Roy & Geffroy (p. 220-228).


V

LE GUET-APENS


Don Fernando et son ami avaient, ainsi que nous l’avons dit, quitté l’hacienda un peu avant don Torribio ; les deux jeunes gens s’étaient en toute hâte rendus au rancho qu’ils habitaient ; la tertulia s’était terminée à neuf heures du soir, à onze heures ils avaient atteint le rancho.

Doña Manuela les attendait : en quelques mots ils la mirent au courant de ce qui s’était passé pendant la soirée ; ils se hâtèrent de se livrer au repos, car il leur fallait partir au lever du soleil, s’ils voulaient arriver au presidio de San-Lucar de bonne heure, sans que cette longue course fatiguât doña Manuela, qui devait les accompagner.

Effectivement, ainsi que cela avait été convenu entre eux, un peu avant quatre heures du matin ils montèrent à cheval.

Au Mexique, où la chaleur est si intense pendant le jour, on ne voyage ordinairement que la nuit, c’est-à-dire de quatre heures du matin à onze heures et de six heures du soir à minuit.

Neuf heures sonnaient au moment où la petite troupe entrait dans le presidio.

Don Fernando laissa son ami et sa mère se rendre à la maison qu’il possédait à San Lucar et qu’il avait mise à leur disposition ; quant à lui, il se dirigea vers l’habitation du gouverneur, où l’appelaient de graves intérêts.

Le digne commandant reçut on ne peut mieux le jeune homme qui, en plusieurs circonstances, lui avait rendu d’assez importants services, et se confondit auprès de lui en politesses de toutes sortes.

Cependant, malgré le visage agréable que le colonel s’empressait de lui présenter, don Fernando s’aperçut à un certain froncement de sourcils dissimulé avec peine, que don José Kalbris était en proie à une contrariété qu’il faisait par politesse de vains efforts pour dissimuler devant son jeune hôte.

Don José Kalbris était un brave et digne soldat, franc et loyal comme son épée, auquel le gouvernement de Mexico avait donné le gouvernement du presidio en guise de retraite pour récompenser ses vaillants services pendant la guerre de l’Indépendance.

Depuis plus de quinze ans le colonel habitait le presidio que, grâce à une certaine sévérité tempérée par une grande justice et un courage à toute épreuve, il était parvenu à conserver continuellement dans un état de tranquillité apparente, malgré le mauvais vouloir des vaqueros, gens de sac et de corde, dont il était obligé chaque année de faire garrotter trois ou quatre des plus mauvaises têtes, afin d’inspirer aux autres une juste terreur ; et les tentatives continuelles des Indiens, qui venaient jusque sous les canons du fort chercher à enlever des bestiaux et à faire des prisonniers, et surtout des prisonnières, dont ils sont très friands.

Don José Kalbris, doué d’une intelligence relative, mais fort de sa grande expérience et chaudement appuyé par tous les honnêtes gens, qui avaient la plus entière confiance en lui, était arrivé sans encombre, jusqu’au jour où nous le mettons en scène, à maintenir la paix dans son gouvernement ; ce qui, avec le peu de moyens dont il disposait dans ce pays éloigné de tout secours, et où il se trouvait pour ainsi dire réduit à ses propres forces, et toujours obligé de prendre l’initiative et la responsabilité des actes de vigueur qu’il jugeait nécessaires, dénotait une certaine force de caractère chez ce vieux soldat sans éducation, et de qui l’on pouvait dire qu’il s’était fait lui-même.

Au physique, le gouverneur était un grand et gros homme à face rubiconde et bourgeonnée, rempli de contentement de soi-même, qui s’écoutait parler et pesait ses moindres paroles avec un soin extrême.

Don Fernando, qui connaissait à fond ce caractère et avait voué une grande estime au colonel, fut étonné de cette inquiétude qu’il remarquait en lui et qui dérangeait la placidité habituelle de ses manières. Supposant à part lui que cela cachait peut-être des embarras d’argent, il résolut de le sonder adroitement, afin de savoir à quoi s’en tenir, et de lui venir en aide, si besoin était.

— Oh ! oh ! fit le colonel, quel bon vent vous amène d’aussi bonne heure au presidio, don Fernando ?

— Le désir de vous voir, tout simplement, mon cher colonel, répondit-il en serrant la main que le gouverneur lui tendait.

— C’est bien aimable à vous ; alors vous allez déjeuner avec moi sans façon, hein ?

— J’allais m’inviter moi-même.

— C’est parfait, dit le colonel ; et il frappa sur un timbre.

Un assistente parut aussitôt.

