Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium/04

Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 201-254).
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SOUVENIRS


DES


CÔTES DE CHINE.




LES MARIANNES ET LES LOU-TCHOU.




I

La question qui, depuis notre arrivée dans les mers de Chine, tenait les esprits en suspens, s’était terminée de la façon la plus imprévue et la plus pacifique : les projets d’une nouvelle campagne, si l’Angleterre en nourrissait encore, étaient ajournés au mois d’octobre ou de novembre 1848. Cet arrangement inattendu nous permit de conduire à Manille, dans les premiers jours de mars, M. Lefebvre de Bécour, qui venait d’échanger pour le consulat des îles Philippines le poste non moins important qu’il occupait depuis plusieurs années à Macao et à Canton. Ce fut la première occasion qui s’offrit à nous de visiter cette magnifique île de Luçon que nous devions revoir bien des fois dans le cours de notre longue campagne. Après avoir parcouru les riches provinces de la Laguna et du Tondo, nous nous arrachâmes à la dangereuse contemplation de cette admirable nature, et nous nous empressâmes de regagner les côtes moins pittoresques, mais aussi moins insalubres de la Chine.

Nous étions depuis quinze jours mouillés sur la rade de Macao, quand nous apprîmes, le 24 avril, la révolution accomplie à Paris le 24 février 1848. Nos lettres ni nos journaux n’avaient pu franchir les barricades, un numéro du Galignani’s Messenger expédié d’Alexandrie nous fit connaître les noms des membres du gouvernement provisoire et la lutte engagée sur les marches de l’Hôtel-de-Ville entre le suprême espoir du parti modéré et la bannière de la terreur. C’est à ce moment critique que s’arrêtaient les dernières nouvelles parvenues jusqu’en Chine[1]. Il fallait attendre le courrier du 24 mai pour connaître le dénoûment d’une crise qui semblait devoir décider du sort de notre pays, de celui du monde peut-être. On concevra facilement nos inquiétudes. Notre imagination essayait en vain de soulever le voile qui couvrait l’avenir : tout était probable, tout était au moins possible. La seule chose qui nous parût inévitable, c’était la conflagration générale de l’Europe. Placés à cinq mille lieues de la France, que nous avions quittée depuis un an, nous pouvions aisément nous méprendre sur les causes secrètes et sur les conséquences d’une catastrophe aussi imprévue que le fut la révolution de février. Nous crûmes que le siècle remontait vers sa source, qu’il allait nous rendre les malheurs, mais aussi les gloires de nos pères, et nous nous efforçâmes d’oublier les sombres perspectives de l’avenir pour ne songer qu’aux nouveaux : triomphes qui semblaient promis à la France.

Si la guerre maritime éclatait, la Bayonnaise se trouvait dans une excellente situation pour y prendre part. Une année d’armement et de navigation avait complété l’instruction militaire de son équipage, et l’heureuse influence de la mousson du nord-est avait effacé jusqu’au souvenir du pénible passage de la corvette à travers la mer des Moluques. L’annonce d’une révolution, loin d’exercer à bord de la Bayonnaise cette action dissolvante qu’on était en droit d’appréhender, n’avait fait, se confondant avec l’attente d’une guerre prochaine, que resserrer entre les officiers et les matelots ces liens d’une confiance mutuelle et d’un dévouement sans arrière-pensée à l’honneur du pavillon.

C’est dans de semblables momens qu’un capitaine doit doublement s’applaudir d’être entouré d’officiers, aussi distingués, aussi remarquables à tous égards que l’étaient ceux qui composaient l’état-major de la Bayonnaise. Il en était un surtout dont le concours devenait d’autant plus précieux que les circonstances semblaient plus critiques. Quiconque aura vécu pendant quelques années de la vie du marin, quiconque aura pu observer l’organisation, l’existence intime d’un navire de guerre, comprendra sans peine combien les nouvelles que nous venions de recevoir allaient rendre plus délicate et plus assujettissante la tâche du commandant en second de la corvette, de l’homme sur lequel reposait tout entier le soin de maintenir une exacte discipline dans les rangs d’un nombreux équipage. M. de Larminat était heureusement un de ces hommes qui semblent créés tout exprès pour porter légèrement le fardeau d’une pareille responsabilité. La nature avait su allier chez lui à l’énergie froide et à la fermeté calme qui commandent le respect ces graves séduisantes de l’esprit, cette douceur persuasive de la voix et des manières qui n’exercent pas un moins invincible prestige sur les rudes enfans de nos côtes que sur des enveloppes moins primitives et des esprits plus cultivés. Sous l’habile direction de M. de Larminat, la Bayonnaise pouvait donc se montrer aussi fière de la bonne tenue de son équipage que de l’aspect marin de sa mâture ou de l’appareil militaire de ses batteries.

Cependant, pour pouvoir profiter un jour de tant d’avantages, il fallait d’abord se mettre en garde contre une surprise. Les Anglais ont concentré dans leurs mains toutes les grandes lignes de communications maritimes. Jusqu’au jour où l’active industrie des Américains aura su établir à travers les États-Unis et l’Océan pacifique une correspondance régulière avec la Chine, les nouvelles de l’Europe et les dépêches des gouvernemens étrangers ne pourront parvenir sur les côtes du Céleste Empire qu’après avoir subi le contrôle du post office d’Alexandrie ou de Ceylan. On peut croire que, fidèle à ses vieilles traditions, dès qu’il aurait considéré la conservation de la paix comme impossible, le gouvernement britannique eût, en 1848 aussi bien qu’en 1778 et en 1802, pris ses mesures pour qu’à un jour donné nos navires de guerre et nos bâtimens de commerce se vissent assaillis à l’improviste sur tous les points du globe[2]. Si cette hypothèse est injuste, elle est au moins prudente, et nous pensons qu’il y aura toujours plus d’inconvéniens à la repousser qu’à l’admettre. Pour nous, dès le 25 avril, nous considérâmes les hostilités comme imminentes, et, mouillés sur la rade de Macao, à trois milles des forts portugais, nous n’hésitâmes point à faire tous les préparatifs nécessaires pour répondre sur-le-champ à une insulte ou à une attaque. Des grelins d’embossage furent frappés sur les chaînes ; les cloisons de l’hôpital et de la chambre du commandant furent démontées ; les pièces de la batterie furent chargées à boulets et obus ; enfin les soutes à poudre furent éclairées jour et nuit[3].

De toutes parts cependant, les offres de service et les marques de sympathie nous étaient prodiguées. Le gouverneur de Macao voulait que la Bayonnaise vînt mouiller dans le port intérieur et y attendît l’issue des événemens, dont la marche rapide ne pouvait, suivant lui, mettre notre patience à une bien longue épreuve. Malheureusement la Bayonnaise n’aurait pu entrer dans le port de Macao sans s’alléger du poids de son artillerie. La barre une fois dépassée, on trouvait, il est vrai, une profondeur plus considérable dans le canal, et nous eussions pu nous présenter devant les quais portugais avec tout notre armement ; mais, pour sortir du port, il eût encore fallu nous faire suivre de nos canons, déposés dans des bateaux chinois, manœuvre que la présence d’un seul brick anglais mouillé sur la racle aurait pu rendre impraticable. Accepter la proposition du gouverneur de Macao, n’eût donc été nous exposer à voir nos mouvemens paralysés pendant une partie de la guerre par des forces bien inférieures à celles dont nous disposions. Obligés de décliner les offres chevaleresques du gouverneur Amaral, craignant aussi pour la santé de notre équipage les conséquences d’un séjour prolongé sur la rade de Manille pendant la saison des pluies et des grandes chaleurs[4], nous accueillîmes avec reconnaissance les propositions du consul des États-Unis, M. Forbes, et le plan de campagne qui nous fut suggéré par son ingénieuse expérience. Il fut convenu que nous gagnerions secrètement l’île de Guam, la seule île habitée de l’archipel des Mariannes, et que là, mouillés dans le port de San-Luis d’Apra, au fond d’un bassin défendu par une triple chaîne de récifs, nous attendrions l’issue de la crise européenne. M. Forbes se chargea de nous faire parvenir les nouvelles du continent par un des nombreux navires qu’entretient dans les mers de Chine la maison Russell, puissante maison de commerce américaine dont il était alors le représentant à Canton. Si la paix n’était point troublée, nous devions revenir à Macao après avoir visité les îles Lou-tchou et les Philippines ; si, au contraire, nous apprenions que la guerre était déclarée entre l’Angleterre et la France, il nous fallait douze ou quinze jours à peine pour nous porter à l’embouchure du Yang-tse-kiang. En présence des forces supérieures que les steamers anglais, le Fury de 515 chevaux, le Medea de 320, le Pluto de 80, n’eussent point manqué de guider à la poursuite du seul ennemi qui eût inquiété le commerce britannique à l’est du détroit de la Sonde, il n’eût pas fallu songer à s’établir en croisière sur les côtes méridionales de la Chine ; mais, au nord de Formose, la configuration si accidentée de la côte, le dédale de canaux et d’archipels qui semble appeler dans ces parages les entreprises des corsaires, eussent favorisé sans doute plus d’un heureux coup de main contre les clippers ou les receiving ships de Wossung et de Chou-San. Il nous eût suffi de capturer un ou deux de ces riches navires, chargés de caisses d’opium ou de lingots d’argent, pour être dispensés, perdant le reste de la guerre, de faire appel au crédit de la république. Nous eussions pu, ainsi qu’on s’en convaincra si l’on jette les yeux sur la carte qui accompagne ce récit, apparaître à l’improviste des bouches de la Ta-hea à celles du Wampou, et nous porter, avant qu’on eût pressenti nos mouvemens, vers le parallèle de 36 degrés pour gagner, à l’aide des vents variables, le méridien des îles Sandwich. En touchant sur un point quelconque de cet archipel, nous eussions appris les événemens accomplis dans l’Océanie. Si le pavillon français eût encore flotté sur l’île de Taïti, notre devoir eût été d’y rallier les forces qui, de ce point central, auraient pu menacer avec tant d’avantage la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Galles du Sud. Si au contraire notre unique colonie polynésienne se fût trouvée déjà au pouvoir des Anglais, il ne nous restait plus qu’à faire voiles vers la côte de Californie, où le port de San-Francisco et celui de Monterey, déjà occupés par les Américains, nous eussent fourni les approvisionne mens nécessaires pour effectuer notre retour en France.

Nous partions avec près de sept mois de vivres. Nous avions calculé que le 1er septembre au plus tard nous serions à l’embouchure du Yang se-kiang, le 1er novembre aux Sandwich, le 1er décembre à Taïti ou à San-Francisco. Dans ce dernier port, nous eussions assurément trouvé des vivres et des ressources de tout genre ; mais en eût-il été de même à Taïti ? On ne saurait s’imaginer dans quels embarras une déclaration de guerre subite jetterait nos stations lointaines[5]. Nous pensons qu’il est utile, sinon de les signaler, au moins de les faire pressentir. Les officiers de la marine anglaise ne craignent point, dans l’ardeur de leur polémique et de leur patriotisme, d’exposer les côtés faibles du redoutable établissement naval de la Grande-Bretagne. Nous ne les suivrons pas dans cette voie ; mais on nous permettra d’exprimer le vœu que l’éventualité d’une rupture, — improbable je l’accorde, presque impossible j’en conviens, mais à tout jamais funeste si on lui laissait le caractère et les inconvéniens d’une surprise, — soit toujours présente à la pensée de nos chefs et de nos hommes d’état, dirige : invariablement leurs conseils et préside à leurs résolutions.

Une dépêche chiffrée, adressée au département des affaires étrangères par les soins de M. Forth-Rouen, annonça au ministre de la marine notre détermination. Le 3 mai 1848, munis de six mois de vivres et tout occupés des projets d’une campagne qui, dans notre pensée, ne devait pas être moins heureuse que la célèbre croisière du vaisseau le Centurion[6], ou que celle de la frégate Essex[7], nous appareillâmes de la rade de Macao avec le premier souffle de la mousson de sud-ouest[8]. Avant le coucher du soleil, nous avions franchi le canal qui sépare le groupe des Ladrones de la côte orientale de Montanha ; mais, bientôt abandonnés par la brise, nous cessâmes d’avancer vers la chaîne des îles Bashis, et nous fîmes de vains efforts pour ne pas nous laisser entraîner par les courans au sud de l’écueil des Pratas. La mousson de sud-ouest est sujette à de fréquentes anomalies. Cette mousson orageuse n’est qu’une perturbation toute locale apportée au cours régulier des vents alizés par la raréfaction des couches d’air qu’échauffe pendant une partie de l’année l’immense surface du continent asiatique. Le grand courant atmosphérique qui règne entre le tropique du cancer et la ligne équinoxiale tend sans cesse à réagir contre les efforts périodiques de cette mousson. De la lutte de ces deux courans contraires naissent les ouragans, les typhons, les tempêtes tourbillonnantes, — circular storms, — qui désolent les côtes de l’Inde et les mers de la Chine. Dans les premiers jours du mois de mai, la mousson de sud-ouest, encore mal établie, cède facilement à la pression des vents alizés. Il faut s’attendre alors, non pas à un typhon, mais à un soudain retour de la mousson du nord-est. Cette circonstance, que nous vîmes se représenter en 18-49 et en 1850, nous contraignit cette fois de modifier notre itinéraire. Lorsqu’au calme qui nous retenait depuis soixante-douze heures à quelques lieues des côtes de Chine succédèrent tout à coup des vents violens d’est et de nord-est, nous renonçâmes à doubler l’île Luçon par le nord, et nous prîmes le parti de chercher, pour gagner les Mariannes, une issue vers laquelle ces grandes brises inattendues pussent nous conduire vent arrière.

Entre la côte méridionale de suçon et les îles de Mindoro et de Samar, un détroit parsemé de nombreux îlots ouvre un chemin sinueux aux flots de la mer de Chine et de l’Océan Pacifique. Ce détroit, qui reçut des premiers navigateurs espagnols le nom de San-Bernardino, n’est plus fréquenté aujourd’hui que par les navires qui se rendent de Sidney à Manille ; mais ce fut autrefois la route généralement suivie par les galions qui fournissaient aux habitans du Mexique les soieries de la Chine, et qui rapportaient en retour dans l’île de Luçon les produits inépuisables des mines de la Nouvelle-Espagne. Le 13 mai, favorisés par une brise d’ouest qui dura jusqu’au soir ; nous donnâmes à pleines voiles dans ce détroit presque oublié de nos jours, et, rasant la côte septentrionale de Mindoro, nous nous dirigeâmes vers le goulet de l’île Verte. Bien que trente lieues à peine nous séparassent de Manille, rien n’indiquait dans les parages que nous parcourions le voisinage d’unie grande colonie européenne. Nous eussions pu nous croire au temps des Magellan et des Legaspi, alors que les nefs castillanes côtoyaient des rivages inconnus et s’égaraient au milieu de détroits inexplorés. Il fallait de patientes recherches pour découvrir, avec le secours d’une longue-vue, quelques bulles de bambou et de feuillage groupées à de rares intervalles près du bord de la mer. Nul être humain ne se montrait sur la plage, nulle embarcation ne traversait les canaux à peine effleurés par la brise ; une forêt compacte s’étendait jusqu’aux humides sommets dont nos regards mesuraient avec étonnement la hauteur, et si quelques plaques d’un vert tendre, indiquant les grossiers défrichemens des Indiens, n’eussent marbré parfois de leurs teintes changeantes ce sombre manteau de verdure, aucun indice n’eût trahi la présence de l’homme sur les côtes méridionales du détroit.

Le canal de San-Bernardino, assez large dans la majeure partie de son étendue, se resserre cependant sur trois points : entre la partie septentrionale de Mindoro et l’île Verte, — entre la pointe méridionale de Luçon et l’île Capoul, -entre l’îlot de San-Bernardino et la côte de Samar. Dans ces trois goulets, la marée acquiert de grandes vitesses. La brise, généralement très faible, ne permet pas de dominer ces courans capricieux, et le canal, dans lequel on trouve rarement moins de soixante-dix à quatre-vingts brasses, n’offre point la ressource de mouiller pour attendre le retour de la marée favorable. Le passage le plus difficile se présente près de l’île Capoul. Trois îlots aux sommets arrondis se détachent en cet endroit de la pointe méridionale de l’île de Luçon et réduisent la largeur du canal. Non loin du plus occidental de ces îlots, un banc de corail forme un écueil blanchâtre autour duquel on ne voit point jaillir la blanche et sonore écume des brisans. Ce fut à deux heures de la nuit que le vent, long-temps attendu, nous permit de nous engager dans cette passe, où nous entraînait déjà un courant rapide. Les lueurs fallacieuses de la lune se jouaient sur les eaux doucement agitées du détroit et noyaient dans leur sillon d’argent le périlleux écueil vers lequel nous courions. Nous n’étions pas à cent mètres de ce rocher, qui s’élève à peine au-dessus du niveau des hautes mers, quand les hommes qui veillaient au bossoir l’aperçurent. Nous nous en écartâmes brusquement, mais la sonde nous signala bientôt un nouveau danger. Le timonnier placé dans les porte-haubans n’annonçait plus que quatre brasses. L’ordre fut donné sur-le-champ de mouiller. Pendant qu’on s’occupait d’exécuter cet ordre, le fond augmenta subitement, et l’ancre s’arrêta sur le bord d’un talus escarpé, par une profondeur de vingt-sept mètres. Nous dûmes nous féliciter d’avoir rencontré, pour jeter l’ancre, ce plateau ignoré. Le courant, en effet, ne tarda pas à changer de direction, et deux bricks du commerce qui nous avaient dépassés furent ramenés vers nous avec une rapidité prodigieuse. Nous les vîmes, bien qu’une faible brise enflât encore leurs voiles, s’éloigner, s’amoindrir et presque disparaître au milieu du groupe d’îlots appelés les Naranzos. Pour nous, qu’une ancre de seize cents kilogrammes retenait immobiles, nous pûmes mesurer la vitesse du courant par les procédés qui nous eussent servi à estimer la marche du navire. Cette vitesse était à notre mouillage de cinq milles à l’heure ; elle devait dépasser sept ou huit milles dans les canaux étroits des Naranzos. Qu’allaient devenir les deux bricks livrés au caprice d’un pareil courant ? Pourraient-ils trouver un fond convenable pour mouiller, avant d’avoir atteint la côte abrupte qui, comme ces rivages fabuleux dont parlent les contes arabes, semblait exercer sur la carène des navires la magique attraction d’un irrésistible aimant ? La brise cependant vint à fraîchir, la violence de la marée s’affaiblit, et, au moment où nous nous disposions à mettre sous voiles pour profiter de ces circonstances favorables, nos compagnons de route avaient déjà regagné en partie le terrain que quelques heures de marée, contraire leur avaient fait perdre.

Entrés dans le détroit de San-Bernardino le 13 mai, nous n’en sortîmes que le 19. Il nous restait quatre cents lieues à faire pour atteindre l’île de Guam. C’eût été peu de chose, si la mousson du sud-ouest se fût étendue, comme on nous l’avait annoncé, jusqu’aux îles Mariannes, mais ce n’est que pendant les mois d’août, de septembre et d’octobre que le cours des vents alizés se trouve interrompu dans l’Océan Pacifique. Au mois de juin, nous trouvâmes les vents d’est aussi constans et aussi invariables que dans toute autre saison de l’année. Ce ne fut qu’après quarante jours de lutte que, sans cesse repoussés par les courans, contrariés tantôt par des calmes, tantôt par de fortes brises ou de violens orages, nous pûmes enfin arriver devant le port de San-Luis d’Apra, à l’entrée duquel la Bayonnaise jeta l’ancre le 26 juin 1848.

