Paul Ollendorff (Tome 2p. 185-198).
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Deuxième Partie — 6


Ainsi passaient les journées. Christophe reprenait ses forces. La bonté lourde, mais affectueuse de Braun, le calme de la maison, la régularité reposante de cette vie domestique, le régime de nourriture singulièrement abondant, à la mode germanique, restauraient son robuste tempérament. La santé physique était rétablie ; mais la machine morale était toujours malade. La vigueur renaissante ne faisait qu’accentuer le désarroi de l’esprit qui ne parvenait pas à retrouver son équilibre, comme une barque mal lestée qui sursaute, au moindre choc.

Son isolement était profond. Il ne pouvait avoir aucune intimité intellectuelle avec Braun. Ses rapports avec Anna se réduisaient, à peu de choses près, aux saluts échangés le matin et le soir. Ses relations avec ses élèves étaient plutôt hostiles : car il leur cachait mal que ce qu’ils auraient eu de mieux à faire, c’était de ne plus faire de musique. Il ne connaissait personne. La faute n’en était pas uniquement à lui, qui depuis son deuil se terrait dans son coin. On le tenait à l’écart.

Il était dans une vieille ville, pleine d’intelligence et de force, mais d’orgueil patricien, renfermé en soi et satisfait de soi. Une aristocratie bourgeoise, qui avait le goût du travail et de la haute culture, mais étroite, piétiste, tranquillement convaincue de sa supériorité et de celle de la cité, se complaisait en son isolement familial. De vastes familles aux vastes ramifications. Chaque famille avait son jour de réunion pour les siens. Pour le reste, elle s’entr’ouvrait à peine. Ces puissantes maisons, aux fortunes séculaires, n’éprouvaient nul besoin de montrer leur richesse. Elles se connaissaient : c’était assez ; l’opinion des autres ne comptait point. On voyait des millionnaires, mis comme de petits bourgeois, et parlant leur dialecte rauque aux expressions savoureuses, aller consciencieusement à leur bureau, tous les jours de leur vie, même à l’âge où les plus laborieux s’accordent le droit au repos. Leurs femmes s’enorgueillissaient de leur science domestique. Point de dot donnée aux filles. Les riches laissaient leurs enfants refaire, à leur tour, le dur apprentissage qu’eux-mêmes ils avaient fait. Une stricte économie pour la vie journalière. Mais un emploi très noble de ces grandes fortunes à des collections d’art, à des galeries de tableaux, à des œuvres sociales ; des dons énormes et continuels, presque toujours anonymes, pour des fondations charitables, pour l’enrichissement des musées. Un mélange de grandeur et de ridicules, également d’un autre âge. Ce monde, pour qui le reste du monde ne semblait pas exister, — (bien qu’il le connût fort bien, par la pratique des affaires, par ses relations étendues, par les longs et lointains voyages d’études auxquels ils obligeaient leurs fils), — ce monde, pour qui une grande renommée, une célébrité étrangère, ne comptait qu’à partir du jour où elle s’était fait accueillir et reconnaître par lui, — exerçait sur lui-même la plus rigoureuse des disciplines. Tous se tenaient, et tous se surveillaient. Il en était résulté une conscience collective qui recouvrait les différences individuelles, (plus accusées qu’ailleurs entre ces rudes personnalités), sous le voile de l’uniformité religieuse et morale. Tout le monde pratiquait, tout le monde croyait. Pas un n’avait un doute, ou n’en voulait convenir. Impossible de se rendre compte de ce qui se passait au fond de ces âmes qui se fermaient d’autant plus hermétiquement aux regards qu’elles se savaient environnées d’une surveillance étroite, et que chacun s’arrogeait le droit de regarder dans la conscience d’autrui. On disait que même ceux qui étaient sortis du pays et se croyaient affranchis, — aussitôt qu’ils y remettaient les pieds, étaient ressaisis par les traditions, les habitudes, l’atmosphère de la ville : les plus incroyants étaient aussitôt contraints de pratiquer et de croire. Ne pas croire leur eût semblé contre nature. Ne pas croire était d’une classe inférieure, qui avait de mauvaises manières. Il n’était pas admis qu’un homme de leur monde se dérobât aux devoirs religieux. Qui ne pratiquait pas se mettait en dehors de sa classe et n’y était plus reçu.

