Roy & Geffroy (p. 211-220).


IV

LA TERTULIA


Nous introduirons maintenant le lecteur dans l’hacienda del Cormillo, deux jours après les événements que nous avons rapportés.

Vers huit heures du soir, deux personnes étaient assises auprès d’un brasero, car les nuits étaient encore froides, dans un salon de l’hacienda.

Dans ce salon élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain : même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix des meubles ; rien n’y manquait, pas même un piano d’Erard, chargé des partitions d’opéras chantés à Paris, et jusqu’à un magnifique orgue-harmonium, sorti des ateliers d’Alexandre ; et comme pour prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode française encombraient un guéridon de Boule.

Là tout rappelait la France et Paris, seul le brasero d’argent où achevaient de se consumer des noyaux d’olives indiquait l’Amérique espagnole. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.

Don Pedro et sa fille étaient assis auprès du brasero.

Doña Hermosa portait un costume d’une grande simplicité qui la rendait encore plus charmante ; elle fumait un mince cigarillo de maïs tout en causant cœur à cœur avec son père.

— Oui ! disait-elle, il est arrivé au presidio les plus jolis oiseaux du monde.

— Eh bien ! querida chica ? (Chère petite).

— Il me semble que mon cher petit père n’est guère galant ce soir, fit-elle avec une moue d’enfant gâtée.

— Qu’en savez-vous, señorita ? répondit don Pedro en souriant.

— Comment ! vrai ! s’écria-t-elle en bondissant de joie sur son fauteuil et en frappant ses mains l’une contre l’autre, vous auriez pensé…

— À vous acheter des oiseaux. Vous verrez demain votre volière peuplée de perruches, d’aras, de bengalis, de cardinaux, de colibris, que sais-je encore ? enfin, plus de quatre cents, vilaine ingrate !

— Oh ! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime ! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Pedro et en l’embrassant à plusieurs reprises.

— Assez ! assez ! follette ! vas-tu m’étouffer avec tes caresses ?

— Que faire pour reconnaître tant de prévenances ?

— Pauvre chère ! fit-il avec une nuance de tristesse, je n’ai plus que toi à aimer maintenant.

— Dites donc à adorer, mon excellent père ! car c’est de l’adoration que vous avez pour moi : aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon âme.

— Et pourtant, dit don Pedro d’un doux accent de reproche, tu ne crains pas, méchante, de me causer des inquiétudes !

— Moi ? demanda Hermosa avec un tressaillement intérieur.

— Oui, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt, tu me caches quelque chose.

— Mon père ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.

— Allez ! ma fille, les yeux d’un père savent lire jusqu’au fond d’un cœur de seize ans ; depuis quelques jours il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, ta pensée est fortement occupée.

— C’est vrai, mon père, répondit-elle avec une certaine résolution.

— Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille ? reprit don Pedro en cachant son inquiétude sous un sourire.

— À don Torribio Quiroga, mon père.

— Ah ! ah ! fit-il, parce que tu l’aimes, sans doute ? Doña Hermosa se redressa, et, donnant à sa physionomie une expression sérieuse :

— Moi ? non, répondit-elle en posant la main sur son cœur : je m’étais trompée jusqu’à ce jour, mon père, je n’aime pas don Torribio Quiroga. Cependant il occupe ma pensée : pourquoi ? je ne saurais le dire. Depuis son retour d’Europe, il s’est fait en lui un changement dont je ne puis me rendre compte ; il me semble que ce n’est plus le même homme que celui avec lequel j’ai été élevée ; son regard me trouble et me fascine ; sa voix me cause un sentiment de douleur indéfinissable. Certes, cet homme est beau, ses manières sont élégantes et nobles, il a tout d’un gentilhomme de haute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi, me glace et m’inspire une impulsion invincible.

— Tête romanesque ! fit en souriant don Pedro.

— Riez, moquez-vous de moi, mais, dit-elle avec un tremblement dans la voix, vous avouerai-je tout, mon père ?

— Parle avec confiance, mon enfant chérie.

— Eh bien ! j’ai le pressentiment que cet homme que j’ai cru aimer me sera funeste.

— Enfant ! reprit don Pedro en lui baisant le front, que peut-il te faire ?

