Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine/01

Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 1104-1146).
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SOUVENIRS D'UNE STATION


DANS LES MERS DE L'INDO-CHINE




LE PORT DE SHANG-HAI ET LES CHINOIS DU NORD.




I

Partie de Macao le 1er janvier 1849 pour visiter les ports que les derniers traités conclus avec le Céleste Empire avaient ouverts au commerce européen, la corvette la Bayonnaise, après une traversée de vingt et un jours dont nous avons raconté les épreuves, avait jeté l’ancre, dans le Yang-tse-kiang, à l’entrée du Wampou, qui baigne, à cinq lieues de son embouchure, les murs de la ville de Shang-hai. Le Yang-tse-kiang, qui prend sa source dans les montagnes de la Tartarie thibétaine, ne porte pas le même nom sur tous les points de son immense parcours. Tant qu’il erre au fond des gorges du Thibet, c’est le fleuve aux sables d’or, Kin-cha-kiang ; — le grand fleuve, Ta-kiang, quand il traverse majestueusement trois provinces chinoises ; — le fils de l’Océan, Yang-tse-kiang, lorsqu’il arrive enfin à la mer. L’île de Tsung-ming, à la hauteur de laquelle s’était arrêtée la corvette, partage la vaste embouchure du fleuve en deux bras distincts. Cette île, la plaine marécageuse dont nous avions suivi les bords, les bancs sur lesquels nous avions failli nous échouer, tous ces terrains de transport dont chaque année recule les limites, ne composent que les alluvions les plus récentes du Yang-tse-kiang et n’ont été pour ses eaux fangeuses que l’ouvrage de quelques siècles. Le fleuve des Amazones et le Mississipi ont un cours plus étendu que le Yang-tse-kiang, mais, par la profondeur de son lit et le volume de ses eaux, le fleuve chinois l’emporte peut-être sur tous les fleuves du monde. Des vaisseaux de ligne anglais ont pu le remonter jusqu’au-dessus de Nan-king, et vingt-quatre heures d’un vent favorable auraient suffi pour conduire la Bayonnaise sous les murs de cette antique cité que respecta, en 1842, la modération des vainqueurs. Malheureusement nous n’étions point autorisés à entreprendre un pareil voyage. Les ordres du ministre n’avaient point placé au-delà de Shang-hai nos colonnes d’Hercule.

Le 22 janvier, dès la pointe du jour, nous nous disposâmes à profiter de la marée montante pour franchir l’embouchure du Wampou, rivière profonde et rapide qui vient, non loin du village de Wossung, se jeter dans le Yang-tse-kiang. La nature a traité les marins chinois en enfans gâtés. Que d’efforts son ingénieuse complaisance leur épargne ! Sur les côtes du Céleste Empire, c’est la brise qui, deux fois l’an, tourne avec les besoins du commerce ; c’est le flot qui se gonfle et entraîne les lourdes jonques à l’encontre du courant des rivières. On ne peut voir sans intérêt l’industrie et l’activité que déploient ces informes machines pour profiter de la marée favorable. Dès que le flot se fait sentir, on entend crier leurs guindeaux, on voit s’élever lentement leurs lourdes voiles de nattes. Elles s’ébranlent alors en escadrons serrés. Défiant les abordages, grace à leur épaisse ceinture de sapin et aux ballots de foin qu’elles ont pris soin de suspendre le long du bord, elles se livrent pêle-mêle au courant et se laissent aller insouciantes sur cette pente qui donne le vertige aux sampans des barbares[1]. Une haute balise plantée sur le bord de la plage entre deux mâts rouges, insignes du mandarin auquel est confiée la police du fleuve, indique la direction qu’il faut suivre pour entrer dans le Wampou. Dès que nous fûmes sous voiles, nous vînmes nous placer dans cet alignement, et bientôt, emportés par la marée, aspirés pour ainsi dire en dedans de la rivière par ce courant rapide, nous donnâmes à pleines voiles dans la passe et vînmes jeter l’ancre au milieu des receiving-ships et des clippers anglais et américains qui ont établi leur station en face du village de Wossung.

Il fallut nous arrêter tout un jour à ce premier mouillage. Le vent était directement contraire, et le jusant allait succéder à la marée montante. Une pluie froide, souvent mêlée de givre, n’avait point cessé de tomber depuis notre arrivée dans le Yang-tse-kiang. Un voile de deuil semblait envelopper la campagne et le fleuve. Jamais tableau plus sombre n’avait attristé nos regards. Les capitaines des receiving-ships entre lesquels était mouillée la Bayonnaise bravèrent heureusement le vent et la pluie pour venir nous offrir leurs services, et leur entretien sut abréger les heures de cette maussade journée. Ces officiers ont sous leur garde des coffres pleins de lingots d’argent et des cales bondées de caisses d’opium ; prêts à défendre leurs trésors contre les attaques des pirates indigènes, ils ont de nombreux équipages de Lascars, des caronades et des canons de bronze rangés sur le pont de leurs navires : ils n’en seraient pas moins hors d’état de résister au moindre bâtiment de guerre européen. La protection des eaux chinoises, bien que les receiving-ships soient employés à un trafic illicite et mouillés en dehors des limites assignées au commerce étranger, devrait peut-être, en cas de guerre, garantir leurs riches cargaisons des entreprises de l’ennemi ; mais les Anglais ont depuis long-temps renversé toutes les notions du droit maritime, et sur les côtes de Chine en particulier ils se sont montrés si peu préoccupés de respecter l’inviolabilité du territoire neutre, qu’ils osèrent, en 1813, s’emparer d’un navire américain dans la rivière même de Canton. — Nos croiseurs ou ceux des États-Unis seraient-ils plus scrupuleux que les croiseurs britanniques ? Il est permis d’en douter, quand on songe à toutes les séductions qui viendraient assiéger leur conscience et à l’irrésistible attrait du mauvais exemple. La station d’opium de Wossung est la plus importante après celle de Cum-sing-moun, établie pour subvenir aux demandes de la province de Canton, à quelques milles du port de Macao. Les postes de Lou-kong près de la grande île de Chou-san, de Namoa sur les frontières du Qouang-tong, de Chimmo sur les côtes du Fo-kien, de Fou-tchou-fou et d’Amoy, ne sont que des stations secondaires. À eux seuls, les receiving-ships de Wossung et de Cum-sing-moun livrent chaque mois au commerce interlope près de deux mille caisses d’opium, dont on tic peut estimer la valeur au-dessous de 7 millions de francs. Il faudrait être bien pénétré des leçons de Vatel ou de Martins et plus versé que ne le sont d’ordinaire les officiers de marine dans les délicates questions du droit des gens pour résister à la tentation de jeter ses filets dans un pareil Pactole.

Notre arrivée cependant était déjà connue à Shang-hai. Le soir même, insensible aux doléances de ses porteurs, dédaigneux de la pluie qui lui fouettait au visage et du chemin qui s’effondrait sous ses pas, le consul de France, M. de Montigny, était parvenu à gagner, avec son jeune et habile interprète, M. Kleiskowsky, le village de Wossung. Enfermés depuis le matin dans leurs chaises de bambou, ces intrépides voyageurs furent assez heureux pour rencontrer près du débarcadère le canot d’un receiving-sitip qui les conduisit à bord de la corvette. Ce fut une grande joie pour notre excellent consul de se retrouver au milieu de ses compatriotes. Bien peu de personnes ont conservé au même degré que M. de Montigny ce culte passionné, cette admiration enthousiaste que tout Français, il y a cinquante ans, se faisait honneur de professer pour son pays. Un tel homme pouvait débarquer sans danger sur la terre des Lotophages : ce n’était donc point l’affreux exil de Shang-bai, ni les bords boueux du Wampou, qui eussent pu effacer de sa mémoire cette belle France, qu’il n’avait consenti à quitter que dans l’espoir de la mieux servir. Contraint par les caprices de la fortune de renoncer au métier des armes après avoir bravement combattu pour l’indépendance de la Grèce, M. de Montigny porta dans sa nouvelle carrière la vigueur et la décision qui lui avaient valu dans les rangs des Philhellènes l’estime et l’affection du général Fabvier. Arrivé à Shang-hai au mois de novembre 1847, sur un navire de commerce anglais, il trouva dans ce port qui n’avait jamais été visité que par une corvette française, l’Alcmène, le consul de sa majesté britannique entouré de toute la considération que devaient lui assurer des intérêts sérieux, l’éclat récent d’importantes victoires, et ce fastueux établissement consulaire à l’entretien duquel la Grande-Bretagne consacre chaque année une somme de 100,000 francs[2]. Tout autre que M. de Montigny se fût senti écrasé par l’ascendant de cette position supérieure ; mais le nouveau consul de France avait fait partie de la mission de M. de Lagrené ; il avait suivi avec un vif intérêt les négociations qui arrachèrent à la cour de Pe-king ses premières promesses de tolérance religieuse : il se croyait donc envoyé à Shang-hai, non-seulement pour y protéger nos nationaux, — si jamais nos nationaux se montraient dans ce port, — mais aussi pour y déposer les germes des transactions futures, pour y développer surtout les conséquences d’une conquête morale dans laquelle il voyait le seul avenir ouvert à notre influence. Tout rempli de la grandeur de sa mission, exalté par ces espérances qui n’appartiennent qu’aux natures vigoureuses, M. de Montigny entreprit de marcher de pair en toute occasion avec le consul anglais. Il n’avait à sa disposition ni la force qui eût pu intimider, ni la pompe qui eût pu éblouir. Il n’avait que la trempe de son caractère, son activité et le nom de la France, presque ignoré dans le nord de la Chine. Il fit de ce nom, de celui de M. Forth-Rouen, qu’il balançait sans cesse comme la foudre sur la tête du malheureux taou-tai[3], un si bon et si judicieux usage, qu’au bout de quelques mois ce consul débarqué sur les quais de Shang-hai par un canot étranger faisait trembler les autorités chinoises, exigeait pour la France la concession d’un terrain aussi vaste que celui qui avait été accordé à la communauté anglaise, et couvrait de son patronage redouté les missions catholiques dans les deux provinces du Kiang-nan et du Che-kiang. L’apparition de la Bayonnaise dans le Wampou, la présence du ministre de France à bord de cette corvette, ne pouvaient que confirmer les résultats déjà obtenus par M. de Montigny, et cette légitime confiance ajoutait encore à la joie déjà si vive et si sincère de notre consul.

Nous voulûmes nous montrer à la hauteur de tant d’activité, et le lendemain, quoique le vent n’eût point cessé d’être contraire, nous mîmes à profit la marée montante pour nous porter plus avant dans le fleuve. Cette fois, nous appareillâmes sans déployer aucune voile. Nous avions soulevé notre ancre qui traînait lentement sur le fond, nous dérivions ainsi au milieu des jonques ébahies, dont nous frôlions parfois les fragiles pavois de bambou, ne laissant retomber notre ancre dans la vase que pour donner à quelque sampan obstiné le temps de filer un de ses câbles et de nous livrer passage. Il nous fallut pourtant attendre l’heure de la pleine mer pour franchir une barre intérieure qui traverse le fleuve un peu au-dessus de Wossung. Pendant ce délai inévitable, le vent avait changé, et à deux heures de l’après-midi nous pûmes appareiller de nouveau et remonter le Wampou sous un nuage de voiles, cacatois et bonnettes dehors. On ne saurait rien imaginer de plus plat et de plus monotone que les immenses alluvions entre lesquelles s’égare le cours sinueux de cette rivière. La Camargue, les bords de la Charente inférieure sont pittoresques à côté de ces terrains à demi noyés qui n’offrent aux regards qu’une étendue indéfinie : la butte Montmartre prendrait au milieu de cette large plaine les proportions de l’Himalaya. C’est la démocratie avec son niveau : de riches moissons et point d’arbres, des campagnes fertiles et pas le moindre accident de terrain, de magnifiques promesses pour l’œil du cultivateur, le néant le plus complet pour l’ame du poète.

Le soleil était déjà couché quand, après avoir parcouru les longs replis du Wampou, nous vînmes mouiller à quelques mètres des quais de Shang-hai. Le long de ces quais exhaussés et affermis se groupaient déjà les premiers édifices de la ville européenne, la chancellerie britannique, le consulat des États-Unis, les somptueuses demeures des négocians anglais et américains. Derrière nous apparaissaient les humbles toits du faubourg indigène dominés par le pavillon du consulat de France et masqués en partie par les hautes carènes des navires de Sidney, de New-York ou de Liverpool. Plus loin, les jonques du Fokien et du Shan-tong, rangées côte à côte, occupaient la rive gauche du fleuve. Leurs mâts se dessinaient sur le sombre azur du ciel ; la brise agitait doucement leurs mille bannières. On eût dit un escadron de lanciers attendant le signal de la charge. Déjà cependant les reflets dorés du soleil couchant commençaient à pâlir. Bientôt tous les objets semblèrent se confondre, et l’innombrable flottille ne présenta plus à l’horizon qu’une masse indistincte et confuse qui disparut complètement à nos regards avec les dernières lueurs du crépuscule.

Nous eussions voulu, dès le lendemain, parcourir cette ville chinoise, où nulle enceinte réservée ne devait nous dérober, comme à Canton, l’existence intime des enfans du Céleste Empire, où nul sanctuaire n’était interdit aux Européens ; mais les rigoureuses lois de l’étiquette enchaînaient encore notre liberté. Si importuné qu’il pût être de sa propre grandeur, M. Forth-Rouen ne fut pas libre d’en déposer le fardeau avant d’avoir accompli dans leur intégrité les rites de la vie officielle. Appelés à entourer de nos uniformes, comme d’une panoplie vivante, le représentant du peuple français en ce lointain pays, nous dûmes pendant vingt-quatre heures maîtriser notre impatience, et payer par ce léger sacrifice l’honneur d’avoir conduit à Shang-hai le successeur de M. de Lagrené.

Le consul d’Angleterre, M. Rutherford Alcock, voulut être le premier à saluer le nouveau ministre de France. La cloche qui venait de sonner midi à bord de la Bayonnaise vibrait encore quand il mit le pied sur le pont de la corvette. Comme M. de Montigny, M. Alcock n’était entré dans la carrière consulaire qu’après avoir connu les périls et les émotions d’une existence plus aventureuse. Habile chirurgien, il avait servi en Espagne dans le corps du général Evans. Les péripéties de la guerre civile avaient fortifié l’énergie naturelle de son caractère : ce fut la mission pacifique qu’il remplissait à Shang-hai qui mit cette énergie à l’épreuve. Dans quelques complications qui avaient précédé de peu de mois notre arrivée dans le Yang-tse-kiang, M. AIcock avait déployé un sang-froid et une fermeté qu’aurait pu envier plus d’un homme de guerre.

