre, les tilleuls, les bonbons à la framboise, le pouvoir des relations humaines, le papotage, l’aboi des chiens, le Champagne. »

— Ta lumière nette et blanche me donne la nausée, dis-je à la raison pure. Tu mens !

— En te disant une vérité trop forte, riposte-t-elle en raillant

— Hélas, oui ! L’existence est tellement sens dessus dessous ! dis-je avec tritesse.

— Eh bien, Liu Ling était plus sage que toi, me lance la raison pure. Tu te souviens de lui ?

Je hoche la tête. Liu Ling, un grand buveur, faisait partie d’un groupe de poètes-ivrognes qui s’intitulaient les Sept Sages du bosquet de bambous ; ils vivaient en Chine voilà des siècles.

— C’est Liu Ling qui déclarait que pour l’homme ivre les affaires de ce monde font l’effet d’herbes folles sur la rivière. Eh bien, prends un autre scotch, et que les apparences et les illusions deviennent pour toi l’herbe sur les flots.

En versant le whisky et en le dégustant, je me souviens d’un autre philosophe chinois, Tchouang-tseu, qui, quatre siècles avant Jésus-Christ, dénonçait en ces termes la rêverie du monde : « Qui sait si les morts ne se repentent pas de s’être attachés à la vie ? Ceux qui rêvent d’un banquet s’éveillent avec tristesse et se lamentent. Ceux qui rêvaient de lamentation et de tristesse s’éveillent pour se joindre à la curée. Tant qu’ils rêvent, ils ne le savent pas. Certains interprètent même le songe au cours de leur sommeil ; c’est seulement à leur réveil qu’ils le reconnaissent pour tel… Les sots croient être actuellement éveillés, et se flattent de savoir s’ils sont réellement princes ou paysans. Confucius et toi vous êtes des songes, et moi qui vous le dis, j’en suis un moi-même.

« Une nuit, moi, Tchouang-tseu, j’ai rêvé que j’étais un papillon voletant dé-ci dé-là, un vrai papillon. Je ne m’appliquais à suivre que ma fantaisie tel un papillon et j’étais inconscient de mon individualité humaine. Soudain je me réveillai et me retrouvai moi-même, couché sur le dos. Je me demande si j’étais alors un homme rêvant qu’il était papillon, ou si je suis à présent un papillon rêvant qu’il est homme. »

37

— Allons, dit la raison pure, oublions ces rêveurs de l’Asie ancienne. Remplis ton verre, et examinons les parchemins des rêveurs d’hier, de ceux qui ont rêvé sur les tièdes collines qui t’appartiennent.

Je m’absorbe dans le sommaire des titres de propriété du vignoble dénommé Tokay, sur le ranch dit Pétaluma. C’est une liste monotone de noms d’hommes, commençant par un certain Manuel Micheltoreno, un Mexicain jadis « gouverneur, commandant en chef et inspecteur du département des Californies », attribuant au colonel don Mariano Guadalupe Vallejo dix lieues carrées de terres volées aux Indiens, en récompense des services rendus à son pays et des soldes payées par lui à ses soldats pendant dix années.

Ce témoignage moisi de l’avidité de l’homme pour la terre dégage tout de suite une anxiété de bataille, de lutte hâtive contre la poussière. Il y a des fidéicommis, des hypothèques, des certificats de décharge, des transferts, des jugements, des forclusions, des séquestres, des ordres de vente, des oppositions fiscales, des pétitions de mandats de gestion et des décrets de dévolution. Cette terre assoupie au soleil d’été semble un monstre indomptable, et survit à tous ces hommes qui ont gratté sa surface avant de disparaître.

Qui était ce James King of William, au nom si bizarre ? Le plus vieux colon de la Vallée de la Lune ne le connaît pas. Pourtant voilà soixante ans seulement, il prêta à Mariano G. Vallejo une somme de dix-huit mille dollars garantie par certains terrains au nombre desquels se trouvait le futur vignoble qui devait prendre le nom de Tokay. D’où venait Peter Ô’Connor, et que devint-il, lorsque pour un jour il eut inscrit son nom vulgaire dans ces bois où il n’y avait pas encore de vignes ? À sa suite apparaît Louis Csomortanyi, avec son nom de grimoire, qui revient à plusieurs pages de cette histoire durable du sol.

