Paul Ollendorff (Tome 2p. 179-184).
◄  4
6  ►
Deuxième Partie — 5


Du moment qu’il était rivé à la vie, il devait s’assurer les moyens de vivre. Il ne pouvait être question pour lui de quitter la ville. La Suisse était l’abri le plus sûr ; et où aurait-il trouvé hospitalité plus dévouée ? — Mais son orgueil ne pouvait s’accommoder de l’idée de rester à la charge d’un ami. Malgré les protestations de Braun, qui ne voulait rien accepter, il ne fut pas tranquille jusqu’à ce qu’il eût quelques leçons de musique qui lui permissent de payer une pension régulière à ses hôtes. Ce ne fut pas chose facile. Le bruit de son équipée révolutionnaire s’était répandu : et les familles bourgeoises répugnaient à introduire chez elles un homme qui passait pour dangereux, ou en tout cas pour extraordinaire, par conséquent pour peu « convenable ». Cependant, sa renommée musicale et les démarches de Braun réussirent à lui ouvrir l’accès de quatre ou cinq maisons moins timorées, ou plus curieuses, peut-être désireuses par snobisme artistique de se singulariser. Elles ne furent pas les moins attentives à le surveiller et à maintenir entre le maître et les élèves des distances respectables.

La vie s’arrangea chez Braun sur un plan méthodiquement réglé. Le matin, chacun allait à ses affaires : le docteur à ses visites, Christophe à ses leçons, Mme Braun au marché et à ses œuvres édifiantes. Christophe rentrait vers une heure, d’habitude avant Braun, qui défendait qu’on l’attendît ; et il se mettait à table avec la jeune femme. Cela ne lui était pas agréable : car elle ne lui était pas sympathique, et il ne trouvait rien à lui dire. Elle ne se donnait point de mal pour combattre cette impression, dont il lui était impossible de ne pas avoir conscience ; elle ne se mettait en frais ni de toilette, ni d’esprit ; jamais elle n’adressait la parole à Christophe, la première. La disgrâce spéciale de ses mouvements et de son habillement, sa gaucherie, sa froideur, eussent éloigné tout homme, sensible comme Christophe à la grâce féminine. Quand il se rappelait la spirituelle élégance des Parisiennes, il ne pouvait s’empêcher, en regardant Anna, de penser :

— Comme elle est laide !

Ce n’était pourtant pas juste ; et il ne tarda pas à remarquer la beauté de ses cheveux, de ses mains, de sa bouche, de ses yeux, — aux rares instants où il lui arrivait de rencontrer ce regard, qui se dérobait toujours. Mais son jugement n’en était pas modifié. Par politesse, il s’obligeait à lui parler ; il cherchait avec peine des sujets de conversation ; elle ne l’aidait en rien. Deux ou trois fois, il essaya de l’interroger sur sa ville, sur son mari, sur elle-même : il n’en put rien tirer. Elle répondait des choses banales ; elle faisait effort pour sourire ; mais cet effort se sentait d’une façon désagréable ; son sourire était contraint, sa voix sourde ; elle laissait tomber chaque mot ; chaque phrase était suivie d’un silence pénible. Christophe finit par lui parler le moins possible ; et elle lui en sut gré. C’était un soulagement pour tous deux, quand le docteur rentrait. Il était toujours de bonne humeur, bruyant, affairé, vulgaire, excellent homme. Il mangeait, buvait, parlait, riait abondamment. Avec lui, Anna causait un peu ; mais il n’était guère question, dans ce qu’ils disaient ensemble, que des plats qu’on mangeait et du prix de chaque chose. Parfois Braun s’amusait à la taquiner sur ses œuvres pieuses et les sermons du pasteur. Elle prenait alors un air raide, et se taisait, offensée, jusqu’à la fin du repas. Plus souvent, le docteur racontait ses visites ; il se complaisait à décrire certains cas répugnants, avec une joviale minutie qui mettait hors de lui Christophe. Celui-ci jetait sa serviette sur la table, et se levait avec des grimaces de dégoût qui faisaient la joie du narrateur. Braun cessait aussitôt, et apaisait son ami, en riant. Au repas suivant, il recommençait. Ces plaisanteries d’hôpital semblaient avoir le don d’égayer l’impassible Anna. Elle sortait de son silence par un rire brusque et nerveux, qui avait quelque chose d’animal. Peut-être n’éprouvait-elle pas moins de dégoût que Christophe pour ce dont elle riait.

