Paul Ollendorff (Tome 2p. 238-252).
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Deuxième Partie — 11


Quelques jours après, vers quatre heures du soir, ils étaient seuls ensemble. Braun était sorti. Depuis la veille, la ville était enveloppée dans un brouillard vert pâle. Le grondement du fleuve invisible montait. Les éclairs des trams électriques éclataient dans la brume. La lumière du jour s’éteignait, étouffée ; elle ne semblait plus d’aucun temps : c’était une de ces heures où se perd toute conscience de la réalité, une heure qui est hors des siècles. Après la brise mordante des jours précédents, l’air humide s’était subitement adouci, était devenu trop tiède et trop mou. La neige gonflait le ciel, qui ployait sous le poids.

Ils étaient seuls ensemble, dans le salon dont le goût froid et étriqué reflétait celui de la maîtresse. Ils ne disaient rien. Il lisait. Elle cousait. Il se leva et alla à la fenêtre ; il appuya sa grosse figure contre les carreaux, et resta à rêver ; cette lumière blafarde qui se répercutait du ciel sombre à la terre livide lui causait un étourdissement ; sa pensée était inquiète ; il essayait en vain de la fixer : elle lui échappait. Une angoisse l’envahit : il se sentait engloutir ; et dans le vide de son être, du fond des ruines amoncelées, un vent brûlant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos à Anna ; elle ne le voyait pas, elle s’absorbait dans sa tâche ; mais un léger frisson lui passait par le corps ; elle se piqua plusieurs fois avec son aiguille, elle ne le sentit point. Ils étaient tous les deux fascinés par l’approche du danger.

Il s’arracha à son engourdissement et fit quelques pas à travers la chambre. Le piano l’attirait et lui faisait peur. Il évitait de le regarder. En passant à côté, sa main ne put résister ; elle toucha une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber son ouvrage. Déjà Christophe s’était assis et jouait. Il perçut, sans la voir, qu’Anna s’était levée, qu’elle venait, qu’elle était là. Avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il reprit l’air religieux et passionné qu’elle avait chanté, la première fois qu’elle s’était révélée à lui ; il improvisa sur le thème de fougueuses variations. Sans qu’il eût dit un mot, elle commença à chanter. Ils perdirent le sentiment de ce qui les entourait. La frénésie sacrée de la musique les emporta dans ses serres…


Ô musique, qui ouvres les abîmes de l’âme ! Tu ruines l’équilibre habituel de l’esprit. Dans la vie ordinaire, les âmes ordinaires sont des chambres fermées ; se fanent, au dedans, les forces sans emploi, les vertus et les vices dont l’usage nous gêne ; la sage raison pratique, le lâche sens commun, tiennent les clefs de la chambre. Ils n’en montrent que quelques placards, bourgeoisement rangés Mais la musique tient le magique rameau qui fait tomber les serrures. Les portes s’ouvrent. Les démons du cœur paraissent. Et l’âme se voit nue, pour la première fois. — Tant que chante la sirène, tant que vibre sa voix ensorcelante, le dompteur tient sous son regard les fauves. La puissante raison d’un grand musicien fascine les passions qu’il déchaîne. Mais quand la musique s’est tue, quand le dompteur n’est plus là, les passions qu’il a réveillées continuent de gronder dans la cage ébranlée, et elles cherchent leur proie…


La mélodie finit. Silence… Elle avait, en chantant, appuyé sa main sur l’épaule de Christophe. Ils n’osaient plus remuer ; et ils s’aperçurent qu’ils tremblaient. Soudain — ce fut un éclair — elle se pencha vers lui, il se retourna vers elle ; leurs bouches se joignirent ; son souffle entra en lui…

Elle le repoussa et s’enfuit. Il resta, sans bouger, dans l’ombre. Braun rentra. Ils se mirent à table. Christophe était incapable de penser. Anna semblait absente ; elle regardait « ailleurs ». Peu après le souper, elle alla dans sa chambre. Christophe, qui n’aurait pu rester seul avec Braun, se retira aussi.