— Ce caballero me fait l’honneur de déjeuner avec moi, reprit don José.

L’assistente, en soldat bien appris, s’inclina et sortit.

— À propos, don Fernando, j’ai là un gros paquet de papiers à votre adresse.

— Dieu soit loué ! je craignais un retard ; ces papiers que j’attendais avec impatience me sont indispensables pour une certaine affaire.

— Alors tout est pour le mieux, fit don José en remettant au jeune homme le paquet que celui-ci plaça dans la poche de côté de son habit.

— Sa Seigneurie est servie, dit en rouvrant la porte l’assistente qui était venu un instant auparavant.

Les deux hommes passèrent dans la salle à manger, où un troisième convive les attendait.

Ce personnage était le major Barnum, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste, depuis vingt ans au service de la République mexicaine, brave soldat s’il en fut, dévoué de cœur à sa patrie adoptive et commandant en second du presidio de San-Lucar.

Lui et don José avaient longtemps fait la guerre ensemble et s’aimaient comme deux frères ; ils renouvelaient ; dans ce coin ignoré du monde, la fable de Castor et de Pollux, de Damon et Phidias, enfin de tous les amis bucoliques de l’antiquité.

Don Fernando Carril et le major Barnum se connaissaient un peu et furent charmés de se revoir, car l’Anglais était un excellent homme et cachait sous une apparente froideur un cœur chaud et dévoué.

Les premières salutations terminées, les trois convives prirent place autour d’une table abondamment et délicatement servie et commencèrent à faire vigoureusement honneur au repas.

Le premier appétit un peu calmé, la conversation, qui avait langui, devint plus vive et finit au dessert par être tout à fait amicale.

— Ah çà ! demanda tout à coup don Fernando, qu’avez-vous, don José ? je vous trouve aujourd’hui un air singulier que je ne vous avais jamais vu.

— C’est vrai, fit le commandant en humant un verre plein de xérès de la frontera, je suis triste.

— Triste, vous ? Diable ! vous m’inquiétez ; si je ne vous avais vu déjeuner d’aussi bon appétit, je vous croirais malade.

— Oui, dit le vieux soldat avec un soupir, l’appétit va bien.

— Qui peut alors vous chagriner ?

— C’est un pressentiment, dit le commandant d’un air sérieux.

— Certainement, un pressentiment, appuya le major : je sais qu’au premier abord cela peut paraître ridicule d’entendre de vieux soldats comme nous attacher tant d’importance à ces folies, qui ne peuvent être, à tout prendre, que les résultats d’une imagination malade. Eh bien ! moi, je suis comme le colonel, je suis inquiet sans savoir pourquoi ; je m’attends à chaque instant à recevoir une mauvaise nouvelle ; vous le dirai-je ? en un mot, je suis intimement convaincu qu’un danger terrible nous menace ; je le vois, je le sens pour ainsi dire, et pourtant je ne puis savoir d’où il viendra.

— Oui, fit le commandant, tout ce que dit le major est de la plus grande exactitude. Jamais, dans toute ma carrière militaire, je ne me suis senti inquiet et oppressé comme en ce moment ; depuis huit jours que je me trouve en cet état de surexcitation, je suis étonné que rien ne soit encore venu justifier mes craintes ; croyez-moi, don Fernando, Dieu donne des avertissements aux hommes en danger.

— J’admets parfaitement l’exactitude de ce que vous me dites ; je vous connais trop bien pour avoir seulement la pensée de le révoquer en doute, mais tout cela ne suffit pas ; vous n’êtes pas, vous et le major Barnum, des hommes à vous effrayer de votre ombre et à avoir peur pour avoir peur ; vos preuves sont faites depuis longtemps ; rien n’est-il venu corroborer ces pressentiments ?

— Rien encore, fit le commandant, mais j’attends à chaque instant la nouvelle d’un malheur.

— Allons ! allons ! don José, dit gravement don Fernando en choquant le verre du commandant, vous êtes atteint de cette maladie si commune dans le pays du major et que l’on nomme, je crois, les blue devils ou les diables bleus ; c’est une espèce de spleen produit par les brouillards de l’Angleterre. Croyez-moi, faites-vous saigner, buvez frais, et dans deux jours vous serez le premier à rire du mauvais tour qu’a voulu vous jouer votre imagination, n’est-ce pas, major ?

— Je le désire, dit l’officier eu secouant la tête.

— Bah ! fit don Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon se créer des chimères pour l’attrister ? et puis, qui peut vous inquiéter ?

— Eh ! le sais-je, mon ami ? Sur la frontière, est-on jamais certain de rien ?