Puis arrivent les Américains de vieille race, assoiffés par la traversée du Désert, qui avaient franchi l’isthme à dos de mulet ou tenu tête au vent autour du cap Horn. Ils inscrivent leurs noms brefs et oubliés là où des milliers de générations d’Indiens ont été également oubliées, des noms comme Halleck, Hastings, Swett, Tait, Denman, Tracy, Grimwood, Carkon, Temple, dont on ne retrouve plus les pareils aujourd’hui dans la Vallée de la Lune.

Les noms se multiplient et fulgurent comme des éclairs à chaque page de ce document, pour disparaître avec la même rapidité. Et toujours il reste de la place à de nouveaux candidats pour s’inscrire sur ce sol persistant. Voici des noms d’hommes dont j’ai vaguement entendu parler sans les avoir jamais connus : Kohler et Frohling, qui bâtirent le grand cellier de pierre sur le vignoble appelé Tokay ; mais ils le construisirent sur une hauteur où les autres viticulteurs refusèrent de hisser leurs récoltes. Aussi Kohler et Frohling perdirent leur terrain. Le tremblement de terre de 1906 renversa le cellier, et c’est dans ses ruines que j’habite actuellement.

La Motte. Celui-là retourna la terre, planta des vignes et des vergers, entreprit une affaire de pisciculture, construisit une résidence dont le souvenir persiste aujourd’hui, mais, vaincu dans sa lutte avec le sol, il disparut. Sur l’emplacement de ses vergers, de ses vignobles, de sa belle maison et même de ses étangs à poisson, j’ai à mon tour inscrit mon nom en y plantant cinquante mille eucalyptus.

Cooper et Greenlaw. Sur ce qu’on appelle le ranch de la Colline, ils ont laissé deux de leurs morts, « la petite Lillie », et « le petit David », qui reposent dans un bout de terrain entouré d’une palissade. En outre, ils avaient défriché un morceau de forêt vierge, trois champs de quarante acres. J’y ai fait semer des haricots canadiens, et au printemps prochain, je ferai retourner la terre pour y enfouir les herbes.

Haska. Silhouette vague et légendaire de la précédente génération, qui se retira dans la montagne et défricha six acres de broussailles dans la petite vallée qui porte son nom. Il laboura la terre, construisit des murs de pierre, une maison, et planta des pommiers. Et déjà il est impossible de retrouver l’emplacement de cette demeure, et c’est seulement d’après la configuration du paysage qu’on peut deviner l’endroit où était l’enclos. J’ai pris sa place dans la bataille, j’y ai mis des chèvres angoras pour qu’elles dévorent les broussailles qui ont envahi les champs de Haska et étouffé ses pommiers. Ainsi, à mon tour, je gratte la terre, je fournis mon bref effort, et j’inscris mon nom sur une page de papier timbré ; puis je disparaîtrai et la page jaunira.

— Rêveurs et fantômes, ricane la raison pure.

— Mais, j’en suis sûr, l’effort n’a pas été tout à fait inutile.

— Il était basé sur une illusion et un mensonge.

— Un mensonge nécessaire à la vie.

— Ce n’en est pas moins un mensonge. Allons, remplis ton verre et examinons ces blagues nécessaires à la vie qui garnissent ta bibliothèque. Parlons un peu de William James.

— Un homme sain, celui-là, dis-je. Il ne faut pas lui demander la pierre philosophale, mais il nous fournira quelques points d’attache solides.

— Du rationalisme accouplé au sentimentalisme. Au terme de toute pensée, il reste attaché au sentiment de l’immortalité. Des faits transmués en profession de foi dans l’alambic de l’espérance. La raison produit comme meilleur fruit sa propre dérision. Du sommet le plus élevé de la raison, James nous apprend qu’il faut cesser de raisonner et croire fermement que tout est bien et finira pour le mieux, vieille, très vieille pirouette acrobatique des métaphysiciens qui se mettent à déraisonner très raisonnablement pour échapper au pessimisme qui résulte de l’exercice honnête mais intransigeant de la raison.