Depuis le traité de Nan-king, les étrangers jouissaient d’une grande liberté dans les ports du nord. Il leur arrivait souvent, montés sur des chevaux de Sidney et du golfe Persique, ou mollement couchés au fond de leurs barques chinoises, de s’avancer à huit ou dix lieues dans la campagne. La seule restriction imposée à leurs promenades était l’obligation de rentrer dans la ville avant le coucher du soleil, et encore les autorités chinoises fermaient-elles volontiers les yeux sur les infractions journalières que subissait cette clause secondaire du traité. Les missionnaires protestans, qui s’étaient montrés pour la première fois en Chine vers la fin de l’année 1807, et dont les progrès étaient loin de répondre aux importans secours que n’avaient cessé de leur envoyer les sociétés religieuses de l’Angleterre et des États-Unis, furent encouragés par cette tolérance à poursuivre avec plus d’ardeur leur rouvre de propagande. On sait que les pasteurs de l’église réformée attachent le plus grand prix à faire pénétrer, indépendamment de toute prédication et de tout commentaire, la connaissance des saintes Écritures au milieu des nations infidèles. Ce n’est point sur leurs humbles efforts qu’ils veulent compter pour la conversion des idolâtres, c’est sur la lumière éclatante que le Seigneur doit faire jaillir du livre même qui contient sa parole. Aussi, grace à leur zèle infatigable, la Bible a-t-elle été traduite dans toutes les langues du monde, et la distribution de ces pieux exemplaires semble-t-elle constituer un des soins les plus importans des délégués des associations bibliques. Le village de Tsing-pou, situé à dix lieues de Shang-hai, avait souvent vu les missionnaires anglais s’acquitter impunément des devoirs de leur muet apostolat. Le 8 mars 1848, trois de ces missionnaires firent, sur ce paisible territoire, une nouvelle incursion évangélique. Malheureusement une mesure récente, adoptée par les autorités chinoises, venait de jeter dans les campagnes du Kiang-nan un dangereux élément de désordre. Au lieu de confier, comme d’habitude, aux jonques du grand canal le transport du riz que les trois préfectures de Sou-tcheou-fou, Song-kiang-fou et Thaï-tsang-fou devaient envoyer cette année à Pe-king, le gouvernement de l’empereur avait prescrit de charger sur des jonques propres à la grande navigation et d’expédier par mer à Tien-tsin la majeure partie du tribut de la province. Ce nouvel arrangement laissait sans emploi quinze ou vingt mille mariniers du Shan-tong, hommes grossiers, turbulens, dont l’oisiveté était un sujet perpétuel d’inquiétudes pour les riverains du Wampou.

Débarqués le 8 mars non loin de Tsing-pou, les missionnaires anglais avaient pénétré dans ce village et s’en allaient, suivant leur coutume, de maison en maison, offrant leurs Bibles aux Chinois qu’ils jugeaient en état de les lire. Les Chinois souriaient et tendaient la main ; l’œuvre apostolique s’accomplissait sans encombre. Bientôt cependant les Anglais se virent entourés par de nombreux mariniers que l’apparition des barbares aux cheveux rouges (hom-mao), des hommes de l’occident (si-iam), avait fait sortir de leurs jonques, alors mouillées en grand nombre devant le village de Tsing-pou. Une curiosité malveillante semblait animer les nouveaux arrivans. Les missionnaires jugèrent prudent de se retirer. En voulant se frayer un passage à travers la foule, ils eurent le malheur de frapper un des hommes qui s’opposaient à leur retraite. Ce premier coup fut le signal de l’attaque. Armés de longues perches de bambou, de pioches, de socs de charrue, les Chinois obtinrent une facile victoire sur ces trois étrangers. Non contens d’avoir maltraité les missionnaires anglais, ils les dépouillèrent et les auraient emmenés à bord de leurs jonques, dans l’espoir de tirer de leurs prisonniers une forte rançon, si la milice de Tsing-pou n’eût jugé à propos d’intervenir. Conduits devant le maire du village, les Anglais furent immédiatement relâchés et ramenés, avec tous les égards possibles, à leur embarcation. Dès le lendemain, ils rentraient dans Shang-hai, où les détails de cet événement et l’état déplorable dans lequel se trouvait un des blessés excitèrent une vive émotion et une indignation générale.

Le consul anglais n’avait pas besoin d’être animé par l’élan de l’opinion publique pour ressentir cette offense plus vivement que personne. Prompt à réprimer les écarts et les violences de ses compatriotes, nul agent ne mettait plus d’ardeur à maintenir leurs droits dans les causes légitimes. M. Alcock se rend donc sur-le-champ chez le taon-tai et réclame avec vivacité la punition des coupables. Le mandarin promet de les faire arrêter, et, comme on pouvait le prévoir à l’avance, cette promesse demeure sans effet. Le consul insiste : le taou-tai renouvelle ses protestations ; mais le temps se passe, et les coupables n’arrivent pas. Trois cents jonques déjà chargées de grains pour le nord étaient en ce moment réunies devant Shang-hai. M. Alcock profite habilement de cette circonstance. Le 13 mars, il déclare le blocus du port et formule son ultimatum. Dix des principaux assaillans subiront un châtiment exemplaire, et une somme considérable, juste dédommagement des mauvais traitemens infligés aux missionnaires, sera versée à la chancellerie anglaise, ou les jonques attendues à Pe-king ne sortiront pas de la rivière. Un brick de guerre anglais, le Childers, s’embosse en travers du fleuve, et c’est avec l’appui de ses seize canons que M. Alcock parle en maître à ce mandarin chinois qui commande à plusieurs millions d’hommes. Le taon-tai indigné ordonne à ses jonques de forcer le blocus ; mais, au premier mouvement de la flottille, un coup de canon part du Childers ; les jonques laissent retomber leur ancre, et, pendant plusieurs jours, cet immense convoi se tient immobile.

L’agitation cependant était extrême à Shang-hai. Qui eût jamais pu croire que les barbares oseraient arrêter le riz de l’empereur ? Cette audace sacrilège confondait tous les esprits, et l’infortuné taou-tai, en proie à mille terreurs, ne savait plus quel parti prendre. Il offrait de faire bâtonner deux des témoins de l’attentat ; mais, quant aux principaux coupables, ils étaient, disait-il, parvenus à se soustraire à toutes les recherches. M. Alcock, que n’avaient point ému les rumeurs sinistres dont on avait cherché à l’entourer, comprit cependant qu’il devait, pour en finir, porter cette délicate question à un tribunal plus élevé que celui du préfet de Shang-hai. Un second brick anglais, l’Espiègle, venait d’arriver à Wossung. Le capitaine de ce brick consentit à remonter le Yang-tse-kiang jusqu’à Nan-king. À l’annonce de cette nouvelle mesure, les derniers scrupules des autorités chinoises s’évanouirent. Le juge de la province, le ni-taï, quitta brusquement Sou-tcheou-fou et se rendit de sa personne à Tsing-pou. Le 27 mars, il entrait à Shang-hai amenant avec lui dix Chinois dont la moitié au moins fut reconnue par les missionnaires comme ayant figuré au nombre des mariniers qui les avaient assaillis. Ces dix coupables furent condamnés à porter la cangue pendant un mois, et chaque jour on les conduisit devant la douane, le cou fléchissant sous le lourd collier de bois qui portait inscrit en gros caractères le jugement qui les avait condamnés. Dès que cette sentence eut été prononcée, dès que la somme exigée comme réparation pécuniaire eut été déposée par le taou-tai entre les mains du consul, le Childers ferma ses sabords, éteignit ses boute-feux, et les jonques retenues dans la rivière purent cingler librement vers Tien-tsin. Le 10 avril, l’Espiègle arrivait de Nan-king et apportait à M. Alcock un nouveau témoignage de l’effroi et de la soumission des autorités chinoises. Li, précepteur de l’héritier apparent de la grande et pure dynastie, président du conseil de la guerre et gouverneur général des deux Kiang, annonçait au consul anglais la destitution du taou-tai Hien-ling, commandant des trois départemens de Sou-tcheoufou, Song-kiang-fou et Thaï-tsang-fou, « qui s’était, écrivait le vice-roi, complètement mépris dans l’accomplissement de ses devoirs. »

Pendant que ces événemens se passaient dans le nord de la Chine, le nouveau gouverneur de Hong-kong, M. Bonham, se montrait peu rassuré sur les conséquences que pouvaient entraîner les mesures vigoureuses adoptées par M. Alcock. Étonné qu’un agent subalterne eût osé pousser les choses aussi loin sans son agrément, il avait expédié en toute hâte le Fury à Shang-hai. Le capitaine du steamer devait remettre à M. Alcock l’invitation de se renfermer désormais dans ses attributions consulaires et de ne plus se croire autorisé à porter la paix ou la guerre dans les plis de son manteau ; mais, au moment où le Fury arrivait à Shang-hai, la tranquillité était déjà rétablie, la satisfaction accordée était complète, et le blâme infligé à M. Alcock ne pouvait que rehausser aux yeux de ses compatriotes l’éclat du service que sa fermeté leur avait rendu. Comme on pouvait d’ailleurs s’y attendre, l’affaire de Tsing-pou servit long-temps de texte à la polémique des journaux de Hong-kong. On se plut à opposer le succès de la conduite tenue en cette circonstance par M. Alcock aux tristes résultats qu’avaient amenés à Canton les tergiversations de M. Davis. Ce parallèle avait au moins un côté injuste. Le plénipotentiaire et le consul n’avaient point eu à se mouvoir sur le même théâtre. Il fallait tenir compte de l’inégalité des conditions que leur avaient faites les positions si différentes des ports de Shang-hai et de Canton, les instincts pacifiques des habitans du Kiang-nan et l’humeur turbulente des Cantonnais. Une étude impartiale de ce contraste si remarquable entre la Chine du nord et celle du midi eût fait ressortir l’opportunité des mesures vigoureuses dès qu’on pouvait atteindre, même indirectement, le gouvernement mantchou, — la nécessité d’une politique conciliante quand on devait, au contraire, se heurter aux résistances provinciales.

Si les diplomates européens se trouvent mal à l’aise sur le terrain scabreux où les transporte l’étrangeté des coutumes chinoises, l’embarras des mandarins n’est pas moins grand quand ils doivent exercer leur mission dans les cinq ports dont l’accès a été ouvert aux barbares. Le taou-tai de Shang-hai occupe, comme le vice-roi de Canton, un des postes les plus lucratifs, mais aussi une des situations les plus précaires du Céleste Empire. Il lui faut garantir la sécurité des résidens étrangers en dépit de leurs continuelles imprudences, et complaire aux désirs souvent irréfléchis des consuls sans exciter les ombrages de la cour impériale. D’autres devoirs engagent encore la responsabilité du taou-tai : c’est à lui qu’il appartient d’assurer le transport des impôts de la province ; c’est lui qui doit protéger le commerce maritime contre les pirates, auxquels l’archipel de Chou-san offre des retraites assurées. Le mandarin qui, à l’époque du passage de la Bayonnaise à Shang-hai, remplissait dans ce port les importantes fonctions de taou-tai était d’origine tartare. Ce nouveau dépositaire des volontés de la cour de Pe-king avait promis d’honorer la Bayonnaise de sa présence. Sa visite suivit de près celle de M. Alcock. Vers une heure de l’après-midi, le fracas du gong et les hurlemens des licteurs vinrent nous annoncer que, fidèle à ses engagemens, son excellence Lin-kouei ne tarderait point à paraître. Dès que la chaise de ce haut fonctionnaire déboucha sur le quai de la douane, une salve de neuf coups de canon paya au mandataire du céleste empereur le premier tribut de notre courtoisie. Un de nos canots venait de transporter à terre M. Alcock : ce fut dans ce canot que s’embarqua, pour se rendre à bord de la corvette française, le taou-tai Lin-kouei, mandarin de troisième classe, au bouton bleu transparent, commandant de la milice dans les trois départemens de Sou-tcheou-fou, Song-kiang-fou et Thaï-tsang-fou, par ordre suprême surintendant des droits maritimes dans la province du Kiang-sou[4], inspecteur des droits sur le sel et sur le cuivre. Une garde d’honneur composée de vingt canonniers, l’élite de notre équipage, était rangée sur le gaillard d’arrière de la corvette. Après avoir gravi lestement l’échelle de la Bayonnaise, le taou-tai, passa la tête haute et le regard animé devant ces soldats immobiles, dont la tenue sévère et la figure martiale semblèrent avoir pour un instant réveillé les instincts belliqueux de son cœur tartare.

Lin-kouei n’était point cependant un grossier soldat des huit bannières, un de ces mandarins illettrés qui ne savent que tirer de l’arc et monter à cheval. Bien qu’il portât au pouce de la main droite l’anneau de jade, insigne des hommes de guerre ; bien qu’il pût, comme un vrai Mantchou, faire ployer un bois flexible sous la corde de soie et lancer à travers l’espace la flèche acérée qui va toucher le but, c’était dans des concours plus relevés, dans la noble arène des sieou-tsai[5] et des ku-jin[6], qu’il avait conquis le bouton qui décorait son bonnet de feutre. Les passages les plus obscurs de Confucius et de Mencius n’étaient qu’un jeu pour lui. Il n’y avait point un précepte des anciens sages qu’il n’eut médité et qu’il ne fût en état de citer à propos. Plus de la moitié des quatre Livres était gravée dans sa mémoire ; les perles des cinq Classiques apparaissaient sans cesse enchâssées dans ses discours, comme les versets de l’Écriture dans les sermons de nos prédicateurs ; mais, en dépit de sa science incontestée, Lin-kouei, avec sa taille gigantesque et ses formes athlétiques, semblait plutôt fait pour combattre sur les frontières du Kan-sou, pour défendre Yarkand ou Kashgar contre les incursions des Usbecks et des Kirghis[7], que pour exercer les fonctions de collecteur d’impôts et d’administrateur des douanes à Shang-hai. Il y avait dans sa démarche, dans ses gestes, dans toute sa contenance, dans l’expression même de sa physionomie, je ne sais quoi de hardi et d’impétueux qui semblait le marquer encore de ce cachet de force brutale que la civilisation n’efface point tout d’un coup sur le front des races conquérantes. Une large pelisse de martre zibeline enveloppait ce fils des Huns d’une chaude et soyeuse fourrure ; un double chapelet, distinction honorifique accordée par le souverain au mérite civil, retombait mollement sur sa poitrine. Sur sa tête rasée, un bonnet de feutre aux bords relevés affectait la forme du morion que portaient pendant le combat les fantassins du moyen-âge ; d’épaisses semelles de carton et de cuir, ajustées à des tiges de satin, ajoutaient à la majesté de sa haute stature. Ce costume n’avait rien de trop efféminé, et pouvait à la rigueur convenir à un guerrier tartare ; mais la main nerveuse qui eût dû serrer la poignée d’un sabre de Tolon-noor se voyait réduite à rouler entre des doigts ornés de longs ongles translucides la fiole de jade remplie d’un tabac parfumé, ou à faire glisser sans bruit l’un sur l’autre les grains de corail, de bois de fer et d’ambre.

Il n’y eut que deux des mandarins subalternes, Heou-Lieun, commandant en second de la milice du district, et Wan-wei, magistrat de la ville de Shang-hai, qui osèrent pénétrer, à la suite du taou-tai, dans la chambre du commandant de la Bayonnaise. Le reste du cortége se tint respectueusement à la porte. De notre côté, nous étions assez familiarisés à cette époque avec le cérémonial chinois pour pouvoir nous montrer aussi rigoureux observateurs des rites que le courtisan le mieux appris du Céleste Empire. Aucun de nous ne commit donc l’inconvenance de se découvrir devant nos hôtes ; ou n’eut la maladresse de les faire asseoir à sa droite. Quand le taou-tai eut pris place avec M. Forth-Rouen sur un des divans de la galerie, les officiers de la Bayonnaise lui offrirent l’un après l’autre la main gauche, et vinrent occuper les sièges qui les attendaient, silencieux, le sabre au côté et le chapeau poliment enfoncé sur la tête. La glace cependant fut bientôt rompue, et il suffit d’ajouter à l’hospitalière infusion du pekoe à pointes blanches quelques verres de champagne mousseux et de cherry-brandy, la liqueur favorite des Chinois, pour que la froide étiquette fit place à un gracieux échange de pantomimes qui réussit à suppléer en partie à la rareté des interprètes.