Le port de San-Luis est protégé contre les vents d’ouest par une longue chaîne de récifs qui, prenant naissance près de l’île des Chèvres, étendent vers la pointe Oroté leur barrière écumante et leur digue indestructible. C’est à l’abri de ce premier rempart que la Bayonnaise avait mouillé. De cette rade déjà sûre, on voyait se développer vers l’est, la vaste baie d’Apra, presque entièrement envahie par d’immenses plateaux de madrépores. Si, par une calme matinée, avant que le soleil dardât ses rayons sur les flots transparens de la baie, on étudiait du haut de la mâture ces dangers sous-marins, on distinguait facilement un réseau de lignes bleues qui se croisait en tous sens au milieu des masses calcaires élevées du fond de la mer par d’innombrables zoophytes. Ce méandre de canaux étroits et profonds aboutissait à une série de bassins dans lesquels les plus gros navires auraient pu trouver un asile. Le bassin le plus oriental, connu sous le nom de Cadera-Chica, reçoit souvent les baleiniers qui, après avoir poursuivi sur les côtes du Japon ou du Kamtschatka les gigantesques cétacés de l’Océan Pacifique, viennent chercher à Guam, pendant les mois d’octobre et de novembre, un climat sain, une rade paisible et quelques rafraîchissemens pour leurs équipages. Ce mouillage, situé dans la direction même d’où souffle le vent pendant la majeure partie de l’année, est cependant d’un abord difficile pour les bâtimens à voiles. C’est en disposant des amarres sur les récifs et en se faisant remorquer par ses embarcations que l’on parvient à gagner par une bouche étroite cette darse naturelle, dont les quais, recouverts de deux ou trois pieds d’eau à la marée montante, entourent de murailles presque verticales un bassin semi-circulaire. Une fois établie au milieu de la Cadera-Citica, embossée en travers de la passe, opposant sa batterie entière et un redoutable feu d’écharpe à l’ennemi qui eût tenté, en dépit du vent et des récifs, d’arriver jusqu’à elle, la Bayonnaise pouvait affronter sans crainte les attaques d’une flotte entière. Aucun mouillage au monde n’offrait sous ce rapport des avantages comparables à ceux de la baie d’Apia. On pouvait braver les assauts qui viendraient du dehors, et on n’avait point à se préoccuper de ceux qu’aurait pu susciter dans l’île même l’annonce d’une coalition européenne. Si l’Espagne, en effet, eût, dans une guerre générale, pris parti contre nous, ni la garnison, ni les forts de San-Luis-d’Apra n’eussent menacé de dangers bien sérieux une corvette de vingt-huit canons et un équipage de deux cent quarante hommes.

Dès le lendemain de notre arrivée, nous songeâmes à occuper un poste qui nous permettait d’attendre dans la sécurité la plus complète les nouvelles que devait nous faire parvenir M. Forbes. Quand nous eûmes atteint le point où les passes trop resserrées ne nous laissaient plus la faculté de nous aider de nos voiles, nous eûmes recours aux amarres et aux ancres. Déjà nous croyions toucher au but de nos efforts. Quelques centaines de mètres nous séparaient de l’entrée du dernier goulet, signalée par deux balises, quand un grain violent vint nous obliger à laisser tomber l’ancre au milieu de nombreux pâtés de coraux. Notre situation était faite pour inspirer d’assez vives inquiétudes. L’aspect sinistre du ciel, l’abaissement soudain du mercure dans les tubes du baromètre, annonçaient un ouragan. incapables de sortir avec la forte brise qui soufflait déjà du dédale tortueux dans lequel nous étions engagés, nous n’avions qu’un parti à prendre, celui de nous affermir de notre mieux au centre des écueils qui nous environnaient de toutes parts. Pendant la nuit, l’ouragan prévu éclata. La pluie tombait par torrens, et la violence des rafales semblait augmenter d’heure en heure. L’obscurité profonde ne nous permettait pas de distinguer si nous conservions notre poste, ou si nous nous approchions insensiblement des récifs. Aussi attendions-nous le jour avec impatience ; mais, quand le jour parut, des nappes d’eau, moins semblables à une pluie d’orage qu’à des fragmens du ciel qui se fussent écroulés sur nos têtes, étendaient encore un voile impénétrable autour de la corvette. Ce ne fut qu’à dix heures du matin que le temps s’éclaircit, et que nous pûmes apprécier toute la gravité de notre position. Grace à la ténacité du fond, nos ancres n’avaient pas cédé un pouce de terrain à la fureur redoublée des rafales ; mais la mer, en baissant, avait mis à découvert les têtes de roches qu’elle cachait la veille, et de tous côtés apparaissait quelque écueil menaçant ou quelque récif à fleur d’eau. Nous étions enfermés dans un véritable étang au centre duquel il nous restait à peine assez d’espace pour pivoter sur nous-mêmes. Heureusement nous avions eu le soin de mouiller deux ancres, l’une au sud, l’autre au nord. Cette précaution nous sauva. Le vent, qui, pendant la nuit, n’avait cessé de souffler de l’est et du sud-est, sauta brusquement vers midi au nord-ouest. La poupe de la corvette obéit à cette impulsion nouvelle, et, tournant sur son ancre du nord, décrivit avec la rapidité de la flèche un demi-cercle qui fit passer le talon de son gouvernail à quelques mètres d’un banc sur le sommet duquel il ne restait plus que dix pieds d’eau. Cette saute de vent fut le dernier effort de la tempête. Les nuages qui enveloppaient, le sommet des montagnes commencèrent dès-lors à se disperser ; la brise remonta graduellement au sud-ouest, puis au sud-est, et bientôt les vents alizés, sortis vainqueurs de ce long combat, reprirent vers l’occident leur cours régulier et paisible.

L’ouragan du 30 juin n’occasionna aucun naufrage, car le seul navire qui se trouvât exposé à sa furie, la Bayonnaise, aurait pu, grace à ses câbles-chaînes, défier les efforts de plus violentes tempêtes ; mais cette tourmente exerça de terribles ravages dans l’île de Guam. Les champs de mais et d’ignames furent dévastés par le vent et par l’inondation. Vingt-quatre heures après cet affreux orage, on voyait encore descendre, du haut des montagnes, de blanches cascades qui bondissaient au milieu des buissons, changeaient les ravins en torrens et s’épanchaient en ruisseaux fangeux à travers la plaine. La baie était couverte de poissons morts que ce déluge d’eau douce avait surpris au sein des étangs salés de la rade. Les chemins étaient défoncés, et trois ponts de pierre, chefs-d’œuvre récens de l’architecture mariannaise, jonchaient la plage de leurs ruines. Il fallait jeter de nouveaux troncs de cocotiers en travers des ravins et remplacer par des rameaux de bambou les ponts dont les arches s’étaient écroulées : ce n’était qu’après l’exécution de ces travaux que les communications se trouveraient rétablies entre les divers points de la côte. Aussi, lorsqu’ayant affourché la Bayonnaise sur ses deux ancres de bossoir au fond de la Cadera-Chica, nous voulûmes rendre visite au gouverneur des îles Mariannes, ce fut par mer que nous dûmes songer à nous transporter au chef-lieu de l’île de Guam, à la ville capitale d’Agagna.

II

La mer, qui, dans la plupart des îles de l’Océan Pacifique, n’est soumise qu’à des marées irrégulières et peu sensibles, avait atteint son niveau le plus élevé, quand nous quittâmes la corvette pour nous rendre devant Agagna. Cette circonstance nous permit de franchir sans encombre les hauts-fonds qui s’étendaient du mouillage de la Bayonnaise jusqu’aux extrêmes limites de la baie d’Apra. Pendant que notre baleinière s’épargnait ainsi le long circuit qui eût conduit une plus lourde embarcation au débarcadère d’Agagna et se dirigeait en droite ligne vers la pointe orientale de l’île des Chèvres, c’était un curieux spectacle de contempler, à travers les flots bleus et transparens, l’immense plaine de coraux au-dessus de laquelle nous glissions. Là, sur un tapis de sable blanc, se déployaient des rameaux non moins délicats que ceux de la bruyère en fleurs ; ici s’étalaient les massifs bourrelets de pierre et les larges couronnes de madrépores d’informes végétaux épanouissaient aussi leurs faisceaux visqueux et leurs lobes charnus entre les gerbes scintillantes de ces parterres sous-marins, entre les roses et fragiles épis de ces guérets de cristal. Nulle part la flore océanienne ne se montre plus variée et plus complète que sur les côtes de l’île de Guam. On peut, sans sortir de la baie d’Apra, étudier les transformations successives qui conduisent la matière inerte de la vie végétative à la vie organique, de l’existence apathique des éponges à l’incessante activité des coraux et des madrépores. Ces zoophytes, répandus dans toutes les mers intertropicales, sont, il faut en convenir, d’admirables architectes. Chaque jour, ils font surgir des profondeurs de l’Océan des constructions plus grandioses et plus durables que les pyramides d’Égypte ou que les murs de Thèbes. Ce sont eux qui ont créé ces archipels à fleur d’eau redoutés du navigateur ; ce sont eux qui enveloppent d’un récif protecteur les sommets volcaniques qu’un autre âge a vus sortir de la terre. Au pied de ces boulevards de corail, la vague rejaillit impuissante, les longues ondulations de la houle viennent mourir. Un canal intérieur, semblable au fossé d’un donjon, sépare souvent la rive que baigne le flot apaisé de la sinueuse barrière qui en suit les contours. C’est dans un de ces canaux tranquilles qu’après avoir doublé l’île des Chèvres, nous nous engageâmes pour gagner, en serrant de près la plage, le débarcadère d’Agagna. Jamais le temps n’avait mieux servi nos projets : une légère brise agitait doucement le feuillage aérien des palmiers, le ciel était d’un bleu diaphane, et la nature, encore émue de la terrible crise qu’elle venait de subir, semblait aspirer avec volupté les premiers rayons du soleil levant.

Au début de notre voyage, cette tiède matinée des tropiques nous eût transportés d’enthousiasme : après dix-huit mois de campagne, un peu blasés déjà sur de pareilles scènes, nous en savourions silencieusement les douceurs. Il eût fallu recourir au vocabulaire des touristes d’outre-Manche pour exprimer d’un mot cette calme et sensuelle béatitude dont nous nous laissions mollement pénétrer. Y feel very comfortable, se fût écrié un Anglais admis à partager nos jouissances. : Very comfortable, indeed ! eussions-nous répondu en choeur. — Oui, j’éprouve et je goûte un bien-être parfait ; je n’ai ni chaud ni froid ; mes yeux ne sont point blessés de l’éclat d’un soleil trop vif, ni attristés par la pâleur d’un ciel trop gris ; je n’entends aucun bruit discordant, rien ne heurte mes sens, et tout les caresse. Un vague sentiment de l’existence m’enchaîne encore à ce globe de fange ; mais je n’y touche, pour ainsi dire, que par la pointe des pieds. Au moindre mouvement brusque d’un de mes voisins, au moindre choc du canot qui me porte, je vais renaître à la réalité : je vais retomber tout entier sur la terre, retrouver ce mélange de biens et de maux qu’on appelle la vie ; mais, jusque-là, béni soit le ciel ! Y feel very comfortable. — Il faut avoir battu la mer pendant cinquante-trois jours, avoir éprouvé l’anxiété des longues nuits d’orage, avoir passé des heures entières sur le gaillard d’avant ou sur un banc de quart, cherchant à percer les ténèbres qui enveloppent la côte, prêtant l’oreille au lointain frémissement de la rafale ou au sourd mugissement des récifs, interrogeant d’un œil inquiet l’horizon qui noircit, le ciel qui menace, la mâture fatiguée qui ploie, — il faut avoir connu les veilles et la responsabilité du marin pour comprendre tout le charme de ces instans de repos pendant lesquels, emportés par la douce haleine de la brise, nous suivions sans fatigue des rives chargées de verdure et laissions errer notre cœur à cinq mille lieues des Mariannes. Cependant nous voici arrivés devant la forêt de piliers tortus et raboteux qui supportent la ville d’Agagna, ses toits couverts des feuilles du palmier sauvage et ses maisons de planches et de bambous ; nous abaissons notre voile, et quelques coups d’aviron nous conduisent au débarcadère : tout un état-major nous y attendait, Appelés à commander la milice de file et à grossir dans les occasions importantes le cortége du gouverneur, ces officiers, indigènes ou métis, portaient l’uniforme espagnol avec le sérieux imperturbable et la grotesque majesté des rois nègres. Ils nous conduisirent, sans qu’un sourire vint dérider leur front, vers le modeste palais à la porte duquel nous trouvâmes le gouverneur intérimaire des îles Mariannes, don José Calvo, qui avait succédé, quelques mois avant notre arrivée, au lieutenant-colonel don José Casilhas, enlevé par une mort subite au gouvernement de la colonie. Ce gouvernement, qui serait un véritable exil pour un officier jeune et actif, est en général confié à quelque vétéran sans fortune. On ne saurait concevoir, pour un homme désabusé des rêves ambitieux, une plus douce et plus tranquille retraite. Si Sancho Pança eût connu l’île de Guam, c’est dans cette île qu’il eût voulu finir ses jours. On sait que l’archipel dont Guam fait partie fut découvert par Magellan. Revues en 1565 par Miguel Legaspi, qui en prit possession au nom de son souverain, définitivement conquises au catholicisme par les pères de la compagnie de Jésus, les îles Mariannes reconnaissent depuis cent cinquante ans la domination espagnole[9]. Subventionnées autrefois par le gouvernement du Mexique, elles sont retombées, depuis l’émancipation du Nouveau-Monde, à la charge du trésor de Manille, auquel, malgré l’extrême réduction des dépenses, cette inutile annexe enlève encore chaque année 60 ou 80,000 francs.

Situé à quatre cents lieues environ des Philippines, l’archipel des Mariannes se compose de dix-sept îles ou îlots, et s’étend du 13e au 20e degré de latitude. On serait tenté de reconnaître dans ces îles, ainsi échelonnées vers le nord, autant de degrés naturels par lesquels ont dû descendre les émigrations japonaises ou mongoles des bords de l’Asie septentrionale jusqu’aux groupes occidentaux de l’Océanie. Il est certain que le régime des vents qui règnent dans l’Océan Pacifique rapproche les îles Mariannes des côtes du Japon, tandis que ces mêmes vents les placent, pour ainsi dire, hors de la portée des naturels de la Malaisie. En admettant ce mode de colonisation, on s’expliquerait sans peine comment, en 1668, lorsque les Espagnols vinrent planter leur drapeau sur les îles Mariannes, les institutions, les mœurs, le langage même des habitans conservaient encore les traces incontestables d’une origine asiatique[10]. La population de l’archipel atteignait alors le chiffre de soixante-treize mille ames. Pendant un demi-siècle, ce chiffre ne fit que décroître, si bien que, vingt-trois ans après la soumission des derniers rebelles réfugiés sur l’île d’Aguigan, la population indigène avait presque entièrement disparu. L’île de Guam, dans laquelle les conquérans avaient jugé à propos de concentrer les débris de ce peuple décimé par la guerre, par l’émigration et surtout par l’abus des boissons spiritueuses, ne possédait pas en 1722 deux mille habitans. Il faut rendre justice aux religieux qui suivirent les soldats espagnols aux Mariannes. Héritiers du zèle de Las-Casas, ils firent de nobles efforts pour tempérer les rigueurs de l’occupation militaire ; mais il n’était pas en leur pouvoir de sauver le peuple vaincu du fatal contact de la civilisation européenne. Ce ne fut qu’en 1786 que l’on vit s’arrêter la décroissance de la population. Quelques familles furent alors transportées des îles Philippines sur ce sol désolé, et en 1818, quand M. de Freycinet conduisit la corvette l’Uranie dans le port d’Apra, l’archipel des Mariannes renfermait déjà près de trois mille colons et environ deux mille indigènes. Trente ans plus tard, au moment de notre passage, ces chiffres se trouvaient presque doublés. On comptait à cette époque sept mille neuf cent trente habitans dans l’île de Guam, trois cent quatre-vingt-deux dans l’île de Rota, et deux cent soixante-sept dans l’île de Saypan.

Le développement qu’avait pris, 1668, la population des îles Mariannes semble indiquer que de longs jours de paix avaient précédé dans cet archipel la conquête espagnole. La superficie de toutes ces îles en y comprenant même les plus importantes, était en effet trop restreinte pour que le sol y pût nourrir d’aussi nombreux habitans, si une culture intelligente n’en eût exploité la fécondité naturelle, et si un gouvernement régulier n’eût protégé cette exploitation. L’île de Guam, à laquelle il faut assigner un rang à part, n’a que soixante-seize milles de tour ; Saypan n’en a que trente-deux, Rota trente et un, Tinian vingt-sept. Les autres îles, qui formaient au nord de ce premier groupe une confédération entièrement distincte, offraient à leurs habitans un territoire encore moins étendu. Montueuses et accidentées, les quatre îles du groupe méridional n’ont point de sommet dont la hauteur dépasse cinq cents mètres. Ces îles sont arrosées, pendant la saison des pluies, par de nombreux ruisseaux toujours près de se changer en torrens : elles ont à craindre pendant le reste de l’année de funestes sécheresses. Des tremblemens de terre les ont souvent ébranlées jusque dans leurs fondemens[11], et d’affreuses tempêtes dévastent chaque année leurs rivages. Aussi les îles Mariannes n’auraient-elles point tenté l’ambition de l’Espagne, si elles ne se fussent trouvées sur la route du galion des Philippines, qui, pendant plus d’un siècle, na manqua jamais, soit en partant de Manille, soit en revenant d’Acapulco, de relâcher sur un des points de cet archipel.

Ce n’est pas à l’Espagne que l’on peut reprocher de montrer trop d’âpreté dans l’exploitation de ses possessions coloniales. Son gouvernement a poussé, sur ce point, la modération jusqu’à l’indifférence. C’est surtout dans les îles Mariannes que l’on peut remarquer ces tendances apathiques. Aucun effort ne trahit le désir d’améliorer les finances ou de développer les ressources de la colonie. Jamais possession lointaine ne put se croire plus complètement oubliée de la métropole que cet archipel ; mais aussi jamais joug plus léger ne pesa sur un peuple. Les Indiens des Mariannes, les Indiens Chamorros, si l’on veut leur donner le nom qu’ils reçurent de leurs conquérans, ne sont soumis au paiement d’aucun impôt. Ils doivent à l’état quarante jours de travail pour l’entretien des routes. C’est à l’accomplissement de ces corvées personnelles que se bornent leurs obligations envers la couronne d’Espagne. L’administration d’une semblable colonie devait se faire remarquer par la simplicité de ses rouages. Le gouverneur, investi d’immenses prérogatives, y rend la justice comme Sancho dans, l’île de Barataria. Dans la plupart des circonstances, ce haut fonctionnaire prononce sans appel des sentences qui sont sur-le-champ exécutées si la gravité de la faute paraît exiger une répression plus sévère que le châtiment corporel infligé d’ordinaire aux délinquans, le concours des principales autorités de l’île de Guam devient nécessaire. L’intendant chargé de présider à l’emploi des fonds expédiés tous les deux ans par le trésor de Manille, le commandant des cent cinquante Indiens qui composent la garnison, les cinq ou six officiers sous les ordres desquels marche cette indolente milice, les alcades qui administrent les districts d’Umata et de Merizo, sont alors convoqués et consultés par le gouverneur. Il est d’autres occasions où le premier fonctionnaire de la colonie est tenu de faire appel aux lumières de cette junte supérieure ; mais, lorsqu’il ne s’agit point de matières judiciaires, le gouverneur des îles Mariannes n’est nullement enchaîné par les résolutions qu’il a provoquées, et c’est sa volonté seule qui décide.