« Cette chair qui est la tienne, est-elle toi-même, ou n’est-ce qu’une chose étrangère que tu possèdes ? Ton corps, qu’est-ce que c’est ? Une machine à convertir des stimulations en réactions. Les unes et les autres persistent dans la mémoire et constituent l’expérience. Dans la conscience, tu es donc ces expériences. Tu es à tout moment ce que tu penses à ce moment. Ton Moi est à la fois sujet et objet ; il affirme certaines choses sur lui-même, et il est ce qu’il affirme. Le penseur est la pensée, le connaisseur est ce qui est connu, le possesseur est la chose possédée.

« Après tout, et tu le sais bien, l’homme est un flux d’états de conscience, un flot de pensées passagères ; chaque pensée de soi-même constitue un nouveau soi, des milliers de pensées, des milliers de soi, un devenir continuel qui n’est jamais, un feu follet dans une région de fantômes. Mais cela, l’homme ne veut pas l’accepter à propos de lui-même, il refuse de se soumettre à sa propre disparition. Il ne veut pas passer. Il veut revivre, quitte à mourir dans ce but.

« Il mélange des atomes et des jets de lumière, les nébuleuses les plus lointaines et les gouttes d’eau, des effleurements de sensations, des suintements de vase et les masses cosmiques, le tout bien brassé avec les perles de la foi, l’amour de la femme, des dignités imaginaires, des conjectures alarmées et de l’arrogance pompeuse ; et dans ce mortier il se construit une immortalité de nature à étonner les deux et à dérouter l’immensité. Il grimpe sur son fumier, et comme un enfant perdu dans l’ombre parmi les lutins, il atteste les dieux qu’il est leur frère cadet, prisonnier d’un instant, destiné à devenir aussi libre qu’eux ; eux, ces monuments d’égoïsme construits d’interjections et de superlatifs ; rêves et poussières de rêves qui s’évanouissent et cessent d’exister avec le rêveur lui-même.

« Ce n’est rien de nouveau, ces mensonges d’importance vitale que les hommes se transmettent en les marmottant comme des charmes et des incantations contre les puissances de la Nuit. Les sorciers, guérisseurs et exorcistes furent les ancêtres de la métaphysique. La Nuit et la Camarde étaient des ogres qui barraient là route à la lumière et à la vie. Et les métaphysiciens « voulaient en triompher même au prix de mensonges. Ils étaient tourmentés de cette loi d’airain formulée par l’Ecclésiaste, que les hommes meurent comme les bêtes des champs et que leur fin est la même. Leurs credo étaient les formules, leurs religions les philtres, leurs philosophies les ruses grâce auxquels ils espéraient à moitié duper la Camarde et la Nuit.

« Des feux follets, des vapeurs de mysticisme, des résonances psychiques, des orgies d’âme, des lamentations parmi les ombres, des fantastiques gnosticismes, des voiles et des tissus de mots, des radotages de subjectivisme, des tâtonnements et des divagations, des fantaisies ontologiques, des hallucinations pan-psychiques, des fantômes d’espoir, — voilà ce qui garnit les étagères de ta bibliothèque. Regarde-les, tous ces tristes spectres de désespérés, de rebelles passionnés — tes Schopenhauer, tes Strindberg, tes Tolstoï et tes Nietzsche.

« Allons, ton verre est vide. Remplis-le et oublie ! »

J’obéis, car maintenant les lubies éveillées par l’alcool grouillent bien dans ma cervelle ; et, en portant un toast aux tristes penseurs alignés sur mes rayons, je me souviens des paroles de Richard Hovey :



Ne nous abstenons pas.
Car la vie et l’amour
S’offrent à nous, ainsi que la nuit et le jour
À des conditions, qui ne sont pas les nôtres.
Accepte leurs faveurs tant que tu le peux
Avant d’être accepté par les vers…


 Je t’aurai ! me crie la raison pure. Les lubies m’affolent Je lui réponds :

— Non, je te connais pour ce que tu es, et je n’ai pas peur. Sous ton masque d’hédonisme, tu es toi-même la Camarde et ta route mène à la Nuit. L’hédonisme n’a pas de sens. Ça aussi est un mensonge, ou tout au plus un élégant compromis de lâcheté.