Vers minuit, le docteur étant déjà couché fut appelé auprès d’un malade. Christophe l’entendit descendre l’escalier et sortir. Il neigeait depuis six heures. Les maisons et les rues étaient ensevelies. L’air était comme rembourré d’ouate. Ni pas, ni voiture au dehors. La ville semblait morte. Christophe ne dormait pas. Il sentait une terreur, qui croissait de minute en minute. Il ne pouvait bouger. Cloué dans son lit, sur le dos, il avait les yeux ouverts. Une clarté métallique, qui sortait de la terre et des toits vêtus de blancheur, frottait les parois de la chambre… Un bruit imperceptible le fit tressaillir. Il fallait son oreille fiévreuse pour l’entendre. Un frôlement très doux sur le plancher du couloir. Christophe se dressa dans son lit. Le bruit léger se rapprocha, s’arrêta ; une planche craqua. On était derrière la porte ; on attendait… Une immobilité complète, pendant plusieurs secondes, plusieurs minutes peut-être… Christophe ne respirait plus, il était baigné de sueur. Des flocons de neige, au dehors, effleuraient la vitre, comme une aile. Une main tâtonna sur la porte, qui s’ouvrit. Sur le seuil, une blancheur apparut, elle s’avança lentement ; à quelques pas du lit, elle fit une pause. Christophe ne distinguait rien ; mais il l’entendait respirer ; et il entendait son propre cœur qui battait. Elle vint près du lit. Elle s’arrêta encore. Leurs visages étaient si près que leurs haleines se mêlaient. Leurs regards se cherchaient, sans se trouver, dans l’ombre… Elle tomba sur lui. Ils s’étreignirent en silence, sans un mot, avec rage…


Une heure, deux heures, un siècle après. La porte de la maison s’ouvrit. Anna se détacha de l’étreinte qui les nouait, glissa du lit, et quitta Christophe, sans une parole, comme elle était venue. Il entendit ses pieds nus s’éloigner, frôlant le parquet de leur toucher rapide. Elle regagna sa chambre, où Braun la trouva couchée, paraissant dormir. Ainsi elle resta toute la nuit, les yeux ouverts, sans un souffle, immobile, dans le lit étroit, près de Braun endormi. Que de nuits elle avait déjà passées ainsi !

Christophe ne dormit pas non plus. Il était désespéré. Cet homme apportait aux choses de l’amour et surtout du mariage un sérieux tragique. Il haïssait la légèreté de ces écrivains, dont l’art se fait un piment de l’adultère. L’adultère lui inspirait une répulsion, où se combinaient sa brutalité populaire et sa hauteur morale. Il éprouvait tout ensemble un respect religieux et un dégoût physique pour la femme qui appartient à un autre. La promiscuité de chiens où vit une certaine élite européenne lui soulevait le cœur. L’adultère, consenti par le mari, est une ordure ; à l’insu du mari, c’est un mensonge ignoble de valet crapuleux, qui se cache pour trahir et pour salir son maître. Que de fois il avait méprisé sans pitié ceux qu’il avait vus coupables de cette lâcheté ! Il avait rompu avec des amis qui s’étaient ainsi déshonorés à ses yeux… Et voici qu’à son tour il s’était souillé de la même ignominie ! Les circonstances de son crime le rendaient plus odieux encore. Il était venu dans cette maison, malade et misérable. Un ami l’avait recueilli, secouru, consolé. Jamais sa bonté ne s’était démentie. Rien ne l’avait lassée. Il lui devait de vivre encore. Et en reconnaissance, il venait de voler à cet homme son honneur et son bonheur, son humble bonheur domestique ! Il l’avait trahi bassement, et avec qui ? Avec une femme qu’il ne connaissait pas, qu’il ne comprenait pas, qu’il n’aimait pas… Qu’il n’aimait pas ? Tout son sang se révolta. L’amour était, un mot trop faible pour exprimer le torrent de feu qui le brûlait, dès qu’il pensait à elle. Ce n’était pas de l’amour, et c’était mille fois plus que l’amour… Il passa la nuit dans une tempête. Il se levait, il se trempait la figure dans l’eau glacée, il étouffait et il frissonnait. La crise se termina par un accès de fièvre.

Quand il se leva, brisé, il pensa combien elle devait être, plus encore que lui, accablée de honte. Il alla à sa fenêtre. Le soleil brillait sur la neige éblouissante. Dans le jardin, Anna étendait du linge sur une corde. Attentive à sa tâche, rien ne semblait la troubler. Elle avait une dignité de démarche et de gestes qui lui était toute nouvelle et qui lui faisait trouver, sans y penser, des mouvements de statue.