— Je l’ignore, mon père, mais j’ai peur.

— Veux-tu que je rompe avec lui et que je ne le reçoive plus ?

— Gardez-vous-en bien ; ce serait sans doute hâter le malheur qui me menace.

— Allons ! tu es une enfant gâtée ; tu perds la tête et te plais à te créer des chimères. Toutes ces craintes et ces pressentiments supposés ne proviennent que de ton amour pour ton cousin. Le seul moyen de te rendre la tranquillité est de te marier avec lui le plus tôt possible, et, rassure-toi, ma chérie, c’est ce que je compte faire.

Doña Hermosa hocha tristement la tête à plusieurs reprises, baissa les yeux, mais ne répondit pas : elle avait senti que son père s’était complètement mépris sur la signification de ses paroles, et que toute tentative pour le ramener à son opinion serait inutile.

Au même moment, un peon annonça don Torribio Quiroga, qui entra dans le salon.

Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris, l’éclat des bougies rayonna sur son beau visage.

Le père et la fille tressaillirent, le premier de joie sans doute, la seconde certainement de crainte.

Don Torribio, après avoir salué doña Hermosa avec grâce, s’approcha d’elle et lui offrit respectueusement un superbe bouquet de fleurs exotiques ; elle le remercia d’un sourire contraint, prit le bouquet, et presque sans le regarder le jeta sur un guéridon.

On annonça successivement le gouverneur don José Kalbris, accompagné de tout son état-major et de deux ou trois autres familles, en tout une vingtaine de personnes, puis enfin don Estevan Diaz et don Fernando Carril.

Certes, il eût été impossible de reconnaître dans l’élégant cavalier annoncé par le peon, et qui accompagnait le mayordomo de l’hacienda, le hardi coureur des bois, le redoutable chasseur d’abeilles qui quelques jours auparavant avait rendu à don Pedro et à sa fille un si éminent service : sa tenue irréprochable, ses manières distinguées, tout enfin dans sa personne éloignait les soupçons ou, pour mieux dire, empêchait la comparaison.

Nous avons dit plus haut que don Fernando Carril, bien que son existence fût enveloppée d’un mystère impénétrable, était superficiellement connu de toute la société de la province et, grâce au laisser-aller des mœurs mexicaines, reçu sans difficulté dans les meilleures maisons : sa présence à l’hacienda del Cormillo n’avait donc, en fait, rien que de fort ordinaire. Cependant son apparition causa un mouvement de vive curiosité parmi les invités, car depuis assez longtemps déjà don Fernando n’avait été vu à aucune réunion.

À l’exemple de don Torribio, le jeune homme, après son entrée dans le salon, s’approcha de doña Hermosa, s’inclina profondément devant elle et lui offrit respectueusement une fleur qu’il tenait à la main.

— Señorita, dit-il d’une voix dont il chercha vainement à maîtriser l’émotion, daignez accepter cette modeste fleur de suchil ; c’est une fleur qui ne croît qu’au désert, ajouta-t-il avec une certaine intention.

La jeune fille tressaillit au son de cette voix qu’elle crut reconnaître ; une vive rougeur empourpra son visage, et baissant les yeux sous le puissant regard qui pesait sur elle, elle saisit la fleur d’une main tremblante et la plaça à son corsage en répondant d’une voix inarticulée :

— Tout ce qui viendra du désert me sera cher désormais.

Peu à peu la réunion s’était animée, on causait ; ce léger incident passa inaperçu, sauf d’une seule personne qui, avec cette espèce d’intuition que donne l’amour et la jalousie, avait, en don Fernando, deviné un rival, sinon ouvertement déclaré, du moins secrètement préféré.

Cette personne était don Torribio Quiroga.

Se penchant vers don Estevan, qui par hasard se trouvait près de lui, il lui dit d’une voix basse, mais cependant parfaitement distincte et qui fut entendue de tous :

— Quelle clef d’or possède donc cet homme, que personne, ne connaît, pour s’introduire ainsi dans toutes les familles honorables, où il n’est ni désiré, ni invité à se présenter ?

— Demandez-le-lui à lui-même, señor, répondit sèchement don Estevan, il est probable qu’il vous expliquera sa conduite d’une façon satisfaisante.