Le poids de cette discipline n’avait pas encore paru suffisant. Ces hommes ne se trouvaient pas assez liés dans leur caste. À l’intérieur de ce grand Verein, ils avaient formé une multitude de petits Vereine, afin de se ligoter tout à fait. On en comptait plusieurs centaines ; et leur nombre augmentait, chaque année. Il y en avait pour toutes choses : pour la philanthropie, pour les œuvres pieuses, pour les œuvres commerciales, pour les œuvres pieuses et commerciales à la fois, pour les arts, pour les sciences, pour le chant, la musique, pour les exercices spirituels, pour les exercices physiques, pour se réunir, tout simplement, pour se divertir ensemble ; il y avait des Vereine de quartiers, de corporations ; il y en avait pour ceux qui avaient le même état, le même chiffre de fortune, qui pesaient le même poids, qui portaient le même prénom. On disait qu’on avait voulu former un Verein des Vereinlosen (de ceux qui n’appartenaient à aucun Verein) : on n’en avait pas trouvé douze.

Sous ce triple corset, de la ville, de la caste, et de l’association, l’âme était ficelée. Une contrainte cachée comprimait les caractères. La plupart y étaient faits depuis l’enfance, — depuis des siècles ; et ils la trouvaient saine ; ils eussent jugé malséant et malsain de se passer de corset. À voir leur sourire satisfait, nul ne se fut douté de la gêne qu’ils pouvaient éprouver. Mais la nature prenait sa revanche. De loin en loin, il sortait de là quelque individualité révoltée, un vigoureux artiste ou un penseur sans frein, qui brisait brutalement ses liens et qui donnait du fil à retordre aux gardiens de la cité. Ils étaient si intelligents que, quand le révolté n’avait pas été étouffé dans l’œuf, quand il était le plus fort, jamais ils ne s’obstinaient à le combattre — (le combat eût risqué d’amener des éclats scandaleux) : — ils l’accaparaient. Peintre, ils le mettaient au musée ; penseur, dans les bibliothèques. Il avait beau s’époumonner à dire des énormités : ils affectaient de ne pas l’entendre. En vain, protestait-il de son indépendance : ils se l’incorporaient. Ainsi, l’effet du poison était neutralisé : c’était le traitement par l’homéopathie. — Mais ces cas étaient rares, la plupart des révoltes n’arrivaient pas au jour. Ces paisibles maisons renfermaient des tragédies inconnues. Il arrivait qu’un de leurs hôtes s’en allât, de son pas tranquille, sans autre explication, se jeter dans le fleuve. Ou bien l’on s’enfermait pour six mois, on enfermait sa femme dans une maison de santé, afin de se remettre l’esprit. On en parlait sans gêne, comme d’une chose naturelle, avec cette placidité qui était un des beaux traits de la ville, et qu’on savait garder vis-à-vis de la souffrance et de la mort.

Cette solide bourgeoisie, sévère pour elle-même parce qu’elle savait son prix, l’était moins pour les autres parce qu’elle les estimait moins. À l’égard des étrangers qui séjournaient dans la ville, comme Christophe, des professeurs allemands, des réfugiés politiques, elle se montrait même assez libérale : car ils lui étaient indifférents. Et d’ailleurs, elle aimait l’intelligence. Les idées avancées ne l’inquiétaient point : elle savait que sur ses fils elles resteraient sans influence. Elle témoignait à ses hôtes une bonhomie glacée, qui les tenait à distance.

Christophe n’avait pas besoin qu’on insistât. Il se trouvait dans un état de sensibilité frémissante, où son cœur était à nu : il n’était que trop disposé à voir partout l’égoïsme et l’indifférence, et à se replier sur soi.