Le taou-tui sentait bien qu’il n’avait plus affaire aux ennemis naturels de la Chine, et, tout barbares que nous étions, il pouvait nous traiter avec un degré inusité de confiance. En passant sur le pont et en traversant la batterie, son œil intelligent avait mesuré la mâture et sondé les vastes flancs de la Bayonnaise, le plus grand, le plus beau navire européen qui eût jamais mouillé sous les quais de Shang-hai habilement provoqué par M. de Montigny, dont nous eussions eu mauvaise grace à contrarier le zèle patriotique, Lin-kouei témoigna le désir de visiter le sampan français. Nous promîmes de le lui montrer dans tous ses détails, et je dois avouer que nous ne remplîmes pas à demi cet engagement. La cale, le faux-pont, la batterie, l’installation des soutes à poudre, l’appareil distillatoire adapté à notre cuisine, tout servit de textes à de longs commentaires pour lesquels le vocabulaire de M. Kleiskowsky, interprète du consulat de Shang-hai et long-temps notre compagnon de voyage, ne se trouva pas une seule fois en défaut. Ce jeune sinologue avait quitté la France, muni des premiers élémens de la langue chinoise. Une année de travail opiniâtre, secondé par une rare aptitude, l’avait si bien placé à la hauteur de sa tâche que, mis en présence de sujets si imprévus, il avait pu soutenir, avec une remarquable aisance, une conversation devant laquelle eût reculé sans honte la science d’un encyclopédiste[8].

Lin-kouei semblait prendre un vif intérêt aux explications que lui traduisait M. Kleiskowsky ; mais, quand le tambour appela les canonniers à leurs pièces, quand le mandarin vit ces escouades de marins aux bras nus, au torse musculeux, manœuvrer une batterie de douze obusiers avec l’ensemble d’un peloton qui eût exécuté la charge en douze temps, son enthousiasme ne connut plus de bornes. Bientôt cependant on suspendit ce simulacre de combat pour ménager de nouvelles émotions au taou-tai. On fit charger et amorcer devant lui une de ces monstrueuses pièces de 80 qui rappellent par leur masse et leur calibre les canons que Mahomet II employait au siège de Constantinople. Plaçant alors le géant tartare en face de l’énorme obusier béant au sabord, on lui proposa de mettre lui-même le feu à la pièce qui excitait son admiration. À cette offre inattendue, tous les Chinois qui entouraient le taou-tai détournèrent la tête et se bouchèrent les oreilles. Lin-kouei, lui seul, ne parut point étonné. Imitant ce qu’il avait vu faire à nos canonniers, il fléchit, sans mot dire, le genou, saisit le cordon de la platine de la main droite, le raidit doucement et avec précaution, puis d’un coup de poignet sec alluma l’étincelle qui devait aller jusqu’au fond de l’aune percer la gargousse et enflammer la poudre. À l’effrayante détonation qui suivit cet acte d’héroïsme, mandarins et satellites faillirent prendre la fuite ; mais Lin-kouei rassura son timide cortége du geste et du regard. Alexandre-le-Grand, après avoir tranché le nœud gordien, ne dut pas tourner un visage plus radieux vers les habitans de la Phrygie.

Pour nous, loin de railler ce naïf orgueil, nous y applaudîmes à l’envi. Nous déclarâmes à son excellence Lin-kouei que dorénavant la pièce à laquelle il avait mis le feu porterait son nom et ne s’appellerait plus que l’obusier de Lin. Un sabre turc, dernière épave sauvée du naufrage de la Gloire et léguée au commandant de la Bayonnaise par M. Lapierre, avait été destiné par nous au premier chef malais dont nous aurions à reconnaître l’hospitalité. Nous n’eussions jamais songé qu’un pareil hommage pût convenir à un mandarin chinois ; mais, après sa prouesse, le taon-tai de Shang-hai nous parut digne de ceindre ce riche yataghan. Lin-kouei le reçut des mains du commandant français avec une joie qu’il n’essaya point de dissimuler. Passant autour de son cou le cordon de soie tordue qui soutenait ce long sabre courbe, il le plaça, suivant la coutume chinoise, la poignée en arrière, la lame reposant sur sa cuisse droite. Par un mouvement rapide, ses deux mains disparurent alors derrière son dos ; la lame luisante jaillit comme un serpent du fourreau de chagrin, et le taou-tai l’agita fièrement au-dessus de sa tête. Puis, comme s’il eût été ramené par une réflexion soudaine à des pensées plus conformes à sa qualité de mandarin civil, Lin-kouei s’empressa de remettre au fourreau l’instrument homicide et de déposer ce gage compromettant de la sympathie des barbares entre les mains d’un de ses serviteurs.

Les heures, on le comprendra, s’étaient rapidement écoulées pendant cette curieuse initiation du fonctionnaire mantchou à la science militaire de l’Europe. Le soleil allait bientôt disparaître derrière la forêt de mâts qui bornait derrière nous l’horizon comme une longue palissade : Lin-kouei s’inclina une dernière fois devant le ministre de France, et, escorté jusque sur le passe-avant de la corvette par les officiers de la Bayonnaise, il descendit avec les mandarins Heou-lieun et Wan-wei dans le canot qui l’attendait au bas de l’échelle, mêlant aux tchin-tchin (saluts) les plus affectueux le seul mot français que son cœur reconnaissant eût retenu : Merci !


II

Le consul d’Angleterre ne fut point le seul résident européen qui voulut se rendre à bord de la Bayonnaise le jour même qui suivit l’arrivée de cette corvette dans le port de Shang-hai. Le consul des États-Unis, le préfet apostolique du Kiang-nan, Mgr Maresca, un grand nombre de négocians anglais ou américains, le ministre anglican lui-même, n’apportèrent pas à remplir ce devoir de politesse un moins gracieux empressement. Ce n’était point seulement au représentant de la France que s’adressaient ces hommages : la sympathie publique voulait aussi honorer par ces flatteuses avances la grande pensée qui, au milieu de la lutte acharnée des intérêts commerciaux, avait donné dans l’extrême Orient un défenseur officiel à la cause de la civilisation et de la liberté religieuse. Sur un théâtre où le peu d’importance de nos opérations commerciales eût créé à nos agens et à notre marine un rôle ridicule, ce protectorat dont la tradition remonte aux plus beaux jours de la monarchie française était le seul terrain sur lequel nous pussions planter avec honneur notre pavillon. Aussi bien que les Anglais et les Américains, nous avons maintenant en Chine notre raison d’être. Les navires de guerre, les consuls, les envoyés diplomatiques que nous entretenons dans ces mers lointaines, n’y sont point pour témoigner de la sollicitude affairée d’une administration impuissante, ils ne sont point là non plus pour nous faire assister en rivaux envieux et malveillans aux progrès des nations industrieuses qui se disputent le marché de la Chine : ils sont là pour défendre une noble cause qui est devenue la nôtre, pour garder de toute atteinte les traités librement consentis avec notre plénipotentiaire par la cour de Pe-king. Si maintenant, par suite d’éventualités qu’il est permis de prévoir, ces vaisseaux, ces agens étaient appelés à préserver l’intégrité du Céleste Empire, à offrir aux puissances belligérantes une médiation opportune, s’ils savaient inspirer aux Chinois la sagesse, aux Anglais la modération, l’Europe ne pourrait qu’applaudir encore à ce bienfaisant usage de notre influence, et la France n’aurait pas à regretter des sacrifices au prix desquels elle aurait garanti contre de redoutables perturbations l’équilibre politique du monde.

Telle est l’honorable situation que nous ont faite en Chine les traités négociés par M. de Lagrené. À Shang-hai, où notre pavillon commercial n’avait point encore paru depuis l’ouverture des cinq ports, la présence d’un navire de guerre français ne surprit cependant personne. Anglais, Américains, Chinois, tous savaient ce qui amenait dans ces parages le ministre de France. Quand ils avaient entendu gronder le canon de la corvette, les cultivateurs du Kiang-nan s’étaient écriés : Voilà les amis de l’évêque ! Les Européens s’étaient empressés de tendre la main aux protecteurs des chrétiens chinois. Les autorités chinoises elles-mêmes s’étaient montrées disposées à oublier leur réserve habituelle en faveur de ces étrangers dont la conduite ouverte n’avait jamais caché d’embûches. C’était maintenant à nous de reconnaître par un prompt retour ces prévenances et ce bienveillant accueil ; aussi décidâmes-nous sans regret que nous consacrerions une nouvelle journée, une journée tout entière, à rendre les visites que nous avions reçues. Le 25 janvier, vers onze heures du ’matin, les canots de la Bayonnaise transportèrent au débarcadère le plus rapproché du consulat de France M. Forth-Rouen et le brillant cortége que lui composait l’état-major de la corvette. Ce jour-là, le brouillard qui pèse si souvent sur les bords humides du Wampou s’était dissipé devant les premiers rayons du soleil, la gelée avait raffermi le sol, et nous pûmes, sans nous embourber jusqu’à la cheville, traverser les ruelles fangeuses qui conduisent du rivage à la demeure de M. de Montigny.

Un goût délicat s’était chargé d’embellir cette humble retraite et de transformer un cottage chinois en maison européenne. Chaque été malheureusement les grandes crues du Wampou venaient inonder le jardin, baigner le rez-de-chaussée et souiller de leur limon les parquets posés à fleur de terre. Si l’on voulait échapper aux miasmes pestilentiels qu’engendrent ces inondations, il fallait évacuer le consulat de France pendant un ou deux mois de l’année, et s’enfuir avec la majeure partie des résidens européens jusqu’aux lointaines collines qu’on voit du haut des pagodes de Shang-hai s’élever comme des îlots perdus au milieu d’un océan de rizières. On éprouvait un sentiment d’intérêt pénible en pénétrant sous ce toit hospitalier. Toute une jeune famille s’y trouvait réunie. Pieusement associée à l’exil paternel, grandissant dans la joie et dans l’innocence, elle semblait sourire aux dangers de ce sol perfide ; mais les hôtes qu’elle charmait par sa gaieté naïve ne pouvaient s’empêcher de sonder pour elle l’avenir, et de songer à quelle soie fragile, à quelle santé précaire, à quelle existence toujours prompte à se prodiguer était suspendu tout ce bonheur[9].

L’orgueil patriotique de M. de Montigny s’était promis de rehausser aux yeux des Chinois, par un appareil imposant, le caractère officiel du ministre de France. Vingt chaises, les plus splendides qu’on eût pu trouver, étaient réunies au consulat : le dernier des élèves avait quatre porteurs pour lui seul. La chaise du ministre de France reposait sur les épaules de huit caryatides ; celle du commandant de la Bayonnaise était supportée par un triple brancard. Sur le bonnet des coulis s’étalait fièrement la houppe de soie aux couleurs nationales. Les domestiques du consul, transformés en écuyers, ouvraient la marche. Le page de M. Kleiskowsky, malicieux vaurien aux yeux de singe, véritable Flibbertigibbet chinois, fustigeait de sa queue les curieux qui ne se rangeaient point assez vite pour nous livrer passage. Aussi la foule s’ouvrait-elle respectueusement devant nous ; les lettrés au bouton d’or se collaient contre la muraille, le menu peuple se pressait dans les carrefours pour nous voir. On eût dit la marche triomphale d’un Bouddha vivant dans quelque cité sainte de la Mongolie ; mais les rues de Shang-hai n’étaient pas toujours assez larges pour les évolutions de ce brillant cortège. Parfois les brancards s’embarrassaient dans les piliers ou dans la devanture de quelque échoppe chinoise, le mandarin français était obligé de descendre de sa chaise pour aider ses porteurs à sortir de ce mauvais pas, et la dignité de l’idole se trouvait compromise.

Le consul d’Angleterre avait droit à notre première visite, et c’était la maison qu’il habitait alors au sein de la ville intérieure[10] que nous nous efforcions d’atteindre à travers le labyrinthe le plus compliqué qu’ait jamais renfermé l’enceinte d’une cité orientale. Après mille détours, nous vîmes enfin apparaître les murs du consulat britannique ; les disques d’airain suspendus dans la loge du concierge frémirent sous les coups répétés des serviteurs chinois ; la porte massive tourna lentement sur ses gonds, et les officiers qu’annonçait ou saluait cet affreux vacarme furent reçus par l’interprète et le vice-consul anglais au bas du perron de la cour d’honneur. Les Chinois ont poussé l’horreur de la symétrie jusqu’à la puérilité. Si vous étudiez leurs monumens, si vous pénétrez dans leurs demeures, vous y remarquerez à chaque pas la simplicité des lignes sacrifiée à dessein, l’unité de l’ensemble brisée comme à plaisir, pour faire place aux surprises ménagées par un goût bizarre. La maison qu’habitait M. Alcock, fermée aux rayons du soleil, mais ouverte à la brise, pouvait flatter le caprice d’un artiste : l’admirable patience que la race anglo-saxonne apporte en tous lieux à la poursuite de son bien-être avait pu seule y ménager un logement convenable pour une famille anglaise. Deux consuls y avaient consacré leurs efforts. Telle qu’elle s’offrait à nous, transformée par de longs et coûteux sacrifices, cette étrange habitation semblait avoir acquis tous les avantages d’une maison européenne, sans avoir perdu le cachet pittoresque que lui avait imprimé l’imagination de l’architecte chinois. Des poêles et des cheminées portatives en avaient chassé le froid et l’humidité. Dès qu’on y entrait, on se sentait enveloppé d’une douce température, comme si des mains invisibles vous eussent jeté une robe de chambre japonaise ou une chaude pelisse sur les épaules. Un vestibule imposant vous introduisait dans la salle à manger, vaste pièce attristée par un jour avare, où veillait à l’un des angles un calorifère constamment allumé. À l’étage supérieur, sous les combles, se trouvait le salon, auquel on arrivait par un obscur corridor. Les solives du toit formaient en s’inclinant le plafond de cette nouvelle pièce ; un double pilier qui, suivant la coutume chinoise, soutenait le faîte, sujet à fléchir, occupait avec un poêle de fonte le centre de l’appartement. Le vernis de Ning-po avait donné l’éclat d’une laque brune à ces charpentes grossières. Ce cadre indigène était en harmonie parfaite avec les meubles incrustés du Che-kiang, les bronzes de Nan-king, les porcelaines de Sou-tcheou-fou, rassemblés dans cet étroit espace. Le salon de M. Alcock, dans sa pittoresque étrangeté, eût mérité de figurer à l’exposition de Londres. Pour nous, c’était tout un musée à étudier, non pas un musée composé de cette banale pacotille de Canton faite pour séduire le touriste inexpérimenté, mais un musée tout rempli de coffrets précieux, de morceaux vénérables, de curieuses reliques contemporaines des beaux temps de la céramique chinoise. Ce fut une heureuse fortune pour notre curiosité de rencontrer cet intérieur chinois embelli par des mains anglaises, une plus heureuse fortune encore de trouver sur la terre étrangère l’accueil que nous y réservait la gracieuse, et bienveillante famille de M. Alcock.

Bien des Anglais n’ont point complètement abjuré les vieux préjugés qui obligeaient jadis tout bon insulaire à détester le pape et à maudire la France. Ceux d’entre eux qui ont gardé le fiel héréditaire, qui prêtent encore le serment du test en leur cœur, nourrissent contre nous une de ces antipathies sombres et opiniâtres qui étonnent notre générosité. Avec de pareils Anglais, que votre réserve ne désarme point devant de premières avances ! Sous les formes les plus polies, sous l’enveloppe la plus courtoise, vous ne tarderiez pas à sentir la pointe du trait caché que la haine semble avoir trempé comme une flèche malaise dans le suc de l’upas. M. Alcock n’appartenait point heureusement à cette classe d’ennemis invétérés : il éprouvait un penchant réel pour la France ; il souhaitait sincèrement pour son pays l’amitié d’un peuple éclairé, l’alliance d’un gouvernement libéral. Ce sentiment, il l’eût proclamé sans crainte à la face du Royaume-Uni : il aimait à le confesser par ses actes sans se laisser arrêter par les vains scrupules auxquels sacrifie trop souvent un faux patriotisme. Aussi le consulat d’Angleterre nous fut-il ouvert à Shang-hai, pendant notre court séjour dans ce port, avec autant d’abandon et de confiance que l’avait été le consulat de France.