— Je vais t’avoir tout de suite ! interrompt la raison pure :




Toutefois, si la vie ne te semble pas belle
Tu es libre d’y mettre un terme, quand tu voudras
 Sans craindre de te réveiller après la mort.


Alors j’éclate d’un rire de défi. Car je viens de surprendre la raison pure en flagrant délit d’imposture, en train de murmurer ses mortelles suggestions. Elle a eu tort de se démasquer, elle s’est trahie par sa bienveillante chimie ; c’est la morsure de ses propres larves qui a réveillé les vieilles illusions, qui a ressuscité l’ancienne voix du fond de ma jeunesse, et lui a fait proclamer que je suis encore maître de possibilités dont la vie et les livres m’avaient appris la non-existence.

Et quand sonne le gong du dîner, j’ai retourné mon verre sens dessus dessous. Me gaussant de la raison pure, je vais rejoindre mes invités à table, et avec un sérieux de commande je discute les revues d’actualité et les ineptes faits du jour, usant de tous les trucs et ruses de la conversation pour exalter mes interlocuteurs au plus haut degré du paradoxe et du persiflage. Puis, quand l’humeur change, il est très facile et délicieusement déconcertant de jouer avec les respectables et timides fétiches bourgeois et d’accabler de railleries et d’épigrammes les dieux-fantômes et les débauches et les bêtises de la sagesse.

C’est le clown qui a raison. Le clown ! S’il faut être philosophe, soyons Aristophane. Et personne à table ne croit que suis ivre. Ils me jugent d’excellente humeur et disposé à m’occuper de bagatelles, voilà tout. Je suis fatigué de penser, et, à la fin du repas, je donne l’exemple de plaisanteries en action et j’inaugure toutes sortes de jeux, que nous poursuivons dans un vacarme bucolique.

La soirée terminée, quand tout le monde s’est dit bonsoir, je repasse à travers ma tanière remplie de livres, je regagne la véranda où je me couche. Je rentre en moi-même et je retrouve la raison pure qui, jamais battue, ne m’a jamais quitté. Et, en m abandonnant à un sommeil d’ivrogne, j’entends la jeunesse se lamenter, comme l’entendait Harry Kemp :




Ma jeunesse a crié dans la nuit :
J’ai perdu tout le goût que je trouvais au monde,
Car mes pieds ne pourront s’arrêter nulle part,
Le matin empourpre le ciel
Mais n’ose pas rester immobile
Parce qu’il doit remplir le monde de lumière.

Plus évanescent que la rosé
Mon arc-en-del se déploie puis s’efface.
Oui, je suis la Jeunesse puisque je meurs.

38

Ce qui précède est un échantillon de mes divagations crépusculaires avec la raison pure. J’ai tenté de mon mieux de faire entrevoir l’intimité d’un homme qui partage sa demeure avec John Barleycorn : mais le lecteur qui n’a mis qu’un quart d’heure pour en prendre connaissance devra se souvenir que cet état d’esprit n’est qu’une des mille humeurs diverses de ce personnage, car la procession peut se dérouler pendant des heures et des jours, des semaines et des mois.

Mes souvenirs d’alcoolique tirent à leur fin. Je peux affirmer, comme tous les solides buveurs, que si je suis encore en vie sur cette planète, je dois cette chance peu méritée à ma large poitrine, à mes fortes épaules, à ma saine constitution. J’ose dire qu’une bien faible proportion de jeunes gens de quinze à dix-sept ans auraient pu résister aux débordements d’intempérance auxquels je me suis livré, précisément dans cette période de formation ; et qu’un maigre pourcentage d’adultes, s’adonnant à l’alcool avec autant de fougue que je m’y suis abandonné dans mon âge d’homme, auraient survécu pour raconter leur histoire. Je m’en suis tiré non pas grâce à une vertu personnelle, mais parce que je n’avais pas la constitution chimique d’un dipsomane, parce je possédais un organisme extra-ordinairement résistant aux ravages de John Barleycorn. Et, ayant survécu, j’ai vu mourir les autres, moins chanceux, tout le long de cette lamentable route.

