Paul Ollendorff (Tome 2p. 222-237).
◄  9
11  ►
Deuxième Partie — 10


Cependant, depuis quelques semaines, Anna semblait souffrante. Son visage se creusait, blêmissait. Elle fuyait la présence de Christophe et de Braun. Elle passait ses journées dans sa chambre ; elle s’enfonçait dans ses pensées ; elle ne répondait pas quand on lui parlait. Braun ne s’affectait pas trop, à l’ordinaire, de ces caprices de femme. Il les expliquait à Christophe. Comme presque tous les hommes destinés à être dupes des femmes, il se flattait de les connaître très bien. Et il les connaissait assez bien, en effet : ce qui ne sert à rien. Il savait qu’elles ont souvent des accès de rêverie têtue, de mutisme opiniâtre et hostile ; et il pensait qu’il faut alors les laisser tranquilles, ne pas chercher à faire le jour, ni surtout à ce qu’elles le fassent dans le dangereux monde inconscient où baigne leur esprit. Néanmoins, il commençait à s’inquiéter pour la santé d’Anna. Il jugea que son étiolement venait de son genre de vie, éternellement renfermée, sans jamais sortir de la ville, à peine de la maison. Il voulut qu’elle se promenât. Il ne pouvait guère l’accompagner : le dimanche, elle était prise par ses devoirs de piété ; les autres jours, il avait ses consultations. Quant à Christophe, il évitait de sortir avec elle. Une ou deux fois, ils avaient fait une courte promenade ensemble, aux portes de la ville : ils s’étaient ennuyés à périr. La conversation chômait. La nature semblait ne pas exister pour Anna ; elle ne voyait rien ; tous les pays étaient pour elle de l’herbe et des pierres ; son insensibilité glaçait. Christophe avait tâché de lui faire admirer un beau site. Elle regarda, souri froidement, et dit, faisant effort pour lui être agréable :

— Oh ! oui, c’est mystique…

De la même façon qu’elle eût dit :

— Il y a beaucoup de soleil.

D’irritation, Christophe s’était enfoncé les ongles dans la paume des mains. Depuis, il ne lui demandait plus rien ; et lorsqu’elle sortait, il trouvait un prétexte pour rester chez lui.

En réalité, il était faux qu’Anna fût insensible à la nature. Elle n’aimait pas ce qu’on est convenu d’appeler les beaux paysages : elle ne les distinguait pas des autres. Mais elle aimait la campagne, quelle qu’elle fût, — la terre et l’air. Seulement, elle ne s’en doutait pas plus que de ses autres sentiments les plus forts ; et qui vivait avec elle s’en doutait encore moins.


À force d’insister, Braun décida sa femme à faire une course d’une journée aux environs. Elle céda par ennui, afin d’avoir la paix. On arrangea la promenade pour un dimanche. Au dernier moment, le docteur, qui s’en faisait une joie enfantine, fut retenu par un cas de maladie urgente. Christophe partit avec Anna.

Un beau temps d’hiver, sans neige : air pur et froid, ciel clair, grand soleil, avec une bise glacée. Ils prirent un petit chemin de fer local, qui rejoignait une de ces lignes de collines bleues formant autour de la ville une lointaine auréole. Leur compartiment était plein ; ils furent séparés l’un de l’autre. Ils ne se parlaient pas. Anna était sombre ; la veille, elle avait déclaré, à la surprise de Braun, qu’elle n’irait pas au culte du lendemain. Pour la première fois de sa vie, elle y manquait. Était-ce une révolte ?… Qui eût pu dire les combats qui se livraient en elle ? Elle regardait fixement la banquette devant elle ; elle était blême ; elle se rongeait.