Notre première séance dans cette aimable demeure était trop officielle pour qu’elle pût se prolonger au-delà de quelques minutes. D’ailleurs nos momens étaient comptés. Nous étions attendus à deux heures précises chez le taou-tai, et notre politesse devait être celle des souverains. Nous nous empressâmes donc de regagner nos chaises et de nous diriger vers le palais du mandarin Lin-kouei. Cette fois ce ne furent pas les éclats du gong, mais les détonations de la poudre qui nous accueillirent. Un artilleur chinois, se bouchant d’une main l’oreille droite, tenant de l’autre un bâtonnet allumé, mettait successivement le feu à neuf petits mortiers de fonte qui faisaient une culbute complète à chaque coup et allaient rouler dans le sable. Les salves des Chinois ne dépassent jamais trois coups de canon ; mais en cette circonstance il fallut que les usages du Céleste Empire cédassent à la nécessité de reconnaître par un égal hommage les honneurs que la Bayonnaise avait rendus la veille au taon-tai Lin-kouei. M. de Montigny eût été intraitable sur ce chapitre ; le taou-tai le savait. Aussi jugea-t-il prudent de s’exécuter de bonne grace. Sorti de son palais à la première explosion qui lui annonçait notre arrivée, Lin-Kouei vint recevoir le ministre de France à l’entrée même du prétoire. Dans cette salle ouverte à tous les vents, en présence de la chimère gigantesque peinte à grands traits sur le mur de la cour extérieure, à quelques pas de la geôle où gémissaient les prévenus, le taou-tai rendait d’ordinaire la justice. Une table rectangulaire, des chaises de bois massif recouvertes d’un coussin de drap rouge et rangées le long des murs, tel était l’ameublement de ce tribunal qui voyait à la fois prononcer les sentences et s’exécuter la majeure partie des arrêts. Sur la table nue et froide figurait, sinistre ornement, l’urne fatale où la main des Minos chinois saisit les baguettes de bambou qui, jetées au bourreau, lui indiquent le nombre de coups qu’il doit infliger au patient. Nous ne fîmes que traverser cette salle officielle. Introduits dans une seconde cour, nous trouvâmes sous un nouveau péristyle une collation préparée à l’avance : des fruits confits, de blanches pyramides d’amandes, des pâtisseries chinoises, des fromages mantchoux qu’on eût pris pour d’innocentes sucreries, et le plus délicat des thés verts, le you-tsien[11], étalant ses feuilles épanouies au fond des tasses recouvertes dans lesquelles la sensualité des gourmets enferme jusqu’au dernier moment le précieux arome. Cette infusion chinoise nous sembla cependant inférieure au mélange de pekoe et de sou-chong que plus d’une fois nous avions offert nous-mêmes aux mandarins de Canton. Ce parfum printanier des premiers bourgeons enlevés à l’arbuste avant le complet développement des feuilles avait quelque chose de trop vague, de trop insaisissable pour nos sens émoussés. Il nous fallait les gros crus du Fo-kien, les thés de Tchin-tcheou et d’Amoy, les feuilles grossières que nourrit le sol granitique du district de Bohea, et que l’action du feu a complètement noircies et desséchées : voilà le rude arome qui plaisait à nos palais barbares, comme à celui de nos matelots l’âpre bouquet des vins de Portugal ou de Catalogne.

Le taon-tai nous fit avec une grace parfaite les honneurs de son palais. Il fut gai, bienveillant, naturel, et parut répondre à nos questions avec une sincérité bien rare chez un fonctionnaire chinois. Quand nous lui parlâmes des armées du Céleste Empire vaincues par une poignée d’étrangers, il n’hésita point à convenir de l’impuissance des milices provinciales : il avoua que toutes ces troupes rassemblées sous l’étendard vert, divisées en ma-ping (cavalerie), pou-ping (infanterie), shéou ping (garnisons sédentaires), n’étaient point en état de tenir tête à quelques régimens européens ; mais il s’étendit avec orgueil sur les mérites des bataillons tartares concentrés autour de Pe-king ou dispersés sur les frontières du nord, dont il portait l’effectif à plus de cent mille hommes, et dont l’entretien coûtait, suivant lui, près de 120 millions de francs à la cour impériale. Il vanta la valeur et la discipline de ces troupes d’élite, qui avaient dompté les Eleuthes et les Usbeks, qui eussent repoussé en 1842 les barbares, si l’empereur eût consenti à se séparer des plus fidèles gardiens de son trône. Ce fut encore Lin-kouei qui nous apprit que le code militaire prononçait la peine de mort contre le soldat chinois ou tartare qui, à l’heure du combat, ne marchait point en avant dès qu’il entendait le tambour, ou ne s’arrêtait point dès que résonnait le gong, contre celui qui décourageait ses compagnons par des histoires de démons ou de fantômes, qui rôdait autour des tentes du général pour surprendre le secret de ses conférences, qui assassinait un homme paisible et venait se vanter d’avoir tué un ennemi, qui, chargé d’une reconnaissance, n’osait point l’exécuter et n’en faisait pas moins son rapport, qui se targuait effrontément de services imaginaires ou s’attribuait, comme Falstaff, les hauts faits des autres.

Malgré son long commerce avec « le plus saint instituteur des temps anciens[12], » malgré le discrédit dans lequel les habitudes d’une longue paix ont laissé tomber parmi les sujets du Céleste Empire le métier des armes, Lin-kouei avait gardé de la nature sauvage au milieu de laquelle s’étaient écoulées ses premières années je ne sais quel levain batailleur qu’aurait condamné la doctrine des sages. Comme ce berger qui, devenu ministre, avait secrètement emporté sa houlette à la cour, Lin-kouei, devenu mandarin civil, avait caché dans un coin de son palais son cheval de bataille. Ce fonctionnaire mantchou, sur la poitrine duquel brillait cependant le pacifique emblème de la cigogne, voulut nous montrer quelle figure il aurait pu faire à la tête d’un escadron d’archers ou de mousquetaires. Il fit amener devant le péristyle sous lequel nous étions assis son coursier tartare, horrible petite bête à la tête énorme, au poil hérissé, à la robe d’un blanc sale, assez semblable à ce cheval baskir, triste souvenir de l’invasion de 1815, qu’on peut voir empaillé dans une des galeries du Jardin des Plantes. Linkouei ne fit que poser le pied sur l’étrier de bois ; enlevant d’un seul effort de ses robustes poignets son corps gigantesque, il enfourcha le poney, dont les reins semblèrent fléchir sous ce poids disproportionné, et lui fit faire deux ou trois courbettes, qui obtinrent nos plus chaleureux applaudissemens.

Après son cheval de bataille, Lin-kouei voulut nous présenter ce qu’il avait de plus cher au monde, sa fille, jeune Mantchoue âgée de dix ans à peine, qu’une pelisse d’hermine et l’horreur des ablutions défendaient doublement contre la froidure de l’hiver. La propreté n’est pas la vertu des Chinois du nord ; mais il y avait tant de gentillesse dans les grands yeux de cette jeune fille tartare, que, sans songer à ses mains gercées ou aux veines grisâtres qui marbraient le carmin de ses joues, chacun de nous s’empressa de complimenter le taou-tai sur les promesses de beauté que renfermait ce calice à demi entr’ouvert. Linkouei nous fit remarquer avec un certain orgueil que sa fille n’avait point le pied mutilé. Les Tartares ont imposé leur costume aux Chinois, le front rasé, la longue tresse de cheveux pendante, aucun signe extérieur ne distingue aujourd’hui les conquérans du peuple vaincu ; mais les femmes mantchoues ont refusé d’asservir leurs enfans à la mutilation que subissent, dès le jour de leur naissance, la plupart des jeunes filles chinoises.

La présentation de la jeune Lin-kouei à des barbares était la démarche la plus contraire aux rites que pût se permettre le taou-tai ; nous laissâmes à Lin-kouei le soin de régler cette affaire avec le Li-pou (bureau des rites) ou le Tou-cha-youen (bureau des censeurs), et nous saisîmes avidement une aussi heureuse occasion d’obtenir enfin l’explication de cette étrange coutume qui, sous prétexte d’un raffinement de beauté, impose depuis des siècles aux jeunes Chinoises de si cruelles tortures. Hélas ! notre espoir fut encore déçu. Cette coutume se perdait dans la nuit des temps. Lin-kouei savait que, célébrés par les poètes, toujours cités comme le cachet de la distinction, les lys dorés (les petits pieds) étaient devenus la perfection la plus recherchée des dames chinoises ; mais il ignorait comme nous l’origine de cette mode bizarre. Fallait-il en attribuer l’adoption au dévouement servile qui avait voulu imiter le pied-bot d’une princesse, ou devait-on reconnaître dans cette mutilation précoce la prévoyance de la jalousie conjugale ? Les Chinois avaient-ils pensé, comme Sancho, que « la vertu des femmes ne s’en trouverait pas plus mal pour une jambe cassée ? avaient-ils choisi ce cruel moyen d’enchaîner au foyer domestique les aimables filles de l’air et de la fantaisie ? C’est vers cette dernière supposition qu’inclinait Lin-kouei. Il pensait qu’en brisant les pieds de leurs femmes, les Chinois avaient moins voulu donner à leur démarche « le balancement du saule agité par la brise » que leur créer des habitudes sédentaires. Combien nous eussions aimé à prolonger de pareils entretiens, si une impatience, justifiée par les événemens qui se préparaient à Canton[13], ne nous eût emportés à travers ce voyage comme une trombe que chasse devant elle la tempête, qui tourbillonne sans cesse et ne s’arrête nulle part !

Avant que le coucher du soleil vînt borner le cours de nos visites et nous ramener à bord de la Bayonnaise, il nous fallait encore saluer le préfet apostolique du Kiang-nan, Mgr Maresca, et, s’il était possible, nous rendre en dernier lieu chez le consul des États-Unis. Trois heures venaient de sonner, et nous n’avions plus un instant à perdre. Nous prîmes donc congé du taou-tai, qui, les mains jointes, nous accompagna jusqu’à nos chaises de ses remerciemens et de ses voeux. Lin-kouei devait partir le lendemain pour Sou-tcheou-fou ; mais il avait promis de hâter son retour dans l’espoir de retrouver à Shang-hai les mandarins français et de les voir « illuminer une seconde fois son palais de leur présence. » Nous entendions encore les fervens tchin-tchin de l’aimable Mantchou, que, depuis long-temps déjà, nos chaises avaient disparu à ses regards.

Nos coulis se dirigeaient d’un pas rapide vers le haut de la rivière, où, sur une pointe avancée, à l’extrémité du dernier faubourg, s’élève le palais épiscopal, ancienne concession de l’empereur Kang-hi, qui fut restituée à nos missionnaires par les soins de M. de Lagrené. C’est avec la croix de bois que nos missionnaires ont entrepris de sauver la Chine. Aussi attendez-vous, quand vous visiterez les côtes du Céleste Empire, à trouver plus d’un évêque vêtu comme un pauvre marchand chinois et dormant sous un toit de chaume. À Shang-hai toutefois, sans être somptueuse, la demeure épiscopale, aux murs de briques, à la couverture de tuiles, réjouit l’œil par son exquise propreté et sa modeste élégance. Appelé à protéger du prestige qui s’attache à son rang et à sa personne les missions dispersées dans la riche province du Kiang-nan, souvent mis par sa position que reconnaissent et protégent les traités en relations directes avec les autorités chinoises, Mgr Maresca a dû s’entourer d’une certaine pompe inconnue aux évêques proscrits du Su-tchuen ou du Hou-kouang. Cet ancien compagnon des martyrs, ce courageux confesseur de la foi qui fut à la veille de suivre M. Perboyre au supplice, a vu des mandarins s’asseoir à sa table et un peuple immense assister silencieux au saint sacrifice, pendant que, dans la chapelle ouverte à tous les regards, les chrétiens à genoux psalmodiaient les prières de l’église traduites en chinois par les premiers missionnaires. Mgr Maresca, évêque de Solen et préfet apostolique du Kiang-nan, est un prélat italien ; mais en Chine tous les prêtres catholiques ont le cœur français, tous les missionnaires apprennent à leurs néophytes à bénir le nom de la France. Le préfet apostolique du Kiang-nan était au nombre des personnes que nous devions souvent revoir. Aussi profitâmes-nous de son indulgence pour brusquer un peu cette première visite et nous acheminer en toute hâte vers le consulat des États-Unis, dont le pavillon flottait à deux milles de là, sur le terrain de la communauté anglaise, presqu’en face du mouillage occupé par la Bayonnaise.

Le consul américain, M. Griswold, était à Shang-hai le représentant de la maison Russell. La cordiale franchise de cet associé de M. F’orbes acheva ce qu’avait préparé une si heureuse coïncidence et assura l’intimité de nos rapports avec le consulat des États-Unis. La maison qu’habitait M. Griswold portait, comme celle des négocians anglais associés, les Dent ou les Matheson, ce cachet grandiose qu’imprime encore sur les côtes de Chine, à toutes les constructions européennes le souvenir des beaux temps de la compagnie des Indes. Dans ce palais qu’il habitait seul, M. Griswold eût voulu retenir, pour tout le temps de leur séjour à Shang-hai, une partie des officiers de la corvette française. Nous n’eussions point eu de motifs pour décliner une offre aussi aimable que sincère, si la Bayonnaise eût été mouillée, comme à Macao ou à Manille, à trois trilles de la terre ; mais à Shang-hai, où la corvette se trouvait à portée de voix du quai, à quelques mètres du rivage, nous préférâmes, malgré les gracieuses instances de M. Griswold, rester fidèles à nos habitudes. Le soir même, au moment où les ténèbres de la nuit commençaient à s’étendre sur le fleuve, brisés de fatigue, enchantés cependant de notre journée, nous regagnâmes, comme l’oiseau qui retourne à son nid, le noble et beau navire sur lequel nous devions achever le tour du monde.


III

Après quarante-huit heures consacrées, avec une conscience qui eût édifié le tribunal des rites, aux plus minutieuses exigences de l’étiquette, nous avions enfin reconquis notre indépendance. Chacun de nous pouvait désormais suivre librement le chemin où l’entraînerait sa fantaisie. Cette fois nous avions bien réellement devant nous la Chine ouverte : plus de tigres veillant comme à Canton aux portes de la ville pour en écarter les barbares, plus de populace insolente pour entourer de périls la moindre reconnaissance poussée au-delà de China-street. À Shang-hai, l’Européen parle et agit en maître. Ce sont les Chinois qui ne sont plus chez eux. Plus humbles que les Juifs de l’Orient, on ne les voit jamais se redresser sous l’insulte ; ils fuient comme un troupeau de daims devant le moindre couli revêtu de la livrée consulaire. On n’est obligé à quelques égards qu’envers les colons du Fo-kien, que l’on reconnaît encore mieux à la fierté de leur physionomie qu’à la tresse de cheveux et à la ceinture qu’ils tournent en guise de turban autour de leur tête. Ces Fo-kinois, bateliers pour la plupart, ne baiseraient point, comme les Chinois dégénérés de Shanghai, la main qui oserait les frapper ; ils rendraient hardiment coup pour coup : on le sait et on les respecte. Pourvu que l’on ait soin de ne point se faire de querelle avec ces colons d’humeur peu accommodante, en pourra s’égarer impunément de nuit et de jour dans les rues de Shang-hai sans courir d’autre risque que celui d’être obligé parfois de battre un homme à jeu sûr, ce qui, suivant la remarque judicieuse de Sosie, ne convient guère à une belle ame.