Si un pouvoir absolu et sans contrôle réside entre les mains du délégué de la couronne d’Espagne, les institutions municipales n’en jouent pas moins un grand rôle dans l’île de Guam. Une sorte d’élection à deux degrés y désigne au choix du gouverneur, par la voix des notables de l’île, des gobernadorcillos, des tenientes de justicia et des alguaziles, magistrats indigènes qui reçoivent pour insignes de leurs, fonctions la canne d’or ou la canne à pomme d’argent (el baston), et le rotin vénéré des Indiens à l’égal des faisceaux des licteurs (el bejuco), C’est par l’intermédiaire de ces officiers municipaux que s’exécutent, avec une ponctualité remarquable, les règlemens de police et les divers commandemens de l’autorité supérieure.

Tel est le gouvernement officiel des îles Mariannes, le seul dont le mécanisme peu compliqué frappe d’abord les regards ; mais, à côté de ce gouvernement visible, il existe une influence occulte et prépondérante à laquelle chaque Indien a voué dès l’enfance une obéissance volontaire. Les augustins déchaussés, qui succédèrent aux jésuites en 1767, n’ont rien perdu de la puissance morale des premiers missionnaires. Pour les habitans des Mariannes, ces membres du clergé espagnol n’ont, jamais cessé d’être les représentans de la Divinité sur la terre et les seuls protecteurs que puisse invoquer l’Indien contre les vexations de, l’autorité séculière. Ce n’est que par le prestige de ce caractère sacré, et surtout par ces relations de bienveillant patronage, que peut s’expliquer l’incroyable empire qu’exercent encore aujourd’hui sur l’esprit de la population les curés d’Agagna et d’Agat. Ces deux religieux sont les seuls prêtres valides dont se compose le clergé des îles Mariannes. Des deux autres pasteurs auxquels est confiée la conduite de, ce troupeau fervent et docile, l’un, le curé de Merizo, paraît atteint, d’aliénation mentale ; le second est un Indien infirme et presque octogénaire qui ne peut plus quitter la ville d’Agagna. On imaginerait difficilement un contraste plus complet que celui que présentaient les curés d’Agagna et d’Agat, le padre Vicente et le padre Manoël, tous deux membres de la même communauté, tous deux entourés d’un égal respect par leurs paroissiens. Carliste ardent et exilé politique, le padre Vicente avait tout oublié, les grandes plaines de la Manche, qui l’avaient vu naître, le ciel bleu et serein de l’Espagne, les amis dont la main avait serré la sienne au départ, le drapeau même sous lequel il avait si long-temps combattu par ses vœux et par ses prières, pour ne songer qu’à ses chers Indiens, à leur salut et à leur avancement spirituel. La physionomie du padre Vicente, son front sillonné de rides précoces, ses traits amaigris par l’ascétisme et par les travaux apostoliques, méritaient de rester gravés dans notre mémoire. Il me semble voir encore cette figure austère, ces yeux caves, ce regard éclairé d’un feu sombre, dont la charité évangélique tempérait à peine l’éclat. Il y avait un moine du moyen-âge dans le curé d’Agagna ; sa figure, encadrée par le froc blanc des augustins, rappelait, à s’y méprendre, les types rendus célèbres par le pinceau des Ribeira ou des Velasquez. Le padre Manoël, avec sa face épanouie et son triple menton, ne pouvait éveiller aucune de ces idées poétiques : c’était un de ces joyeux échantillons du clergé espagnol contre lesquels nos préjugés gallicans prononcent avec tant de légèreté un arrêt impitoyable. Une foi sincère, un sérieux attachement à tous les devoirs de sa profession rachetaient amplement la verve andalouse et l’aimable abandon du padre Manoël. L’infatigable curé s’occupait avec la même ardeur des intérêts spirituels et des intérêts temporels de ses ouailles. C’était lui qui leur avait appris à choisir les terrains convenables pour la culture du maïs et pour celle du taro, qui leur avait conseillé de ployer au joug leurs bœufs à demi sauvages et de naturaliser dans leur île les chevaux de Sydney ; c’était lui qui leur recommandait sans cesse d’ensemencer leurs terres et d’engraisser leurs bestiaux, afin d’attirer à Guam ces navires baleiniers dont la présence peut seule vivifier aujourd’hui les îles de l’Océanie. Le village d’Agat se ressentait de l’active et bienfaisante influence de son curé. C’était le village le mieux aligné et le plus propre de l’île, ha route qui le traversait était toujours exempte de fondrières ; les ponts, s’ils étaient emportés par un ouragan, se trouvaient à l’instant rétablis. L’église, bâtie et entretenue par la piété des fidèles, n’avait sa pareille dans nul autre village, et quand, à la lueur des cierges flamboyans sur l’autel, la madone apparaissait revêtue de ses habits de fête, on eût pu remarquer sur la sainte image des perles et des dorures à faire mourir d’envie tous les habitans d’Agagna.

Tels étaient les deux religieux que nous trouvâmes réunis chez le gouverneur intérimaire des îles Mariannes, et qui devaient composer, avec don José Calvo, un des hommes les plus bienveillans que nous ayons rencontrés, la seule société qui pût égayer notre séjour dans l’île de Guam. À l’exception de ces trois personnages, la race européenne était guère représentée aux Mariannes que par un lieutenant d’infanterie, le lieutenant Martinez, et par deux marins anglais établis à Guam depuis longues années, le pilote Roberts et le capitaine Anderson. Roberts était un homme doux et modeste, peu prodigue de paroles, aussi conciliant qu’Alcibiade et tout disposé à vivre à Rome comme vivent les Romains. Il eût adoré le grand lama au Thibet, le dieu Fô à Peking, Brama ou Vishnou dans l’Inde. À Guam, il avait embrassé le catholicisme et faisait régulièrement ses pâques. Anderson était le seul hérétique de l’île : avec ses formes herculéennes, son front aussi altier que celui d’Ajax ou de Lucifer, ses traits accentués, sa face rubiconde, ce poil roux que l’âge avait blanchi, mais qui trahissait encore une origine écossaise, le capitaine du port insultait à la faiblesse de son compatriote et foulait d’un pied dédaigneux les préjugés des papistes. C’était une curieuse histoire que celle qu’on pouvait démêler à travers toutes les hâbleries d’Anderson. Embarqué en qualité de midshipman sur un brick anglais, il avait servi pendant une partie de la guerre dans la Méditerranée. En 1815, il fut congédié, et prit le commandement d’un navire de commerce, qu’il alla perdre dans le golfe du Bengale. Il attendait dans l’île Maurice une occasion de rentrer en Angleterre, quand la corvette l’Uranie, commandée par M. de Freycinet, vint mouiller au Port-Louis. Anderson avait, s’il faut l’en croire, rendu quelques services à un des lieutenans de l’Uranie, M. Labiche, que les chances de la guerre avaient retenu prisonnier en Écosse. La corvette française avait alors besoin d’un chef de timonerie. M. Labiche offrit cette place à Anderson, qui l’accepta dans l’intérêt de la science, et en remplit les fonctions jusqu’à l’arrivée de l’Uranie à Guam. Là, pendant le séjour de la corvette dans le port d’Apra, il forma le projet de dresser sa tente sur les calmes rivages de ! ’Océanie, obtint l’assentiment de M. de Freycinet et du gouverneur, don José Medinilla, et bientôt, marié à une Espagnole, — une femme de pur sang gothique, disait-il avec fierté, sans aucun mélange de sang hébreu ou maure, — il devint un des citoyens les plus importans de l’île de Guam, le capitaine du port d’Agagna et le factotum de la colonie. La race des Anderson avait prospéré sur la terre étrangère ; les fils, robustes et actifs, pouvaient former l’équipage de la baleinière paternelle, et deux ou trois grandes filles, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, au teint fade, de véritables filles de Fingal ou d’Ossian, dominaient de toute la hauteur de leur tête les bruns rejetons de la race océanienne.

Il faut rendre justice au capitaine Anderson. Il avait su se faire aimer des habitans d’Agagna et se rendre nécessaire au gouverneur. Plein de feu et d’intelligence, il pouvait au besoin déployer une activité peu commune ; mais la malheureuse faiblesse qui avait probablement paralysé l’essor du midshipman retenait encore cet étrange aventurier dans les limbes d’où les habitudes de la bonne compagnie auraient pu seules le faire sortir. Anderson avait pu oublier sa patrie et consentir à vivre loin de ses montagnes ; il n’avait pu oublier le grog. L’alcool exerçait sur lui une sorte d’attraction magnétique. C’est quand les premières vapeurs du brandy commençaient à envahir son cerveau que le souvenir de ses premières campagnes lui revenait plus présent et plus glorieux, qu’il enlevait des flottilles entières sous le canon de Livourne ou de Syracuse, et qu’inspiré comme la pythonisse, il entremêlait à ses récits de guerre des lambeaux de Shakspeare, évoquant le gracieux profil de Mme de Freycinet pour l’encadrer dans le récit de la mort de Jules César.

Le voyage de M. de Freycinet a rendu célèbre l’hospitalité des gouverneurs de Guam. Don José Calvo se montra le digne successeur du fastueux fonctionnaire qui avait reçu les officiers de l’Uranie. Deux fois dans la même journée, un banquet homérique se dressa dans la longue galerie du palais d’Agagna. De pareils festins souvent renouvelés eussent suffi pour affamer l’île, car les ressources de Guam sont fort limitées. Le jour même où la Bayonnaise avait mouillé dans le port de San-Luis d’Apra, notre premier soin avait été d’envoyer nos domestiques à terre pour y chercher quelques provisions. Notre traversée, qui, d’après les calculs de nos amis de Macao, eût dû s’accomplir en quinze ou vingt jours, en avait employé cinquante-trois, et depuis près d’un mois nous étions privés de vivres frais ; mais cette fois encore nous avions éprouvé un fâcheux désappointement. Les cochons qu’on nourrissait dans l’attente des navires baleiniers ne devaient apparaître sur le marché qu’au mois d’octobre : avant cette époque, les Indiens ne voulaient s’en défaire à aucun prix. Les poules, qui d’habitude perchent à Guam sur les toits, devaient être surprises traîtreusement à l’heure du crépuscule ; il fallait les chasser avec un filet à papillons. Les bananes n’étaient pas encore mûres, les ananas étaient presque verts ; il n’y avait que le fruit de l’arbre à pain, le rima savoureux, et les patates douces, camotes, qui pussent suppléer à notre approvisionnement de pommes de terre depuis long-temps épuisé. On comprendra facilement quels charmes nos longues privations durent prêter à la somptueuse hospitalité de don José Calvo. D’ailleurs, il faut bien le dire, l’huile d’Espagne, avec sa fétide et rance saveur qui parfume si horriblement les rues de Cadix ou de Barcelone, n’a point heureusement pénétré jusque dans ces contrées lointaines, et il n’est si pauvre village aux Philippines, si humble pueblo aux Mariannes, où l’on ne puisse trouver un repas plus appétissant que dans les meilleures posadas de la métropole.

Les plaisirs de la table occupèrent donc une grande partie de la première journée que nous passâmes chez le gouverneur d’Agagna. Cependant un curieux épisode, en réveillant d’intéressans souvenirs, vint nous offrir de moins grossières distractions. Une peuplade des îles Carolines avait vu le sol natal, l’île à fleur d’eau que ses pères habitaient depuis des siècles, s’abîmer, subitement envahi par les flots de la mer. Ces malheureux insulaires s’étaient réfugiés à la cime des cocotiers après avoir attaché leurs pirogues au pied des arbres qui leur servaient d’asile. Plusieurs d’entre eux moururent de froid ou succombèrent aux tortures de la faim. Ceux qui survécurent se jetèrent dans leurs pirogues dès que l’ouragan fut apaisé et vinrent à Guam implorer la pitié du gouverneur des Mariannes. Don José Casilhas, qui vivait encore à cette époque, les accueillit avec bonté et leur permit de s’établir sur l’île de Saypan, où un maître d’école leur fut envoyé pour les préparer à recevoir le baptême. Intrépides navigateurs, ces Carolins servirent alors de lien aux diverses îles de l’archipel, et leurs actives pirogues furent sans cesse occupées à transporter à Guam les pourceaux engraissés dans l’île de Rota ou la viande desséchée au soleil des bœufs sauvages que nourrit l’île de Tinian. Une heureuse coïncidence avait amené le matin même deux de ces pirogues devant Agagna. Pressé de questions au sujet des émigrés de Saypan, don José Calvo voulut nous donner le plaisir de les observer de nos propres yeux et de les interroger nous-mêmes. Les Carolins reçurent donc l’ordre de se rendre immédiatement chez le gouverneur, et cet épisode inespéré, cet échantillon imprévu des peuples de l’Océanie nous firent oublier, pour ce jour-là du moins, l’étude de la pâle civilisation aux bienfaits de laquelle les habitans des îles Mariannes avaient sacrifié depuis plus d’un siècle les poétiques allures de la vie sauvage. Bien différens des timides enfans d’Agagna, qui se montrent toujours coiffés d’un large sombrero en feuilles de pandanus tressées ou d’un odieux chapeau de cuir bouilli, vêtus d’un pantalon de cotonnade bleue et d’une chemise de piña, portant autour du cou chapelets et scapulaires, les Carolins que nous avions sous les yeux, au nombre de cinq, quatre hommes et une femme, étaient de vrais sauvages dont la nudité hardie soutenait nos regards avec une parfaite indifférence. Les hommes ne portaient cependant que l’indispensable maro, et la taille de la jeune femme était seule entourée d’un pagne jaunâtre qui s’arrêtait au-dessus du genou. Le dos appuyé contre la muraille, immobiles comme des statues à peine sorties du moule du fondeur, ces vivantes caryatides offraient à notre examen des poitrines larges, un système musculaire fortement accusé, un torse que ne déparaient pas ces extrémités grêles qui nous avaient choqués chez les naturels de Timor et chez les Papous de la Nouvelle-Guinée. Leurs cheveux d’un noir de jais retombaient sur leurs épaules en deux faisceaux de boucles luisantes, ou se dressaient sur leur front comme un buisson épineux au bord du champ qu’il protége. Leur peau d’une teinte ferme et franche, leurs traits moins épatés que ceux des Malais, plus hardis que ceux des Chinois, présentaient un ensemble qui ne manquait ni de charme ni de noblesse. On eût dit le beau type des Nubiens passé au rouge. La jeune femme, bien qu’elle fût à peine sortie de l’enfance, avait déjà connu les joies et les souffrances de la maternité. Sa physionomie fatiguée, ses appas flétris disaient assez combien sont fugitives la grace et la beauté quand un soin délicat ne s’occupe pas de réparer sans cesse les ravages des années et les outrages du temps.

Les émigrés de Saypan appartenaient à ce groupe des îles Carolines dont les habitans, long-temps avant la conquête espagnole, avaient appris le chemin de l’île de Guam, et dont on voit encore chaque année les rouges pirogues à l’immense balancier apporter dans le port de Merizo ou déployer sur la plage d’Agagna leurs cargaisons de coquilles et de nacre. Ce groupe d’îles occupe l’extrémité occidentale de l’immense archipel qui s’étend des îles Pelew à l’île de Oualan. Les îles dont nos Carolins nous apprirent alors les noms sont marquées sur les cartes du dépôt de la marine à peu près dans l’ordre suivant Ulie, Elat et Satahoual. C’est au milieu de ce groupe que s’élevait jadis, comme une coupe de corail, l’île qu’ils avaient été contraints d’abandonner. « Il s’est fait un trou dans notre île, répétaient avec douleur ces Troyens de l’Océanie, pendant qu’ils essayaient de satisfaire de leur mieux notre impitoyable curiosité ; la mer a pénétré par cette brèche, et nous avons dû nous réfugier au haut de nos cocotiers. » Cette île submergée, cette pléiade perdue, s’est-elle donc affaissée sur elle-même après un de ces tremblemens de terre qui ébranlent si souvent les archipels de la Polynésie ? ou bien, comme le disent les Carolins, un morceau de la barrière qui entourait l’espèce de bassin placé au-dessous du niveau de la mer s’est-il en effet écroulé ? C’est là ce qu’il nous fut impossible d’éclaircir ; mais il est certain que cette île une fois envahie par les flots, ne fût-ce qu’à la suite d’un ouragan, la corruption des sources d’eau douce dut suffire pour la rendre inhabitable et pour obliger les Carolins à chercher vers le nord un ’sol mieux affermi et un asile moins précaire.

La partie occidentale des Carolines, la seule qui ait quelques communications avec les Mariannes, et d’où étaient venus les émigrés que nous avions sous les yeux, est habitée par une race douce, inoffensive, ignorant l’usage des armes, mais très avancée dans l’art de la navigation. Plus à l’est, au contraire, on trouve des sauvages féroces et vindicatifs, que les convicts échappés de Sydney ont contribué à corrompre, que les baleiniers ont armés, et qui seraient des voisins redoutables pour les Carolins occidentaux, si les vents alizés ne retenaient, par leur constance et leur régularité, chacune des peuplades de cet archipel dans son île. Entre les Carolines et les Mariannes, ces mêmes vents rendent la navigation facile. Partant chaque année vers le mois d’avril, les Carolins trouvent, pour atteindre la pointe de Merizo ou pour regagner leur archipel, un vent traversier, égarement favorable à l’aller et au retour. Ces hardis marins connaissent fort bien la sphère céleste : quand un orage passager obscurcit le ciel, la direction presque invariable de la brise peut suppléer pour quelque temps à l’absence momentanée des constellations qui les guident ; mais si cet indice même vient à leur manquer, si la brise régulière est affolée par l’orage, les Carolins se flattent de pouvoir reconnaître encore la route que suivent leurs pirogues par les formes diverses qu’affectent, selon le vent qui souffle, les flots soulevés de la mer. « La lame qui vient de l’est, disent-ils, est longue et peu bruyante ; celle qui s’avance des bords où le soleil se couche heurte les courans généraux et imite le bruit des brisans ; les vagues du sud-est ou du nord-est sent des vagues également courtes et saccadées que l’on pourrait confondre, si le vent du sud-est n’amenait à sa suite plus de grains et plus d’orages. » C’est généralement en cinq ou six jours que les pirogues d’Elat ou d’Ulie franchissent les cent lieues qui séparent les deux archipels et atteignent la pointe méridionale de l’île de Guam. Quelques-uns de ces esquifs périssent, d’autres s’égarent et sont souvent poussés jusque sur les côtes de Luçon, de Samar ou de Mindanao ; mais, quelles que soient les chances de la navigation, il existe d’incroyables ressources chez ces demi-dieux marins, chez ces hommes semblables aux mermen de la Scandinavie, qui se roulent dans les flots comme un enfant sur l’herbe de la prairie, et pour lesquels il est aussi facile, aussi simple de nager que de marcher.