Ils descendirent du train. Leur froideur ennemie ne se dissipa point, durant le commencement de la promenade. Ils marchaient côte à côte ; elle allait d’un pas ferme, ne faisant attention à rien ; elle avait les mains libres ; ses bras se balançaient ; ses talons résonnaient sur la terre gelée. — Peu à peu, sa figure s’anima. La rapidité de la marche rosissait ses joues pâles. Sa bouche s’entr’ouvrait pour boire la fraîcheur de l’air. Au détour d’un sentier qui montait en lacets, elle se mit à escalader la colline, en ligne droite, comme une chèvre ; le long d’une carrière, au risque de tomber, elle s’accrochait aux arbustes. Christophe la suivit. Elle grimpait plus vite, glissant, se rattrapant, avec les mains, aux herbes. Christophe lui cria de s’arrêter. Elle ne répondit pas, et continua de monter, courbée à quatre pattes. Ils traversèrent les brouillards qui traînaient au-dessus de la vallée, comme une gaze argentée, se déchirant aux buissons ; ils se trouvèrent dans le chaud soleil d’en haut. Arrivée au sommet, elle se retourna ; sa figure s’était éclairée ; sa bouche, ouverte, respirait. Elle regarda, avec des yeux ironiques, Christophe qui gravissait la pente, enleva son manteau, le lui jeta au nez, puis, sans attendre qu’il soufflât, elle reprit sa course. Christophe lui fit la chasse. Ils prenaient goût au jeu ; l’air les grisait. Elle se lança sur une pente rapide ; les pierres roulaient sous ses pieds ; elle ne trébuchait point, elle glissait, sautait, filait comme une flèche. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil en arrière, pour mesurer l’avance qu’elle avait sur Christophe. Il se rapprochait d’elle. Elle se jeta dans un bois. Les feuilles mortes craquaient sous leurs pas ; les branches qu’elle avait écartées le fouettaient au visage. Elle butta contre les racines d’un arbre. Il la saisit. Elle se débattit, luttant des pieds et des mains, lui donnant de forts coups, cherchant à le faire tomber ; elle criait et riait. Sa poitrine haletait, appuyée contre lui ; un instant, leurs joues se frôlèrent ; il but la sueur qui mouillait les tempes d’Anna ; il respira l’odeur de ses cheveux humides. D’une robuste poussée, elle se dégagea, et le regarda, sans trouble, de ses yeux qui le défiaient. Il était stupéfait de la force qui était en elle, et dont elle ne faisait rien dans la vie ordinaire.

Ils allèrent au prochain village, foulant allègrement le chaume sec, qui rebondissait sous leurs pas. Devant eux s’envolaient les corbeaux qui fouillaient les champs. Le soleil brûlait, et la bise mordait. Il tenait le bras d’Anna. Elle avait une robe peu épaisse ; il sentait sous l’étoffe le corps moite et baigné de chaleur. Il voulut qu’elle remît son manteau ; elle refusa et, par bravade, défit l’agrafe du col. Ils s’attablèrent à une auberge, dont l’enseigne portait l’image d’un « homme sauvage » (Zum wilden Mann). Devant la porte, poussait un petit sapin. La salle était décorée de quatrains allemands, de deux chromos, l’une sentimentale : Au printemps (Im Frühling), l’autre patriotique : la bataille de Saint-Jacques, et d’un crucifix avec un crâne au pied de la croix. Anna avait un appétit vorace, que Christophe ne lui connaissait pas. Ils burent allègrement du petit vin blanc. Après le repas, ils repartirent à travers champs, comme deux bons compagnons. Nulle pensée équivoque. Ils ne songeaient qu’au plaisir de la marche, de leur sang qui chantait, de l’air qui les fouettait. La langue d’Anna s’était déliée. Elle ne se méfiait plus ; elle disait, au hasard, tout ce qui lui venait à l’esprit.

Elle parla de son enfance : sa grand’mère l’emmenait chez une amie qui habitait auprès de la cathédrale ; tandis que les vieilles dames causaient, on l’envoyait dans le grand jardin, sur lequel pesait l’ombre du Münster. Elle s’asseyait dans un coin et elle ne bougeait plus ; elle écoutait le frémissement des feuilles, elle épiait le fourmillement des insectes ; et elle avait plaisir et peur. — (Elle omettait de dire qu’elle avait peur des diables : son imagination en était obsédée ; on lui avait conté qu’ils rôdaient autour des églises, sans oser y entrer ; et elle croyait les voir sous la forme des bêtes : araignées, lézards, fourmis, tout le petit peuple difforme qui grouillait autour d’elle, sous les feuilles, sur la terre, ou dans les fentes des murs). — Ensuite, elle parla de la maison où elle vivait, de sa chambre sans soleil ; elle s’en souvenait avec plaisir ; elle y passait des nuits sans dormir, à se raconter des choses…

— Quelles choses ?