— Laissez donc ! les Indiens sont devenus doux comme des agneaux.

En ce moment, un assistente ouvrit la porte et salua le commandant.

— Que voulez-vous ? lui dit celui-ci.

— Seigneurie, répondit l’assistente, un vaquero arrivé à toute bride demande à être introduit ; il se dit porteur de nouvelles importantes.

Cette annonce tomba comme un manteau de plomb sur les convives et glaça leur gaîté factice.

— Qu’il entre, fit le colonel. Et, lançant au jeune homme un regard empreint d’une indicible tristesse : La fatalité se charge de vous répondre, dit-il.

— Nous allons voir, répondit don Fernando avec un sourire contraint.

Des pas résonnèrent dans les salles attenantes, et le vaquero parut.

C’était Pablito.

Cet homme avait bien en ce moment l’apparence d’un porteur de mauvaises nouvelles ; il semblait sortir d’un combat, avoir échappé à un massacre. Ses vêtements étaient en lambeaux et tachés de sang et de boue ; son visage, pâle comme celui d’un mort, avait une expression de tristesse étrange chez un tel homme, et ce n’était qu’avec difficulté qu’il se tenait droit, tant il semblait harassé de la course qu’il avait dû faire pour gagner le presidio. Ses éperons laissaient à chaque pas une trace sanglante sur le parquet, et il s’appuyait sur sa carabine.

Les trois convives le considérèrent un instant avec une expression de pitié mêlée de terreur.

— Tenez, lui dit don Fernando en lui versant un large verre de vin, buvez, cela vous remettra.

— Non, dit Pablito en repoussant le verre qu’on lui tendait, ce n’est pas de vin, c’est de sang que j’ai soif.

Ces paroles furent dites avec une telle expression de haine et de désespoir, que les trois hommes pâlirent et frissonnèrent malgré eux.

— Que se passe-t-il donc ? demanda le colonel avec anxiété.

Le vaquero essuya avec le dos de sa main son front trempé d’une sueur froide, et d’une voix brève et saccadée dont l’accent incisif porta la terreur dans l’âme de ceux qui l’écoutaient :

— Les Indiens descendent, dit-il nettement.

— Vous les avez vus ? demanda le major.

— Oui, fit-il sourdement, je les ai vus.

— Quand cela ? est-ce aujourd’hui ?

— Ce matin même, señor colonel.

— Loin, d’ici ? reprit-il avec anxiété.

— À vingt lieues à peine, ils ont franchi le del Norte.

— Déjà ! Combien étaient-ils ? le savez-vous ?

— Comptez les grains de sable de la prairie, vous aurez leur nombre.

— Oh ! fit le colonel, c’est impossible ! les Indiens ne peuvent ainsi, du jour au lendemain, se réunir en grand nombre ; la terreur vous aura troublé.

— La terreur ! fit Pablito avec un rire de mépris ; la terreur est bonne pour vous autres, habitants des villes : dans le désert, nous n’avons pas le temps de la connaître.

— Mais enfin, comment viennent-ils ?

— Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage.

— Leur intention serait-elle d’attaquer le presidio ?

— Ils forment un vaste demi-cercle dont les deux points extrêmes vont se rapprochant de plus en plus de ce côté.

— Sont-ils bien loin encore ?

— Oui, car ils agissent avec une certaine méthode, s’établissant solidement dans les lieux qui peuvent être défendus et ne semblant pas être gouvernés par l’instinct seul du pillage, mais paraissant obéir aux impulsions d’un chef aguerri et dont l’influence se fait sentir dans toutes leurs actions.

— Ceci est grave, dit le commandant.

Le major hocha la tête.

— Pourquoi avoir attendu si longtemps pour nous prévenir ? dit-il.

— Ce matin, au lever du soleil, mes camarades et moi avons été enveloppés par plus de deux cents de ces démons qui semblèrent sortir subitement de terre ; nous nous sommes défendus comme des lions ; un est, mort, deux sont blessés, mais nous sommes parvenus à leur échapper, et me voilà. J’attends les ordres que vous avez à me donner.

— Rejoignez votre poste le plus tôt possible : on vous donnera un cheval frais.

— Je pars à l’instant, mon colonel.

Le vaquero salua et se retira. Cinq minutes après on entendit le galop de son cheval résonner sur les cailloux du chemin.

— Eh bien ! dit le commandant en regardant ses deux interlocuteurs, que vous avais-je dit, mes pressentiments étaient-ils menteurs ?

Don Fernando se leva.

— Où allez-vous ? lui demanda le colonel.