Au dîner de midi, ils se revirent. Braun était absent, pour toute la journée. Jamais Christophe n’eût supporté de se rencontrer avec lui. Il voulait parler à Anna. Mais ils n’étaient pas seuls ; la domestique allait et venait ; ils devaient se surveiller. Christophe cherchait en vain le regard d’Anna. Elle ne regardait personne. Nul indice de trouble, et toujours dans ses moindres mouvements cette assurance et cette noblesse inhabituelles. Après dîner, il espéra qu’ils pourraient enfin causer ; mais la domestique s’attardait à desservir ; et lorsqu’ils passèrent dans la chambre voisine, elle s’arrangea de façon à les y suivre ; elle avait toujours quelque chose à prendre ou à rapporter ; elle furetait dans le corridor, près de la porte entr’ouverte, qu’Anna ne se pressait point de fermer : on eût dit qu’elle les épiait. Anna s’assit près de la fenêtre, avec son éternel ouvrage. Christophe, enfoncé dans un fauteuil, le dos tourné au jour, avait un livre ouvert, qu’il ne lisait pas. Anna, qui pouvait l’entrevoir de profil, aperçut d’un coup d’œil son visage tourmenté, qui regardait le mur ; et elle sourit, cruelle. Du toit de la maison, de l’arbre du jardin, la neige qui fondait s’égouttait sur le sable avec un tintement fin. Au loin, des rires d’enfants qui se poursuivaient dans la rue, à coups de boules de neige. Anna semblait assoupie. Le silence torturait Christophe ; il eût crié de souffrance.

Enfin, la domestique descendit à l’étage au-dessous, et sortit de la maison. Christophe se leva, il se tourna vers Anna, il allait dire :

— Anna ! Anna ! qu’avons-nous fait ?

Anna le regardait ; ses yeux, obstinément baissés, venaient de se rouvrir ; ils posaient sur Christophe leur feu dévorant. Christophe reçut le choc dans ses yeux, et chancela ; tout ce qu’il voulait dire fut raturé, d’un trait. Ils allèrent l’un à l’autre, et de nouveau ils se saisirent…


L’ombre du soir se répandait. Leur sang grondait encore. Elle était allongée sur le lit, sa robe arrachée, les bras étendus, sans même faire un geste pour recouvrir son corps. Il s’était enfoncé la figure dans l’oreiller, et gémissait. Elle se souleva vers lui, elle lui souleva la tête, lui caressant les yeux, la bouche avec ses doigts ; elle approcha son visage, elle plongea son regard dans le regard de Christophe. Ses yeux avaient une profondeur de lac ; ils souriaient, indifférents aux peines. La conscience s’effaça. Il se tut. Des frissons les remuaient comme de grandes ondes…

Cette nuit-là, seul, rentré dans sa chambre, Christophe songea à se tuer.


Le jour suivant, à peine levé, il chercha Anna. C’était lui maintenant dont les yeux évitaient les yeux de l’autre. Dès qu’il les rencontrait, ce qu’il avait à dire fuyait de sa pensée. Il fit effort pourtant, et commença à parler de la lâcheté de leur acte. À peine eut-elle compris qu’elle lui ferma violemment la bouche avec sa main. Elle s’écarta de lui, les sourcils contractés, les lèvres serrées, avec une expression mauvaise. Il continua. Elle jeta par terre l’ouvrage qu’elle tenait, et ouvrit la porte, voulut sortir. Il lui empoigna les mains, il referma la porte, il dit amèrement qu’elle était bien heureuse de pouvoir effacer de son esprit toute idée du mal commis. Elle se débattait, comme un animal pris au piège, et elle cria avec colère :

— Tais-toi !… Lâche, tu ne vois donc pas ce que je souffre !… Je ne veux pas que tu parles. Laisse-moi !

Sa figure s’était creusée, son regard était haineux et peureux, comme celui d’une bête à qui l’on a fait mal ; ses yeux l’auraient tué, s’ils avaient pu. — Il la lâcha. Elle courut à l’autre coin de la pièce, pour se mettre à l’abri. Il n’avait pas envie de la poursuivre. Il avait le cœur serré d’amertume et d’effroi. Braun rentra. Ils le regardaient, stupides. Hors leur souffrance, rien n’existait pour eux.

Christophe sortit. Braun et Anna se mirent à table. Au milieu du dîner, Braun se leva brusquement pour ouvrir la fenêtre : Anna s’était évanouie.