C’est grâce à une bonne fortune sans défaillance, à une veine absolue, que j’ai pu échapper aux feux de John Barleycorn. Ma vie, ma carrière, ma joie de vivre n’ont pas été détruites : il est vrai qu’elles ont été roussies. Pareilles aux rescapés d’une lutte désespérée, elles ont survécu par miracle et peuvent s’étonner devant le tableau des victimes.

Les survivants des grandes tueries d’autrefois criaient qu’il ne fallait plus de guerres. Moi je crie que nos jeunes gens ne doivent plus avoir à se battre contre le poison. Pour qu’il n’y ait plus de guerre, il faut empêcher les batailles. Pour supprimer l’ivrognerie, il faut empêcher de boire. La Chine a mis fin à l’usage général de l’opium en interdisant la culture et l’importation de l’opium. Les philosophes, les prêtres et les docteurs de la Chine auraient pu prêcher jusqu’à extinction de voix, prêcher pendant mille ans, et l’usage de la Drogue aurait continué sans ralentissement tant qu’il était possible de s’en procurer. Les hommes sont ainsi faits, voilà tout.

Nous nous sommes appliqués, et nous avons parfaitement réussi, à ne pas laisser traîner de l’arsenic et de la strychnine à portée de nos enfants. Traitez John Barleycorn de la même façon. Arrêtez-le. Ne le laissez pas s’embusquer sous la protection légale des licences, pour se jeter sur notre jeunesse. Ce n’est pas pour les alcooliques que je plaide, c’est pour nos jeunes gens, pour ceux qui sont stimulés par un esprit aventureux et un caractère sympathique, prédisposés à une sociabilité virile : ce sont ceux-là que notre civilisation barbare déforme en les alimentant de poison à tous les coins de rue, et c’est pour eux que j’écris, pour ces garçons sains et normaux, nés ou à naître.

C’est pour cette raison, plus que pour toute autre et plus sincèrement que pour toute autre ? que je suis descendu à cheval dans la Vallée de la Lune, fortement éméché, et que j’ai voté pour l’égalité des suffrages. J’ai voté en faveur du vote des femmes car je sais que les épouses et les mères de la race voteront la mort de John Barleycorn et sa relégation aux limbes de l’histoire, où gisent toutes les coutumes de la sauvagerie disparue. Et si l’on trouve que je crie comme un écorché, qu’on veuille bien se souvenir que j’ai été effectivement fort malmené, et qu’il me répugne de penser que quelqu’un de nos fils ou de nos filles, à vous ou à moi, puisse être traité de la même façon.

Les femmes sont les vraies conservatrices de la race. Les hommes en sont les enfants prodigues, aventuriers et joueurs, et en fin de compte c’est par leurs femmes qu’ils sont sauvés. L’un des premiers expériences chimiques de l’homme a été la fabrication de l’alcool et, de génération en génération, jusqu’à ce jour, l’homme a continué à fabriquer et à absorber cette drogue. Et il ne s’est pas écoulé un seul jour où les femmes n’aient déploré cette habitude de l’homme, bien qu’elles n aient jamais eu le pouvoir de donner du poids à leur ressentiment. Du jour où les femmes auront le droit de vote dans la communauté, leur premier acte sera de fermer les bars, ce que les hommes ne feraient pas d’eux-mêmes d’ici un millier de générations : autant vaudrait s’attendre à ce que les victimes de la morphine présentent une loi pour en prohiber la vente.

Les femmes savent à quoi s’en tenir. Les habitude alcooliques de l’homme les ont soumises à un lourd tribut de sueurs et de larmes. Toujours sur le qui-vive pour défendre la race, elle légiféreront au bénéfice des petits-fils de leurs enfants encore à naître ; et dans l’intérêt de leurs petites-filles aussi, de celles qui seront les mères, les épouses et les sœurs de cette postérité.