— Je retourne à l’hacienda del Cormillo.

— Tout de suite ? sans achever de déjeuner.

— À l’instant. Je suis dévoré par une inquiétude mortelle ; les Indiens peuvent avoir attaqué l’hacienda, et Dieu sait ce qui sera arrivé !

— El Cormillo est fortifié et se trouve à l’abri d’un coup de main ; cependant, je crois que doña Hermosa serait plus en sûreté ici ; tâchez, s’il en est temps encore, de déterminer don Pedro à revenir ; nul ne peut prévoir quelle sera l’issue d’une invasion qui prend d’aussi vastes proportions et l’on ne saurait prendre trop de précautions : je serais heureux de savoir don Pedro et sa fille en sûreté au milieu de nous.


Ils prirent le corps de don Fernando, le mirent en travers sur le cou d’un de leurs chevaux.

— Je vous remercie, colonel, votre conseil est excellent ; je ferai tous mes efforts pour déterminer don Pedro à le suivre. À bientôt, j’ose encore me flatter qu’une démonstration énergique de votre part nous débarrassera de nos féroces ennemis, qui ne tentent jamais que des surprises et qui, dès qu’ils s’aperçoivent que leurs projets sont découverts, disparaissent avec autant de rapidité qu’ils sont venus.

— Dieu vous entende ! mais je n’ose l’espérer.

— Au revoir, caballeros, et bonne chance, dit le jeune homme en serrant amicalement la main aux deux vieux soldats ; et il sortit.

Dans la cour, don Estevan Diaz l’attendait ; dès qu’il parut, il accourut à lui.

— Eh bien ! lui dit le mayordomo, vous savez la nouvelle, don Fernando ? les Indiens descendent plus nombreux que les mouches, dit-on.

— Oui, je viens de l’apprendre.

— Eh bien ! que comptez-vous faire ?

— Retourner immédiatement à l’hacienda.

— Hum ! ce n’est guère prudent, cela, dit Estevan en hochant la tête : vous ne savez pas avec quelle rapidité ces démons se répandent partout ; il est probable que nous en trouverons sur notre route.

— Eh bien ! nous leur passerons sur le corps.

— Canarios ! je le sais bien, mais, si vous êtes tué !

— Bah ! doña Hermosa m’attend, et puis l’on n’est pas toujours tué.

— C’est vrai, mais on peut l’être.

— Bah ! nous le verrons bien.

— C’est probable ; du reste, comme j’avais prévu vos objections, j’avais tout préparé pour le départ ; les chevaux sont là, tout sellés, les peones vous attendent ; nous nous mettrons en route quand vous voudrez.

— Merci ! Estevan, lui dit don Fernando en lui serrant la main : vous êtes un véritable ami.

— Je le sais bien, répondit en souriant le jeune homme.

Estevan Diaz donna un coup de sifflet ; les chevaux entrèrent dans la cour, amenés par les peones qui en conduisaient chacun un en bride.

— Partons ! dit don Fernando en se mettant en selle.

— Partons ! répéta le mayordomo.

Ils firent sentir l’éperon à leurs chevaux et commencèrent à fendre avec difficulté la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d’apprendre plus tôt les nouvelles.

La petite troupe descendit au grand trot la pente assez raide qui conduit du fort au presidio, répondant tant bien que mal aux questions dont ils étaient continuellement assaillis sur leur passage par les curieux. Puis, lorsqu’enfin ils eurent atteint l’extrémité du pueblo, ils se lancèrent à toute bride du côté de l’hacienda del Cormillo, sans remarquer les gestes répétés de plusieurs individus à tournure plus que suspecte, enveloppés avec soin dans d’épais manteaux, qui, depuis leur départ du fort, suivaient à distance en causant vivement entre eux.

Le temps était à l’orage, le ciel était gris et bas, les oiseaux tournoyaient en sifflant, et le vent soufflant par rafales, s’engouffrait en mugissant dans les cañons de la route, faisant voler au loin des flots de poussière impalpable.

Les deux peones, qui avait appris au presidio l’arrivée prochaine des Indiens, marchaient à une vingtaine de pas en avant et jetaient çà et là sur les bords de la route des regards effarés, s’attendant à chaque instant à voir paraître les Peaux-Rouges et à entendre résonner leur cri de guerre à leurs oreilles.

Don Fernando et Estevan marchaient côte à côte sans échanger une parole, chacun se livrant à ses pensées.