Quand on compare à ces beaux sauvages, libres, nus, souples et intrépides, la chétive population des Mariannes, on s’étonne des rapides ravages que peut produire sur les races primitives le contact de notre civilisation. Les naturels de Guam vivent cependant sous un des climats les plus sains et les plus favorisés de la terre. La chaleur dans les îles Mariannes dépasse rarement, au plus fort de l’été, 30 degrés centigrades ; le froid y est inconnu. Des affections miasmatiques, communes à toutes les régions intertropicales, la dyssenterie est la seule qui cause à Guam quelques ravages, et encore cette terrible maladie ne s’attaque-t-elle en général qu’aux enfans. Les ressources du sol sont inépuisables : grattez la terre, vous récolterez bientôt du maïs, du taro, des ignames ou des patates douces. Ce travail vous semble-t-il excessif, restez étendu sur votre natte, à l’ombre des casuarinas ou des orangers, et laissez à la nature le soin de pourvoir à votre subsistance. La racine du manioc et la noix du palmier cycas, que la macération dégage de leur suc corrosif, vous permettront d’attendre que les branches du rima se soient chargées, vers la fin du mois de mai, de leurs fruits farineux. Le cocotier, fécond dès sa cinquième année, vous fournira la noix qui nourrit les volailles, engraisse les cochons, remplit d’une huile limpide la lampe du Chamorro ou parfume de flots onctueux la noire chevelure des Indiennes. Mais si, renonçant au promesses du régime déjà en fleurs, vous détournez la sève qui afflue vers la cime du palmier, si vous frappez de stérilité ce jeune géant de la plage, les tubes de bambou dans lesquels vous aurez inséré l’extrémité des pédoncules taillés chaque matin vous donneront pendant cinq ou six mois, sans que l’arbre paraisse en souffrir, une liqueur d’abord claire et d’une saveur douceâtre, que la fermentation convertira promptement en vinaigre, à moins que, par la distillation, vous ne vous empressiez d’en extraire le principe alcoolique. L’habitant de Guam, dispensé du travail par la clémence du ciel et par celle du gouvernement débonnaire que lui réservait la Providence, laisse couler ses jours dans une apathique oisiveté. C’est un être simple, borné, sans besoins, sans passions, heureux à sa manière, heureux cependant. Soumis aveuglément au joug de l’église, s’il amasse quelques piastres, c’est pour acheter des messes. La pompe extérieure de la liturgie romaine agit puissamment sur son imagination, mais il est douteux qu’il ait jamais cherché à comprendre le sens mystérieux des cérémonies qui le charment. À voir sa piété marcher si doucement d’accord avec celle des fragilités humaines contre laquelle la religion catholique a dirigé ses plus rigoureux anathèmes, on serait tenté de croire que ce chrétien édifiant n’a point très exactement compris les devoirs que lui enseignait le padre, et qu’il s’est habitué dès l’enfance à rendre à la Divinité un culte automatique. Ces pauvres Indiens n’occupent pas dans l’échelle des êtres un rang bien élevé. Ne rêvons point pour eux de trop rapides progrès. Nos premiers essais de propagande ont failli détruire leur race. Laissons-les vivre d’abord ; qu’ils passent, s’il le faut, sur cette terre, pour y croître, s’y multiplier, s’y éteindre comme ces plantes des tropiques dont la tige grandit inutile et ne s’élève que pour être balancée par le vent ou pour sourire aux ardens rayons du soleil. Qu’ils soient encore long-temps un rouage inerte de ce grand univers ! Peut-être un jour saura-t-on, sans violer les desseins de la Providence, les appeler à de plus nobles destinées ; mais aujourd’hui gardons-nous de leur apporter légèrement de nouvelles souffrances, n’épouvantons pas leur foi naïve, respectons leur calme félicité, et, docteurs circonspects, ménageons à leurs yeux facilement éblouis des clartés souvent douloureuses.

Le soleil était déjà couché quand nous quittâmes le gouverneur d’Agagna ; mais notre baleinière avait à l’avance franchi le seul passage difficile qu’offrît le canal intérieur qui devait nous ramener dans la baie d’Apra. Des Indiens, portant devant nous des torches de roseaux desséchés, nous servirent de guides jusqu’à la pointe basse près de laquelle nous attendaient nos canotiers, et, en moins d’une heure, nous eûmes atteint l’étroite passe de l’île aux Chèvres. Ouvrant alors notre voile à la brise de terre qui venait de s’élever, nous cinglâmes rapidement vers la corvette, où nous arrivâmes enchantés de notre voyage, et tout prêts à recommencer une semblable campagne, si le ciel voulait nous ménager encore une aussi belle journée et d’aussi intéressans épisodes.

Ce ne fut point la seule fois que nous visitâmes la capitale des îles Mariannes. La gracieuse urbanité du gouverneur et du padre Vicente nous y rappela bien souvent. Le padre Manoël voulut aussi nous montrer sa pittoresque paroisse, nous éblouir de ses feux d’artifice, nous ravir par les accords de son orchestre indien. Aux villages d’Agat et d’Agagna durent d’ailleurs se borner nos promenades. Bien que la végétation des Mariannes soit loin de déployer une vigueur comparable à la profusion sauvage des forêts de la Malaisie, nulle part nous n’avions trouvé de fourrés plus impénétrables que ceux que présentent les rivages de l’île de Guam. Un arbuste importé de Manille en 1780, le lemoncito, espèce de citronnier aux baies rouges, que les oiseaux se sont chargés de propager, a envahi les moindres clairières et remplit les intervalles des grands arbres de ses rameaux épineux. Le voyage de la ferme de Soumaye, qui se trouvait en face de notre mouillage à la pointe Oroté, sur laquelle nous avions établi une vigie, offrait des difficultés dont il eût été impossible de triompher sans un guide. La sagacité d’Uncas ou de Chingahgook était indispensable pour se diriger à travers ces bois, dans lesquels, si l’on sortait un instant du sentier frayé, on ne rencontrait plus qu’un dédale inextricable. N’osant nous aventurer au milieu de pareils labyrinthes, le temps que nous ne passions pas chez don José Calvo ou chez le padre Manoël, nous l’employions à errer à marée basse sur les récifs. Quelques heures nous suffisaient pour charger une embarcation de coquillages ou de mollusques. Le goût de l’histoire naturelle était devenu presque général à bord de la corvette, et c’était à qui découvrirait le cône impérial ou le cône flamboyant, la mitre papale ou la couronne éthiopienne, et surtout la fameuse porcelaine aurore ; mais cet objet d’envie de tous les amateurs,


Rara avis in terris, nigroque simillima cycno,


trompa les recherches les plus obstinées, et un seul d’entre nous put emporter de Guam, grace à la munificence de don José Calvo, ce rare échantillon des coquilles polynésiennes.

C’est au milieu de ces distractions et des nombreux exercices à feu par lesquels nous croyions préluder à notre prochaine croisière, que nous vîmes s’écouler le mois de juillet. Le padre Manoël, le gouverneur d’Agagna et le padre Vicente cessèrent alors de recevoir nos visites, car nous ne voulions pas perdre de vue la pointe Oroté sur laquelle devait apparaître le signal qui nous annoncerait l’arrivée du navire promis par M. Forbes. Nous ne doutions pas un instant que cet ami dévoué ne fût fidèle à l’engagement qu’il avait voulu contracter envers nous ; mais un typhon avait pu engloutir ou démâter le bâtiment expédié de Macao, et nous résolûmes de ne pas attendre à San-Luis au-delà du 10 août les nouvelles que nous nous étonnions de n’avoir pas reçues encore. Si aucun navire ne nous avait rejoints avant cette époque, nous étions décidés à faire voile sans plus tarder pour Manille. Le 8 août, au lever du soleil, nous fûmes heureusement tirés d’inquiétude. Une goëlette, déployant à sa corne le pavillon des États-Unis, louvoyait au large pour gagner l’entrée de la baie d’Apra. C’était l’Anglona qui, après avoir déposé une cargaison d’opium à Wossung, avait poussée par la mousson de sud-ouest qui régnait alors sur les côtes de Chine, donné dans le détroit de Van-Diémen, et venait de gagner, par une route nouvelle, l’Océan Pacifique et les îles Mariannes. Cette goëlette n’avait quitté Macao que vers la fin du mois de juin. Les nouvelles apportées par le courrier qui était arrivé à Hong-kong le 17 mai n’avaient point paru à M. Forbes ni à M. Forth-Rouen d’une nature assez concluante pour motiver l’envoi de l’Anglona aux Mariannes. M. Forbes avait donc attendu, pour expédier l’Anglona, que ce navire pût nous porter les lettres et les journaux partis de Paris le 24 avril. L’horizon politique était loin d’être, à cette époque, entièrement dégagé ; mais il était déjà facile de prévoir que les premiers ennemis qu’aurait à combattre la nouvelle république ne seraient malheureusement point des étrangers.

Ainsi s’évanouit un projet de croisière dont il serait inutile aujourd’hui d’exposer plus amplement les détails ou de discuter les chances. Suggéré par un de ces esprits fertiles en expédiens, qui ont l’instinct de la marine sans avoir pratiqué le métier de la mer et auxquels l’habitude des grandes opérations commerciales a donné l’intelligence des conceptions hardies et des combinaisons ingénieuses, ce projet n’était réalisable qu’avec le concours de l’homme qui l’avait conçu et inspiré. M. Forbes fit pour nous, en cette occasion, ce qu’il eût à peine songé à faire pour des compatriotes. Il fut impossible de lui persuader que le voyage de l’Anglona devait donner lieu à une indemnité qui serait facilement accordée par le gouvernement français. Le consul américain voulait que le service rendu à la Bayonnaise conservât le caractère d’un service personnel rendu par M. Forbes aux amis qu’il avait adoptés. Le ministère des affaires étrangères et celui de la marine se chargèrent heureusement, quelques mois plus tard, d’acquitter par des remerciemens officiels une dette que les officiers de la Bayonnaise n’auraient pu payer qu’incomplètement par leur reconnaissance.


III

À peine l’Anglona avait-elle jeté l’ancre, que nous nous étions occupés de nos préparatifs de départ. Depuis quelques jours, la mousson de sud-ouest étendait son influence jusqu’à l’île de Guam. Le vent d’ouest ne se faisait point sentir cependant jusqu’au fond de la baie, où l’on n’éprouvait qu’un calme orageux, interrompu quelquefois par un grain subit ou par des brises fugitives et variables ; mais, du côté du couchant, un épais rideau de vapeurs toujours immobile faisait suffisamment connaître que le souffle des vents alizés, neutralisé par un courant contraire, ne dépassait plus le méridien des îles Mariannes. Avec le calme, la chaleur, jusqu’alors modérée, était devenue très intense. À l’ombre, le thermomètre marquait 3è degrés centigrades, 54 degrés au soleil. On pouvait croire qu’une élévation aussi soudaine de la température présageait quelque violente tempête, et que la nature n’échapperait à cet état d’oppression que par une convulsion qui rétablirait l’équilibre dans l’atmosphère. Cependant, le jour même où l’Anglona avait mouillé dans la baie d’Apra, les vents d’est avaient repris leur cours, et toute appréhension d’un nouvel ouragan avait disparu. Le 9 août, l’Anglona repartit pour Hong-kong, et nous-mêmes, profitant d’une brise favorable, nous sortîmes de la Cadera-Chica, afin d’attendre au mouillage extérieur que nos derniers comptes fussent réglés avec les fournisseurs de la corvette. Pendant ce mouvement, la brise avait fraîchi. La nuit fut très orageuse, et, lorsqu’au point du jour nous songeâmes à mettre sous voiles, le vent s’était depuis quelques heures fixé au nord. Une brume épaisse enveloppait le ciel, des grains violens se succédaient presque sans intervalle, et la houle déferlait avec fracas sur la digue naturelle qui protégeait notre mouillage. L’entrée de la baie d’Apra est partagée par un banc de corail en deux passes distinctes. Si l’on choisit pour sortir la passe du sud, on trouve, jusqu’à la pointe Oroté, une grande profondeur ; si, au contraire, on veut gagner le large par le canal du nord, on rencontre sur sa route l’extrémité du grand récif, dont les madrépores, couverts de dix-huit et dix-neuf pieds d’eau, se dressent menaçans à travers les flots bleus et semblent à chaque pas près d’effleurer la quille. La lame était trop creuse pour qu’on pût aventurer la corvette dans cette passe, que nous n’avions franchie qu’avec une très belle mer le jour de notre arrivée dans la baie d’Apra. Un coup de tangage eût suffi pour nous priver de notre gouvernail. Le chenal du sud ne semblait au contraire offrir aucun danger. Ce fut ce chenal que nous nous décidâmes à suivre. Comme un athlète qui doit ceindre ses reins avant de descendre dans l’arène, nous prîmes les précautions nécessaires pour assurer le succès de notre manœuvre. Deux bandes de ris furent ramassées pli à pli sur les vergues, et dès que la toile, soustraite à l’action du vent, eut été assujettie par de nombreuses garcettes, nous établîmes nos huniers, dont la surface se trouvait ainsi considérablement réduite, puis nous virâmes lentement sur notre chaîne. À peine l’ancre fut-elle dérapé à peine la corvette, libre de toute entrave, eut-elle obéi à l’impulsion de ses voiles, que les difficultés de notre appareillage nous apparurent tout entières. Obligés de faire un long détour pour passer au sud du plateau qui obstrue l’entrée de la baie, il nous fallait serrer le vent de nouveau pour doubler la pointe Oroté. La mer, qui venait se briser au pied de ce sombre promontoire, jetait ses embruns jusqu’au sommet de la falaise et semblait menacer d’une destruction imminente la corvette, qui, brusquement ramenée vers le lit du vent par son gouvernail, inclinée sous ses huniers et labourant de la gueule de ses canons la crête de la vague, s’engageait hardiment dans la passe. Nous ne pûmes voir sans un peu d’émotion le navire qui portait notre fortune militaire et notre avenir raser à moins d’un quart d’encâblure cette côte écumante ; mais notre inquiétude n’eut que la durée d’un éclair. Dès que la pointe Oroté fut doublée, la corvette cessa de serrer le vent, et, fuyant avec un sillage plus rapide devant la rafale, elle laissa bientôt derrière elle la longue chaîne de récifs, la falaise mugissante, la baie vaste et profonde. Si nous tournâmes encore nos regards vers l’île de Guam, ce ne fut plus que pour saluer d’un sourire de satisfaction et d’un dernier adieu ses rivages à demi effacés par la brume.

Les baromètres cependant, ces augures infaillibles des mers de l’Indo-Chine, avaient beaucoup baissé depuis le matin, et semblaient présager un inévitable typhon ; mais nous avions de l’espace devant nous, et la Bayonnaise, une fois loin de la côte, n’avait plus rien à craindre de la tempête. L’ouragan, en effet, suivit son cours habituel. Éloignés du centre du tourbillon, nous n’en éprouvâmes point toute la violence, qui se fit sentir deux jours plus tard aux îles Lou-tchou. Le vent tourna lentement vers le nord-ouest et vers l’ouest, passa un moment au sud-ouest et finit par se fixer au sud-est. Ce fut alors que le temps parut s’embellir. Après une nuit de rafales et d’éclairs, la nature se réveilla comme épuisée. Un vague brouillard que la brise n’avait point la force de dissiper errait sur le sommet des vagues, dont les longues ondulations devaient se propager des lointains rivages des Philippines jusqu’au-delà des îles Mariannes. Il fallut quelques jours pour que le ciel retrouvât sa sérénité et que la boule cessât de gonfler le sein de la mer. Enfin les flots s’aplanirent, les derniers nuages se dissipèrent, et une tiède brise de sud-est nous poussa lentement vers les îles Lou-tchou, que nous avions le dessein de visiter avant de nous rendre dans la baie de Manille.

On n’a point oublié que M. le contre-amiral Cécille, en quittant les Îles Lou-tchou au mois de juillet 1846, y avait laissé, en qualité d’interprètes destinés à servir un jour aux communications du grand empire de France et du modeste royaume d’Oukinia, deux missionnaires français, M. Leturdu et M. Adnet. Les autorités de Choui, fort inquiètes de voir Mgr Forcade ainsi remplacé, avaient adressé leurs doléances à la cour de Pe-king. L’amiral, sollicité par le vice-roi Ki-ing, avait promis qu’un des navires de la division irait bientôt mouiller devant Nafa et ramènerait à Macao les deux étrangers dont la présence causait de si vives alarmes au gouvernement oukinien, La perte de la Gloire et de la Victorieuse avait retardé l’exécution de cette promesse qu’il était de notre devoir d’accomplir. Le 25 août, à dix heures du matin, nous aperçûmes la terre. La côte se présentait sous la forme de deux petites îles basses, dont nous ne paraissions pas éloignés de plus de quatre ou cinq lieues. C’était une illusion due à l’extrême transparence de l’atmosphère, car ces deux îles n’étaient en réalité que les plateaux allongés qui dominent la pointe méridionale de la Grande-Oukinia, dont douze lieues au moins nous séparaient encore. Le calme qui survint nous empêcha de mieux reconnaître la terre avant le coucher du soleil ; mais, pendant la nuit, les courans nous entraînèrent rapidement vers le nord, et les premiers rayons de l’aube dessinèrent nettement les contours de l’île que nous n’avions fait qu’entrevoir la veille. Avec le jour s’éleva une faible brise de sud-est qui, enflant peu à peu nos voiles, nous fit bientôt glisser d’un sillage plus rapide sur une mer transparente et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait. Nous venions de passer non loin de débris épars de mâtures, triste ouvrage du dernier typhon, quand le matelot placé en vigie sur la vergue du petit hunier signala tout à coup une embarcation qui se dirigeait vers la corvette. Nous crûmes un instant que la fortune nous envoyait des naufragés à recueillir ; mais cette frêle embarcation, rencontrée si loin de la côte, n’était qu’une pirogue des îles Lou-tchou, montée par trois pêcheurs oukiniens. À la brusque manœuvre qu’avait faite la corvette pour courir au-devant du canot inconnu qui semblait réclamer son assistance, les trois pagaies s’arrêtèrent à la fois, et la pirogue cessa de bondir sur les vagues, dont sa proue dispersait en volutes d’écume la cime presque imperceptible. Nous vîmes les pêcheurs se lever l’un après l’autre et contempler avec un air de doute et d’inquiétude la Bayonnaise alors immobile, sa noire carène, sa longue rangée de canons, son immense voilure. Ils parurent se consulter sur le parti qu’ils devaient prendre. Tous trois se rassirent enfin et recommencèrent à voguer vers la corvette ; mais, à la façon dont ils maniaient leurs pagaies, il était facile de juger qu’ils n’étaient point complètement rassurés. Ils ne nous atteignirent qu’après avoir fait plus d’une pause. Des porte-haubans de misaine on leur jeta une amarre ; ils la saisirent ; nos voiles furent de nouveau orientées, et nous continuâmes notre route vers le port de Nafa ; mais ce fut en vain que nous invitâmes les pêcheurs qui nous avaient ainsi accostés à monter à bord. Ils nous refusèrent obstinément ce dernier témoignage de confiance. Nous avions rencontré au début de notre campagne, non loin du port de Falmouth, à l’extrémité du comté de Cornouailles, un vénérable quaker qui vivait au milieu des oiseaux de son jardin comme Adam au milieu des premiers hôtes du paradis terrestre. À sa voix, rossignols et rouge-gorges accouraient sans crainte, se posaient sur son épaule, ou, battant l’air de leurs petites ailes, venaient saisir une miette de pain jusque sur ses lèvres. Il eût fallu sans doute la patiente douceur de ce bon M. Fox pour apprivoiser nos fauvettes oukiniennes. Pour nous, l’expédient dont nous nous avisâmes fut loin d’avoir le succès que nous nous en étions promis. Pendant que le patron de la pirogue, vieux marin à barbe grise, dirigeait, tout en fumant sa pipe de bambou, sa fragile nacelle dans le sillage de la corvette, pendant que ses deux compagnons reposaient nonchalamment assis au fond du bateau, nous nous servîmes sournoisement de l’amarre qu’ils avaient acceptée pour attirer peu à peu la barque trop farouche le long du bord. Nous avions compté sans la prudence de son équipage. La corde qui traînait la pirogue après nous, au lieu d’être attachée aux bancs ou à la proue comme de coutume, était tenue à deux mains par un des pêcheurs. Dès que les méfians insulaires s’aperçurent du projet qui menaçait leur indépendance, celui qui tenait la remorque ouvrit les mains, et en un instant la pirogue se trouva hors de nos atteintes. Nous n’avions qu’à mettre une de nos embarcations à la mer pour vaincre de gré ou de force des scrupules que nous avions peine à comprendre ; nous aimâmes mieux respecter la faiblesse de ces pauvres gens jusque dans ses plus étranges caprices. Ne se voyant point poursuivis, ils se décidèrent à recourir à leurs pagaies, et il leur fut facile de nous rejoindre. Nous ne nous exposâmes pas à les effaroucher une seconde fois ; seulement, de la dunette, nous essayâmes d’entrer en communications avec eux. On jeta deux pains dans leur pirogue, on leur envoya du tabac, du vin, et, singulier trait de délicatesse de la part de ces malheureux insulaires qui ne semblaient posséder que leur barque pour tout trésor, ils versèrent le vin dans un tube de bambou et voulurent nous rendre la bouteille. Nous avions espéré que la langue anglaise, qui s’est répandue à la suite des baleiniers américains sur presque tous les points de l’Océanie, ne serait pas complètement inconnue aux pêcheurs des îles Lou-tchou ; mais, au premier essai que nous fîmes de notre anglo-chinois, les pêcheurs, désireux de nous épargner une peine inutile, appuyèrent leur tête sur la paume de leur main, et nous firent comprendre par cette pantomime expressive que leur oreille était complètement fermée à tous nos beaux discours. Ils ne tardèrent point du reste à nous donner l’explication de leur conduite et de leurs singulières manœuvres en nous quittant sans cérémonie, dès que la corvette, dont la vitesse dépassait alors cinq milles à l’heure, eut conduit leur pirogue dans de meilleurs parages, sur un point où, rendus sans fatigue et sans efforts, ils se promettaient probablement une pêche plus heureuse.