Shang-hai renferme plus de trois cent mille habitans. Cette ville populeuse : n’est cependant qu’une sous-préfecture, un hien. La Chine compte douze cent soixante-dix-neuf de ces villes de troisième ordre, deux cent trente-sept tcheous, chefs-lieux de préfecture, et cent quatre-vingt-dix-huit fous, cités plus importantes encore, dans lesquelles réside souvent, comme à Canton ou à Sou-tcheou, l’administration centrale de la province. Toutes ces villes, les hiens aussi bien que les tcheous et les fous, sont entourées d’une enceinte fortifiée. L’enceinte de Shang-hai, sans y comprendre les vastes faubourgs qui s’étendent sur les bords du fleuve, a cinq ou six milles de circuit. Crénelés et flanqués de bastions, ces remparts, dont la hauteur ne dépasse pas huit ou neuf mètres, ne sont protégés par un fossé que du côté de la campagne. Ils n’ont jamais été destinés à recevoir de l’artillerie, car sur plusieurs points les maisons touchent presque la muraille. De pareils boulevards, écroulés en partie ou sillonnés par de profondes crevasses, ne pouvaient arrêter une armée anglaise. Aussi, en 1842, les mandarins n’essayèrent-ils pas de les défendre. Ils évacuèrent la ville, où les Anglais pénétrèrent sans coup férir. Au dire de nos missionnaires, qui a vu une ville chinoise les a vues toutes. Il est certain que l’aspect de Shang-hai diffère peu de celui de Canton. N’y cherchez point de beaux quais, des édifices imposans, des rues alignées au cordeau. Dès que vous aurez dépassé les limites du terrain accordé à la communauté anglaise, vous ne trouverez sur les bords du Wampou qu’un talus fangeux supportant d’horribles masures minées par les eaux et tombant de vétusté. Dans l’intérieur de la ville, des rues sales, étroites et tortueuses se croisent et s’enchevêtrent de telle façon qu’il faut de longues études pour apprendre à se reconnaître au milieu de ce labyrinthe. Du reste, nulle régularité dans l’alignement des maisons, point de trottoirs, aucun moyen de se mettre à l’abri de la foule qui se presse et se coudoie sur la chaussée, ou qui s’ouvre brusquement devant la chaise d’un mandarin.

L’importance de Shang-hai tient surtout à sa position. Située à quatorze milles de l’embouchure du Yang-tse-kiang, peu distante des bouches du Pei-ho et (lu Hoang-ho, cette ville communique, par le fleuve qui la traverse, avec Sou-tcheou-fou, dont elle n’est éloignée que de cent cinquante milles. C’est à Sou-tcheou-fou que se rendent les jeunes gens qui viennent d’hériter et les marchands qui ont fait une fortune rapide. Les restaurateurs les plus habiles, les bateaux de fleurs les plus somptueux, les femmes les plus élégantes et les plus belles y appellent les épicuriens chinois. Cette riche cité, la plus policée et la plus dissolue de l’extrême Orient, la Corinthe du Céleste Empire, est aussi une place de commerce importante ; elle attire à elle la majeure partie des importations étrangères, et les reverse, par de nombreux canaux, jusqu’au fond de dix provinces. Chaque année amène à Shang-hai, qui n’est en réalité que le port de Sou-tcheou-fou, près de dix-huit cents jonques jaugeant au moins trois cent mille tonneaux. C’est sur ce marché, dans cet entrepôt des produits du nord et de ceux du midi, que s’échangent les bois de construction, les salaisons, les eaux-de-vie, le blé, les légumes, les fruits du Pe-tche-li, du Shan-tong et du Leau-tong, contre le sucre, l’indigo, le thé noir, le poisson salé du Fo-kien, la cannelle, les cristaux et les parfums du Quouang-tong. Les riches provinces du kiang-nan et du Che-kiang prennent, comme on peut le présumer, une part importante à ce mouvement commercial. Plus de cinq mille barques de diverses grandeurs y apportent, par le Yang-tse-kiang et les nombreux affluens de ce grand fleuve, les soieries et les cotonnades, les poteries et la porcelaine que les jonques destinées à la grande navigation vont distribuer avec la mousson favorable sur tout le littoral de l’empire.

L’activité industrielle de Shang-hai répond d’ailleurs à cette activité maritime. On n’y rencontre guère de maison qui ne soit un atelier ou une boutique. Le bambou et l’argile s’y montrent façonnés par la plus ingénieuse industrie, émaillés ou ciselés par des ouvriers qui ne dépensent pas 25 centimes par jour, et qui travaillent au moins quatorze heures sur vingt-quatre. Les marchands de Shang-hai n’ont point encore appris, comme ceux de China-street, à exploiter la simplicité européenne, et la plupart des objets de curiosité s’y vendent beaucoup moins cher qu’à Canton. Aussi est-il probable que le premier usage que nous eussions fait de notre liberté eût été de courir, nos piastres de Charles IV à la main[14], chez ces dangereux tentateurs, si les réjouissances qu’entraîne à sa suite le nouvel an chinois n’eussent encore, pour quelques jours, fermé toutes les boutiques et interrompu toutes les affaires. Depuis que le soleil avait atteint le 15e degré du verseau, et que la lune naissante avait signalé le commencement de la vingt-neuvième année du règne de Tao-kouang, les marchands de Shang-hai, retirés au fond des plus secrets asiles de la vie privée, ne songeaient plus qu’à recevoir gaiement leurs amis et à écarter les esprits malfaisans du foyer domestique. On sait que les Chinois attribuent la plupart des maladies qui les affligent à quelque influence diabolique. Ils ont les cinq démons impurs, — les laom-zen, — que je soupçonnerais d’une secrète parenté avec les succubes du moyen-âge. Ces démons s’attaquent de préférence aux nouvelles mariées ou tourmentent sans pitié les maris fidèles. D’autres esprits subalternes frappent le corps de paralysie et la langue de mutisme, s’amusent à briser la vaisselle, ou viennent, pendant la nuit, ouvrir et fermer les portes et les fenêtres avec fracas. Ces lutins si importuns sont heureusement d’une poltronnerie extrême. Le bruit des pétards les effraie, le son belliqueux du gong les fait fuir. Aussi, quand au premier jour de l’année nouvelle il a nettoyé et orné son habitation, quand il a décoré l’autel des dieux lares des vases de porcelaine où fleurit sur un lit de cailloux humides la fleur du narcisse, le marchand chinois n’a-t-il pas de soin plus pressant que de s’armer du gong ou des cymbales pour mettre en fuite les démons qui rôdent autour de sa demeure. Les étrangers qui s’aventurent à cette époque dans les rues tortueuses de Shang-hai seraient tentés de se croire au milieu d’un vaste hospice d’aliénés. Au sein de chaque boutique bien close rugit le plus épouvantable tapage : on dirait des damnés ou des fous qui secouent leurs chaînes. On ne soupçonnerait jamais que ce sont des citoyens paisibles qui accomplissent pieusement un devoir religieux et se délassent de cette façon des pénibles travaux de l’année.

Puisque l’accès des magasins où se trouvaient rassemblés les futiles trésors - objet de notre convoitise - nous était pendant quelques jours interdit, il fallait remettre à un autre moment le plaisir de fouiller les plus secrètes étagères du marchand de porcelaines ou du marchand de curiosités, et chercher un autre emploi à nos loisirs. Sur un terrain où tout était nouveau pour nous, il suffisait d’errer à l’aventure pour faire une ample moisson de détails instructifs et de curieuses impressions de voyage ; mais, chose singulière, nous nous étions fait, avant d’arriver sur les côtes du Céleste Empire, l’idée d’une Chine si bizarre, d’une planète si différente de la nôtre, qu’à Shang-hai comme à Canton rien ne nous frappait plus vivement que de trouver tant de coutumes et d’institutions presque européennes. Quand on nous expliquait le mécanisme des banques chinoises ; quand on nous parlait de lettres de change circulant d’un bout de l’empire à l’autre, quand on nous citait le papier-monnaie avec lequel le fondateur de la dynastie mongole, Koubilaï-khan, pavait jadis ses armées, quand on nous faisait parcourir enfin les longues galeries des monts-de-piété où l’usure exploite jusqu’aux plus misérables baillons, jusqu’à la casaque trouée du pauvre[15], nous ne pouvions assez nous étonner de ces analogies entre deux civilisations qui ont grandi à part, complètement étrangères l’une à l’autre, et sont arrivées cependant à rencontrer les mêmes inspirations pour répondre aux mêmes besoins.

En quittant dès le matin la corvette, nous partions sans but déterminé, laissant au hasard le soin de nous conduire. Quelquefois un spectacle en plein vent nous arrêtait au coin d’une rue ; d’autres fois, les aigres accens d’un hautbois nous attiraient dans l’intérieur d’un temple : tout un orchestre y occupait une estrade élevée en face de l’autel. Les cordes métalliques du yon-kam mêlaient leurs grincemens à la voix grave du ta-tong et aux ronflemens du sam-siou[16], pendant qu’un malheureux enfant aux veines gonflées, à la face cramoisie, exhalait d’une voix perçante des strophes qui semblaient devoir épuiser son dernier souffle. Un honnête marchand payait tout ce tapage ; il était là, calme et placide, offrant d’un air béat aux mânes de ses ancêtres cette mystique harmonie et le fumet d’un repas splendide qu’il avait fait dresser devant l’image vénérée de Bouddha. Notre présence ne parut causer aucun déplaisir à ce lugubre amphitryon. Il nous sourit d’un air de bonne humeur et nous fit signe d’avancer jusque sur les marches de l’autel : nous n’avions point à craindre de troubler ses prières ou sa douleur, car il n’était venu dans ce temple que pour accomplir un rite. On n’eût pu découvrir sur ses traits la moindre émotion, le plus léger indice d’un pieux souvenir ou d’une religieuse espérance.

Les Chinois sont le peuple le moins spiritualiste de la terre. Ils ont à peine le pressentiment d’une autre vie, et, acceptent cependant avec une singulière apathie la pensée de la mort. « Naître et mourir, disentils, sont également dans les lois de la nature. C’est le jour qui fait place à la nuit ; c’est l’hiver qui succède à l’automne. » En Europe, nous tenons à éloigner de nos yeux tout ce qui pourrait nous rappeler ce cruel arrêt du destin. Les Chinois conservent quelquefois pendant des années, à l’entrée même de leur maison, le cercueil d’un père, sans que personne s’émeuve de la présence de cet objet sinistre ou paraisse songer au funèbre dépôt qu’il renferme. Les lois ont proscrit, il est vrai, ce pernicieux usage ; mais, dans une province aussi populeuse que le Kiang-nan, les vivans disputent trop âprement le terrain aux morts pour que chacun puisse se flatter d’y avoir sa dernière demeure. Les enfans qui meurent avant d’avoir atteint un certain âge sont entassés dans des puits, affreux charniers souvent remplis jusqu’au bord, près desquels nous ne pouvions passer sans frémir. Pour les hommes faits, il faut les six pieds de terre que respecte la houe et sur lesquels jamais la charrue ne pourra tracer de sillon. La piété filiale qui n’a pu amasser la somme nécessaire à l’acquisition d’un pareil terrain doit donc se résigner à braver les lois, toujours indulgentes pour de pareils crimes. Le cercueil paternel devient alors un meuble de famille, à moins que, déposé au milieu du vaste champ des morts qui s’étend entre le consulat de France et l’enceinte extérieure de la ville, il ne soit chaque nuit frauduleusement recouvert de la terre enlevée aux tombes voisines.

Le matérialisme des prêtres de Bouddha paraît égaler celui des laïques qui fréquentent leurs temples. « Je n’admets que quatre vérités, disait un bonze à un de nos missionnaires : la faim et la douleur, le besoin de se vêtir et la nécessité de manger. » La moindre pièce de monnaie a un attrait invincible pour ces misérables. Il nous est arrivé maintes fois de nous donner pour quelques sapecs le spectacle de leur dévotion. Pieusement agenouillés, ils exécutaient les neuf prostrations devant la trinité bouddhique, ou chantaient, en battant doucement la mesure sur une sphère entr’ouverte de bois sonore, des prières qu’ils ne comprenaient pas. Quelle qu’ait pu être l’heureuse influence exercée par le bouddhisme sur les tribus tartares, il est certain que ce culte superstitieux, dans l’état de dégradation où sont tombés ses ministres, ne peut être aujourd’hui que funeste à la Chine. Il n’est pas une vertu sociale dont ces hommages sceptiques rendus à la divinité puissent devenir la source. Mieux vaudrait cent fois pour le Céleste Empire retourner à la philosophie de Confucius que persévérer dans ces pratiques religieuses dont une foi douteuse voudrait substituer les mérites à ceux de la vertu et de la charité. C’est à Shang-hai surtout que l’on prend en pitié ce vaste empire menacé d’un double, péril par le relâchement de ses mœurs et par l’excès croissant de sa population. Dans cette ville, entrepôt d’un commerce immense, on trouve à chaque pas couchés sur le bord des chemins des mendians demi-nus, des infirmes étalant aux yeux du public les plus hideux ulcères, des moribonds expirant dans la fange, des femmes au teint hâve montrant leur face lymphatique à la porte des maisons obscures et humides dans lesquelles elles vivent agglomérées. Au milieu de ce peuple abject et scrofuleux, tout dévoué au plus sordide sensualisme, on sent la dignité humaine si ravalée, qu’on ne peut souvent se défendre d’un mélancolique dégoût de la vie. C’est alors qu’il faut abandonner pour quelques jours l’enceinte de Shang-hai, quitter ce cloaque entrecoupé de ruisseaux et d’immondices, pour aller demander à la campagne le bienfait d’un air plus pur et le spectacle d’êtres moins dégradés.

Une riche pagode, peuplée de tous les demi-dieux de l’olympe chinois, a été élevée par la dévotion des prêtres de Bouddha sur la rive droite du Wampou, à cinq ou six milles de Shang-hai. Ce temple a le privilège d’attirer les étrangers et de servir de but à toutes les promenades. M. Alcock voulut nous y conduire lui-même et gravir avec nous la tour octogonale dont les mille clochettes agitées par la brise mêlaient au murmure des bambous et des saules la joyeuse harmonie de leurs voix argentines. Quand nous eûmes atteint la dernière des galeries couvertes, posées comme autant d’étages l’une au-dessus de l’autre, nos regards embrassèrent une plaine indéfinie coupée dans tous les sens par des canaux et des rivières que sillonnaient d’innombrables flottilles. À part quelques groupes de maisons, la plupart des habitations se montraient isolées au milieu des champs divisés par des digues transversales. Bâties presqu’à fleur de terre pour mieux résister à la fureur des typhons, humbles comme un nid de fauvette, ces rustiques demeures étaient souvent égayées par quelque bouquet d’arbres : des pêchers, des mûriers ou des saules. Dans ce vaste panorama déployé sous nos yeux, on eût en vain cherché un coin de terre en friche. Les champs, que l’inondation submerge chaque année vers le mois de juillet, étaient consacrés à la culture du riz. Le coton herbacé, que l’on sème au commencement du printemps pour le récolter dès les premiers jours de l’automne, devait croître sur les terrains plus secs et plus élevés. Tout indiquait autour de nous l’intelligente activité de la population et la fécondité de ce sol inépuisable du Kiang-nan, qui, sur une superficie inférieure de plus de moitié à celle de la France, nourrit aujourd’hui soixante-douze millions d’habitans.