Cependant, plus les voyageurs se rapprochaient du bord du fleuve, plus l’orage augmentait d’intensité ; la pluie tombait à torrents, les éclairs se succédaient sans interruption, les éclats du tonnerre grondaient majestueusement, répercutés par les échos des hautes falaises dont d’énormes morceaux se détachaient à chaque instant et roulaient avec fracas dans le fleuve.

Le vent avait acquis une telle force, que les cavaliers ne pouvaient avancer qu’avec une difficulté inouïe, et risquaient à chaque seconde d’être renversés de leurs chevaux qui, effrayés par l’orage, faisaient des écarts terribles. La terre et le sable, détrempés par la pluie, n’offraient pas une seule place où les pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité ; elles trébuchaient à chaque pas, renâclaient avec force et menaçaient de s’abattre.

— Il est impossible d’avancer davantage, dit le mayordomo en ramenant son cheval d’un écart qui avait failli le désarçonner.

— Que faire ? demanda don Fernando en regardant autour de lui avec inquiétude.

— Ma foi ! je crois que le mieux sera de nous abriter pendant quelques instants sous ce bouquet d’arbres, l’orage va toujours en augmentant ; marcher plus longtemps est une folie.

— Allons donc, puisqu’il le faut ! dit avec résignation don Fernando.

Il se dirigèrent alors du côté d’un petit bois qui bordait la route et pouvait leur offrir un abri provisoire pour laisser passer la plus grande rage de la tempête.

Ils n’en étaient plus qu’à quelques pas tout au plus, lorsque quatre hommes dont le visage était couvert de masques noirs, sortirent à fond de train du bois et s’élancèrent avec furie contre les voyageurs, qu’ils attaquèrent sans prononcer une parole.

Les peones roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les convulsions de l’agonie en poussant des cris pitoyables.

Don Fernando et don Estevan, étonnés de cette attaque subite de la part d’hommes qui ne pouvaient être des Indiens, car ils portaient le costume des vaqueros, et leurs mains étaient blanches, mirent immédiatement pied à terre et, se faisant un rempart du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l’épaule, le choc de leurs adversaires.

Ceux-ci, après s’être assurés que les deux peones étaient morts, avaient tourné bride et revenaient sur les deux Espagnols.

De nouvelles balles furent échangées et un combat acharné s’engagea : lutte inouïe de deux hommes contre quatre, dans laquelle aucun mot n’était prononcé, où chacun cherchait à tuer son adversaire ; qui ne devait finir que par la mort de ceux qui avaient été si traîtreusement attaqués !

Cependant le combat se soutenait avec une apparence d’égalité qui décourageait les assaillants, dont l’un était tombé, le crâne fendu jusqu’aux dents tandis qu’un second se retirait du combat la poitrine traversée de part en part par la une épée de don Fernando.

— Eh ! eh ! mes maîtres, leur criait le jeune homme, en avez-vous assez, ou bien l’un de vous veut-il encore faire connaissance avec mon épée ? Vous êtes des sots ! c’est dix qu’il fallait vous mettre pour nous assassiner.

— Eh quoi ! ajouta le mayordomo, vous renoncez déjà ? Allons ! allons ! vous n’êtes pas adroits, pour des coupe-jarrets ; celui qui vous paie aurait dû mieux choisir.

Effectivement, les deux hommes masqués qui restaient avaient fait quelques pas en arrière et se tenaient sur la défensive.

Tout à coup quatre autres hommes masqués apparurent, et tous les six se ruèrent une seconde fois sur les deux Espagnols, qui les attendirent de pied ferme.

— Diable ! je vous avais fait injure ; je vois que vous connaissez votre métier, dit don Estevan en déchargeant à bout portant un pistolet dans le groupe de ses adversaires.

Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent, et le combat recommença avec une nouvelle furie.

Mais les deux braves jeunes gens ne pouvaient désormais faire une longue défense ; leurs forces étaient épuisées ; ils ne tardèrent pas à tomber à leur tour sur les cadavres de deux autres assaillants, qu’ils sacrifièrent à leur colère avant de succomber.

Aussitôt qu’ils virent don Fernando et don Estevan étendus sans mouvement, les inconnus poussèrent un cri de triomphe.

Sans s’occuper du mayordomo, ils prirent le corps de don Fernando, le mirent en travers sur le cou d’un de leurs chevaux, et, partant à toute bride, ils ne tardèrent pas à disparaître dans les méandres infinis de la route.

La tempête sévissait toujours avec fureur ; un silence funèbre régna à la place où s’était accomplie cette tragédie, et dans laquelle restaient couchés sept cadavres au-dessus desquels les vautours et les hideux zopilotes commençaient à former de vastes cercles en poussant des cris rauques.