Paul Ollendorff (Tome 2p. 15-22).
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Première Partie — 4


Pour répandre le soleil sur les autres, il faut l’avoir en soi. Olivier en manquait. Comme les meilleurs d’aujourd’hui, il n’était pas assez fort pour rayonner la force, à lui tout seul. Il ne l’aurait pu qu’en s’unissant avec d’autres. Mais avec qui s’unir ? Libre d’esprit et religieux de cœur, il était rejeté de tous les partis, politiques et religieux. Ils rivalisaient tous entre eux, d’intolérance et d’étroitesse. Dès qu’ils avaient le pouvoir, c’était pour en abuser. Seuls, les faibles et les opprimés attiraient Olivier. En ceci du moins il partageait l’opinion de Christophe, qu’avant de combattre les injustices lointaines, on devait combattre les injustices prochaines, celles qui vous entourent et dont on est plus ou moins responsable. Trop de gens se contentent, en protestant contre le mal commis par d’autres, sans songer à celui qu’ils font.

Il s’occupa d’abord d’assistance aux pauvres. Son amie, madame Arnaud, faisait partie d’une œuvre charitable. Olivier s’y fit admettre. Mais dans les premiers temps, il eut plus d’un mécompte : les pauvres dont il dut se charger n’étaient pas tous dignes d’intérêt ; ou ils répondaient mal à sa sympathie, ils se méfiaient de lui, ils lui restaient fermés. D’ailleurs, un intellectuel a peine à se satisfaire de la charité toute simple : elle arrose une si petite province du pays de misère ! Son action est presque toujours morcelée, fragmentaire ; elle semble aller au hasard, et panser les blessures, au fur et à mesure qu’elle en découvre ; elle est, en général, trop modeste et trop pressée pour s’aventurer jusqu’aux racines du mal. Or, c’est là une recherche dont l’esprit d’Olivier ne pouvait se passer.

Il se mit à étudier le problème de la misère sociale. Il ne manquait point de guides. En ce temps, la question sociale était devenue une question de société. On en parlait dans les salons, au théâtre, dans les romans. Chacun avait la prétention de la connaître. Une partie de la jeunesse y dépensait le meilleur de ses forces.


Il faut à toute génération nouvelle une belle folie. Même les plus égoïstes parmi les jeunes gens ont un trop-plein de vie, un capital d’énergie qui leur a été avancé et qui ne veut point rester improductif ; ils cherchent à le dépenser dans une action, ou — (plus prudemment) — dans une théorie. Aviation ou Révolution. Le sport des muscles ou celui des idées. On a besoin, quand on est jeune, de se donner l’illusion qu’on participe à un grand mouvement de l’humanité, qu’on renouvelle le monde. Beauté d’avoir des sens qui vibrent à tous les souffles de l’univers ! On est si libre et si léger ! On ne s’est pas encore chargé du lest d’une famille, on n’a rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut renoncer à ce qu’on ne tient pas encore. Et puis, il est si bon d’aimer et de haïr, et de croire qu’on transforme la terre avec des rêves et des cris ! Les jeunes gens sont comme des chiens aux écoutes : on les voit frémir et aboyer au vent. Une injustice commise, à l’autre bout du monde, les faisait délirer.

Aboiements dans la nuit. D’une ferme à l’autre, au milieu des grands bois, ils se répondaient sans répit. La nuit était agitée. Il n’était pas facile de dormir, dans ce temps-là. Le vent charriait dans l’air l’écho de tant d’injustices !… L’injustice est innombrable ; pour remédier à l’une, on risque d’en causer d’autres. Qu’est-ce que l’injustice ? — Pour l’un, c’est la paix honteuse, la patrie démembrée. Pour l’autre, c’est la guerre. Pour celui-ci, c’est le passé détruit, c’est le prince banni ; pour celui-là, c’est l’Église spoliée ; pour ce troisième, c’est l’avenir étouffé, la liberté en danger. Pour le peuple, c’est l’inégalité ; et pour l’élite, c’est l’égalité. Il y a tant d’injustices différentes que chaque époque choisit la sienne, — celle qu’elle combat, et celle qu’elle favorise.

À ce moment, le plus gros des efforts du monde étaient tournés contre les injustices sociales, — et visaient inconsciemment à en produire de nouvelles.