La terre cependant grossissait à vue d’œil. Sur la droite, la grande Oukinia développait une longue chaîne de coteaux peu accidentés. Ses principaux sommets, grandis la veille par le mirage, ne se distinguaient plus des terrains élevés qui les entouraient. De l’autre côté du canal, les îles Amakerrima offraient, au contraire, un groupe de noirs îlots couverts de verdure, aux formes plus abruptes, aux cimes mieux accusées. La côte occidentale, sur laquelle s’élève la ville de Nafa et débouche la rivière de Nafa-kiang, ne doit être approchée qu’avec précaution. Un immense plateau de madrépores s’étend à plusieurs milles du rivage et s’élève si brusquement du fond de la mer, que la sonde ne peut avertir le navigateur du danger. C’est sur ce plateau que la corvette l’Alcmène faillit se perdre au mois de mai 1844, et que, quelques années plus tard, le brick le Pacifique vint s’échouer. De nombreux pêcheurs, dans l’eau jusqu’à mi-jambe ou jusqu’à la ceinture, s’occupent, dès que la marée est basse, d’exploiter ce vaste champ de coraux et d’y récolter d’abondans coquillages, quelquefois des huîtres perlières. Au moment où la Bayonnaise, poussée par la brise qui venait de fraîchir, s’avançait rapidement vers la côte, la pointe méridionale de la grande Oukinia s’élevait au-dessus de l’horizon, noire, basse, allongée, rongée par la vague et par l’air salin ; mais, au point où les derniers rochers plongeaient dans les flots, la mer présentait le plus singulier phénomène de mirage que nous eussions jamais remarqué : on voyait, au-dessus des ondes tremblantes que l’ardeur du soleil élevait à l’horizon, toute une population active, aux formes indécises, aux brunes silhouettes, dont on distinguait surtout les grands chapeaux coniques, et qui semblait marcher sur les eaux ou flotter dans les airs. Ces ombres chinoises n’étaient autre chose que les pêcheurs de coquilles qui exploitent le grand banc, et leur fantastique apparition au milieu d’un canal qui semblait libre de tout danger nous eût fort à propos indiqué la nécessité de contourner avec une extrême prudence la pointe à laquelle le capitaine Basil Hall donna le nom de Table-Hill, si l’excellente carte de M. Delaroche-Poncié ne nous eût déjà mis en garde contre ce plateau perfide, dont le jeune hydrographe avait relevé les contours avec son habituelle précision.

Il était trois heures du soir, le vent continuait de nous seconder, et nous avions l’espoir d’atteindre, avant le coucher du soleil, la rade de Nafa, bassin profond et sûr auquel une ceinture de récifs, brisée en trois endroits, donne accès par le nord, par le sud et par l’ouest. Déjà les deux îles basses qui s’étendent en travers du canal, et qu’il faut dépasser pour se rendre devant le port d’Oun-ting, se dessinaient vaguement à l’horizon, quand la brise du sud-est cessa subitement de gonfler nos voiles. Nous avançâmes d’un ou deux milles encore, entraînés par le courant bien plus que par les bouffées de vent fugitives dont nous cherchions à profiter ; mais, lorsque la brise, long-temps incertaine, se fut enfin fixée au nord-est, renonçant à tenter avant le lendemain l’entrée du port, nous laissâmes tomber l’ancre sur un lit de sable fin, par une profondeur de trente-trois brasses. Nous étions ainsi mouillés à quatre ou cinq milles de la côte ; heureusement il nous restait près de trois heures de jour pour communiquer avec le port de Nafa, et nos voiles n’étaient pas encore serrées, qu’un de nos canots faisait déjà route vers la terre. À sept heures du soir, cette embarcation était de retour à bord de la Bayonnaise. Au moment d’entrer dans le port, l’officier qui la commandait avait rencontré une grande barque du pays dans laquelle, à la vue de notre pavillon, le père Leturdu s’était empressé de s’embarquer. Notre canot nous amenait ce jeune missionnaire. Tout ému de se retrouver au milieu de compatriotes, osant à peine croire à l’arrivée de ce navire français qu’il avait cessé d’attendre depuis qu’un vague récit, apporté jusqu’aux îles Lou-tchou par les jonques du Fo-kien, lui avait donné la nouvelle de la révolution de février, le père Leturdu fut quelque temps avant de nous apprendre pourquoi il était venu seul à bord de la corvette. Son compagnon, le père Adnet, avait succombé un mois auparavant à une affection de poitrine.

Abandonnés, depuis le mois de juillet 1846, dans une île complètement isolée du mouvement commercial des mers de Chine, et que n’avait pas même visitée pendant ces deux années un seul navire baleinier, nos missionnaires avaient vu la police oukinienne surveiller avec anxiété leurs moindres démarches et resserrer insensiblement autour d’eux les mille entraves dont la présence de l’amiral Cécille les avait pour quelque temps délivrés. Un autre Européen, missionnaire protestant envoyé à Nafa par les sociétés religieuses de Londres, le docteur Bettelheim, partageait leur exil, et excitait au même degré que les prêtres français les ombrages des autorités d’Oukinia. Le docteur avait offert à nos missionnaires la paix de l’église. Bien qu’une grande réserve ne pût manquer de subsister entre des prêtres catholiques voués aux austérités du célibat et le ministre protestant entouré des joies de la famille, la communauté de mille petits griefs, la douleur de voir leurs pieux efforts échouer contre les précautions redoublées de la police, avaient fini par rapprocher ces interprètes inconciliables des paroles de l’Évangile. Les deux communions rivales avaient le même intérêt à défendre certains privilèges octroyés à nos missionnaires sur les sollicitations réitérées de M. l’amiral Cécille. De toutes les franchises dont se composait cette charte, respectée à contre-cœur par les mandarins d’Oukinia, la plus précieuse était sans contredit la faculté de circuler librement dans l’île ; car, ce droit abandonné, il fallait renoncer en même temps à tout espoir de prosélytisme. Plus d’une tentative hostile avait menacé un privilège tellement contraire aux lois du pays, qu’avant de l’accorder aux demandes de l’amiral, le premier ministre de Choui, Chang-ting-tchou, avait osé, à diverses reprises, « fatiguer les oreilles de son excellence et implorer avec larmes sa miséricorde. » Pendant dix-huit mois, la ligue européenne avait néanmoins triomphé ; mais, à mesure que s’affaiblissait chez les mandarins le souvenir de la visite des bâtimens français, ils se montraient plus ardens à reconquérir le terrain qu’ils avaient cédé. Sur ces entrefaites, un malheur public affligea l’empire oukinien. Le roi, depuis long-temps malade, auquel le docteur Bettelheim, un peu médecin de son état, avait inutilement fait offrir ses services, mourut vers la fin de l’année 1847, et légua par sa mort le trône à un enfant. Ce fut un grand deuil pour les habitans des îles Lou-tchou. De Choui à Nafa, on ne parut plus occupé que des obsèques du souverain défunt. Le jour fixé pour les funérailles, le 17 octobre 1847, le docteur Bettelheim et nos missionnaires voulurent, comme de coutume, se rendre à la ville de Choui ; mais, arrivés au pied de la colline sur laquelle cette ville est bâtie, ils trouvèrent des gens armés de bambous qui leur barrèrent le passage et voulurent les obliger à rebrousser chemin. Ils insistèrent, on les repoussa ; ils réclamèrent avec plus d’énergie, on les maltraita. Les mandarins, qui attendaient à quelque distance l’issue d’une lutte à laquelle ils eussent craint de s’exposer, accoururent alors. Ils virent nos missionnaires renversés à terre, frappés de coups de bambou, saisis par les cheveux et traînés sur le pavé. Ils les jugèrent assez punis, arrêtèrent le bras des gardes prêt à redoubler, protégèrent le docteur Bettelheim qu’on poursuivait, et demandèrent humblement pardon aux hommes qu’ils venaient de faire ainsi maltraiter. C’était peu de chose pour des missionnaires que de pardonner et d’oublier ces sévices ; mais il y avait dans l’énergie dont avaient fait preuve en cette occasion les autorités d’Oukinia un symptôme si évident de l’influence japonaise, que MM. Adnet et Leturdu sentirent le découragement pénétrer jusqu’au fond de leur cœur. Ils ne doutèrent point que le délégué du prince de Satsuma, ce mystérieux proconsul qui résidait, disait-on, à Nafa, dont on ne leur avait jamais parlé qu’avec un sentiment de terreur et qu’ils avaient en vain cherché à entrevoir, ne dût assister aux obsèques du roi et n’eût exigé qu’on leur interdît de paraître à cette cérémonie. Si, pour soustraire aux regards des étrangers ce représentant d’une influence qui voulait demeurer occulte, on avait osé porter la main sur des hommes protégés par la double puissance de la France et de l’Angleterre, que ne ferait-on point pour obéir à la plus sévère de toutes les prescriptions du Xo-goun ! Plutôt que de laisser l’Évangile germer sur cette terre entièrement dépendante du Japon, on n’hésiterait point à déporter, s’il le fallait, la moitié de la population aux îles Madjico-sima. Ainsi se trouvait expliquée l’étrange réponse de tous les habitans auxquels les missionnaires avaient pu à la dérobée annoncer la parole de Dieu : « Ce que vous dites est excellent, mais nous ne pouvons l’entendre ; il y a danger. » Nos missionnaires avaient donc été forcés de s’avouer qu’un plus long séjour aux îles Lou-tchou ne leur apprendrait point le moyen de lutter avec avantage contre la police la plus vigilante du monde, et de propager la religion chrétienne dans un pays ou personne ne se soucie d’encourir pour une foi quelconque l’exil, la prison ou la bastonnade. À dater de ce jour, ils ne songèrent plus qu’à retourner en Chine, où de plus belles moissons pouvaient récompenser leur zèle. Souvent, assis sur la plage, ils interrogeaient avec un secret espoir les nombreux et lointains canaux qui pouvaient conduire un navire sur la rade ; d’autres fois, au milieu de la nuit, ils croyaient entendre gronder le canon : plus de doute, c’était le navire attendu ; mais le soleil, en se levant, n’éclairait qu’un horizon désert, et les missionnaires, sortis à la hâte du couvent de bonzes qu’on leur avait assigné pour demeure, après l’avoir fait évacuer par les prêtres bouddhistes, rentraient lentement chez eux, déçus, mais résignés.

M. Adnet cependant, malade depuis vingt mois d’une affection de poitrine, semblait s’affaiblir tous les jours. Sa respiration était courte, oppressée ; sa voix, presque éteinte. Souvent les deux prêtres parlaient entre eux de la fin prochaine du moribond, comme d’une chose qui ne devait inspirer ni crainte ni regret. « Quelle joie dans le ciel, se disaient-ils, quand tous ces martyrs du Japon, saint Francois-Xavier à leur tête, viendront recevoir un nouveau soldat du Christ ! » M. Adnet s’éteignait insensiblement sans souffrir, ou du moins sans se plaindre. Il avait été obligé de renoncer à dire lui-même la messe, mais il l’entendait tous les matins. Enfin, le 1er juillet 1848, il rendit son ame à Dieu. Il n’était âgé que de trente-cinq ans. Son compagnon n’en avait que vingt-huit. Resté seul, le père Leturdu ferme les yeux et la bouche de son confrère, récite les prières des morts, et, minuit sonné, profitant d’un privilège accordé aux missionnaires, il offre le sacrifice de la messe en faveur de cette ame qui venait de prendre son vol vers le ciel. Pauvre jeune homme ! bien que son cœur n’ait jamais voulu s’avouer l’amertume de ces cruels instans, on peut croire que le lendemain, lorsqu’en présence des mandarins de Choui et de Nafa, le corps du père Adnet eut été confié à la terre, il ne put s’empêcher de trouver bien vide la cellule commune et de songer à l’affreux isolement dans lequel le plongeait la mort de son unique ami, du seul être avec lequel il pût échanger ses pensées. Deux mois cependant s’écoulèrent avant que la Bayonnaise apparût et vînt jeter l’ancre sur la racle de Nafa.

Nous étions encore émus du récit du père Leturdu et indignés des mauvais traitemens qu’il avait subis, quand un bateau chargé de mandarins, de kouannins, si l’on veut adopter l’expression oukinienne, arriva le long du bord. Cet empressement témoignait déjà de l’inquiétude qu’éprouvaient les autorités des Lou-tchou. Lorsqu’après le guet-apens du 17 octobre les mandarins s’étaient humiliés devant nos missionnaires, la réponse de M. Bettelheim les avait remplis d’alarme et d’effroi : « Nous vous pardonnons, avait dit le docteur ; mais le royaume ne vous pardonnera pas. » MM. Leturdu et Adnet n’étaient point, en effet, des missionnaires ordinaires ; ils avaient été conduits à Nafa par une frégate française, et laissés dans l’île du consentement des mandarins : on les avait acceptés comme des agens officiels, on s’était engagé à les traiter avec plus d’égards qu’on n’en avait témoigné à Mgr Forcade, et, loin de remplir ces promesses, on avait failli, pour les empêcher d’user d’un droit jusqu’alors reconnu, les faire périr sous les coups des agens de police. Il y avait sans aucun doute, dans ce concours de circonstances, des motifs plus que suffisans pour exiger une réparation ou pour apprendre par quelque mesure sévère à ce peuple qui semblait cacher une finesse cauteleuse sous sa feinte douceur le respect des engagemens pris envers la France. Malheureusement les intérêts de la religion se trouvaient ici mêlés avec ceux de la politique, et, si nous nous sentions disposés à venger toute atteinte portée à la considération de notre pays, nous n’eussions pas voulu lever un doigt dans la querelle du Seigneur. Mgr Forcade avait noblement répondu aux mandarins qui le suppliaient, au mois de juin 1846, de ne point dénoncer à l’amiral les petites vexations dont il avait été victime : « Un prêtre français ne se venge jamais. » Tel était l’esprit général des missions de la Chine et telles étaient aussi les dispositions du père Leturdu. Il fut donc convenu entre nous que, sans user de notre droit de représailles, sans même demander la punition des satellites qui avaient maltraité les missionnaires, nous bornerions notre vengeance à inquiéter, par une extrême froideur et un brusque départ, les autorités, qui n’avaient fait probablement qu’obéir à cette pression morale du Japon, contre laquelle leurs habitudes d’asservissement ne leur avaient point permis de protester.

Notre programme politique ainsi arrêté avec le père Leturdu, parfaitement en état de nous servir d’interprète, nous donnâmes l’ordre de faire descendre les mandarins qui venaient d’arriver dans la batterie et de les introduire dans la salle de conseil. Conduits par un timonier jusqu’à la chambre du commandant, les kouannins soulevèrent humblement la portière qui masquait l’entrée de cette chambre, séparée du reste de la batterie par une simple natte, et décorée de sabres et de fusils comme une salle d’armes. S’inclinant alors jusqu’à terre, prêts à frapper du front les durs bordages de chêne, ils attendirent, dans une attitude respectueuse et craintive, qu’on les fît asseoir. Ils étaient envoyés par le maire de Nafa, dont ils s’empressèrent de présenter la carte de visite, petit volume de papier rouge sur lequel se trouvaient tracés ces caractères chinois : « Le maire de Nafa au commandant de la frégate française, salut ! » En leur qualité d’ambassadeurs, les mandarins portaient ce jour-là un chapeau de soie jaune, haut de cinq ou six pouces, cylindrique et sans bords. Leurs cheveux étaient relevés sur le sommet de la tête comme ceux des femmes chinoises et retenus par une grosse aiguille d’argent. Une longue robe en fil de bananier, croisée sur la poitrine, les enveloppait des pieds à la tête et laissait à peine apercevoir leurs bas de percale, d’une blancheur éclatante. Leurs sandales de rotin avaient été, conformément à l’étiquette, déposées à la porte. Ces sandales ne se composent que d’une simple semelle surmontée d’une bride que l’on introduit entre l’orteil et le premier doigt du pied. C’est une chaussure à la fois commode et très économique, que nos missionnaires s’étaient empressés d’adopter.

Ce premier échantillon du peuple oukinien nous prévint en sa faveur. Nous avions assurément devant nous des physionomies plus ouvertes et plus honnêtes que celles que nous avions l’habitude de rencontrer sur les côtes du Céleste Empire. Évidemment les Oukiniens ne sont pas de descendance chinoise. Ce n’est pas seulement à leur teint plus brun, à leur face moins aplatie, à leurs pommettes moins saillantes qu’on peut reconnaître en eux une race distincte de celle des Chinois. Il est un trait propre aux fils de Han qui ne s’efface, même chez les métis, qu’après bien des générations : c’est cette conformation si étrange des paupières, qu’on croirait attirées vers le sommet de la tête par un nerf placé tout exprès pour les tenir en bride. Les Oukiniens ont au contraire de grands et beaux yeux noirs à fleur de tête, des paupières parfaitement horizontales, mais demi-fermées, ce qui, joint à la convexité et à la proéminence de la cornée, leur donne une apparence de myopie.

Quand les envoyés du maire de Nafa se furent assis sur le bord de leurs chaises, repliés sur eux-mêmes et semblant se faire petits comme le pauvre de La Bruyère, nous leur fîmes connaître nos intentions. Nous descendrions le lendemain à terre pour visiter l’île, et nous entendions ne pas être suivis. Nous désirions en outre renouveler nos provisions déjà épuisées, nous procurer quelques bœufs vivans pour l’équipage, des légumes, des fruits, des volailles pour les officiers et pour les malades. L’humilité de ces pauvres kouannins eût désarmé le courroux d’un Tamerlan. Il fallait les voir convertir leurs dix doigts en souan-pan, supputer avec une anxiété visible nos demandes, et les recommander mutuellement à leur mémoire. Il y eut un moment toutefois où une velléité de protestation parut près d’éclore sur leurs lèvres : ce fut quand nous ajoutâmes, de notre air le plus impitoyable et le plus résolu, que nous ne recevrions aucun objet sans le payer, et qu’il fallait, bien que ce fût contraire aux cérémonies, qu’ils souscrivissent encore sur ce point à notre volonté. Enfin, décidés à pousser notre vengeance jusqu’au bout, nous les renvoyâmes sans leur offrir la moindre tasse de thé ou le moindre verre de saki français. Dieu sait ce qu’il nous en coûta pour nous montrer aussi rébarbatifs ! mais nous avions des griefs très réels à redresser, et nous appelâmes à nous tout notre courage pour que le cœur ne nous faillît point dans l’accomplissement de cette pénible mission.