— Des choses folles.

— Racontez.

Elle secoua la tête, pour dire que non.

— Pourquoi ?

Elle rougit, puis rit, et ajouta :

— Et aussi le jour, pendant que je travaillais.

Elle y pensa un moment, rit de nouveau, et conclut :

— C’étaient des choses folles, des choses mauvaises.

Il dit, en plaisantant :

— Vous n’aviez donc pas peur ?

— De quoi ?

— D’être damnée ?

Sa figure se glaça.

— Il ne faut pas parler de cela, dit-elle.

Il détourna la conversation. Il admira la force qu’elle avait montrée tout à l’heure, en luttant. Elle reprit son expression confiante et raconta ses prouesses de fillette — (elle disait : « de garçon », car, lorsqu’elle était enfant, elle eût voulu se mêler aux jeux et aux batailles des garçons). — Une fois, se trouvant avec un petit camarade, plus grand qu’elle de toute la tête, elle lui avait brusquement lancé un coup de poing, espérant qu’il répondrait. Mais il s’était sauvé, en criant qu’elle le battait. Une autre fois, à la campagne, elle avait grimpé sur le dos d’une vache noire qui paissait ; la bête effarée l’avait jetée contre un arbre : Anna avait failli se tuer. Elle s’avisa aussi de sauter de la fenêtre d’un premier étage, parce qu’elle s’était défiée elle-même de le faire : elle eut la chance d’en être quitte, avec une entorse. Elle inventait des exercices bizarres et dangereux, quand on la laissait seule à la maison ; elle soumettait son corps à des épreuves étranges et variées.

— Qui croirait cela de vous, dit-il, quand on vous voit si grave ?…

— Oh ! dit-elle, si l’on me voyait, certains jours, dans ma chambre, quand je suis seule !

— Quoi ! encore à présent ?

Elle rit. Elle lui demanda — sautant d’un sujet à l’autre — s’il chassait. Il protesta que non. Elle dit qu’elle avait une fois tiré un coup de fusil sur un merle et qu’elle l’avait touché. Il s’indigna.

— Bon ! dit-elle, qu’est-ce que cela fait ?

— Vous n’avez donc pas de cœur ?

— Je n’en sais rien.

— Ne pensez-vous pas que les bêtes sont des êtres comme nous ?

— Si, dit-elle. Justement, je voulais vous demander : est-ce que vous croyez que les bêtes ont une âme ?

— Oui, je le crois.

— Le pasteur dit que non. Et moi, je pense qu’ils en ont une… D’abord, ajouta-t-elle avec un grand sérieux, je crois que j’ai été animal, dans une vie antérieure.

Il se mit à rire.

— Il n’y a pas de quoi rire, dit-elle. (Elle riait aussi.) C’est là une des histoires que je me racontais, lorsque j’étais petite. Je m’imaginais être chat, chien, oiseau, poulain, génisse. Je me sentais leurs désirs. J’aurais voulu être, une heure, dans leur poil ou leur plume ; il me semblait que j’y étais. Vous ne comprenez pas cela ?

— Vous êtes une étrange bête. Mais si vous vous sentez cette parenté avec les bêtes, comment pouvez-vous leur faire du mal ?

— On fait toujours du mal à quelqu’un. Les uns me font du mal, je fais du mal à d’autres. C’est dans l’ordre. Je ne me plains pas. Il ne faut pas être si douillet, dans la vie ! Je me fais bien du mal à moi-même, par plaisir !

— À vous ?

— À moi. Regardez. Un jour, avec un marteau, je me suis enfoncé un clou dans cette main.

— Pourquoi ?

— Pour rien.

(Elle ne disait pas qu’elle avait voulu se crucifier.)

— Donnez-moi la main, dit-elle.

— Qu’en voulez-vous faire ?

— Donnez.