De plus, la clientèle de Braun, le cercle fort restreint, auquel appartenait sa femme, faisaient partie d’un petit monde protestant, particulièrement rigoriste. Christophe y était doublement mal vu, comme papiste d’origine et comme incroyant de fait. De son côté, il y trouvait beaucoup de choses qui le choquaient. Il avait beau ne plus croire, il portait en lui la marque séculaire de son catholicisme, plus poétique que raisonné, plus indulgent à la nature, et qui ne se tourmentait pas tant d’expliquer ni de comprendre que d’aimer ou de n’aimer point ; et il portait aussi les habitudes de liberté intellectuelle et morale qu’il avait sans le savoir ramassées à Paris. Il devait fatalement se heurter à ce petit monde piétiste, où s’accusaient avec exagération les défauts d’esprit du calvinisme : un rationalisme religieux, qui coupait les ailes de la foi, et la laissait ensuite suspendue sur l’abîme ; car il partait d’un a priori aussi discutable que tous les mysticismes : ce n’était plus de la poésie, ce n’était pas de la prose, c’était de la poésie mise en prose. Un orgueil intellectuel, une foi absolue, dangereuse, en la raison, — en leur raison. Ils pouvaient ne pas croire à Dieu, ni à l’immortalité ; mais ils croyaient à la raison, comme un catholique croit au pape, ou un fétichiste à son idole. Il ne leur venait même pas à l’idée de la discuter. La vie avait beau la contredire, ils eussent nié plutôt la vie. Un manque de psychologie, une incompréhension de la nature, des forces cachées, des racines de l’être, de « l’Esprit de la Terre ». Ils se fabriquaient une vie et des êtres enfantins, simplifiés, schématiques. Certains d’entre eux étaient gens instruits et pratiques ; ils avaient beaucoup lu, beaucoup vu. Mais ils ne voyaient, ni ne lisaient aucune chose comme elle était ; ils s’en faisaient des réductions abstraites. Ils étaient pauvres de sang ; ils avaient de hautes qualités morales ; mais ils n’étaient pas assez humains : et c’est le péché suprême. Leur pureté de cœur, très réelle souvent, noble et naïve, parfois comique, devenait malheureusement ; en certains cas, tragique ; elle les menait à une dureté vis-à-vis des autres, à une inhumanité tranquille, sans colère, sûre de soi, qui effarait. Comment eussent-ils hésité ? N’avaient-ils pas la vérité, le droit, la vertu avec eux ? N’en recevaient-ils pas la révélation directe de leur sainte raison ? La raison est un soleil dur ; il éclaire, mais il aveugle. Dans cette lumière sèche, sans vapeurs et sans ombres, les âmes poussent décolorées, le sang de leur cœur est bu.

Or, si quelque chose était en ce moment, pour Christophe, vide de sens, c’était la raison. Ce soleil-là n’éclairait, à ses yeux, que les parois de l’abîme, sans lui montrer les moyens d’en sortir, ni même lui permettre d’en mesurer le fond.

Quant au monde artistique, Christophe avait peu l’occasion et encore moins le désir de frayer avec lui. Les musiciens étaient en général d’honnêtes conservateurs de l’époque néo-schumannienne et « brahmine », contre lesquels Christophe avait jadis rompu des lances. Deux faisaient exception : l’organiste Krebs, qui tenait une confiserie renommée, brave homme, bon musicien, qui l’eût été davantage si, pour reprendre le mot d’un de ses compatriotes, « il n’eût été assis sur un Pégase auquel il donnait trop d’avoine », — et un jeune compositeur juif, talent original plein de sève vigoureuse et trouble, qui faisait le commerce d’articles suisses : sculptures en bois, chalets et ours de Berne. Plus indépendants que les autres, sans doute parce qu’ils ne faisaient pas de leur art un métier, ils eussent été bien aises de se rapprocher de Christophe ; et, en un autre temps, Christophe eût été curieux de les connaître ; mais à ce moment de sa vie, toute curiosité artistique et humaine était émoussée en lui ; il sentait plus ce qui le séparait des hommes que ce qui l’unissait à eux.

Son seul ami, le confident de ses pensées, était le fleuve qui traversait la ville, — le même fleuve puissant et paternel, qui là-haut, dans le nord, baignait sa ville natale. Christophe retrouvait auprès de lui les souvenirs de ses rêves d’enfance… Mais dans le deuil qui l’enveloppait, ils prenaient, comme le Rhin lui-même, une teinte funèbre. À la tombée du jour, appuyé sur le parapet d’un quai, il regardait le fleuve fiévreux, cette masse en fusion, lourde, opaque, et hâtive, qui était toujours passée, où l’on ne distinguait rien que de grands crêpes mouvants, des milliers de ruisseaux, de courants, de tourbillons, qui se dessinaient, s’effaçaient : tel, un chaos d’images dans une pensée hallucinée ; éternellement, elles s’ébauchent, et se fondent éternellement. Sur ce songe crépusculaire glissaient comme des cercueils des bacs fantomatiques, sans une forme humaine. La nuit s’épaississait. Le fleuve devenait de bronze. Les lumières de la rive faisaient luire son armure d’un noir d’encre, qui jetait des éclairs sombres. Reflets cuivrés du gaz, reflets lunaires des fanaux électriques, reflets sanglants des bougies derrière les vitres des maisons. Le murmure du fleuve remplissait les ténèbres. Éternel bruissement, plus triste que la mer par sa monotonie…