Les kouannins des Lou-tchou avaient à peine quitté la Bayonnaise, que le timonier qui les avait introduits se présenta de nouveau chez le commandant. Ses regards effarés annonçaient assez qu’il apportait quelque étrange message. « Une embarcation, dit-il, vient d’arriver près de la corvette, et les hommes qui la montent, au lieu de se présenter à l’échelle, ont relevé leurs avirons et crient à tue-tête : Vive la France ! Que faut-il leur répondre ? — Il faut leur dire de venir à bord de la corvette, où l’on est tout disposé à reconnaître convenablement leur courtoisie. » Quelques minutes après ce dialogue, un homme, jeune encore, coiffé d’une casquette dont l’immense visière pouvait défier tous les rayons du soleil des tropiques, mais qui n’avait rien d’oriental dans son costume ni dans sa physionomie, occupait l’un des sièges que venaient de laisser vacans les ambassadeurs du maire de Nafa. Ce nouveau personnage était le docteur Bettelheim, qui, dans l’incertitude où l’avaient jeté les dernières nouvelles arrivées du Fokien, avait cru devoir s’assurer à bord du navire français un accueil favorable, en ne prenant parti ni pour le roi ni pour la ligue, et n’avait voulu annoncer sa présence le long du bord que par ce cri toujours national dont aucun des marins de la Bayonnaise ne pouvait prendre ombrage : Vive la France !

En montant à notre bord, le docteur dut s’applaudir du tact dont il avait fait preuve, s’il lui vint à la pensée d’attribuer à sa manifestation politique l’accueil qui lui fut fait par les officiers de la corvette. Nous étions tous heureux en effet de trouver une pareille occasion de témoigner de notre tolérance religieuse, de pouvoir prouver aux plus malveillans que, dans la protection accordée par la France aux chrétiens chinois, il n’entrait, Dieu merci, aucune idée étroite, aucun esprit de secte, aucun des vieux préjugés du moyen-âge. Nous avions d’ailleurs à reconnaître envers un ministre protestant la conduite généreuse et les bons procédés de plus d’un capitaine anglais ou américain envers nos missionnaires. Vis-à-vis de M. Bettelheim en particulier, nous devions nous montrer touchés de l’intérêt sympathique qu’il avait témoigné à M. Leturdu après la mort de son confrère.

Le père Leturdu et M. Bettelheim passèrent la nuit à bord de la corvette. Le père Leturdu ne dormit guère. Nous lui avions annoncé notre intention de partir dès le lendemain pour Manille, et il se sentait tout ému de quitter si brusquement cette île, dans laquelle il avait apporté, deux ans auparavant, de si chères espérances. À quatre heures du matin, nous étions éveillés et prêts à descendre à terre ; mais c’était un dimanche, et le père Leturdu nous demanda la permission de célébrer la messe en présence de l’équipage. Nous y consentîmes de grand cœur. Les matelots se réunirent dans la batterie, et le jeune missionnaire offrit pour eux ses prières au ciel. Bien que nous fussions tous plus ou moins des enfans de ce siècle sceptique, et que nous eussions probablement moins redouté, s’il eût fallu choisir, de passer pour des libertins (on sait la valeur de ce mot dans la bouche d’Orgon) que pour des hypocrites, nous ne pûmes nous empêcher d’être vivement impressionnés par la vue de ce jeune homme, qui, vêtu d’une grande soutane blanche, plus semblable à une ombre qu’à un être vivant, les traits illuminés par la foi qui faisait sa force, priait avec tant de ferveur pour ces rudes marins, dont les formes athlétiques présentaient un pénible contraste avec la physionomie si délicate, avec l’apparence si frêle du missionnaire amaigri par la souffrance et par les austérités.

Dès que la messe eut été célébrée, les officiers que le service ne retenait point à bord se partagèrent entre trois embarcations, et nous fîmes route de conserve vers le virage de Toumaï. C’est là, non loin de Nafa et à deux milles environ, qu’habitaient les missionnaires français. Nous passâmes entre les bancs qui protégent la rade intérieure de Nafa-kiang, et, suivant un canal bordé par deux longues jetées, nous débarquâmes sur le quai de Toumaï. La première fois que le père Forcade posa le pied sur la terre des Lou-tchou, à l’endroit même où nous venions d’aborder, il remarqua une croix gravée sur la pierre. Cette croix était-elle l’hommage pieux d’un des anciens chrétiens du Japon, ou fut-elle placée là par l’ordre du gouvernement japonais, qui voulait obliger ainsi les insulaires on les étrangers à ne point pénétrer dans l’île sans avoir foulé aux pieds cet emblème d’une religion persécutée ? C’est ce que nos missionnaires essayèrent vainement de découvrir. Notre première pensée en débarquant, fut de prier M. Leturdu de nous conduire au tombeau de M. Adnet. Au milieu d’un bosquet de pins et de lauriers repose le pauvre ouvrier apostolique. Les Oukiniens ont permis que la croix s’élevât sur sa tombe. À côté de lui se trouve inhumé le second chirurgien de la corvette la Victorieuse, qui mourut en 1846 sur la rade de Nafa-kiang. Je ne saurais dire avec quelle émotion nous contemplâmes ces deux sépultures que ne visiteront jamais les parens, les amis de ces deux jeunes gens dont la destinée fut de terminer leur vie à cinq mille lieues de la France. Ces deux tombes sont semblables à celles des Oukiniens. Ce ne sont pas, comme les tombeaux chinois, des tertres gazonnés affectant la forme d’un fer à cheval ; ce sont des parallélépipèdes en maçonnerie, légèrement inclinés pour faciliter l’écoulement des eaux.. Après cette triste visite, nous entrâmes dans le couvent de bonzes qui avait été assigné pour logement à nos missionnaires. Ce couvent se composait d’un simple corps de logis comprenant deux chambres et une cuisine ; mais il est impossible d’imaginer rien de plus frais et de plus gracieux que ces étroites cellules dans lesquelles d’épaisses nattes en paille de riz, aussi moelleuses sous les pieds qu’un tapis de Turquie, tenaient lieu de parquet et de lit de repos. Le père Leturdu avait donné tous ses soins à l’arrangement de son presbytère. Nous fûmes charmés du bon goût qui en avait groupé les rares ornemens. Nous admirâmes l’exquise propreté qui l’embellissait, luxe aimable de l’homme simple qu’on voudrait retrouver dans tout ce qui entoure les représentans de la Divinité sur la terre, délicate recherche qui s’alliait si bien avec les pensées pures, avec la calme existence qu’avaient abritées pendant plus de deux ans ces modestes lambris.

Nous pressions cependant le père Leturdu de s’occuper de ses préparatifs de départ, et nous ne voulûmes point sortir de la bonzerie, qu’il ne les eût terminés. Il était près de neuf heures, quand nous nous acheminâmes vers la ville de Choui. Les habitans de Toumaï s’étaient rangés sur notre passage, afin de jouir d’un spectacle encore nouveau pour eux. Accroupis sur des nattes, ils nous suivaient de leurs grands yeux avec une curiosité respectueusement craintive. Il y avait là des vieillards, des enfans, des hommes de tous les âges ; mais on ne voyait aucune femme. Les nobles (samouraïs) se distinguaient à l’aiguille d’argent qui traversait leurs cheveux des plébéiens (hiacouchos), qui ne portent qu’une aiguille de cuivre. En contournant le bord de la mer, tout ombragé de beaux arbres, nous nous trouvâmes bientôt sur la grande route de Choui. Nous n’avions point encore rencontré, depuis que nous avions quitté la France, de chemin d’un aspect aussi imposant. Sur les points où cette large avenue cesse d’être pavée de grandes dalles volcaniques, le sol battu et macadamisé n’en présente pas une surface moins ferme. Il n’existe rien en Chine, le pays des petits sentiers, qui soit comparable à cette voie romaine. On en fait remonter l’existence aux temps les plus prospères des îles Lou-tchou, et, en vérité, cette chaussée fastueuse paraît presqu’un luxe inutile dans un pays où il n’existe d’autres véhicules que des palanquins portés à bras d’homme. Malheureusement, les pentes de la colline ne sont pas si bien adoucies que l’on puisse arriver sans fatigue à la capitale, surtout quand le soleil du mois d’août assiège de ses feux presque verticaux le piéton imprudent qui ose le braver en plein midi. L’aspect des rians coteaux, des fertiles campagnes qui nous entouraient, ranimait cependant notre courage et nous faisait oublier notre lassitude.

Quel ravissant paysage ! quel pays doucement ondulé ! quelle fraîcheur sous ces bouquets d’arbres jetés au milieu des vertes cultures ! Au sommet des collines s’étendent, comme la crinière d’un casque, les plantations de pins et de mélèzes ; dans les vallées étagées en terrasses, on cultive le riz et le taro. Les terres plus hautes et plus sèches sont plantées de cannes à sucre et de patates douces. La grande Oukinia est située entre le 26e et le 27e degré de latitude nord. Aussi la nature y a-t-elle rassemblé, comme à Ténériffe, les produits des climats tempérés et ceux des régions intertropicales. Le cocotier, qui ne croît guère au-delà du 20e degré, n’y balance point sur la plage son tronc élancé et son vert panache ; mais les autres membres de la famille des palmiers, le latanier, l’aréquier, le pandanus, tous ces arbres qui ne peuvent vivre que des rayons du soleil, apparaissent à chaque pas au milieu des conifères habitués à braver les frimas du nord. Enfin, après avoir gravi la dernière côte, nous entrâmes dans la ville, en passant sous trois arcs de triomphe, érigés vers le milieu du XVe siècle à la gloire des trois rois qui gouvernaient jadis la grande Oukinia. Le souverain de Choui, le glorieux Chang-pa-tsé, réunit alors à la couronne les états des deux autres princes, les royaumes de Fou-kou-tzan et de Nan-tzan. Ce fut la grande ère des îles Lou-tchou, le temps où les jonques oukiniennes faisaient un commerce considérable avec la Chine, le Japon et la presqu’île malaise. Les monumens de Choui datent tous de cette époque de prospérité : ils lui doivent ce cachet de solidité et de grandeur, si étranger d’ordinaire aux édifices élevés par la race mongole.

Une solitude absolue régnait dans la ville. Nous parcourions des rues larges, droites, mais que n’animaient point ces longues rangées de boutiques, ces échoppes en plein vent qui remplissent de bruit et d’activité les rues de Canton. Les maisons, bâties presque toutes au fond d’une cour, étaient entièrement dérobées à la vue par une enceinte de murailles grisâtres. Les habitans semblaient avoir évacué cette cité, qu’allaient souiller les pas des étrangers. Si parfois notre arrivée surprenait, au détour d’une rue, des hommes du peuple retournant à leurs travaux leur petite cantine portative à la main, nous les voyions se détourner et s’enfuir, comme s’ils avaient rencontré sur leur passage quelque bête malfaisante ou venimeuse. Nous avions demandé à ne pas être suivis par la police, espérant que notre promenade en deviendrait plus libre et plus intéressante ; mais le bambou des kouannins, invisible pour nous, n’en planait pas moins sur les épaules de ces pauvres gens, et expliquait à merveille cette soudaine horreur que notre aspect débonnaire n’était certes point fait pour inspirer.

Après avoir erré quelque temps dans ces quartiers déserts, nous vînmes nous asseoir à l’ombre d’un immense figuier des banyans, sous les murs du palais où s’était enfermé pour ce jour néfaste le jeune et tremblant monarque des Lou-tchou. Ce palais, qui a plus d’un mille de tour, est une véritable citadelle. Il faut avoir vu les murs pélasgiques qui en forment la première enceinte pour se faire une idée de la précision avec laquelle les Oukiniens ont pu assembler, sans l’aide d’aucun ciment, ces énormes blocs de lave unis par leurs arêtes comme les pierres de la plus fine mosaïque. On pourrait comparer ces murailles imposantes à celles de Mycène, à ces monumens de l’architecture grecque qui suivirent les constructions cyclopéennes de Tyrinthe et précédèrent les assises rectangulaires de la Messène d’Épaminondas.

Quant au palais même, on n’en pouvait guère apercevoir que les toits. Le silence morne qui attristait la ville régnait également au sein de la résidence royale ; aucun bruit, aucun signe extérieur n’y trahissait l’existence d’êtres animés. Seulement, de demi-heure en demi-heure, des mains invisibles élevaient ou abaissaient une petite flamme blanche qui, du haut d’un mât de pavillon planté sur les murailles, annonçait aux habitans de Choui le progrès monotone de la journée. Le temps qui s’écoule entre le lever et le coucher du soleil est partagé par les Oukiniens en six grandes divisions. La durée de ces longues heures varie suivant les saisons différentes de l’année. Cette inégalité est moins sensible dans le voisinage des tropiques qu’elle ne le serait sous une latitude plus élevée. Elle suffit cependant pour empêcher à jamais la construction d’une horloge oukinienne, à moins qu’on n’y fasse entrer une complication de rouages destinée à tenir compte du mouvement du soleil. Pendant que le père Leturdu nous donnait ces détails, nous savourions l’ombre et le repos que nous avions achetés par une si pénible course. Le bois à l’entrée duquel nous étions assis descendait sur le flanc de la colline que couronne comme une acropole le palais du roi, et allait se perdre au milieu des nombreux détours de la vallée. Notre long séjour aux îles Mariannes nous avait insensiblement dégoûtés de la végétation des tropiques : cette végétation fougueuse ne nous semblait plus belle que lorsqu’elle avait été châtiée par le fer et par le feu ; mais un bois comme celui qui se déployait sous nos yeux pouvait raviver nos sensations et ranimer notre enthousiasme pour les beautés de la nature. C’était un bois sobre, majestueux, fait pour le recueillement et la méditation, où le pin mêlait ses rameaux éplorés aux grandes ombres du figuier des banyans, où, au lieu des lourdes vapeurs des forêts tropicales, on sentait courir un air pur, tout empreint des suaves senteurs que la brise apportait de la montagne. Ce fut en nous avançant sous ces voûtes, dont une verdure éternelle interdit l’accès aux rayons du soleil, que nous atteignîmes la grande pagode de l’île, le temple où les bonzes allument devant l’autel de Chaka, — le Bouddha des Thibétains, le Fo des Chinois, — les bâtonnets apportés de Lhassa ou de Pe-king.

Les Oukiniens ne témoignent point pour leurs temples plus de respect que n’en montrent les Chinois. C’est dans une bonzerie qu’avaient été logés nos missionnaires ; c’est dans un semblable édifice que résidait le docteur Bettelheim et que s’établissent d’ordinaire les ambassadeurs étrangers. Nous n’avions donc point à craindre, en visitant cette chapelle bouddhique, de blesser un sentiment religieux que nous eussions cru de notre devoir de respecter. Les bonzes avaient suivi l’exemple des habitans de Choui. Leur couvent était entièrement désert. Nous pûmes, sans que personne vînt nous troubler dans nos observations, étudier l’intérieur des étroites cellules, admirer la charpente bizarrement sculptée du temple, pénétrer enfin jusque dans le sanctuaire. Et cependant, faut-il l’avouer ? en posant le pied sur les marches de l’autel, en portant une main hardie sur ces vases sacrés que les bonzes eux-mêmes ne craignent point d’employer aux usages les plus vulgaires, nous nous sentions presque confus d’une pareille profanation. C’est que rien ne ressemble plus à un autel catholique que cette table dressée au fond de la pagode pour recevoir les sacrifices offerts à la Divinité. Là, devant l’image de Bouddha entouré de ses disciples, vous retrouverez les vases de fleurs, les candélabres, le tabernacle même, qui décorent les autels de la madone ; vous aspirerez le parfum de l’encens, vous entendrez à certaines heures du jour l’écho de la cloche lointaine

Che paja al giorno pianger che si muore.

La pagode de Choui est desservie par des bonzes qui ont fait vœu de chasteté, ne vivent que de racines, ont la tête rasée, et dont la règle a plus d’un rapport avec celle des communautés monastiques. Ces religieux ne jouissent d’aucune influence politique. Leur ignorance, leurs dehors abjects, leurs habitudes de mendicité semblent même les avoir privés de la considération qu’en tout autre pays le peuple accorde aux hommes qui se vouent à la retraite et à la prière. Les cérémonies bouddhiques n’ont rien non plus qui attire le peuple oukinien. Le seul culte qui possède ses sympathies, c’est le culte des ancêtres. Chaque famille conserve précieusement une tablette sur laquelle se trouvent gravés les noms des parens morts. Souvent les ames envolées sont attirées vers cette terre par les offrandes et les sacrifices ; elles se reposent alors sur ces tablettes écrites de la main des bonzes et tenues en plus grande vénération que les idoles groupées par un culte superstitieux autour de la grande image de Bouddha. La religion des samouraïs n’est point la même que celle des hiacouchos. En leur qualité de nobles, ils se piquent d’imiter les esprits forts de Pe-king. La philosophie de Confucius sert, aux Lou-tchou comme en Chine, de base à un vague déisme qui suffit aux instincts religieux de la classe supérieure. Les samouraïs ne refusent point cependant un culte extérieur aux dieux immortels, aux fotoques. Les hiacouchos honorent à la fois les fotoques et les kamis. Ces dernières divinités occupent les degrés inférieurs de l’olympe : ce ne sont, à proprement parler, que des demi-dieux, des saints, des esprits. Les empereurs du lapon, les rois des Lou-tchou deviennent presque tous des kamis. Le peuple ne les invoque qu’en tremblant et ne leur offre de sacrifices qu’afin de détourner leur colère. La seule faveur qu’il implore de ces puissances malfaisantes, c’est qu’une fois descendues dans la tombe, elles ne cherchent plus à lui nuire. On comprendra facilement l’origine de ce culte peu honorable pour les souverains oukiniens, quand on connaîtra le régime féodal et despotique sous lequel gémissent les pauvres insulaires des Lou-tchou. Il n’est pas une des actions de leur vie qui ne soit réglée par la police. Cet œil mystérieux et caché qui surveille toutes leurs démarches, qu’ils croient voir à chaque instant reluire et briller dans l’ombre, les tient dans une perpétuelle anxiété. Les jouissances de la propriété n’existent point pour eux. La terre appartient au roi, qui en distribue les produits aux samouraïs et aux kouannins. Les hiacouchos ne peuvent se procurer qu’en de rares occasions le riz qu’ils ont cultivé, la viande des bestiaux qu’ils font paître. Bien que ce riz et cette viande ne coûtent pas à Choui ou à Nafa plus de 15 sapecs la livre (environ 5 centimes de notre monnaie), le peuple n’en est pas moins obligé, par sa pauvreté, de vivre de patates douces et de taro pendant la majeure partie de l’année. Il ne connaît ses maîtres que par les travaux qu’ils lui imposent et la crainte qu’ils lui inspirent. Il n’est donc point surprenant qu’après les avoir placés dans le ciel, il leur ait rendu ces hommages que les Grecs n’accordaient autrefois qu’aux divinités infernales.