Nous avions déjà visité tant de temples bouddhiques, qu’en descendant de la tour désignée par M. Alcock à notre curiosité, nous dédaignâmes d’aller saluer, dans la célèbre pagode qui avait été cependant le but de notre promenade, la vierge Kouan-yn, le dieu Fo[17], ou les dix-huit lohan[18]. Un autre temple méritait mieux nos hommages c’était celui que venaient d’élever au Dieu des chrétiens, près du village de Su-ka-wé, les pères de la compagnie de Jésus. Ces héritiers d’une illustre mission, appelés à seconder un prélat italien, avaient voulu s’établir sur le lieu même où le père Ricci, dans les premières années du XVIIe siècle, conquit à l’Évangile le fameux Paul Su, un des ministres qui ont servi le plus fidèlement la dernière dynastie chinoise. Après avoir lutté courageusement contre les dénonciations calomnieuses qui vinrent l’assaillir, après avoir, dans un livre qui est demeuré un modèle de clarté et d’élégance, vengé la religion catholique des injures de ses ennemis, ce philosophe chrétien s’éloigna volontairement de la cour, et vint se retirer au village de Su-ka-wé, propriété de la famille Su, à quelques milles de Shang-hai. Un canal gonflé par la marée montante, mais dont les longues rames de notre canot touchaient les deux bords, nous conduisit au pied même du nouveau monastère, simple et frais édifice, d’où notre arrivée fit sortir un essaim de Chinois gigantesques. La figure martiale et les longues moustaches de pareils Chinois auraient suffi pour mettre en fuite toute la milice de Shang-hai. Ces prétendus enfans du Céleste Empire n’étaient autres que le père Gotland, le père Poissemeux, supérieur de la mission, le père Clavelin, le père Lemaître, le père Bruillion que la Bayonnaise avait porté de France à Macao, le père Massa, fléchissant déjà sous la maladie qui devait l’enlever. Nous avions sous les yeux l’élite des missionnaires de la compagnie de Jésus. Si l’on veut songer avec quelle force les préjugés contractés dès l’enfance s’incrustent dans l’esprit, si l’on veut se rappeler avec quelle animosité les jésuites furent jadis signalés à notre juvénile indignation, on comprendra quelle surprise agréable ce fut pour nous de voir apparaître les ténébreux enfans de Loyola sous des traits qui ne rappelaient en aucune façon le type consacré par les préventions populaires. Nous étions habitués à l’aimable franchise, à l’exquise urbanité des enfans de saint Vincent de Paul et des pères des Missions-Étrangères - nous avions donc le droit de nous montrer difficiles en fait de missionnaires ; mais je dois confesser que nos nouvelles connaissances soutinrent sans désavantage la comparaison. Les pères de Su-ka-wé semblaient se multiplier pour répondre à nos questions et faire aux officiers français les honneurs de leur monastère. Les religieux du mont Saint-Bernard ne reçurent pas avec plus d’empressement le héros qui venait de gravir les Alpes. Il y avait sur ces loyales physionomies une empreinte de droiture et de bonté qui inspirait le respect et commandait la sympathie. L’habitude du danger et des privations, la foi exaltée de l’apôtre, impriment à la figure du missionnaire un cachet à part. La Chine, la Cochinchine, le Tong-king, sont le champ de bataille de l’église militante, et les prêtres qui ont campé sur les sommets du Tant-la, voyage dans les brouettes du Kiang-nan, ou traversé le lac Po-yang dans leurs frêles barques, ne peuvent ressembler aux paisibles desservans de nos paroisses. Ils ont je ne sais quoi de hardi et de résolu dans les manières qui les distingue du soldat évangélique condamné à végéter toujours dans la même garnison.

Quand nous eûmes visité le monastère dans tous ses détails, le père Poissemeux voulut nous montrer le tombeau de l’illustre néophyte converti par le père Ricci. Ce tombeau s’élève à douze pieds environ au-dessus du sol. Autour du sépulcre, deux lions de pierre, des lions chinois, qui ne ressemblent guère à ceux de Barye, rappelaient la puissance du mandarin ; deux chevaux près de là figuraient sa majesté, et, placées en regard, touchant presque le mausolée, deux brebis représentaient le peuple. Des chrétiens qui comptaient parmi leurs ancêtres les oncles du dernier ministre de la dynastie des Ming nous furent présentés par le père Lemaître. On eût voulu nous conduire dans la chaumière où cette famille déchue conserve encore les portraits de Paul Su et de ses parens, mais la nuit allait bientôt arriver ; la marée descendait déjà depuis deux heures, et nous dûmes prendre congé de nos aimables hôtes pendant qu’il nous restait encore assez d’eau et de jour pour regagner le Wampou. On ne nous laissa point partir cependant sans nous obliger à emporter un souvenir de notre passage à Su-ka-wé. Pour ma part, j’eus deux idoles, le dieu des nuées à la face flamboyante et le patron des familles dont la protubérance frontale accusait la bienveillance extrême, idoles mutilées, jadis l’objet de la vénération d’un bonze, mais dont ce prêtre converti se fût servi pour faire chauffer son thé, si un missionnaire bien inspiré ne se fût opposé à ce vandalisme inutile.

De toutes les journées que nous passâmes à Shang-hai, celle-ci fut pour nous la plus intéressante : elle avait été employée tout entière dans la société des hommes qui ont le plus d’occasions d’observer non pas les mœurs toujours altérées, toujours un peu factices des villes, mais les mœurs de la campagne. En Chine plus que partout ailleurs, si l’on veut retrouver quelques restes des vertus antiques, c’est loin des villes qu’il faut les chercher. Les cultivateurs du Kiang-nan, comme les habitans clos Lou-tchou, se distinguent surtout par les qualités passives qui échappent le mieux à l’action délétère du matérialisme la simplicité et la douceur. Dans cette riche province, nos missionnaires n’ont point à craindre la persécution ; ils ne se plaignent que de l’humeur insouciante et joviale des païens qu’ils veulent convertir. Semblables à ce peuple de l’antiquité qui n’avait pu sans rire sacrifier un bœuf à Neptune, c’est par un mot plaisant que ces joyeux sceptiques s’efforcent d’échapper aux efforts du prédicateur. Ce sont les Andalous de la Chine comme les Fo-kinois en sont les Catalans. Ces paysans pacifiques ne possèdent point en général le champ qu’ils cultivent ; ils le reçoivent à titre de fermage des mains du propriétaire. Dans les temps primitifs dont les chroniques chinoises ont gardé la mémoire, la possession du sol était le privilège de quelques familles princières ; le peuple vivait dans un état voisin du servage[19] : il livrait à l’empereur ou aux princes feudataires le dixième des grains récoltés ; mais, depuis deux mille ans, les souverains du Céleste Empire, — sans abdiquer les droits nominaux de leur couronne, sans sacrifier les droits plus réels de leur trésor, — n’en ont pas moins constitué dans leurs états la propriété foncière sur une base qui diffère peu de celle qu’ont en Europe consacrée les progrès de la civilisation.

Il est probable que les premiers titres de propriété eurent pour origine, dans cette partie de l’extrême Orient, la libéralité du souverain ou le défrichement d’un terrain inoccupé. Aujourd’hui même, il suffit de mettre en valeur une portion de terre inculte ou de soustraire à l’action de la mer quelque alluvion récente pour obtenir la pleine et entière possession du sol qu’on a rendu fertile. Le magistrat du district ; dont il faut obtenir l’agrément avant de s’engager dans de semblables entreprises, délivre au cultivateur, — après une enquête préalable et un délai de cinq mois accordé aux réclamations qui pourraient se produire, — un acte de concession timbré d’avance par le surintendant de la province. Cet acte est un titre de propriété qui peut servir de base aux transactions futures, et dont la transmission substitue aux droits du premier possesseur les droits d’un nouveau maître. Toutefois, quand l’origine de la propriété se perd dans la nuit des temps, les contrats de vente antérieurs, soigneusement conservés et toujours revêtus du sceau des mandarins, suffisent pour valider une aliénation nouvelle. Il est d’usage, surtout dans les provinces méridionales, que le propriétaire se dessaisisse entièrement de ses droits en faveur du fermier, moyennant le paiement d’un droit de mutation et l’acquittement d’une rente annuelle. C’est ainsi que le morcellement des biens-fonds est, en réalité, poussé dans le Céleste Empire jusqu’à ses extrêmes limites. Heureusement l’énergique intervention du pouvoir central a prévenu les inconvéniens que devait entraîner un pareil état de choses. Les mêmes lois qui ont constitué, depuis vingt siècles, la propriété foncière dans l’empire chinois se sont occupées d’organiser, en vue de l’intérêt public, un service d’irrigation générale. Le Tcheou-li assignait, six cents ans avant Jésus-Christ, aux cours d’eau artificiels qui sillonnaient déjà dans tous les sens les provinces du nord leur largeur, leur profondeur et leur direction. La solution des plus importantes questions sociales remonte donc, on le voit, en Chine à la plus haute antiquité, et tout fait présumer que ce vaste empire a connu, avant l’invasion des superstitions indiennes, des temps plus prospères, — on pourrait presque dire un état de civilisation plus avancé.

Ces curieux détails, recueillis à la hâte, souvent entrecoupés par d’autres dissertations, furent le butin d’une journée que nous n’eussions point manqué de prolonger, si nous avions eu, comme Josué, le don d’arrêter le soleil, ou, comme Moïse, le pouvoir de suspendre l’action de la marée. Nos regrets nous retinrent même trop long-temps à Su-ka-wé, car plus d’un passage difficile ne fut, point franchi sans peine par notre lourde embarcation, et il était près de neuf heures quand nous rejoignîmes la Bayonnaise.


IV

En arrivant à bord de la corvette, nous trouvâmes des lettres d’invitation qui nous avaient été adressées par le chef d’une famille respectable, chrétienne depuis deux cents ans. La lettre destinée au commandant de la Bayonnaise portait sur sa longue enveloppe rouge une bande de même couleur constellée d’hiéroglyphes, chef-d’œuvre de calligraphie chinoise, dont la traduction eût embarrassé la modestie d’un homme moins habitué aux formules pompeuses du Céleste Empire. Le peuple chinois est le peuple le plus poli du monde, s’il n’est le plus honnête. La lettre en question était donc adressée au « grand commandant militaire des forces navales françaises… grand personnage. » Le caractère ta s’y trouvait reproduit deux fois. Nos missionnaires, que les chrétiens chinois révèrent presque à l’égal de la Divinité, ne sont presque jamais désignés par eux que sous le nom de ta-ta (magnus-magnus). Quand le grand commandant militaire eut brisé le sceau qui fermait cette enveloppe, il trouva un petit volume composé de dix feuillets. Sur la première page était inscrit un seul caractère assez semblable à un E majuscule, touchante et modeste inscription qu’un des missionnaires transportés par la Bayonnaise de Macao à Shang-hai, le père Hue, avait traduite par ces quatre mots : « Avec un cœur droit. » Sur le second feuillet, l’invitation se trouvait précisée et remplissait deux colonnes d’inégale hauteur : « On vous attend pour une modeste collation le douzième jour de la première lune (4 février), au dixième coup de l’horloge… Vous illuminerez par votre présence Lo-tsuen, qui vous invite humblement. »

Personne ne doutera de l’empressement avec lequel tous les officiers de la Bayonnaise se crurent tenus de répondre à cette gracieuse invitation. Dix heures sonnaient quand nous entrions chez le vénérable Lo, vieillard septuagénaire, qui revivait dans deux fils et dans je ne sais combien de petits-enfans. Lo ne nous avait point trompés : notre présence avait eu en effet le don d’illuminer sa face amaigrie et ses yeux presque éteints. Il était radieux et montrait, pour nous accueillir, toute l’activité d’un jeune homme. Le Plutus chinois, devant lequel les païens brûlent tant de lingots de papier argenté et allument tant de bâtonnets, n’eût pu se montrer plus libéral pour Lo-tsuen que le Dieu des chrétiens, au nom duquel on ne demandait au vieux négociant qu’un coeur droit et une foi simple. Les affaires de l’honnête Lo avaient constamment prospéré depuis que le traité de Wam-poa avait mis un terme aux persécutions si long-temps dirigées contre les chrétiens du Céleste Empire. Ses jonques n’étaient point tombées entre les mains des pirates, ses soieries s’étaient bien vendues à Tien-tsin, ses débiteurs l’avaient régulièrement payé, ses fils n’allaient point dans les jardins de thé ou sur les bateaux de fleurs jeter les dés et fumer l’opium ; l’abondance et la paix régnaient dans sa maison. Cette calme félicité était faite pour gagner à la cause de l’Évangile de nombreux prosélytes, car les Chinois, il faut bien l’avouer, De comprennent guère le Dieu qui éprouve ses fidèles et ne se sentent aucun goût pour les châtimens miséricordieux qui dépassent leur intelligence.

Dans la demeure de Lo-tsuen, la plus belle pièce de la maison avait été érigée en chapelle. Le père Maistre, des missions étrangères, la tête coiffée du zi-kin, barette de soie noire brodée d’or, y célébra la messe, qui fut servie par le fils aîné de la maison et à laquelle nous voulûmes tous assister. Après la messe, on nous introduisit dans le salon. Une première collation nous y attendait. C’est dans cet appartement que nous trouvâmes les brus chéries de Lo-tsuen, vêtues de leurs plus belles pelisses et coiffées de leurs plus belles fleurs. On m’a souvent demandé, depuis mon retour en France, si les femmes chinoises étaient jolies. Je ne me flatte point d’avoir vu ce que le type mongol peut offrir de plus séduisant, mais je dois déclarer ici que toutes les femmes chinoises que j’ai pu voir en Chine ne répondaient nullement à l’idée que je me suis toujours faite de la beauté. Si les peintres chinois ont défiguré leurs mandarins par un embonpoint ridicule, je crains bien que leur pinceau n’ait, au contraire, prêté des charmes fabuleux au sexe le plus faible et le plus dangereux du Céleste Empire. Les peintres cependant ne sont pas en Chine les seuls flatteurs de cette puissance occulte : les poètes brûlent aussi sur ses autels un encens non moins menteur peut-être. Il n’est point de beautés dont le teint ne rappelle dans leurs vers la fleur du pêcher, dont les lèvres n’aient l’incarnat du whampi. Je ne sais trop quelles métaphores les deux belles-filles du vieux Lo-tsuen eussent pu inspirer à un poète chinois ; mais je les aurais volontiers comparées pour ma part à la pâle Phébé, telle qu’elle se montre à nous quand elle fait briller son premier croissant au fond d’un ciel pur. Ces faces concaves et impassibles étaient bien loin assurément de rappeler la grace majestueuse du profil grec ou la piquante mobilité d’une physionomie française. Le véritable charme de ces deux jeunes femmes consistait dans la modestie de leur contenance et la douceur bienveillante de leur regard. Restées chinoises même en devenant chrétiennes, elles se gardèrent bien de se mettre à table avec nous, et assistèrent debout à ce premier repas, qui n’était d’ailleurs qu’un essai, un prélude au véritable dîner.

Ce fut au rez-de-chaussée que nous trouvâmes cette modeste collation que nous avait annoncée l’humilité de Lo-tsuen. Un mandarin de première classe, un tsong-tou, n’eût pas mieux fait. À la vue de cette table chargée de mets étranges et fumante de vapeurs inconnues, nous craignîmes de retrouver sous ce toit ami les trahisons qui nous avaient accueillis à Canton, et, malgré tout le chagrin qu’en pouvait concevoir Lo-tsuen, malgré toutes ses instances, les plus sages d’entre nous s’abstinrent. Il fallait une résolution bien ferme pour ne pas céder à ce bon vieillard, si fier de ses illustres hôtes, si heureux de ce grand jour ; mais du sam-chou ; des oeufs fermentés et de l’huile de ricin ! de bonne foi, était-ce possible ? Nos démonstrations affectueuses réussirent, je l’espère, à consoler notre hôte ; du moins, quand nous le quittâmes, le nuage qui avait un instant assombri son front avait complètement disparu, et j’aime à penser que sa mémoire ne garda, comme la nôtre, qu’un souvenir agréable du 4 février 1849. Pour nous, un intérêt plus sérieux que celui d’une vaine curiosité nous avait rendu cette visite précieuse. Ce n’était point seulement au sein d’une maison chinoise qu’une circonstance inattendue nous avait fait pénétrer, c’était la porte d’une maison chrétienne que l’invitation de Lo-tsuen nous avait ouverte. Nous étions maintenant suffisamment éclairés sur une question long-temps débattue entre nous, et le zèle des missionnaires catholiques était légitimé à nos yeux. Aux personnes qui pourraient douter de l’heureuse influence exercée par leurs prédications, qui demanderaient encore si, en convertissant les Chinois à l’Évangile, ils les rendent meilleurs, ces nouveaux apôtres feront bien de montrer le vieux Lo et sa jeune famille. Il n’est point d’homme sincère qui ne sorte de cette maison à jamais guéri de ses doutes et prêt à rendre hommage aux bienfaits d’un généreux prosélytisme.