— Je vais immédiatement suivre votre conseil, señor, reprit don Torribio avec hauteur.

— C’est inutile ; caballero, je vous ai parfaitement entendu, dit alors d’une voix douce et avec une courtoise inclination don Fernando, sur les lèvres duquel se jouait en ce moment un ironique sourire.

Toutes les conversations avaient été subitement interrompues ; un profond silence régnait parmi les assistants, dont les regards étaient curieusement fixés sur les deux jeunes gens.

Doña Hermosa, pâle et tremblante, jeta un regard de prière à son père.

Don Pedro s’avança résolument au milieu du salon et, se plaçant entre les deux jeunes gens :

— Que signifie cela, caballeros ? dit-il. Don Torribio, est-ce là ce sentiment des convenances que vous avez appris pendant vos voyages en Europe ? Prétendriez-vous faire de mon salon un champ clos pour vos haines personnelles ? De quel droit la présence de don Fernando ici vous blesse-t-elle ? Vous n’êtes pas encore mon gendre, que je sache ; je suis maître de recevoir chez moi qui bon me semble.

— Même des coupe-jarrets et des salteadores, mon cousin, si tel est votre bon plaisir, répondit le jeune homme en s’inclinant avec ironie.

Don Fernando fit un geste comme pour s’élancer sur l’homme qui l’insultait ainsi, mais il se contint.

— Que don Torribio daigne s’expliquer clairement, dit-il d’une voix calme, et non pas par énigmes.

— À qui la faute, caballero, si je parle par énigmes ? le mystère ne vient-il pas de vous seul ?

— Assez ! caballeros, s’écria don Pedro, un mot de plus sur ce sujet serait me faire une nouvelle injure.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent respectueusement devant l’haciendero, et s’éloignèrent l’un de l’autre, non pas cependant sans avoir échangé un regard d’une expression terrible.

— Eh bien ! colonel, continua don Pedro en s’adressant au gouverneur, afin de faire oublier l’impression produite par cette altercation regrettable, quelles nouvelles de la Ciudad ? Mexico est-il toujours tranquille ?

— Notre grand Santa-Anna, répondit le colonel, qui étouffait dans son uniforme, a encore battu à plate couture l’audacieux général qui avait osé faire un pronunciamiento contre lui.

— Dieu soit loué ! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de cette tranquillité dont le commerce a si grand besoin.

— Oui, repartit un riche haciendero voisin de don Pedro, les communications ont été si difficiles depuis quelque temps qu’on ne pouvait plus rien expédier.

— Est-ce que les Peaux-Rouges se remueraient ? demanda un négociant inquiet de ces paroles.

— Oh ! interrompit le commandant, il n’y a pas de danger ; la dernière leçon qu’ils ont reçue a été rude ; ils s’en souviendront ; de longtemps ils n’oseront envahir nos frontières.

Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Fernando.

— Vous oubliez le Chat-Tigre et ses adhérents ? dit-il.

— Oh ! le Chat-Tigre est un bandit, répondit vivement le colonel. D’ailleurs le gouvernement prépare en ce moment une expédition contre lui, afin d’en finir une fois pour toutes avec cette troupe de brigands.

— C’est fort bien pensé, observa don Torribio avec un sourire à double tranchant. Cette frontière a grand besoin d’être débarrassée de cette foule de gens sans aveu aux mœurs plus qu’équivoques qui l’infestent.

— Je partage complètement cet avis ; il me semble des plus sensés, dit paisiblement don Fernando en répondant par un sourire non moins tranchant au sourire de son ennemi.

— En cas d’invasion, croyez-vous les Indiens capables de troubler sérieusement la province ? reprit le négociant.

— Hum ! dit don Antonio d’un air avantageux, on se fait une très fausse idée des Peaux-Rouges : en somme, ce sont de pauvres hères.

Don Fernando sourit de nouveau, mais d’une façon amère et sinistre.

— Señor gobernador, dit-il, vous avez parfaitement raison ; je crois que, d’après les nouvelles que vous avez bien voulu nous communiquer, les Indiens feront bien de rester paisiblement chez eux, s’ils ne veulent qu’il leur arrive malheur.