Après avoir entendu avec un vif intérêt le jeune missionnaire nous expliquer sur les marches mêmes de l’autel bouddhique ces mystères de la théodicée oukinienne, nous sortîmes de la pagode par un large portique que gardent deux affreux géans de pierre aux farouches regards, à la bouche grimaçante deux véritables cerbères à face humaine. Nous descendîmes les degrés du grand escalier que ne foulent d’ordinaire que les pas du cortége royal, et, tournant sur la gauche, nous traversâmes le marché désert de Choui pour atteindre les bords d’un lac enchanteur qui baigne de ses eaux calmes et profondes le pied des murs du palais. Le temps marchait cependant, et, décidés à quitter la rade de Nafa le soir même, nous nous hâtâmes de regagner, non plus par la grande route, mais par un chemin ombreux, à travers la campagne, entre deux haies d’hibiscus et de bambou, notre village de Toumaï. Un déjeuner nous attendait dans la cellule à demi démeublée déjà du père Leturdu. L’artiste oukinien qui en avait fait les apprêts eût mérité d’être envoyé à Pe-king pour réformer les affreux procédés de la cuisine chinoise. Le brahmanisme a été réformé par Bouddha ; le bouddhisme l’a été à son tour par Tsong-kaba ; dans cet immobile Orient, les religions ont pu s’amender : pourquoi la cuisine seule serait-elle immuable ? Il est certain que la sauce japonaise, le soy aimé des créoles et des Anglais, nous parut un merveilleux assaisonnement pour les mets simples et délicats qui nous furent offerts : — d’excellent poisson cuit à l’eau, du riz gonflé à la vapeur, le plus blanc, le plus savoureux que nous ayons vu de Batavia à Shang-haï, des poulets au piment, et d’autres plats peut-être dont le souvenir m’échappe.

Pendant qu’assis à cette table hospitalière, nous commencions à oublier nos fatigues, un grand bruit de gong arriva jusqu’à nos oreilles. Nous avions fait, en revenant de Choui, la rencontre d’un immense cortége que précédaient deux grandes bannières jaunes chargées de caractères noirs. Nous avions pensé que c’était la dépouille mortelle de quelque kouannin qui s’acheminait vers sa dernière demeure. Nous étions dans l’erreur : cette troupe nombreuse, ces bannières, ces gongs accompagnaient le maire de Choui, la seconde autorité de l’île, qui se rendait à Toumaï pour nous présenter ses hommages. On se rappelle que nous avions formé le projet de quitter l’île brusquement, sans voir d’autres mandarins que ceux que nous avions reçus à bord. L’apparition inattendue de la corvette, l’enlèvement silencieux du missionnaire laissé dans l’île par l’amiral Cécille, eussent jeté les autorités d’Oukinia dans une perplexité dont nous voulions faire l’unique châtiment de leur manque de foi et de leur perfidie ; mais, surpris à table par le maire de Choui, — par le Choui-kouan, — dont les agens, je serais tenté de le croire, ne nous avaient pas un instant perdus de vue, nous nous résignâmes sans trop de regret à la curieuse conférence que nous avions d’abord voulu éviter. Le nombreux cortége des kouannins subalternes s’était rangé dans le jardin qui s’étendait devant la maison habitée par le père Leturdu. Au fond de ce jardin s’élevait sur un tertre rustique un petit kiosque où les bonzes dépossédés par nos missionnaires allaient jadis adorer leurs fotoques. C’est là que le Choui-kouan s’était assis pour nous attendre, et que nous nous empressâmes de le rejoindre. Le maire de Choui semblait très âgé : sa longue barbe blanche, sa physionomie douce et bienveillante, son aspect vénérable, auraient suffi pour amollir nos cœurs, quand bien même nous eussions nourri de plus sinistres desseins contre le vil royaume d’Oukinia. Nous nous assîmes cependant en face de lui avec toutes les apparences de la plus extrême froideur, et nous gardâmes, tous un profond silence. Puisque le maire de Choui nous avait honorés de sa visite, c’était à lui de nous en apprendre les motifs. Cette entrée en matière paraissait embarrasser terriblement le plénipotentiaire oukinien. Il tournait souvent la tête vers les mandarins qui se tenaient debout derrière son fauteuil, et son regard inquiet semblait leur demander assistance ; mais l’indécision des mandarins n’était pas moindre que la sienne. Depuis quelques minutes, ils se parlaient à l’oreille avec une anxiété visible. C’était assurément le plus singulier spectacle qu’on pût voir que celui de tant de conseillers, graves et solennels dans leur robe traînante, l’éventail à la main, occupés à débattre d’un air affairé la question d’intérêt public qu’ils avaient à traiter avec nous. Enfin un des kouannins qui, suivant l’étiquette oukinienne, devait servir d’intermédiaire entre le maire de Choui et notre interprète, le speaker de ce curieux cénacle, s’accroupit près du père Leturdu, et murmura d’une voix mystérieuse quelques paroles qui nous furent ainsi traduites : « Le maire de Choui vous salue. » Après cet heureux début, les figures des mandarins s’épanouirent, et leur éloquence en devint plus facile. Nous apprîmes successivement que le maire de Choui espérait que nous n’avions fait aucune rencontre désagréable sur notre route, que les vents nous avaient été favorables et le ciel propice, que notre santé n’avait point souffert d’un si long voyage, et une foule d’autres choses aussi gracieuses et aussi intéressantes. L’heure nous pressait, et nous résolûmes à notre tour d’échapper à ces ambages et d’entrer dans le vif de la question. Nous parlâmes, puisqu’on nous y obligeait par cette visite intempestive, des mauvais traitemens essuyés par nos missionnaires, et nous adressâmes aux mandarins oukiniens les reproches que méritait la sourde persécution qu’ils n’avaient cessé d’exercer sans aucun motif contre des hommes honorables, paisibles, que l’amiral français leur avait recommandés comme ses amis, persécution qui avait enfin abouti à un acte d’hostilité ouverte, à une brutalité injustifiable. Le pauvre maire de Choui se tourna de nouveau vers les conseillers qui l’avaient une première fois tiré d’embarras. Que faut-il répondre ? se demandaient-ils entre eux sans se mettre en peine, dans leur trouble, de nous dissimuler cette étrange délibération. Après une longue pose, qui parut employée à examiner toutes les faces de la question, l’orateur oukinien approcha enfin son oreille de la bouche du Choui-kouan. Voici la réponse qu’il sembla recueillir et qu’il se chargea de nous transmettre « Ce qui s’était passé n’était qu’un malentendu, un funeste malentendu, le fait de gens grossiers, trop infimes pour qu’on s’occupât de leurs personnes ou de leurs actes. Le roi et le premier ministre, le souri-kouan, en avaient eu le cœur navré ; mais ils espéraient que le grand empire voudrait bien considérer la misère et l’impuissance du vil royaume, avoir pitié des petits et abaisser jusqu’à eux sa miséricorde. »

Ces excuses pouvaient à la rigueur être accueillies comme une satisfaction suffisante ; elles ne nous permettaient point de nous asseoir à la table du Choui-kouan et d’accepter le banquet qu’il voulait nous offrir pour consacrer l’oubli du passé en scellant notre réconciliation. Rien ne nous retenait plus dans les îles Lou-tchou : nous quittâmes donc le Choui-kouan. Pressés d’échapper au regard triste et résigné du pauvre mandarin, nous activâmes le déménagement du père Leturdu et le priâmes de hâter son départ. Vers cinq heures du soir, nous avions rallié la corvette ; en moins d’un quart d’heure, l’ancre était haute et les voiles déployées. Des bateaux chargés de bœufs nous avaient suivis. Nous les renvoyâmes fièrement ; mais, en dépit de ses protestations, nous obligeâmes d’abord le mandarin qui commandait cette flottille à recevoir 27 piastres espagnoles pour prix des provisions qui, dès le matin, avaient été apportées à bord de la Bayonnaise. Cette somme s’élevait à quatre fois la valeur des vivres qu’on nous avait fournis, valeur estimée par le père Leturdu d’après le taux courant des marchés de Choui et de Nafa.

La brise de nord-est qui s’était élevée pendant que nous visitions la capitale des Lou-tchou avait rapidement fraîchi. La corvette, qu’emportait sa large voilure, en ce moment gonflée comme l’outre d’Éole, eut bientôt laissé derrière elle la dernière pointe de la grande Oukinia. Peu à peu les sommets de l’île s’abaissèrent ; une forme vague, indécise, occupa quelque temps encore l’horizon, mais ces contours brumeux ne tardèrent point eux-mêmes à s’effacer, et les îles Lou tchou disparurent pour toujours à nos regards.

Cette journée passée sur le territoire oukinien fut peut-être l’épisode le plus intéressant de notre campagne. La charmante description du capitaine Basil Hall, qui, sur le brick la Lyra, avait accompagné, en 1816, la frégate l’Alceste et l’ambassadeur lord Amherst dans le golfe de Pe-king, la relation des naufragés de l’Indian-Oak, sauvés et recueillis par les habitans de Nafa, nous avaient inspiré depuis long-temps le désir de connaître ce peuple pacifique, dont les voyageurs vantaient à l’envi les mœurs hospitalières et les habitudes patriarcales. C’était un des débris de l’âge d’or, une épave de la vie primitive qui semblait avoir surnagé au milieu de notre siècle de fer. L’empereur, à Sainte-Hélène, où Basil Hall fut admis à lui présenter ses hommages, avait écouté avec intérêt le récit du capitaine de la Lyra. L’Europe entière l’avait lu avec avidité. Le désintéressement, la bonté, la félicité des Oukiniens étaient presque passés en proverbe. On n’eût point osé parler des Lou-tchou sans attendrissement. Si des hommes dévoués ne fussent venus étudier de plus près cette idylle, la triste réalité n’eût peut-être jamais pris la place du roman ; mais les missionnaires catholiques, dont les observations ont été confirmées par les rapports du docteur Bettelheim, nous ont fait connaître la cruelle oppression sous laquelle gémit dans ces îles pastorales le peuple asservi par les grands que dirige la main du proconsul japonais. Ils nous ont aussi appris les motifs secrets de ce désintéressement qui avait lieu de surprendre les voyageurs. En refusant le prix des provisions qu’ils fournissaient aux navires étrangers, les mandarins d’Oukinia ne faisaient qu’obéir aux ordres du Japon. On agissait à Nafa en vertu du principe adopté à Nangasaki. On voulait bien secourir les navires brisés ou désemparés par les tempêtes, hâter par tous les moyens possibles leur départ ; mais on déclinait tout paiement, afin de ne point ouvrir par cette voie détournée une porte au commerce extérieur. Les relations commerciales avec l’Europe, voilà surtout ce que, dans les îles Lout-chou, l’on tient à éviter. Dès qu’on parle aux autorités de Choui de traités ou d’échanges, ils supplient le ciel de détourner d’eux ce malheur. « Regardant de loin la terre occidentale, allumant les bâtonnets, saluant de la tête et des mains, ils implorent comme le bienfait d’une nouvelle création » l’indifférence et l’oubli de l’Europe. « Le vil royaume, disent-ils, est une terre aussi petite que le coquillage famagoudi[12]. Il ne possède ni or, ni argent, ni cuivre, ni fer, ni étoffes de coton, ni étoffes de soie. Les grains n’y abondent point. Souvent des tempêtes ou des sécheresses détruisent les moissons ; il faut se nourrir alors de soutitsi[13], et encore le peuple n’en peut-il avoir à satiété. Le riz apporté par les marchands de Tou-kia-la sauve seul en ces occasions la vie des habitans. Si le vil royaume d’Oukinia voulait faire alliance avec d’autres nations, les Japonais ne permettraient plus aux navires de Tou-kia-la de venir à Nafa-kiang. Les choses nécessaires aux mandarins et au peuple, on ne pourrait se les procurer nulle part : le royaume ne pourrait plus subsister. Comment peut-on proposer des traités de commerce à un si pauvre peuple ? »

C’est par cette humilité, par cette affectation de misère, que les mandarins des Lou-tchou croient pouvoir se défendre de l’esprit envahissant de l’Europe. À la puissance redoutable de nos navires de guerre, ils opposent un peuple désarmé. Ils font reculer la force devant cette faiblesse si humble, devant cette politique si inoffensive. L’épée de Richard fendait une masse de fer ; elle n’eût pu diviser un voile de soie. Nous éprouvâmes nous-mêmes l’embarras où cette politique adroite pouvait jeter des négociateurs ; mais si nous avions pu nous laisser un instant attendrir par l’aspect vénérable du plénipotentiaire oukinien, par l’apparence patriarcale de son cortège, nous sentions instinctivement que nous avions été, en cette occasion, le jouet de comédiens habiles. Nos illusions s’étaient dissipées ; nous n’eussions plus nommé les habitans des Lou-tchou les bons et heureux insulaires. Ils ne sont pas bons, car la bonté réelle exige une certaine fermeté d’ame et un généreux oubli de soi-même. Les Oukiniens sont plutôt doux et pusillanimes. Ils ne sont pas heureux, car, sous la surveillance jalouse du Japon, leur bonheur ne pourrait être que celui du lièvre en son gîte, et c’est une félicité que je ne leur envie pas. La vérité sur ces îles, dépouillées de leur enveloppe poétique, c’est qu’une certaine mansuétude de la part des grands, une soumission innée de la part du peuple, y ont rendu la servitude plus douce et plus tolérable que partout ailleurs.

La Bayonnaise cependant s’éloignait avec rapidité de ces curieux rivages. Déjà nous inclinions notre route vers le canal des Bashis, quand le calme nous surprit à soixante lieues environ des îles Lou-tchou. Le calme, dans les mers de l’Indo-Chine, est généralement, et surtout aux approches de l’équinoxe, l’avant-coureur d’un coup de vent. Plus d’un indice nous avait appris déjà combien, cette année, la mousson de sud-ouest s’était montrée orageuse sur les côtes du Céleste Empire. En arrivant à la hauteur des Lou-tchou, c’étaient des débris de mâture que nous avions rencontrés ; cette fois, ce fut de caisses de thé que nous trouvâmes la mer couverte. Ce thé était déjà gâté par l’eau de mer qui s’était infiltrée à travers les fissures des planches. Nous en recueillîmes quelques caisses qui portaient la marque d’une goëlette américaine, l’Helena, partie de Shang-haï pour Canton. Ce navire, appartenant, ainsi que l’Anglona, à la maison Russell, ne s’était point heureusement perdu corps et biens, comme nous l’avions appréhendé, mais il avait été obligé de sacrifier une partie de sa cargaison.

Pendant la journée qui suivit cette rencontre, le ciel se couvrit, la brise devint orageuse et incertaine, les baromètres commencèrent à baisser sensiblement. Nous changeâmes de route, et, au lieu de continuer à nous diriger sur les îles Bashis, nous laissâmes arriver vers l’entrée du détroit de San-Bernardino. Cette manœuvre nous fit sortir de la sphère d’activité du typhon qui, le 31 août et le 1er septembre, exerça de si grands ravages sur les côtes méridionales de la Chine. Si nous eussions été surpris par cette affreuse tempête au milieu des îles Bashis, la corvette eût probablement couru de grands dangers ; mais nous en fûmes quittes pour un violent orage. Placés sur le bord externe du tourbillon, nous nous éloignâmes sans peine du centre de l’ouragan, et la houle énorme qui nous avait suivis jusqu’en vue des côtes de Luçon tomba graduellement à mesure que nous approchions de l’île de Catanduanes et du détroit de San-Bernardino.

Le 12 septembre enfin, après avoir erré pendant quelques jours dans les canaux du détroit, entraînés ou repoussés par des marées capricieuses, nous reconnûmes les hautes montagnes de Maribelès, et, passant sous les falaises de l’îlot du Corregidor, nous donnâmes à pleines voiles dans la haie de Manille. Un navire à vapeur espagnol y entrait en même temps que nous. Ce steamer arrivait de Singapore : il apportait au gouverneur-genéral des Philippines les dépêches qui lui sont expédiées chaque mois de Madrid par la voie de Londres et par la malle anglaise ; il nous apportait aussi les instructions que le ministre de la marine, après les événemens de février et les funestes journées de juin, nous avait adressées à Manille. Les ordres du nouveau gouvernement de la France nous retinrent pendant près de trois mois sur les côtes des Philippines. Ce séjour prolongé dans la baie de Manille ne fut point favorable à la santé de notre équipage. En partant des îles Lou-tchou, nous comptions à peine quelques malades à bord de la corvette. Dans le courant de la semaine qui suivit notre arrivée devant la capitale de l’île Luçon, quarante-quatre hommes entrèrent à l’hôpital. Nous nous trouvions alors à l’époque du changement de la mousson : les pluies abondantes, les brusques variations atmosphériques que nous éprouvâmes aggravèrent sans doute la fâcheuse influence des terrains marécageux dont la baie est entourée, et favorisèrent le développement de ces affections miasmatiques. Ce fut sans regret que le 1er décembre 1848 nous quittâmes, pour nous rendre à Macao, un mouillage dont nous avions eu raison de tenir la salubrité pour suspecte.

Accomplie durant toute l’année par les bâtimens de commerce, la traversée de Manille à Macao n’exige pendant la mousson de nord-est qu’un navire solide et un gréement éprouvé. Les montagnes de Luçon arrêtent les brises violentes qui règnent dans l’Océan Pacifique, et qui s’engouffrent dans les canaux des Bashis pour venir soulever les flots de la mer de Chine. Sous ces terres élevées, on ne rencontre que des vents faibles et variables, qui permettent de remonter sans difficulté de la baie de Manille à la pointe Dilly ou au cap Bojador ; mais, dès qu’on abandonne l’abri de la terre pour traverser le canal, il faut assurer ses vergues, doubler ses écoutes et se préparer à un rude effort, car ce n’est qu’avec deux ou trois ris dans les huniers et en forçant de voiles que l’on peut atteindre les côtes du Céleste Empire. Au moment où la corvette approchait de la pointe Dilly et où nous nous préparions à tenter le passage du canal sans essayer de doubler dans le nord l’écueil des Pratas, un clipper anglais, vaincu dans la lutte qu’il avait engagée contre la mousson, descendait la côte vent arrière pour aller réparer ses avaries à Manille. Ce navire mutilé passa près de nous, ses voiles en lambeaux, ses sabords défoncés, son gréement tout blanchi par les embruns de la mer. Parti de Singapore le 16 octobre, depuis quarante-cinq jours il bataillait contre la tempête. Nous fûmes plus heureux que lui : le 8 décembre, nous reconnaissions le rocher de Pedra-Branca, placé comme une sentinelle avancée à quelques lieues du continent chinois. Dès le soir même, la corvette franchissait le canal des Lemas. Assaillie sous l’île de Lantao par de soudaines rafales, elle put continuer sa route sous ses huniers déployés jusqu’au haut des mâts, et atteindre la rade de Macao sans avoir cédé un pouce de toile à la brise. À dater de ce jour, nous sûmes ce que cet excellent navire pouvait faire : jamais bâtiment de guerre n’avait été plus propre à la navigation difficile des mers de Chine. Nous vîmes donc sans crainte s’ouvrir pour nous, avec l’année 1849, une nouvelle croisière qui promettait cependant d’être plus périlleuse et plus pénible que la campagne des Lou-tchou et des îles Mariannes.

Le ministre de France à Canton, M. Forth-Rouen, avait reçu l’ordre de visiter les ports du nord de la Chine, où l’apparition de M. de Lagrené, en 1845, avait eu de si heureux effets. Nous nous mîmes à la disposition de M. Forth-Rouen pour le conduire à Shang-haï, à Ning-po, à Chou-san, à Amoy, dans tous les ports ouverts au commerce européen et accessibles au tirant d’eau de la Bayonnaise. La mousson de nord-est était alors dans toute sa force. Avant la guerre de 1840, on n’eût point songé à remonter vers le nord dans de pareilles circonstances ; mais les clippers avaient ouvert la voie de ces traversées à contre-mousson ; les navires de guerre anglais avaient suivi les clippers, et la Bayonnaise n’eût point eu d’excuse pour demeurer en arrière. Ce fut dans cette campagne que nous pûmes apprécier les importans travaux des capitaines Belcher, Kellett et Collinson sur les côtes de Chine. C’est grace à ces travaux et en nous aidant aussi de nos observations personnelles que nous avons pu joindre à ce récit la carte qui reproduit avec une si remarquable précision les mille détours de ces côtes sinueuses, théâtre de tant de naufrages. Nous louvoyâmes pendant quelques jours près de terre. Les vents y étaient moins forts, la mer moins grosse que dans le canal. Constamment entourés d’innombrables flottilles de bateaux chinois, entrant dans toutes les baies, guidés pendant la nuit par la sonde plus encore que par la vue de la côte, nous atteignînmes sans beaucoup de peine la pointe Breaker. Ce fut alors que nous pûmes traverser le canal de Formose, et venir atterrir sur l’île de Lambay, dont le sommet élevé se détachait sur une longue chaîne de montagnes plus élevées encore. Jamais nous n’avions glissé sur des flots plus tranquilles, jamais ciel plus bleu n’avait brillé au-dessus de nos têtes. Cette île mystérieuse que si peu de navigateurs ont visitée, et qui recèle dans son sein, avec des richesses inexplorées, de sauvages habitans encore inconnus des Chinois eux-mêmes, Formose, s’étendait devant nous, et ne laissait arriver jusqu’à nos voiles qu’un frais et caressant zéphyr.