Il lui donna la main. Elle la saisit et la serra, à le faire crier. Ils jouèrent, comme deux paysans, à se faire le plus de mal possible. Ils étaient heureux, sans arrière-pensée. Tout le reste du monde, les chaînes de leur vie, les tristesses du passé, l’appréhension de l’avenir, l’orage qui s’amassait en eux, tout avait disparu.

Ils avaient fait plusieurs lieues ; ils ne sentaient point la fatigue. Brusquement, elle s’arrêta, elle se jeta par terre, s’étendit sur les chaumes, ne dit plus rien. Couchée sur le dos, les bras derrière la tête, elle regardait le ciel. Quelle paix ! Quelle douceur !… À quelques pas, une fontaine cachée sourdait, avec un jet intermittent, comme une artère qui bat, tantôt faible, tantôt plus forte. L’horizon était nacré. Une buée flottait sur la terre violette, d’où montaient les arbres nus et noirs. Soleil de fin d’hiver, jeune soleil blond pâle qui s’endort. Comme des flèches brillantes, des oiseaux fendaient l’air. Les voix gentilles des cloches paysannes s’appelaient, se répondaient, de village en village… Assis près d’elle, Christophe contemplait Anna. Elle ne songeait pas à lui. Une joie profonde la baignait. Sa belle bouche riait en silence. Il pensait :


— « Est-ce bien vous ? Je ne vous reconnais plus.

— « Moi non plus, moi non plus. Je crois que je suis une autre. Je n’ai plus peur ; je n’ai plus peur de Lui… Ah ! comme Il m’étouffait, comme Il m’a fait souffrir ! Il me semble que j’étais clouée dans mon cercueil. …Maintenant, je respire ; ce corps, ce cœur est à moi. Mon corps. Mon cher corps. Mon cœur libre et aimant. Tant de bonheur en moi ! Et je ne le connaissais pas, je ne me connaissais pas ! Qu’aviez-vous fait de moi ?… »


Ainsi, il croyait l’entendre soupirer doucement. Mais elle ne pensait à rien, sinon qu’elle était heureuse, et que tout était bien.

Le soir tombait déjà. Sous des rideaux de brume grise et lilas, dès quatre heures, le soleil, fatigué de vivre, disparaissait. Christophe se leva, et s’approcha d’Anna. Il se pencha sur elle. Elle tourna vers lui son regard, tout plein encore du vertige du grand ciel sur lequel elle était suspendue. Quelques secondes se passèrent avant qu’elle le reconnût. Alors ses yeux le fixèrent avec un sourire énigmatique qui lui communiqua leur trouble. Afin d’y échapper, un instant il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, elle le regardait toujours ; et il lui parut qu’il y avait des jours qu’ils se regardaient ainsi. C’était comme s’ils lisaient dans l’âme l’un de l’autre. Mais ils ne voulurent pas savoir ce qu’ils avaient lu.

Il lui tendit la main. Elle la prit, sans un mot. Ils revinrent au village, dont on voyait là-bas, dans le creux du vallon, les tours coiffées en as de pique ; l’une d’elles portait sur le faîte de son toit de tuile moussue, comme une toque sur le front, un nid vide de cigogne. Au carrefour de deux chemins, près de l’entrée du village, ils passèrent devant une fontaine sur laquelle une petite sainte catholique, une Madeleine en bois, gracieuse, un peu mignarde, se tenait debout, tendant les bras. Répondant à son geste, Anna, d’un mouvement instinctif, lui tendit ses bras aussi, et, montant sur la margelle, elle remplit les mains de la jolie déesse avec des branches de houx et des grappes de sorbiers aux baies rouges, que le bec des oiseaux et le gel avaient épargnées.