— Rayo de Dios ! je le crois bien, exclama le commandant.

— Mon Dieu ! señorita, dit don Torribio en se tournant gracieusement vers doña Hermosa, serait-ce trop exiger de votre complaisance que de vous prier de nous faire entendre une fois encore ce délicieux morceau du Domino noir que vous avez chanté avec une si grande perfection, il y a quelques jours ?

La jeune fille détacha sous ses longs cils de velours un regard vers don Fernando ; le jeune homme lui adressait des yeux une prière muette, mais pleine de passion : alors, sans hésiter davantage, elle se plaça devant le piano, et d’une, voix pure et sympathique, elle chanta la romance du troisième acte.

— Je me rappelle avoir entendu à Paris cette délicieuse romance par Mme  Damoreau, ce rossignol trop tôt envolé, et je ne saurais trop dire qui d’elle ou de vous y apporte plus de goût et de naïveté, dit don Torribio en saluant galamment doña Hermosa.

— Mon cousin, répondit-elle, vous avez trop longtemps vécu en France.

— Pourquoi donc cela, señorita ?

— Parce que, fit-elle avec un sourire aigu comme une pointe de poignard, vous en êtes revenu un détestable flatteur.

— Bravo ! gloussa le gros gouverneur avec un rire de jubilation ; vous le voyez, don Torribio, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité des reparties.

— Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme. Mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.

Et il enveloppa doña Hermosa et don Fernando, placés l’un près de l’autre, d’un regard dont la jeune fille se sentit frissonner malgré elle.

— Don Fernando et vous, caballeros, demanda le gouverneur en s’adressant ; à toutes les personnes présentes, j’espère que demain vous assisterez au Te Deum chanté en l’honneur de notre glorieux Santa-Anna ?

— J’aurai cet honneur, señor, répondit don Fernando en s’inclinant poliment.

Les autres personnes répondirent de même.

— Quant à moi, fit don Torribio, vous m’excuserez, colonel, ce soir même je pars pour un voyage forcé.

— Comment ! s’écria avec étonnement don Pedro, vous partez en voyage, mon cousin ?

— Mon Dieu ! oui, señor don Pedro, je suis obligé de partir presque en vous quittant.

— Hum ! voilà une détermination bien singulière et surtout bien imprévue. Où allez-vous ainsi ?


Pablito avait bien en ce moment l’apparence d’un porteur de mauvaises nouvelles.

— Vous m’excuserez de garder secret le but de mon voyage : certaines personnes ne doivent pas avoir seules le privilège des excursions mystérieuses.

— Hum ! reprit don Pedro avec mauvaise humeur, comptez-vous demeurer longtemps absent ?

— J’espère que non, sans oser cependant l’affirmer.

— Tant mieux ! Revenez le plus tôt possible : vous savez que votre retour comblera tout le monde de joie ici, dit-il avec intention.

Quien sabe ? — qui sait ? — murmura le jeune homme d’une voix sinistre.

Doña Hermosa, qui avait entendu ces quelques mots, ne fut pas maîtresse de son effroi.

Pendant que don Pedro et son cousin échangeaient ce peu de paroles, la jeune fille avait murmuré à l’oreille de don Estevan :

— Demain après la messe, mon frère, je veux vous parler chez ma nourrice.

— À moi, ou à mon ami ? avait répondu doucement don Estevan.

— À tous deux, reprit-elle avec une agitation fébrile.

Les deux jeunes gens s’étaient retirés la joie au cœur. Don Fernando était maintenant certain que doña Hermosa l’avait reconnu.

Les visiteurs prirent congé les uns des autres, don Torribio Quiroga demeura seul avec ses hôtes.

— Ma cousine, dit-il d’une voix basse et entrecoupée, en se penchant vers la jeune fille pour lui faire ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans doute de grands dangers : puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur ?

Hermosa le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas habituelle, elle répondit :

— Mon cousin, je ne puis prier pour la réussite d’une expédition dont je ne connais pas le but.

— Merci de votre franchise, señorita ! reprit-il sans s’émouvoir, je n’oublierai pas vos paroles.