Et certes, ces injustices étaient grandes et s’étalaient aux yeux, depuis que la classe ouvrière, croissant en nombre et en puissance, était devenue un des rouages essentiels de l’État. Mais en dépit des déclamations de ses tribuns et de ses bardes, la situation de cette classe n’était pas pire, elle était meilleure qu’elle n’avait jamais été dans le passé ; et le changement ne venait pas de ce qu’elle souffrait plus, mais de ce qu’elle était plus forte. Plus forte, par la force même du capital ennemi, par la fatalité du développement économique et industriel, qui avait rassemblé ces travailleurs en armées prêtes au combat et, par le machinisme, leur avait mis les armes à la main, avait fait de chaque contremaître un maître qui commandait à la lumière, à la foudre, au mouvement, à l’énergie du monde. De cette masse énorme de forces élémentaires, que des chefs depuis peu tâchaient d’organiser, se dégageait une chaleur de brasier, des ondes électriques qui parcouraient, de proche en proche, le corps de la société humaine.

Ce n’était pas par sa justice, ou par la nouveauté et par la force de ses idées que la cause de ce peuple remuait la bourgeoisie intelligente, bien qu’ils voulussent le croire. C’était par sa vitalité.

Sa justice ? Mille autres justices étaient violées dans le monde, sans que le monde s’en émût. Ses idées ? Des lambeaux de vérités, ramassés çà et là, ajustés aux intérêts et à la taille d’une classe, aux dépens des autres classes. Des credo absurdes, comme tous les credo, — Droit divin des rois. Infaillibilité des papes, Suffrage universel, Égalité des hommes, — pareillement absurdes, si l’on ne considère que leur valeur de raison, et non la force qui les anime. Qu’importait leur médiocrité ? Les idées ne conquièrent pas le monde, en tant qu’idées, mais en tant que forces. Elles ne prennent pas les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital qui, à certains moments de l’histoire, s’en dégage. On dirait un fumet qui monte : les odorats les plus grossiers en sont saisis. La plus sublime idée restera sans effet, jusqu’au jour où elle devient contagieuse, non par ses propres mérites, mais par ceux des groupes humains qui l’incarnent et lui transfusent leur sang. Alors la plante desséchée, la rose de Jéricho, soudainement fleurit, grandit, remplit l’air de son arôme violent. — Telles de ces pensées, dont l’éclatant drapeau menait les classes ouvrières à l’assaut de la citadelle bourgeoise, étaient sorties du cerveau de rêveurs bourgeois. Tant qu’elles étaient restées dans les livres des bourgeois, elles étaient comme mortes : des objets de musée, des momies emmaillotées dans des vitrines, que personne ne regarde. Mais aussitôt que le peuple s’en était emparé, il les avait faites peuple, il y avait ajouté sa réalité fiévreuse, qui les déformait, et qui les animait, soufflant dans ces raisons abstraites ses espoirs hallucinés, un vent brûlant d’Hégire. Elles se propageaient de l’un à l’autre. On en était touché, sans savoir ni par qui, ni comment elles avaient été apportées. Les personnes ne comptaient guère. L’épidémie morale continuait de s’étendre ; et il se pouvait que des êtres bornés la communiquassent à des êtres d’élite. Chacun en était porteur, à son insu.

Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous les temps et de tous les pays ; ils se font sentir même dans les États aristocratiques, où tâchent de se maintenir des castes fermées entre elles. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent aucune barrière sanitaire entre l’élite et la foule. Celle-là est aussitôt contaminée, quoi qu’elle fasse. En dépit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut résister à la contagion : car elle est bien plus faible qu’elle ne pense. L’intelligence est un îlot, que les marées humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n’émerge de nouveau que quand le flux se retire. — On admire l’abnégation des privilégiés français qui abdiquèrent leurs droits, dans la nuit du 4 Août. Ce qui est le plus admirable sans doute, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement. J’imagine que bon nombre d’entre eux, rentrés dans leur hôtel, se sont dit : « Qu’ai-je fait ? J’étais ivre… » La magnifique ivresse ! Loué soit le bon vin et la vigne qui le donne ! La vigne, dont le sang enivra les privilégiés de la vieille France, ce n’étaient pas eux qui l’avaient plantée. Le vin était tiré, il n’y avait qu’à le boire. Qui le buvait, délirait. Même ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu’à humer en passant l’odeur de la cuvée. Vendanges de la Révolution !… Du vin de 89, il ne reste plus à présent, dans des celliers de famille, que quelques bouteilles éventées ; mais les enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs arrière-grands-pères en eurent la tête tournée.

C’était un vin plus âpre, mais non moins fort, qui montait au cerveau des jeunes bourgeois de la génération d’Olivier. Ils offraient leur classe en sacrifice au dieu nouveau, Deo ignoto : — le peuple.