Le taou-tai cependant était revenu de Sou-tcheou-fou. Le préfet apostolique du Kiang-nan, Mgr Maresca, voulut faire asseoir à sa table un homme devant lequel, peu de mois avant le traité de Wampoan il n’eût pu paraître qu’agenouillé et chargé de chaînes. Lin-kouei accepta l’invitation de l’évêque, et la cour de la résidence épiscopale reçut dans sa modeste enceinte le nombreux cortège du taou-tai. Arrivés les premiers à l’évêché, nous vîmes défiler devant nous les bourreaux au chapeau conique surmonté d’une plume grise, armés de fouets et agitant des fers, les hérauts écartant la foule par leurs cris barbares, les licteurs, le bambou sur l’épaule, prêts à bâtonner les récalcitrans, les satellites rangés de chaque côté de la litière de son excellence, les serviteurs portant les uns des parasols d’honneur, d’autres les tablettes rouges, sur lesquelles se lisaient en caractères d’or tous les titres du mandarin civil. Le taou-tai parut enchanté de nous retrouver dans le salon de Mgr Maresca ; mais, quand il eut serré la main des officiers de la Bayonnaise, il remarqua avec étonnement un visage inconnu dans les rangs de ses anciens amis. Un homme vêtu d’une longue robe noire, aux cheveux flottans sur les épaules, à la barbe soyeuse, était assis à côté du ministre de France. Avant que Lin-kouei eût pu demander les titres de ce nouveau personnage, le père Huc, — car l’inconnu n’était autre que ce célèbre missionnaire, qui, ayant pris passage à Macao sur la Bayonnaise pour se rendre à Shang-hai, n’avait pas quitté l’évêché depuis le jour de notre arrivée, — le père Huc se leva, et, s’avançant vers le taou-tai, lui adressa la parole en mandchou.

Il faut renoncer à peindre la surprise du surintendant. Depuis le règne de Kang-hi, la nationalité mantchoue s’est trouvée comme étouffée sous les émigrations qui, en dépit de tous les édits du souverain, n’ont cessé de se précipiter en dehors de la grande muraille. L’usure chinoise a conquis la Mantchourie sur les conquérans du Céleste Empire. Asservis par la civilisation efféminée des vaincus, dépossédés du sol natal par l’astuce d’une race avide et patiente, les Mantchoux en moins de deux siècles ont tout perdu : leurs mœurs, leur pays, leur langage même. La langue mantchoue, autrefois honorée à la cour de Pé-king, n’est plus aujourd’hui qu’une langue morte, cultivée par de rares adeptes, conservée comme un dernier souvenir de la patrie par les sujets de Tao-kouang ou de Y-shing qui portent encore sous l’uniforme chinois un cœur vraiment tartare. Un Européen lui adressant la parole dans cette langue sacrée dont les accens n’avaient pas depuis bien des années frappé ses oreilles devait donc paraître une merveille à Lin-kouei. Le père Hue avait long-temps vécu sur les confins de la Chine et de la Mongolie ; il avait accompli, avec M. Gabet, ce remarquable voyage qui, à travers les grandes solitudes de la terre des Herbes, les monts sablonneux des Ortous et les plateaux de la HauteAsie, avait conduit les deux apôtres jusqu’au sein de la capitale du Thibet[20]. Le père Hue avait étudié dans les lamaseries mongoles les dernières transformations des doctrines bouddhiques ; il parlait avec la même facilité le chinois, le mongol, le mantchou et le thibétain. Lin-kouei demeurait suspendu aux lèvres du savant lama du ciel d’Occident. — Quels sont les trois trésors de la Mantchourie ? lui demanda le père Huc. — Le jin-seng, les peaux de zibeline et l’herbe de houla, répondit le taou-tai. On connaît depuis long-temps le jin-seng en Europe ; on sait que cette racine a des propriétés toniques auxquelles les Chinois attribuent le don de ranimer, la vie, de réchauffer le sang dans les veines du vieillard. Nous ne saurions pas encore ce qu’est l’herbe de houla, si la curieuse relation du père Huc ne nous l’eût fait connaître. Le jin-seng, qui se vend au poids de l’or, ne peut servir qu’au riche ; l’herbe de boula est le trésor du pauvre. Il n’est point de bottes fourrées qui communiquent aux pieds une chaleur plus douce que les chaussures de cuir garnies intérieurement de cette herbe bienfaisante. Lin-kouei nous promit de nous en envoyer à Macao ; mais cette promesse, faite au milieu d’un dîner, ne tarda point probablement à sortir de sa mémoire, et deux ans après notre passage à Shang-hai, doublant le cap Horn à la fin de l’hiver, nous nous demandions, pendant que nous marchions à grands pas sur le pont pour nous réchauffer, ce qu’était devenue l’herbe de Lin-kouei. Il faut être juste cependant envers le taou-tai : s’il oublia un engagement pris à la légère, il se souvint du père Huc. Rentré chez lui, après un dîner qui s’était prolongé jusqu’à dix heures du soir, il saisit le plus délicat de ses pinceaux, et, sans vouloir attendre jusqu’au lendemain, remercia par écrit le missionnaire catholique du plaisir qu’il avait éprouvé à l’entendre.

C’était le guerrier mantchou qui nous avait promis l’herbe de houla : ce fut le mandarin chinois, Lin-kouei, notre plus humble frère cadet, qui, avec un cœur droit, nous prévint que le seizième jour de la première lune (8 février), à trois heures du soir, un repas attendrait la lumière de notre présence. Dans une salle ouverte à tous les vents, où les plus heureux d’entre nous étaient ceux qui avaient pu gagner le voisinage du brasero au fond duquel des cylindres de charbon de terre pilé se consumaient lentement, se trouvait servi un splendide banquet chinois que M. de Montigny avait eu l’heureuse idée d’enrichir de deux énormes pâtés européens offerts au taou-tai. En face de la table se dressait la scène d’un théâtre improvisé. On connaît la passion des Chinois pour le théâtre. Il n’est guère de fête qui ne soit suivie chez eux de quelque représentation dramatique, et cependant la profession de comédien est souverainement méprisée dans le Céleste Empire. Des troupes d’acteurs ambulans parcourent les provinces, montent sur les tréteaux des places publiques, ou vont de maison en maison égayer les loisirs des riches particuliers, qui les appellent. Les rôles de femmes sont ordinairement joués par de jeunes garçons, et, comme ce n’est qu’après les premières années de la jeunesse qu’on voit apparaître sur le menton des Chinois le tardif duvet d’une barbe en général peu fournie, l’illusion à cet égard est complète. Du reste, on le sait, peu ou point de décorations : la simplicité des tréteaux de Thespis ou de la scène qui vit représenter les chefs-d’œuvre de Shakspeare.

Ce fut vers la fin du dîner que Lin-kouei donna le signal, non pas de lever le rideau, mais de faire avancer les acteurs et de commencer ce que, dans leur jargon anglo-chinois, les Cantonnais ont appelé le sing-song. Tout dans cette fête était empreint au plus haut degré de couleur locale. Assis sous un vaste péristyle, nous étions adossés à une cloison capricieusement découpée, sur laquelle on avait étendu les feuilles d’un papier diaphane fabriqué à Séoul par les Coréens. Des lanternes suspendues derrière cette cloison transparente en éclairaient tous les détails d’une lumière fantastique. Lin-kouei avait fait apporter devant lui une petite table sur laquelle étaient posés des pinceaux, un godet de marbre et quelques feuilles de papier. Groupés autour du taou-tai, nous vîmes son pinceau, légèrement imbu d’encre de Chine ou de carmin, tracer sans esquisse, à main levée, un canard barbotant dans la fange, un crabe dont l’ongle de son excellence retouchait les contours, un chrysanthème aux fleurons épanouis, ou une touffe de bambou au milieu de laquelle soupirait une mésange. Pendant ce temps ; nous savourions les délices d’un cigare de Manille, et la troupe ambulante déroulait devant nous les richesses de son répertoire : tragédie historique, drame, opéra, opéra-comique, vaudeville, ballet-pantomime, féerie, tours de force et de souplesse, tout passa en un seul jour sous nos yeux, et, grace à l’obligeance de deux habiles interprètes, Mgr Maresca et M. Kleiskowsky, nous pûmes emporter de cette séance une idée assez complète de la scène chinoise. Ici encore la Chine nous parut moins étrangère à nos idées que nous nous y étions attendus.

Voyez plutôt : quel est ce gueux en haillons qui sort de la coulisse ? N’est-ce pas un de ces personnages bien connus du public des boulevards ? N’est-il pas un peu parent de Robert Macaire, ce malfaiteur qui nous raconte d’un air si dégagé comment il vient de tuer un homme ? Et en se rappelant cet horrible exploit, le scélérat se frotte les mains, rit à se tenir les côtes, et fait entendre de petits cris de jubilation. Survient un passant qui l’aborde, lui offre le thé et le sam-chou, excite adroitement son amour-propre et finit par lui dérober son secret. Quand le meurtrier a confessé son crime, il soupçonne tout à coup qu’il est en présence d’un juge. Alors il cherche à rétracter ses aveux, revêt subitement l’air le plus candide du monde, affecte de railler la crédulité avec laquelle a été accueillie son invraisemblable histoire et met tant de finesse dans son jeu, varie avec tant de naturel l’expression de sa physionomie, les inflexions de sa voix, que, sans comprendre un mot de la langue chinoise, il est impossible de ne pas deviner ce qui se passe entre lui et le mandarin. La clairvoyance et l’habileté du juge finissent par triompher de l’astuce de ce misérable, et il est livré aux satellites qui l’entraînent. Mais voici une nouvelle action, voici un nouveau mandarin ! Celui-ci a une affaire bien autrement difficile à éclaircir, une trame bien autrement subtile à démêler. Une jeune femme a reçu son amant sous le toit conjugal. Assis devant une table chargée de mille friandises, les deux coupables semblent aussi tranquilles qu’Adam et Ève au milieu des bosquets du paradis terrestre. Ils ont complètement oublié qu’il existe un mari de par le monde. Cet importun arrive à l’improviste. Le don Juan n’a que le temps de se cacher sous le lit, un grand lit de Ning-po, recouvert d’un ciel quadrangulaire, moins semblable à un lit qu’à un cabinet. Au bout de quelques instans, le mari se couche et s’endort. La jeune femme s’est assise à l’autre extrémité de la chambre et paraît plongée dans de profondes réflexions ; mais soudain un voleur se montre à la fenêtre laissée entr’ouverte. D’un coup d’œil, il a jugé la position : la femme ne l’a point aperçu ; elle ne tardera point à se coucher ou à sortir. Il suffit donc de se cacher n’importe où pendant quelques minutes. Le voleur grimpe lestement sur le lit et se blottit entre les planches. Le mari cependant paraît reposer du sommeil du juste : sa femme s’approche de lui, interroge ses paupières, sa respiration ; il dort. Elle appelle alors son amant, qui sort assez maussade de l’asile où il s’est réfugié. À cette apparition inattendue, le voleur, du haut de son estrade, témoigne son étonnement. Qui se serait douté de cela ? semble-t-il dire. Quel est son effroi quand il voit la jeune femme aller chercher une hache bien affilée, la mettre aux mains de son amant et l’engager par ses gestes et par ses discours à la débarrasser de son mari ! L’amant proteste, laisse échapper l’arme homicide et veut fuir : sa complice l’arrête. Qu’il frappe à l’instant ! ou elle éveille son mari et livre à sa vengeance le séducteur dont l’amour hésite devant le crime. — Il le faut. — Eh bien donc qu’il meure ! L’amant frappe, le mari expire, et les deux coupables s’en vont tout joyeux, après s’être prodigué mille caresses, doucement enlacés l’un à l’autre. Le voleur épouvanté est resté maître du logis ; il descend de sa cachette. Si l’on songe aux habitudes peu sanguinaires des voleurs chinois, à l’impitoyable sévérité des juges envers les meurtriers, à l’indulgence des tribunaux quand il ne s’agit que d’un simple vol, on comprendra combien le filou ainsi compromis doit avoir hâte de quitter cette maison infernale. Malheureusement pour le voleur, les assassins ont fermé la porte ; il lui reste la fenêtre. Il a déjà le pied sur le rebord de la croisée, il va sauter dans la rue hélas ! Voici la justice de Tao-kouang qui passe. Un homme sortant par la fenêtre, qu’est-ce à dire ? Est-ce ainsi que les rites ont réglé la chose ? On entre ; on saisit le drôle. Eh quoi ! dans ce lit un homme assassiné ! — Ton procès sera court, sois tranquille. — Mais je suis innocent ; cet homme a été assassiné à l’instigation de sa femme. — La belle invention ! et qu’un pareil récit a de vraisemblance ! Comment ! cette jeune femme qui arrive sur la scène en se déchirant les joues, qui se jette à corps perdu sur le cadavre de son mari, qui veut mourir parce qu’il a cessé de vivre, cette jeune femme aurait armé le bras d’un meurtrier ! Arrière, imposteur ! Prépare-toi à subir le châtiment de ton crime. — Les satellites et les mandarins subalternes ne sont pas obligés de savoir lire au fond du cœur des femmes. Il faut être au moins membre du collège des han-lin pour cela. Le pauvre voleur périrait donc victime d’une funeste méprise, si un mandarin d’un ordre supérieur n’intervenait et ne finissait par découvrir les vrais coupables, dont le juge, après de longs débats, prononce la sentence.

Justice est faite ; — respect aux morts. Ce n’est plus un couple scélérat, mais un groupe charmant qui occupe la scène. En présence d’un vieillard enveloppé d’une grande robe brune et coiffé d’un chapeau de paille, — un grand-père ou un bon ermite, — un jeune garçon et une jeune fille se livrent à leurs joyeux ébats et déploient leurs graces adolescentes. Le vieillard sourit à ces jeux, et, pendant que les enfans se plaisent à lui décrire tous les plaisirs de leur âge, il suit d’un œil indulgent leur aimable pantomime. Le programme de ce ballet est ce qu’on peut imaginer de plus simple au monde ; mais les mouvemens des danseurs sont si harmonieux, si mollement cadencés, qu’on ne se lasse point de les voir. Tout cela est doux et frais comme une idylle.