Cependant, à l’est de cette barrière, du côté de l’Océan Pacifique, la mousson annonçait sa présence par un rideau de vapeurs jeté comme un linceul sur l’horizon. Nous approchions à peine de l’extrémité méridionale de Formose, côte montueuse, escarpée, d’un aspect dur et sauvage, que quelques rafales violentes vinrent nous avertir de serrer nos voiles hautes et de réduire la surface de nos huniers. Nos précautions étaient prises avant que nous fussions engagés dans le canal. Il y a toujours un certain charme dans l’aspect des terres qui ont échappé à la curiosité des touristes et que n’ont point flétries de trop nombreux regards. Nous examinions avec intérêt ces gorges profondes, ces ravins déserts d’où s’échappaient les lourdes bouffées de la mousson, quand le matelot placé en vigie nous signala l’écueil de Vele-Rete. Incessamment battues par la vague, deux ou trois têtes de roche supportent depuis des siècles l’effort des ouragans qui désolent ces parages. On voyait la mer se briser sur le bord du récif, les embruns jaillir, semblables à une épaisse colonne de fumée, qui ne s’affaissait un instant sur elle-même que pour s’élancer plus haut encore. Nous passâmes à quatre ou cinq milles de l’écueil de Vele-Rete, n’osant pas, malgré la force des rafales, réduire notre voilure, de peur d’être entraînés par les courans près de ce banc dangereux. La brise cependant n’avait pas cessé de fraîchir. La mer était creuse et fatigante. L’extrême solidité de notre mâture nous permettait seule de conserver les basses voiles et les huniers, dans lesquels, désireux de sortir au plus tôt de ces fâcheux parages, nous n’avions voulu prendre que deux ris.

À sept heures du soir, nous avions dépassé le méridien de la roche Cambrian qui, couverte de quelques pieds d’eau, mérite de la part du navigateur plus d’attention encore que l’écueil de Vele-Rete. Il ne nous restait plus, pour avoir devant nous toute l’étendue de l’Océan Pacifique, qu’à doubler l’îlot septentrional des Bashis. Nous ne doutâmes point que les bonnes qualités de la corvette nous permissent d’y réussir. Nous avions cependant à lutter contre une véritable tempête. Les rafales semblaient à chaque instant plus pesantes, la mer couvrait d’eau et d’écume le gaillard d’avant de la corvette. Nous n’eussions point cru les reins de la Bayonnaise aussi solides. Malgré les énormes lames qui s’opposaient à sa marche, ce noble navire atteignait un sillage de sept et huit noeuds. Plus d’une fois, pendant que la corvette soutenait bravement l’effort des vagues et de la brise, les matelots placés au bossoir crurent apercevoir la terre. Plus d’un nuage fut signalé comme la noire silhouette des Bashis ; plus d’une lame, en brisant sa crête phosphorescente, parut déferler au pied des rochers de granit. Enfin nous eûmes la certitude que l’îlot suspect était doublé, et nous pûmes soulager la corvette du fardeau trop pesant dont nous n’avions pas craint de charger ses mâts. À dix heures du soir, l’ordre fut donné de carguer la grand’voile. Il était temps : quelques minutes de plus, et la corvette eût été impuissante à supporter cette voilure.

Certains d’avoir gagné la mer libre, nous ne conservâmes plus que le grand hunier au bas ris, et, doucement balancés par les vagues qui venaient de nous secouer si rudement, nous passâmes le reste de la nuit à la cape. Le lendemain, nous prîmes la bordée du nord. Les eaux de l’Océan Pacifique remontent avec une grande vitesse le long de la côte orientale de Formose. Ce courant, dont l’existence n’a été bien connue que depuis la guerre des Anglais contre la Chine, est d’un grand secours quand on veut se rendre à Shang-haï pendant la mousson du nord-est. Aussi, la route plus directe du canal de Formose est-elle complètement abandonnée aujourd’hui pour la route extérieure. Dès que les îles Bashis sont dépassées, il n’y a plus de difficulté sérieuse jusqu’à l’entrée du Yang-tse-kiang ; mais la carte du dépôt de la marine, dressée sur celle d’Horsburg, contenait de graves erreurs que nous eûmes l’occasion de rectifier. Grace au zèle de M. Charles de Freycinet, alors enseigne de vaisseau et chargé pendant quarante-cinq mois des observations astronomiques à bord de la Bayonnaise, la position des îles Koumi, Hoa-pin-su et Raleigh fut déterminée avec toute la précision désirable, comme l’avait déjà été pendant l’année 1848 la situation des îles Grafton et Monmouth dans le canal des Bashis.

Nous n’étions plus qu’à quelques milles de l’archipel de Chou-san, et nous nous félicitions déjà de la rapidité de notre traversée, lorsque le vent, qui soufflait du sud-ouest depuis trente-six heures, tourna brusquement à l’ouest et au nord-ouest. Pendant trois jours, il nous fallut essuyer un coup de vent qui nous causa de plus graves avaries que la lutte dont nous venions de sortir victorieux. Notre poulaine fut enlevée par la mer, et notre équipage, déjà habitué au climat des tropiques, eut beaucoup à souffrir du froid intense qui succéda soudain à la tiède température qu’avaient amenée les vents de sud. Quand cette brise de nord-ouest eut épuisé sa furie, elle fit place à un vent d’est long-temps faible et incertain qui nous permit de donner dans le Yang-tse-kiang. À une heure du matin, nous laissâmes tomber l’ancre par cinq brasses de fond à quelques milles de l’île Gutzlaff. Avec le jour, nous étions de nouveau sous voiles, nous flattant de pouvoir atteindre le mouillage de Wossung avant le coucher du soleil.

Tant que l’on aperçoit l’île Gutzlaff, les îles Sha-wei-shan et les roches Amherst, on peut connaître sa position et rectifier sa route ; mais, dès que ces îlots ont disparu, on se trouve à la merci de marées violentes et irrégulières, sans autre guide que la sonde ; la rive à demi noyée du Yang-tse-kiang, que l’on aperçoit alors vers le sud, n’offre à l’œil qu’une ligne indécise. C’est du côté de ce rivage boueux, qui se prolonge sous l’eau par une pente presque insensible, que se rencontre le meilleur chenal. Là du moins, le fond ne monte que lentement, et si l’on échoue, ce sera sur un fond de vase, et non point sur un fond de sable mouvant comme en présentent les bancs du nord. Ce fut pour avoir cherché à suivre le milieu du fleuve, où devait se rencontrer la plus grande profondeur, que la corvette se trouva exposée à l’un des plus sérieux dangers qu’elle ait courus pendant sa longue campagne. Les îles Gutzlaff et Sha-wei-shan avaient disparu depuis quelque temps, et nous faisions route au nord-ouest avec un sillage de quatre ou cinq noeuds. Le courant nous portait, sans que nous pussions le soupçonner, directement sur les bancs du nord. En quelques minutes, au lieu de vingt-six pieds, la sonde n’en accuse plus que vingt-quatre, puis vingt-deux, puis dix-huit. L’ancre, toujours prête à mouiller, tombe à cette dernière soude. Sur l’avant de la corvette, on ne trouvait plus que seize pieds d’eau. Il fallait se hâter de sortir de cette position : la mer baissait, et, à l’embouchure du Yang-tse-kiang, la différence de niveau entre la haute et la basse mer atteint près de cinq mètres. En moins de dix minutes, nous pouvions être échoués. Une fois arrêtés sur ce banc, nous devions nous trouver à sec quand la marée serait basse, et il était douteux qu’on pût empêcher la corvette, avec ses formes si fines, avec ses flancs si peu faits pour un échouage, de s’abattre sur le côté. La Bayonnaise avait heureusement, pour la tirer de ce mauvais pas, un équipage plein d’ardeur et des officiers aussi dévoués que capables. Une ancre mouillée dans une direction convenable assura notre appareillage, et, bientôt rentrés dans le véritable chenal, nous nous dirigeâmes vers la côte du sud, de laquelle nous ne voulûmes plus nous écarter.

Les jours de calme et de soleil sont rares pendant l’hiver sur les côtes septentrionales de la Chine. Une brume froide et pénétrante ne tarda point à envahir l’atmosphère, et le vent, qui semblait le matin oser à peine gonfler nos voiles, fraîchit si brusquement, qu’à cinq heures du soir notre sillage avait atteint une rapidité effrayante. Ayant à peine trois ou quatre pieds d’eau sous la quille, obligés de prêter une oreille attentive aux sondeurs, nous suivions les contours de la rive méridionale avec une vitesse de onze milles à l’heure. Si nous avions rencontré un de ces épis que les alluvions projettent souvent aux endroits où s’infléchit le cours des fleuves, nous nous fussions enfouis de telle façon dans la vase, qu’il eût fallu vider entièrement la corvette pour la remettre à flot. Cette épreuve nous fut épargnée. À cinq heures du soir, nous vîmes apparaître au-dessus des prairies qui bordent le fleuve la mâture des navires mouillés à l’embouchure du Wam-pou, en face de la ville de Wossung. Nos basses voiles étaient depuis long-temps carguées, nos huniers mêmes cessèrent alors de nous être nécessaires ; ce fut donc à sec de voiles que vingt jours après notre départ de Macao, le 21 janvier 1849, nous vînmes jeter l’ancre à l’entrée du fleuve qui devait nous conduire à Shang-haï.

Ainsi, en moins de neuf mois, nous avions embrassé dans nos actives croisières les dernières possessions des Indes espagnoles et les extrêmes dépendances du Céleste Empire. Nous venions d’apprendre comment on pouvait lutter contre la mousson et se porter en tout temps de la rade de Macao vers les côtes septentrionales de la Chine. En temps de guerre, ces leçons n’auraient point été perdues ; mais, pour que notre éducation maritime fût complète, il nous fallait remonter jusque sous les murs de Shang-haï, explorer cet inextricable archipel de Chou-san, franchir l’étroite embouchure de la Ta-hea, mouiller sous les murs de Chin-haë, et, s’il était possible, devant les quais de Ning-po. Il nous fallait enfin, avant de rentrer à Macao, conduire la Bayonnaise dans la baie d’Amoy, étudier cette rade immense, ce port intérieur qui, lorsque les Anglais occupaient l’île de Ko-long-seu, sembla balancer un instant la prédilection accordée à l’île de Chou-san. Cette nouvelle campagne, qui formera un autre épisode de notre station, devait nous occuper jusqu’à la fin du mois de mars, et graver dans notre esprit d’ineffaçables souvenirs.


E. JURIEN DE LAGRAVIERE.

  1. On sait qu’un service régulier de paquebots à vapeur anglais, passant par Aden ; Ceylan, Poulo-Penang et Singapore, relie depuis quelques années le port de Suez et celui de Hong-kong. Les lettres de Londres qui traversent Paris le 25 de chaque mois, arrivent à Hong-kong en cinquante-cinq ou soixante jours.
  2. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a qu’un seul courrier par mois entre l’Europe et la Chine, tandis que des communications régulières ont lieu tous les quinze jours entre l’Europe et les ports de l’Inde. Les navires à vapeur de la compagnie ou ceux de la station de Calcutta auraient donc pu apporter au gouverneur de Hong-kong la nouvelle d’une rupture qui fût demeurée secrète pour la Bayonnaise.
  3. Les vaisseaux anglais, dans une circonstance analogue, n’ont pas montré moins de méfiance. Ceux d’entre eux qui furent expédiés de Malte au mois de juillet 1840 pour aller rejoindre l’amiral Stopford sur les côtes de Syrie firent coucher pendant toute la traversée les canonniers à côté de leurs pièces. Les progrès de l’artillerie navale exigent impérieusement ces précautions, qu’aucun officier de mer ne jugera excessives. S’exposer à exécuter un branle-bas de combat sous le feu même de l’ennemi, lui laisser l’avantage de quelques volées qui seraient d’autant plus meurtrières qu’elles ne recevraient pas de réponse, ce serait aujourd’hui plus que jamais assurer une facile victoire à son adversaire.
  4. Nous avions perdu deux hommes du choléra pendant le court séjour que nous fîmes devant Manille au mois de mars, et les terribles symptômes des maladies miasmatiques dont nous avions contracté le germe dans la mer des Moluques avaient reparu à bord de la corvette avec une intensité effrayante.
  5. Il est par exemple certains approvisionnemens qui ne peuvent se remplacer que dans un port français. Les munitions de guerre sont dans ce cas. Un navire quitte le port avec ses soutes à poudre pleines ; mais, après trois ou quatre années de campagne, les saluts, dont on fait aujourd’hui un abus ridicule, les exercices à feu, qu’on ne saurait supprimer si l’on veut avoir des canonniers habiles, peuvent avoir diminué d’une façon inquiétante cet approvisionnement indispensable. La poudre qu’on trouvera dans les ports étrangers aura-t-elle la force et par conséquent la portée de la poudre française ? Qu’on en juge : avant de quitter les côtes de Chine, nous avions rempli de nouveau nos soutes avec de la poudre achetée à Hong-kong ; cette poudre, luisante et ferme, à grains fins et serrés, promettait de merveilleux résultats ; à poids égal, elle ne faisait point cependant traverser une planche de sapin à une balle de mousqueton, qu’une charge de poudre française envoyait à travers six planches de la même épaisseur. Après cette épreuve, nous cessâmes de nous servir de notre poudre française dans les saluts et les salves des jours de fête : nous ménageâmes soigneusement nos munitions pour des éventualités plus sérieuses, et ce fut de la poudre chinoise que nous consacrâmes à ces interminables politesses que nous imposait l’étiquette maritime ; mais Dieu sait quels modestes échos éveillait alors le bronze de la Bayonnaise ! En admettant d’ailleurs que l’on puisse se procurer de la poudre dans les ports de commerce étrangers, il est certain qu’on n’y pourra point remplacer les étoupilles détériorées par un long séjour à bord et les boulets employés dans les exercices. Il faut donc songer à obvier par un moyen quelconque à ces inconvéniens.
  6. Le Centurion était le vaisseau monté par le fameux amiral Anson. Après avoir relâché aux îles Mariannes en 1742, l’amiral captura sur la côte méridionale de l’île Luçon le galion des Philippines, et vint ensuite se ravitailler dans la rivière de Canton.
  7. La frégate américaine Essex était commandée par le capitaine Porter. N’ayant pu, au début de la guerre de 1812, rallier la division à laquelle il devait se joindre sur les côtes du Brésil, cet officier prit le parti de doubler le cap Horn. Les Anglais comptaient alors un grand nombre de baleiniers dans l’Océan Pacifique. L’Essex fit le plus grand tort à ce commerce. La capture de plusieurs navires montés par de nombreux équipages et toujours approvisionnés pour deux ou trois ans de campagne, offrit à cette frégate des ressources sur lesquelles il ne faudrait pas compter aujourd’hui, car la pêche de la baleine ne se fait plus guère dans l’Océan Pacifique que sous pavillon américain.
  8. Il n’y avait, au moment de notre départ pour les îles Mariannes, qu’un seul navire de commerce français dans les mers de Chine : c’était le brick le Pacifique, qui venait d’arriver du port de Lima. Avant de quitter Macao, nous songeâmes à pourvoir à la sûreté de ce bâtiment, alors mouillé sur la rade de Hong-kong. Nous offrîmes de lui fournir des vivres et de le conduire à Manille ou à Batavia. Retenus par un honorable scrupule, les officiers du Pacifique ne voulurent point gêner nos mouvemens en acceptant l’escorte qui leur était offerte et préférèrent entrer dans le port intérieur de Macao.
  9. Ces îles, auxquelles Magellan avait imposé la sévère appellation d’îles des Larrons, prirent en 1668 le nom de Marie-Anne d’Autriche, femme de Philippe IV.
  10. On s’est beaucoup préoccupé, il y a quelques années, de l’origine des premiers émigrans qui formèrent le noyau des populations indigènes de l’Océanie. Des systèmes diamétralement opposés se trouvèrent en présence. L’idée la plus naturelle était de chercher le point de départ de ces colons au vent des îles qu’ils avaient dû atteindre : on supposa donc que, partis des bords du continent américain, ils avaient été successivement portés d’île en île par les vents alizés jusqu’aux extrêmes rivages des Philippines ; mais diverses considérations puisées dans une observation plus exacte des coutumes, du langage, considérations que M. Dunmore-Lang sut présenter avec beaucoup d’habileté, ont fait abandonner définitivement cette hypothèse. Fondant son opinion sur quelques phrases échappées à La Peyrouse et sur les perturbations auxquelles sont soumis les vents alizés dans le voisinage de l’équateur, M. Dunmore-Lang voulut établir la possibilité d’une colonisation qui se serait avancée graduellement de l’ouest vers l’est, des rivages de la Malaisie aux côtes de l’Amérique. En notre qualité de marin, nous ne pouvons admettre une hypothèse appuyée sans doute de raisons très savantes et très ingénieuses, mais contre laquelle proteste notre expérience personnelle. Cinq fois dans le cours de notre campagne et dans des saisons très différentes, nous avons navigué non loin de l’équateur, entre le 110e et le 160e degré de longitude. Nous croyons pouvoir affirmer que cette navigation eût été complètement impraticable pour les navigateurs primitifs, qui, suivant M. Dunmore-Lang, l’auraient accomplie jadis dans leurs frêles pirogues. Il nous semble que, si les îles de la Polynésie n’ont point été, comme on l’avait pensé d’abord, peuplées par des émigrations fortuites s’avançant dans les mers inter-tropicales de l’est à l’ouest, elles ont dû l’être par des barques isolées ou des flottilles que les tempêtes des mers boréales avaient entraînées vers l’orient ou vers le sud, car il est, suivant nous, de toute impossibilité que ce mouvement de colonisation ait eu lieu sous l’équateur de l’ouest à l’est. On ne saurait oublier d’ailleurs que plusieurs fois des bateaux japonais, emportés loin des côtes par les ouragans qui désolent les rivages de Matsmai, de Niphon ou des Kouriles, sont venus atterrir tantôt aux îles Philippines, tantôt au Kamschatka, quelquefois même aux îles Sandwich. Nous inclinerions à croire que les peuples de l’Océanie, que ceux même du continent américain, ont eu pour ancêtres quelques-uns de ces membres égarés de la famille mongole, et c’est dans les steppes fécondes de l’Asie centrale, plutôt que dans les plaines de l’Hindostan, que nous serions tenté de placer leur berceau.
  11. Quelques mois après notre départ, file de Guam éprouva un de ces tremblemens de terre. Les secousses furent si violentes et si multipliées, que les habitans épouvantés voulaient abandonner l’île et se réfugier à bord de seize navires baleiniers qui se trouvaient alors mouillés dans la baie d’Apra.
  12. Littéralement « ordure du rivage. »
  13. Espèce de bruyère dont on mange la racine.