Christophe aspirait pendant des heures ce chant de mort et d’ennui. Il avait peine à s’en arracher ; il remontait ensuite au logis, par les ruelles escarpées aux marches d’escalier rouges, usées dans le milieu ; le corps et l’âme brisés, il s’accrochait aux rampes de fer, scellées au mur, qui luisaient, éclairées par le réverbère d’en haut sur la place déserte devant l’église vêtue de nuit…

Il ne comprenait plus pourquoi les hommes vivaient. Quand il lui arrivait de se rappeler les luttes dont il avait été le témoin, il admirait amèrement cette humanité avec sa foi chevillée au corps. Les idées succédaient aux idées opposées, les réactions aux actions : — démocratie, aristocratie ; socialisme, individualisme ; romantisme, classicisme ; progrès, tradition ; — et ainsi, pour l’éternité. Chaque génération nouvelle, brûlée en moins de dix ans, croyait avec le même entrain être seule arrivée au faîte, et faisait dégringoler ses prédécesseurs, à coups de pierres ; elle s’agitait, criait, se décernait le pouvoir et la gloire, dégringolait à son tour sous les pierres des nouveaux arrivants, disparaissait. À qui le tour ?…

La création musicale n’était plus un refuge pour Christophe ; elle était intermittente, désordonnée, sans but. Écrire ? Pour qui écrire ? Pour les hommes ? Il passait par une crise de misanthropie aiguë. Pour lui ? Il sentait trop la vanité de l’art, incapable de combler le vide de la mort. Seule, sa force aveugle le soulevait, par instants, d’une aile violente, et retombait, brisée. Il était comme une nuée d’orage qui gronde dans les ténèbres. Olivier disparu, il ne restait plus rien. Il s’acharnait contre tout ce qui avait rempli sa vie, contre les sentiments qu’il avait cru partager avec d’autres, contre les pensées qu’il s’imaginait avoir eues en commun avec le reste de l’humanité. Il lui semblait aujourd’hui qu’il avait été le jouet d’une illusion : toute la vie sociale reposait sur un immense malentendu, dont le langage était la source. On croit que la pensée peut communiquer avec les autres pensées. En réalité, il n’y a de rapports qu’entre les mots. On dit et on écoute des mots ; pas un mot n’a le même sens dans deux bouches différentes. Et ce n’est rien encore : pas un mot, pas un seul, n’a tout son sens dans la vie. Les mots débordent la réalité vécue. On parle d’amour et de haine. Il n’y a pas d’amour, pas de haine, pas d’amis, pas d’ennemis, pas de foi, pas de passion, pas de bien, pas de mal. Il n’y a que de froids reflets de ces lumières qui tombent de soleils éteints, d’astres morts depuis des siècles… Des amis ? Il ne manque pas de gens qui revendiquent ce nom. Mais quelle fade réalité représente leur amitié ? Qu’est-ce que l’amitié, au sens du monde ordinaire ? Combien de minutes de sa vie celui qui se croit un ami donne-t-il au pâle souvenir de son ami ? Que lui sacrifierait-il, non pas même de son nécessaire, mais de son superflu, de son oisiveté, de son ennui ? Qu’est-ce que Christophe avait sacrifié à Olivier ? — (Car il ne s’exceptait point, il exceptait Olivier seul du néant où il englobait tous les êtres humains). — L’art n’est pas plus vrai que l’amour. Quelle place tient-il réellement dans la vie ? De quel amour l’aiment-ils, ceux qui s’en disent épris ?… La pauvreté des sentiments humains est inimaginable. En dehors de l’instinct de l’espèce, de cette force cosmique, qui est le levier du monde, rien n’existe qu’une poussière d’émotions. La plupart des hommes n’ont pas assez de vie pour se donner tout entiers dans aucune passion. Ils s’économisent, avec une ladrerie prudente. Ils sont de tout, un peu, et ne sont tout à fait de rien. Celui qui se donne sans compter, à tous les moments de sa vie, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il souffre, dans tout ce qu’il aime, dans tout ce qu’il hait, celui-là est un prodige, le plus grand qu’il soit accordé de rencontrer sur terre. La passion est comme le génie : un miracle. Autant dire qu’elle n’existe pas.


Ainsi pensait Christophe ; et la vie s’apprêtait à lui infliger un terrible démenti. Le miracle est partout, comme le feu dans la pierre : un choc le fait jaillir. Nous ne soupçonnons pas les démons qui dorment en nous…


Pero non mi destar, deh ! parla basso !