Deux sentimens se disputent le cœur des Chinois : l’amour du sol natal et l’amour de la famille. — Après ces innocentes joies d’un grandpère, contemplez la douleur de ce lettré vêtu d’une casaque jaune, qui a quitté le Céleste Empire pour venir étudier la nature dans la Mantchourie ; il regrette maintenant cette belle Chine qu’il a follement abandonnée ; il chante ses chagrins sur un mode plaintif, et la musette marie ses accords à ses chants. Laisse couler tes pleurs, infortuné Chinois, mais renonce à l’espoir de revoir ta patrie. Comment le roi des Mantchoux consentirait-il au départ d’un homme dont il veut faire son premier ministre ? Il envoie vers l’illustre étranger deux mandarins qui cherchent à le séduire par les plus riches présens. Le lettré détourne doucement la tête. Les caresses sont impuissantes ; la terreur triomphera peut-être de sa résistance. Deux bêtes féroces s’avancent en rugissant sur le théâtre. Des pantalons rouges apparaissent sous la couverture qui les enveloppe. Il faut remonter jusqu’à Nick Bottom, jusqu’au lion qui, dans le Songe d’une Nuit d’été, se prépare à paraître devant le duc d’Athènes, pour retrouver cette insolente parodie des bêtes à quatre pattes. Quoi qu’il en puisse être de ces animaux féroces, que ce soient des courtisans déguisés ou de véritables quadrupèdes, le lettré, après avoir versé quelques larmes que lui arrache un premier moment d’effroi, dégaîne son sabre, pousse aux monstres, et ceux-ci deviennent ses très humbles serviteurs. L’insuccès de cette dernière épreuve décourage la persécution, et l’Orphée chinois obtient de franchir de nouveau la grande muraille, menant en laisse les tigres de la Mantchourie.

Depuis deux cent cinquante ans, les Tartares sont assis sur le trône qu’occupait glorieusement la dynastie des Ming, leur volonté est respectée dans tout l’empire ; mais sur la scène ils ont toujours le dessous. Un dernier ballet nous montra des Chinois et des Tartares aux prises. Les Tartares étaient représentés par de grands diables noirs auxquels un Chinois, après des discours aussi longs que ceux de Diomède ou d’Hector, ne manquait jamais d’appliquer quelque bon coup de sabre ou de lance. Le Tartare sortait en boitant et rentrait par une autre porte pour recevoir une nouvelle blessure. Un dernier coup d’estoc le jetait à terre. Les guerriers le chargeaient sur leurs épaules et l’emportaient dans la coulisse. Les Chinois, faisant retentir l’air de leurs cris de triomphe, s’empressaient alors d’élever le vainqueur sur le pavois.

Au milieu des mille sensations qu’éveillait dans l’auditoire un spectacle si varié, les heures s’écoulaient sans qu’aucun de nous songeât à se retirer. Ce ne fut que bien avant dans la nuit que nous pûmes nous arracher à l’hospitalité du taou-lai. Deux fois encore, chez M. de Montigny et à bord de la corvette, nous revîmes l’aimable Mantchou ; mais le palais de Lin-kouei ne s’ouvrit plus pour les officiers français. Depuis quelques jours déjà, nous avions annoncé l’intention de quitter Shang-hai, et ce fut au consulat de France qu’assis à la même table Lin-kouei et M. Forth-Rouen se firent leurs derniers adieux. Soit que cette prochaine séparation eût attristé son ame, soit qu’un sombre pressentiment, — the shadow of coming events, — lui présageât la disgrace à laquelle devaient aboutir ses tendances libérales[21], Lin-kouei pendant tout le repas se montra distrait et mélancolique. Vers neuf heures du soir, il demanda la permission de se retirer, et nous n’essayâmes pas de le retenir. Avant de nous séparer, nous échangeâmes une dernière fois les vœux les plus fervens pour une amitié de dix mille ans entre la France et la Chine, et, le lendemain, l’œil de Lin-kouei eût en vain cherché la Bayonnaise sous les quais de Shang-hai. Secondés par une brise favorable, nous descendîmes rapidement le Wampou, et vînmes jeter l’ancre le 11 février, devant le village de Wossung, où nous attendîmes vingt-quatre heures une marée propice pour donner dans le Yang-tse-kiang.

Notre passage à Shang-hai fut trop rapide pour avoir sur la santé de nos jeunes marins l’heureux effet qu’on eût pu se promettre d’un plus long séjour dans ce port. Nous pûmes juger cependant combien cette relâche pendant la majeure partie de l’année était préférable aux mouillages de Macao et de Canton. Le poisson, le gibier, les bestiaux y abondent et s’y vendent à vil prix[22]. Le froid qui règne à Shang-hai, l’air vif qu’on y respire du mois de novembre au mois de mai, réparent les forces énervées par le climat des tropiques. Tout semble donc attirer le commerce européen dans ce port, au détriment du port de Canton. Ces deux marchés ont conservé cependant jusqu’ici leur importance spéciale. Situés à deux cent soixante lieues l’un de l’autre, ils se partagent les produits de l’empire chinois. Les thés et surtout les thés noirs du Fo-kien continuent de se diriger sur Canton. Le commerce de la soie se concentre à Shang-hai. En 1849, ce dernier port expédiait en Europe ou aux États-Unis six fois moins de thé et deux fois plus de soie que le marché méridional. Si l’on n’envisageait pourtant que l’intérêt des manufactures britanniques et l’importation des produits européens, Shang-hai occuperait déjà le premier rang parmi les ports du Céleste Empire ; mais Canton est le marché de l’Inde. C’est dans ce dernier port que la présidence de Bombay expédie chaque année des cotons bruts pour une valeur de 25 millions de francs, tandis que les provinces du nord, qui cultivent le coton et le produisent à bas prix et en grande abondance, n’ont nul besoin de cotons importés.

Les ménagemens qu’exige l’intérêt agricole de l’Inde anglaise suffiront probablement pour empêcher le gouvernement de la Grande-Bretagne de tourner ses vues avec une ardeur exclusive vers le nord de la Chine. Les Américains ne sont point retenus par des considérations semblables, et c’est à Shang-hai bien plus qu’à Canton que leur commerce tend à se développer. La conquête de la Californie est à plus d’un titre un fait d’une portée immense. La possession de ce nouvel état n’a point seulement doté l’Union américaine de richesses métalliques qui semblent inépuisables : elle lui a aussi ouvert le chemin du Céleste Empire. Depuis quelques années, l’horizon de cette démocratie puissante s’est considérablement agrandi. Le regard se fatigue à en chercher les limites. Par la Californie, les états américains sont plus rapprochés de la Chine que ne l’est l’Égypte. Le port de Suez est à deux mille cent trente-deux lieues marines de Hong-kong ; celui de San-Francisco n’est qu’à mille neuf cent quarante-six lieues de Shang-hai. Un navire à vapeur, gagnant le nord de l’île de Vancouver et la plus occidentale des îles Aleutiennes, pourrait traverser l’Océan Pacifique en trente-huit jours. Il suffit, pour admettre la justesse de ce calcul, d’accorder aux paquebots américains la vitesse moyenne de cinquante-huit lieues par jour qu’atteignent les steamers anglais dans leur voyage de Suez à Hong-kong. Il n’est donc point douteux que, dans un avenir peu éloigné, l’Union américaine ne soit appelée à partager avec l’Angleterre la clientelle de l’empire chinois.

À côté de ces grands intérêts rivaux, les intérêts secondaires s’effacent. La Russie échange à Kiachta ses pelleteries contre les thés chinois ; les îles espagnoles, dans les années de disette, expédient quelques cargaisons de riz à Canton ou à Shang-hai. La Hollande y apporte les produits de ses colonies. D’autres pavillons n’apparaissent qu’accidentellement sur les côtes du Céleste Empire : ce sont les pavillons de la Prusse, du Portugal, du Danemark et des villes anséatiques.

Quant à la France, dont le commerce tient une place si considérable dans les échanges du monde, elle n’a point un rang supérieur à celui du moindre de ces états dans les relations commerciales de l’Europe avec la Chine. Ce n’est pas une situation que le gouvernement français ait acceptée sans avoir fait de louables efforts pour en sortir ; mais il est des obstacles contre lesquels tout le zèle de ses agens ne parviendra point à prévaloir. Les produits qui trouvent en Chine le placement le plus facile sont les produits bruts : nous n’en avons point à offrir. Le peu d’objets manufacturés que veuille accepter un peuple économe doivent se recommander avant tout par la modicité des prix, et c’est plutôt par la perfection, par la qualité supérieure de ses produits, que notre industrie se distingue. Le bon marché n’est point le but où nous tendons. Complètement effacée sous le rapport commercial, la France est donc réduite, dans le nord de la Chine aussi bien que dans les provinces méridionales, à un rôle d’observation ; mais on peut, — si quelque catastrophe ne vient déjouer tous les calculs de la prudence humaine, — prévoir le jour où la Chine, entrant dans le cercle de la politique générale, verra son existence placée, comme celle de l’empire ottoman, sous la protection des grandes lois d’équilibre qui régissent aujourd’hui le monde civilisé. La France, ce jour-là, se félicitera de n’être point restée étrangère aux affaires de l’extrême Orient, et d’y avoir développé avec d’autant plus de soin son influence morale, qu’elle avait dû renoncer à y asseoir sa politique sur le terrain des intérêts matériels.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Sur certains points de la côte de Chine, les marées ont une violence peu commune. Un steamer anglais faillit, en 1841, malgré l’effort de toute sa vapeur, malgré le secours de ses voiles qu’enflait une forte brise, malgré la résistance d’une ancre de bossoir, être emporté par le courant au fond du golfe sur les bords duquel s’élève la capitale du Chekiang, l’opulente ville de Hang-tchou-fou. Le capitaine Collinson estime qu’en cette occasion la vitesse de la marée devait dépasser onze milles à l’heure.

  2. Traitement du consul anglais 37,500 francs
    Traitement du vice-consul 18,750
    Traitement de l’interprète 22,500
    Traitement du médecin 10,000
    Traitement d’un employé 5,000
    Loyer de l’hôtel consulaire 6,000
    Total 99,750 francs.
  3. On désigne ainsi la première autorité de Shang-hai.
  4. L’ancienne province du Kiang-nan a été subdivisée, à cause de son importance, en deux provinces distinctes, le Kiang-sou et le Ntan-houei.
  5. Licenciés.
  6. Docteurs.
  7. Les frontières du Kan-sou et le Turkestan sont le grand champ de bataille des armées chinoises, ce qu’on pourrait appeler leur Caucase ou leur Algérie. C’est là que se sont fondées les réputations militaires qu’en 1840 on essaya d’opposer aux barbares. L’ancien généralissime Yishan (le pacificateur des rebelles) commandait en 1848 les troupes opposées aux Usbecks de Ko-kand et aux hordes affamées des Kirghis, dont le chef de Bokhara fomente sans cesse les mécontentemens. Le fanatisme religieux a souvent réuni ces tribus musulmanes, et leur soulèvement causa de vives inquiétudes à l’empereur Tao-kouang dans la sixième année de son règne. Livré par trahison au général chinois Chang-ling, leur chef Jehangir fut conduit en 1827 à Pe-king, où l’on s’empressa de le mettre à mort. Depuis cette époque, la garnison chinoise de Kashgar a été portée à six mille hommes, choisis dans les huit bannières et toujours commandés par un officier mantchou.
  8. On sait que la langue écrite des Chinois renferme de quatre-vingts à cent mille caractères, dont chacun, comme un chiffre arabe, représente une idée. Pour exprimer ces quatre-vingt mille pensées, la langue parlée n’a guère à sa disposition que trois ou quatre cents monosyllabes, dont l’accent modifié par les inflexions de la voix permet à une oreille chinoise de percevoir d’une façon assez distincte près de douze cents sons différens. Un très grand nombre de caractères se prononcent à peu près de la même manière sans que les idées qu’ils représentent aient le moindre rapport. Le mot po, cité comme exemple par les sinologues, veut dire, selon la diversité de l’accentuation, « verre, — bouillir, — vanner, — prudent, — libéral, — préparer, — vieille femme, — casser ou fendre, — incliné, — fort peu, — arroser, — esclave. » De cette pauvreté de la langue parlée comparée à la langue écrite sont venus l’usage et la nécessité de joindre presque constamment deux synonymes dans la conversation pour exprimer une seule et même chose. Ainsi l’on dira fou-tsin (père, parent) pour éviter que l’on confonde le mot père et le mot hache, dont les caractères très distincts se traduisent cependant dans la langue parlée par la même syllabe. On conçoit néanmoins, malgré cette précaution, à combien de méprises et d’équivoques peut se trouver exposé l’étranger qui n’a pas la voix et l’oreille justes. Le développement du sens musical parait fort utile pour acquérir rapidement la pratique de la langue chinoise.
  9. En se rendant par terre de Ning-po à Shang-hai, M. de Montigny a souvent couru de grands dangers ; mais la plus périlleuse aventure où l’ait entraîné son dévouement, c’est cette campagne de quinze jours sur les côtes de Corée dont les journaux anglais nous ont transmis le récit, campagne qu’il n’hésita point à entreprendre dans une lorcha portugaise pour recueillir l’équipage du baleinier français le Narval, naufragé sur une des îles qui bordent la péninsule coréenne.
  10. La chancellerie du consulat d’Angleterre avait été élevée sur le terrain cédé à la communauté britannique ; mais, pour établir plus sûrement leur droit de circulation dans la ville de Shan-hai, les Anglais avaient voulu, après le traité de Nan-king, que leur consul résidât, non pas dans les faubourgs, mais en dedans de l’enceinte fortifiée, au milieu de la ville chinoise. Aujourd’hui que leur droit ne peut plus, après une longue jouissance, être contesté, ils s’occupent de construire sur le terrain qui leur appartient un véritable palais pour leur consul. Chaque officier du consulat aura une maison séparée. Un vaste jardin et une promenade publique entoureront ces habitations.
  11. Littéralement : avant les pluies. C’est le même thé qui se vend à Canton sous le nom de jeune hyson, qui fut autrefois très recherché par les Américains, et que des marchands chinois ont eu le tort de contrefaire.
  12. Tel est le titre qui fut accordé par la dynastie des Ming au philosophe Confucius.
  13. L’ouverture des portes de Canton avait été fixée, par la dernière convention conclue avec sir John Davis, au 6 avril 1849 ; mais le nouveau vice-roi se montrait peu disposé à remplir cet engagement, et l’on prévoyait pour le 6 avril une nouvelle et sérieuse rupture.
  14. Les marchands de Shang-hai n’acceptent avec confiance que les piastres frappées à l’effigie de Charles IV. Une de ces piastres vaut 1,500 à 1,600 sapecs, tandis que les pièces mexicaines ou frappées à l’effigie de Ferdinand VII en valent à peine 11 ou 1,200, Les dollars poinçonnés de Canton subissent une dépréciation encore plus considérable.
  15. Ces monts-de-piété sont des établissemens particuliers, autorisés par les mandarins, où les préteurs sur gages prélèvent des intérêts énormes. Le mont-de-piété que nous avons visité à Shang-hai était un immense édifice rempli de vieux vêtemens. Cet édifice avait servi en 1842 de logement aux troupes anglaises, qui y trouvèrent un pillage facile.
  16. Instrumens de musique chinois.
  17. Le dieu Fo est le même que Bouddha.
  18. Les dix-huit lohan sont des génies qui prennent soin de l’ame de ceux qui meurent.
  19. Voyez le Tcheou-li, ou rite des Tcheou, code administratif rédigé par un des princes qui régnaient sur la Chine il y a trois mille ans, près de six cents ans avant la naissance de Confucius. Ce curieux ouvrage, qui ne comprend pas moins de deux gros volumes in-8o, a été traduit pour la première fois par M. Édouard Biot, jeune savant plein d’avenir qui a usé sa vie à ce rude labeur.
  20. Ce voyage a été l’objet d’un travail publié par la Revue, livraison du 15 juin 1850.
  21. Disgracié quelques mois après notre départ, Lin-kouei est venu, en 1851, reprendre son poste à Shang-hai ; mais, instruit par une sévère leçon, il s’est bien gardé de montrer de nouveau vis-à-vis des Européens les sympathies qui avaient failli l’entraîner à sa perte.
  22. La viande de boucherie coûtait 45 centimes le kilogramme. On achetait quatre faisans pour une piastre, et l’on pouvait voir chaque jour, suspendus dans la batterie, des chevreuils, des lièvres, des oies sauvages, des canards, des tourterelles, et surtout des faisans, si communs à Shang-hai, qu’on leur préfère les poulets et les dindons.