Et ce sera facile. Les seuls qui en pâtiront sont les ivrognes et les buveurs de la génération actuelle. Or je suis l’un de ceux-là, et je peux affirmer, avec toute l’assurance basée sur un long commerce avec John Barleycorn, qu’il ne me sera pas excessivement pénible de cesser de boire le jour où personne d’autre ne boira plus, et où il sera impossible de se procurer de la boisson. D’autre part, l’énorme majorité des jeunes hommes se compose normalement de sujets non alcooliques ; et cette jeune génération, n’ayant jamais eu accès à l’alcool, ne s’en trouvera nullement privée. Ils ne connaîtront les bars que comme souvenirs historiques, et considéreront l’ivrognerie comme une vieille coutume analogue aux combats de taureaux et aux autodafés de sorcières.

39

Naturellement, une autobiographie n’est complète que si elle poursuit jusqu’au dernier moment l’histoire de son héros. Mais mon histoire à moi n’est pas celle d’un ivrogne converti. Je n’ai jamais été un ivrogne, et je ne me suis pas converti.

Par hasard, voilà quelque temps, j’ai fait en voilier, autour du cap Horn, un voyage de cent quarante-huit jours. Je ne m’étais pas muni d’une provision personnelle d’alcool, et je m’abstins de boisson, alors que n’importe quel jour de cette longue navigation j’aurais pu en demander au capitaine. Et je m’en abstins parce que je n’en avais pas envie. Personne d’autre ne buvait à bord. L’atmosphère n’était pas favorable à la boisson, et mon corps n’éprouvait aucun besoin d’alcool ; ma chimie organique n’en réclamait pas.

Alors se posa dans ma conscience une question claire et simple : cette abstention est tout ce qu’il y a de plus facile : pourquoi ne pas continuer une fois revenu à terre ? Je pesai soigneusement le pour et le contre de ce problème. Je l’approfondis pendant cinq mois de stricte tempérance. Et j’arrivai à certaines conclusions grâce aux données de mon expérience passée.

Tout de suite, je fus convaincu que pas un homme sur dix mille, ni même sur cent mille, n’est un véritable dipsomane par suite d’une prédisposition chimique. L’ivrognerie, comme je la comprends, est presque exclusivement une habitude mentale. Ce n’est pas comme le tabac, la cocaïne, la morphine ou toute autre de ces drogues dont la liste est si variée. Le désir d’alcool, tout particulièrement, est engendré dans l’esprit. C’est une affaire d’entraînement mental et de croissance mentale, et c’est une plante qui est cultivée dans le terrain social. Sur un million de buveurs, pas un n’a commencé à boire tout seul. Toute ivrognerie est d’origine sociale, et est accompagnée d’un millier d’implications sociales.

Il est question de l’East End de Londres dans la conversation ou dans un livre : tout de suite, sous mes paupières, se profilent des visions de bars brillamment éclairés, et à mes oreilles résonnent les ordres des consommateurs : « deux bitter », « trois Scotch ». S’il s’agit du Quartier Latin[16], je me trouve immédiatement dans les bistrots d’étudiants, entouré de visages joyeux et d’esprits alertes ; ils sirotent des absinthes fraîches et savamment diluées ; et les voix montent et dominent avec une ardeur toute latine, pour trancher la question de Dieu, de l’art, de la démocratie et autres problèmes non moins simples de l’existence.

Dans un coup de vent sur le rio de la Plata, nous formons le projet, si nous sommes désemparés, de nous réfugier à Buenos Aires, « le Paris de l’Amérique », et me voilà assailli de visions ; je me représente les salles illuminées où s’assemblent les hommes, la gaîté avec laquelle ils lèvent leurs verres pour trinquer, les chants et le bourdonnement des voix joyeuses. Au cours d’un voyage dans le nord du Pacifique, lorsque nous eûmes rencontré les alizés, nous voulûmes décider notre capitaine, qui était mourant, à cingler vers Honolulu, et tout en le persuadant, je me revoyais en train de boire des cocktails sur les lanaïs, et des breuvages pétillants à Waïkiki, où le ressac se précipite.