Christophe disparut, pour quinze jours, de la ville, prétextant un voyage. Anna resta, toute la semaine, enfermée dans sa chambre, sauf aux heures des repas. Elle était reprise par sa conscience, ses habitudes, toute cette vie passée dont elle s’était crue dégagée, dont on ne se dégage jamais. Elle avait beau se fermer les yeux. Chaque jour, le souci cheminait davantage, allait plus loin dans son cœur ; il finit par s’y installer. Le dimanche suivant, elle refusa encore d’aller au temple. Mais le dimanche d’après, elle y retourna, et elle ne le quitta plus. Elle était vaincue, non soumise. Dieu était l’ennemi, — un ennemi dont elle ne pouvait se délivrer. Elle allait à lui, avec la sourde colère d’un esclave, forcé d’obéir. Son visage, pendant le culte, ne laissait voir qu’une froideur hostile ; mais dans les profondeurs de son âme, toute sa vie religieuse était une lutte farouche, d’une exaspération muette, contre le Maître, dont le reproche la persécutait. Elle feignait de ne pas l’entendre. Il fallait qu’elle l’entendît ; et elle discutait âprement avec Dieu, les mâchoires serrées, le front barré d’une ride entêtée, le regard dur. Elle pensait à Christophe avec haine. Elle ne lui pardonnait pas de l’avoir un instant arrachée à la prison de l’âme, et de l’y laisser retomber, en proie à ses bourreaux. Elle ne dormait plus ; elle ressassait, jour et nuit, les mêmes pensées torturantes ; elle ne se plaignait pas ; elle allait, obstinée, continuant de diriger tout dans la maison, de faire toute sa tâche, et gardant jusqu’au bout le caractère intraitable et têtu de sa volonté dans la vie quotidienne, dont elle accomplissait les besognes avec une régularité de machine. Elle s’amaigrissait, elle semblait rongée par un mal intérieur. Braun l’interrogea, avec une affection inquiète ; il voulut l’ausculter. Elle le repoussa rageusement. Plus elle avait de remords envers lui, plus elle lui parlait avec dureté.

Christophe avait résolu de ne plus revenir. Il se brisait de fatigue. Il faisait de grandes courses, des exercices pénibles, il ramait, il marchait, il grimpait des montagnes. Rien ne parvenait à éteindre le feu.

Il était plus livré à la passion que quiconque. C’est une nécessité de la nature des génies. Même les plus chastes, Beethoven, Bruckner, il faut qu’ils aiment constamment ; toutes les forces humaines chez eux sont exaltées ; et comme chez eux les forces sont captées par l’imagination, leur cerveau est la proie de passions perpétuelles. Ce ne sont le plus souvent que des flammes passagères ; l’une détruit l’autre ; et toutes sont absorbées par le grand incendie de l’esprit créateur. Mais que l’ardeur de la forge cesse de remplir l’âme, et l’âme sans défense est livrée aux passions dont elle ne peut se priver ; elle les veut, elle les crée ; il faut qu’elles le dévorent… — Et puis, à côté de l’âpre désir qui laboure la chair, il y a le besoin de tendresse qui pousse l’homme lassé et déçu par la vie vers les bras maternels de la consolatrice. Un grand homme est plus enfant qu’un autre ; plus qu’un autre, il a besoin de se confier à une femme, de reposer son front sur la paume des mains douces de l’amie, dans le creux de la robe tendue entre ses genoux.

Mais Christophe ne comprenait pas… Il ne croyait pas à la fatalité de la passion, — cette bêtise des romantiques. Il croyait au devoir et au pouvoir de lutter, à la force de sa volonté… Sa volonté ! Où était-elle ? Il n’en restait plus trace. Il était possédé. L’aiguillon du souvenir le harcelait, jour et nuit. L’odeur du corps d’Anna flottait autour de lui. Il était comme une lourde barque désemparée, sans gouvernail, livrée au vent. En vain, il voulait fuir, il s’épuisait à fuir : il se retrouvait toujours ramené à la même place ; et il criait au vent :

— Brise-moi donc ! Que veux-tu de moi ?

Il s’interrogeait fiévreusement. Pourquoi, pourquoi cette femme ?… Pourquoi l’aimait-il ? Ce n’était pas pour ses qualités de cœur et d’esprit. Il n’en manquait pas d’autres plus intelligentes et meilleures. Ce n’était pas pour sa chair. Il avait eu d’autres maîtresses, que ses sens préféraient. Qu’était-ce donc ? — « On aime, parce qu’on aime. » — Oui, mais il y a une raison, même si elle dépasse la raison ordinaire. Folie ? c’est ne rien dire. Pourquoi cette folie ?


Parce qu’il y a une âme cachée, des puissances aveugles, des démons, que chacun porte emprisonnés en soi. Tout notre effort, depuis que l’humanité existe, a été d’opposer à cette mer intérieure les digues de notre raison et de nos religions. Mais que vienne une tempête, (et les âmes plus riches sont plus sujettes aux tempêtes), que les digues aient cédé, que les démons aient le champ libre, qu’ils se trouvent en présence d’autres âmes que soulèvent des puissances semblables… Ils se jettent l’un sur l’autre. Haine, ou amour ? Fureur de destruction mutuelle ? — La passion, c’est l’âme de proie.

La mer est déchaînée. Qui la remettra dans son lit ? — Alors, il faut faire appel à plus puissant que soi. À Neptune, dieu des flots.