Ils croisaient sur la route des groupes de paysans et de paysannes endimanchés. Des femmes à la peau très brune, aux joues très colorées, avec d’épais chignons, enroulés en coquille, robes claires, chapeaux fleuris. Elles avaient des gants blancs et des poignets rouges. Elles chantaient des chants honnêtes, avec des voix aiguës, placides, pas très justes. À l’intérieur d’une étable, une vache meuglait. Un enfant qui avait la coqueluche toussait dans une maison. D’un peu plus loin venaient des sons de clarinette nasillarde et de cornet à piston. On dansait sur la place du village, entre le cabaret et le cimetière. Juchés sur une table, quatre musiciens jouaient. Anna et Christophe s’assirent devant l’auberge et regardèrent les danseurs. Les couples se heurtaient et s’apostrophaient à grand bruit. Les filles poussaient des cris, pour le plaisir de crier. Les buveurs marquaient la mesure sur les tables, avec leurs poings. En un autre temps, cette joie lourde eût dégoûté Anna ; ce soir, elle en jouissait ; elle avait ôté son chapeau, et regardait, la figure animée. Christophe pouffait de la gravité burlesque de la musique et des musiciens. Il chercha dans ses poches, prit un crayon et, sur l’envers d’une note d’auberge, il se mit à tracer des barres et des points : il écrivait des danses. La feuille fut bientôt remplie ; il en demanda d’autres, qu’il couvrit, comme la première, de sa grosse écriture impatiente et maladroite. Anna, la joue près de la sienne, lisait par-dessus son épaule, chantonnant à mi-voix ; elle tâchait de deviner la fin des phrases, et elle battait des mains, quand elle avait deviné, ou quand ses prévisions étaient déroutées par une saillie inattendue. Après avoir fini, Christophe porta aux musiciens ce qu’il venait d’écrire. C’étaient de braves Souabes, qui savaient leur métier : ils déchiffrèrent sans broncher. Les airs étaient d’un humour sentimental et burlesque, avec des rythmes heurtés, comme ponctués d’éclats de rire. Impossible de résister à leur bouffonnerie impétueuse : les jambes dansaient malgré soi. Anna se jeta dans la ronde, elle saisit au hasard deux mains, elle tourna comme une folle ; une épingle d’écaille sauta de ses cheveux ; des boucles se défirent et tombèrent sur ses joues, Christophe ne la quittait pas des yeux ; il admirait ce bel animal robuste, qui avait été condamné jusque-là au silence et à l’immobilité par une discipline impitoyable ; elle lui apparaissait comme nul ne l’avait vue, comme elle était réellement sous le masque emprunté : une Bacchante, ivre de force. Elle l’appela. Il courut à elle et l’empoigna. Ils dansèrent, dansèrent, jusqu’à ce qu’ils allassent se jeter, en tournant, contre un mur. Ils s’arrêtèrent, étourdis. La nuit était complète. Ils se reposèrent un moment, puis prirent congé de la compagnie. Anna, si roide d’ordinaire avec les gens du peuple, par gêne ou par mépris, tendit la main gentiment aux musiciens, à l’hôte, aux garçons du village, à côté de qui elle était dans la ronde.

Ils se retrouvèrent seuls, sous le ciel brillant et glacé, refaisant à travers champs, le chemin qu’ils avaient suivi le matin. Anna était encore tout animée. Peu à peu, elle parla moins, puis elle cessa de parler, comme prise par la fatigue ou par l’émotion mystérieuse de la nuit. Elle s’appuyait affectueusement sur Christophe. En redescendant la pente qu’elle avait grimpée allègrement, quelques heures avant, elle soupira. Ils arrivaient à la station. Près de la première maison, il s’arrêta pour la regarder. Elle le regarda aussi, et lui sourit avec mélancolie. Dans le train, même foule qu’en venant. Ils ne purent causer. Assis en face d’elle, il la couvait des yeux. Elle avait les yeux baissés ; elle les leva vers lui, sentant son regard ; puis elle les détourna, et il ne parvint plus à les attirer de son côté. Elle regardait dehors, dans la nuit. Un vague sourire flottait sur ses lèvres, avec un peu de fatigue aux coins. Puis le sourire disparut. L’expression devint morne. Il crut qu’elle s’absorbait dans le rythme du train, et il essaya de lui parler. Elle répondit froidement, d’un mot, sans tourner la tête. Il tâcha de se persuader que la fatigue était cause de ce changement ; mais il savait bien que la raison était autre. À mesure qu’on se rapprochait de la ville, il voyait le visage d’Anna se figer, la vie s’éteindre, tout ce beau corps à la grâce sauvage rentrer dans sa gaine de pierre. Elle ne s’appuya pas sur la main qu’il lui tendait, en descendant de wagon. Ils revinrent, en silence.