— Ainsi vous partez réellement, don Torribio ? dit don Pedro en s’approchant.

— À l’instant même, mon cousin, tout est prêt pour mon départ.

— Alors, bon voyage ! j’espère que vous nous donnerez bientôt de vos nouvelles.

— Oui, oui, fit-il avec une expression singulière, vous entendrez bientôt parler de moi ; adieu !

Et après les politesses d’usage il se retira.

— Qu’a donc ton cousin, niña ? demanda don Pedro à sa fille dès qu’il, fut seul avec elle ; sa conduite ce soir a été étrange.

Avant que la jeune fille eût le temps de répondre, la porte s’ouvrit.

— Le capataz de l’hacienda de las Norias de San-Pedro, dit un domestique, demande à parler pour affaire importante au señor don Pedro de Luna.

— Faites entrer à l’instant, répondit don Pedro au domestique qui avait si longuement annoncé, le capataz

Don Torribio était extrêmement agité lorsqu’il sortit de la maison ; il se retourna et darda son œil de vipère sur les fenêtres du salon, où se dessinait la silhouette mobile de doña Hermosa.

— Orgueilleuse fille, dit-il d’une voix sourde et terrible, je te hais de tout ! l’amour que j’ai eu pour toi ! Bientôt, je l’espère, je te punirai de tes dédains.

Puis, s’enveloppant dans son manteau, il se dirigea d’un pas rapide vers le premier patio où il devait retrouver son cheval.

Effectivement, un domestique le tenait en bride. Le jeune homme rassembla les rènes, jeta une piastre au peon, se mit en selle d’un bond et partit au galop.

— Eh ! fit l’Indien en ramassant la piastre, qu’est-ce qu’il a donc, le jeune maître ? on le croirait fou ! Comme il détale !

Cependant don Torribio était sorti de l’hacienda et avait pris à toute bride le chemin du presidio de San-Lucar.

À peine courait-il ainsi depuis un quart d’heure, que tout à coup, arrivé à une courbe de chemin, le cheval fit un bond de terreur et se cabra en reculant et en couchant les oreilles.

Le jeune homme regarda ce qui pouvait ainsi effrayer son cheval.

À quatre ou cinq pas devant lui, un homme d’une haute stature, monté sur un fort cheval noir, se tenait immobile au milieu du chemin et barrait complètement le passage.

Don Torribio arma un pistolet.

— Holà ! caballero, cria-t-il d’une voix brève : à droite ou à gauche.

— Ni l’un ni l’autre, don Torribio Quiroga, répondit froidement l’inconnu, j’ai à vous parler.

— À cette heure de nuit et dans ce lieu, la prétention est singulière, reprit le jeune homme en raillant.

— Je n’ai pu choisir ni le temps ni l’heure. N’avez-vous pas reçu un billet sans signature aujourd’hui ?

— En effet, s’écria le jeune homme en se frappant le front, et dans ce billet on me proposait…

— De vous apprendre, interrompit vivement l’inconnu, des choses que dans ce moment il vous importe beaucoup de savoir.

— C’est bien cela que contenait ce billet.

— C’est moi qui vous l’ai fait remettre.

— Ah ! fit-il avec étonnement, c’est vous ?

— Oui, je suis prêt à vous satisfaire, mais pour cela il vous faut me suivre.

— À quoi bon, répondit le jeune homme, apprendre ces choses ? Peut-être vaut-il mieux que je les ignore.

— À votre aise, je ne vous force pas de m’écouter ; chacun est libre d’agir à sa guise. Si vous préférez laisser vos injures sans vengeance, je n’ai rien à objecter.

Ces paroles furent prononcées avec un tel accent de sarcasme que le jeune homme tressaillit malgré lui.

— Est-ce bien réellement la vengeance que vous m’offrez ? demanda-t-il d’une voix étranglée par la colère qui bouillonnait dans son cœur.

— Vous en jugerez, si vous voulez me suivre.

— Démon, ou qui que tu sois, s’écria le jeune homme, marche, puisqu’il le faut, je te suivrai jusqu’en enfer !

— Amen ! fit l’inconnu avec un ricanement sinistre.

Les deux cavaliers s’enfoncèrent dans l’obscurité, et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.