L’après-midi, Christophe avait peu d’élèves. Il restait d’ordinaire à la maison, avec Anna, tandis que le docteur sortait. Ils ne se voyaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Au début, Braun avait prié Christophe de donner quelques leçons de piano à sa femme, elle était, suivant lui, assez bonne musicienne. Christophe demanda à Anna de lui jouer quelque chose. Elle ne se fit aucunement prier, malgré le déplaisir qu’elle en avait ; mais elle y apporta son manque de grâce habituel : elle avait un jeu mécanique, d’une insensibilité inimaginable ; toutes les notes étaient égales ; nul accent nulle part ; ayant à tourner la page, elle s’arrêta froidement au milieu d’une phrase, ne se hâta point, et reprit à la note suivante. Christophe en fut si exaspéré qu’il eut peine à ne pas lui dire une grossièreté ; il ne put s’en défendre qu’en sortant avant la fin du morceau. Elle ne s’en troubla point, continua imperturbablement jusqu’à la dernière note, et ne se montra ni mortifiée, ni blessée de cette impolitesse ; à peine sembla-t-elle s’en être aperçue. Mais entre eux, il ne fut plus question de musique. Les après-midi où Christophe sortait, il arrivait que, rentrant à l’improviste, il trouvât Anna qui étudiait au piano, avec une ténacité glaciale et insipide, répétant sans se lasser la même mesure cinquante fois, et ne s’animant jamais. Jamais elle ne faisait de musique, quand elle savait Christophe à la maison. Elle employait aux soins du ménage tout le temps qu’elle ne consacrait pas à ses occupations religieuses. Elle cousait, recousait, reprisait, surveillait la domestique ; elle avait le souci maniaque de l’ordre et de la propreté. Son mari la tenait pour une brave femme, un peu baroque, — « comme toutes les femmes », disait-il, — mais, « comme toutes les femmes », dévouée. Sur ce dernier point Christophe faisait in petto des réserves : cette psychologie lui semblait trop simpliste ; mais il se disait qu’après tout, c’était l’affaire de Braun ; et il n’y pensait plus.

On se réunissait le soir, après dîner Braun et Christophe causaient. Anna travaillait. Sur les prières de Braun, Christophe avait consenti à se remettre au piano ; et il jouait parfois jusqu’à une heure avancée, dans le grand salon mal éclairé qui donnait sur le jardin. Braun était dans l’extase… Qui ne connaît de ces gens passionnés pour des œuvres qu’ils ne comprennent point, ou qu’ils comprennent à rebours ! — (c’est bien pour cela qu’ils les aiment !) — Christophe ne se fâchait plus ; il avait déjà rencontré tant d’imbéciles dans la vie ! Mais, à certaines exclamations d’un enthousiasme saugrenu, il cessait de jouer et il remontait dans sa chambre, sans rien dire. Braun finit par comprendre, et il mit une sourdine à ses réflexions. D’ailleurs, son amour pour la musique était vite repu ; il n’en pouvait écouter avec attention plus d’un quart d’heure de suite ; il prenait son journal, ou bien il somnolait, laissant Christophe tranquille. Anna, assise au fond de la chambre, ne disait mot ; elle avait un ouvrage sur les genoux, et semblait travailler ; mais ses yeux étaient fixes et ses mains immobiles. Parfois, elle sortait sans bruit au milieu du morceau, et on ne la revoyait plus.