Quelqu’un parle de la façon dont on fait cuire le canard sauvage dans les restaurants de San Francisco, et immédiatement je suis frappé par l’effet et le bruit de tables nombreuses, et je regarde de vieux amis à travers le rebord doré d’un verre à long pied plein de vin du Rhin.

Et c’est ainsi que je me suis posé le problème. Je n’aimerais pas revoir tous ces beaux coins du monde autrement que dans mes précédentes visites, c’est-à-dire autrement que le verre en main. Il y a dans cette expression même une sorte de magie : elle en dit plus long que n’importe quel assemblage de mots du dictionnaire. C’est une coutume mentale à laquelle j’ai été entraîné pendant toute ma vie, et qui a fini par s’incorporer à ma substance. J’aime le pétillement des bons mots, les rires énormes, le retentissement des voix d’hommes qui, le verre en main, ont fermé la porte sur la grisaille du monde et se tapent la cervelle pour accélérer leur pouls, leur bonne humeur et leur folie.

Non, c’est une affaire décidée. Je continuerai à boire quand j’en trouverai l’occasion. Devant tous les livres rangés sur les étagères, devant toutes les pensées des hommes accommodées à mon propre tempérament, j’ai pris la résolution froide et bien arrêtée de persister à faire ce qui est devenu un besoin pour moi. Je boirai donc, mais plus savamment, plus discrètement que jamais. Jamais plus je ne serai une conflagration’ ambulante. Jamais plus je n’invoquerai la raison pure. J’ai appris à ne plus l’invoquer.

La raison pure gît maintenant, décemment ensevelie, côte à côte avec la Longue Maladie. Ni l’une ni l’autre ne m’affligeront désormais. Voilà bien des années que j’ai enterré la Longue Maladie ; elle dort bien ; et le sommeil de la raison pure n’est pas moins profond.

Cependant, pour conclure, je peux bien l’avouer, j’aurais bien voulu que mes ancêtres aient banni John Barleycorn avant mon temps. Je regrette que ce personnage ait été partout florissant dans le système social où je suis né ; sans quoi je n’aurais pas fait sa connaissance, et il m’a fallu du temps pour le juger à sa valeur.

  1. John Barleycorn, littéralement Jean Grain d’Orge, personnification humoristique de l’alcool, particulièrement du whisky, très populaire dans toute l’Amérique du Nord. Les Irlandais l’appellent La Créature (The Créature).
  2. Il convient de tenir compte que la bière américaine est alcoolisée souvent à de fortes doses, alors qu’en général on considère, chez nous, cette boisson comme inoffensive. La même remarque s’applique à la bière anglaise.
  3. Quille mobile qu’on relève ou qu’on abaisse selon la profondeur de l’eau.
  4. Vents violents et froids de l’ouest ou du sud-ouest qui balayent les pampas de l’Amérique du Sud depuis les Andes.
  5. Clam, mollusque du genre peigne, auquel appartiennent les coquilles Saint-Jacques.
  6. Guerriers de la mythologie Scandinave, revêtus de peaux de bêtes, qui se comportaient à peu près comme des loups-garous. D’une force énorme, ils étaient invulnérables au feu et au fer.
  7. Allusion à Abraham Lincoln (1809-1865) qui, vers 1830, avait pendant quelque temps taillé des pieux pour faire des barrières.
  8. Association chrétienne de jeunes Gens.
  9. Farine de maïs mélangée à de la viande hachée. Le tout est assaisonné de poivre, trempé dans l’huile, et cuit à la vapeur. Mets très apprécié au Mexique.
  10. Au lieu de : it is me (c’est moi).
  11. Le Peuple de l’Abîme.
  12. Le terme radical possède en américain un sens beaucoup plus avancé qu’en français ; il est presque synonyme de révolutionnaire.
  13. Nom donné aux vérandas, à Hawaï
  14. Œuvre de R. Kipling.
  15. L’auteur écrivit ces lignes en 1913, c’est-à-dire trois ans avant sa mort. (N. d. T.)
  16. Au cours de l’année 1902, après avoir écrit Le Peuple de l’Abîme à Londres, Jack London en profita pour faire une brève visite aux principales villes d’Europe, et s’arrêta quelque temps à Paris. (N. d. T.)