Paul Ollendorff (Tome 2p. 23-35).
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Première Partie — 5


Certes, ils n’étaient pas tous également sincères. Beaucoup ne voyaient là qu’une occasion de se distinguer de leur classe, en affectant de la mépriser. Pour la plupart, c’était un passe-temps intellectuel, un entraînement oratoire, qu’ils ne prenaient pas tout à fait au sérieux. Il y a plaisir à croire que l’on croit à une cause, que l’on se bat pour elle, ou bien que l’on se battra, — du moins, qu’on pourrait se battre. Il n’est même pas mauvais de penser que l’on risque quelque chose. Émotions de théâtre.

Elles sont bien innocentes, quand on s’y livre naïvement, sans qu’il s’y mêle de calcul intéressé. — Mais d’autres, plus avisés, ne jouaient qu’à bon escient ; le mouvement populaire leur était un moyen d’arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer montante pour lancer leur barque à l’intérieur des terres ; ils comptaient pénétrer au fond des grands estuaires, et rester enfoncés dans les villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe était étroite, et le flot capricieux : il fallait être habile. Mais deux ou trois générations de démagogie ont formé une race de corsaires, pour qui le métier n’a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et n’avaient même pas un regard pour ceux qui sombraient en route.

Cette canaille-là est de tous les partis ; grâce à Dieu, aucun parti n’en est responsable. Mais le dégoût que ces aventuriers inspiraient aux sincères et aux convaincus avait conduit certains d’entre eux à désespérer de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits, qui avaient le sentiment de la déchéance de la bourgeoisie et de leur propre inutilité. Il n’avait que trop de penchant à sympathiser avec eux. Après avoir cru d’abord à la rénovation du peuple par l’élite, après avoir fondé des Universités Populaires et y avoir dépensé sans compter beaucoup de temps et d’argent, ils avaient constaté l’échec de leurs efforts ; leurs espoirs avaient été excessifs, leur découragement l’était aussi. Le peuple n’était pas venu à leur appel, ou il s’était sauvé. Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la culture bourgeoise que les vices et les ridicules. Enfin, plus d’une brebis galeuse s’étaient glissées dans les rangs des apôtres bourgeois, et les avaient discrédités, en exploitant du même coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie était condamnée, qu’elle ne pouvait qu’infecter le peuple, et que le peuple devait à tout prix se libérer, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que de prédire ou de prévoir un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et désintéressée, qui se rassasie d’elle-même et de son sacrifice. Aimer, se donner ! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu’elle peut se passer d’être payée de retour ; elle ne craint pas de rester dépourvue. Et elle peut se priver de tout, sauf d’aimer. — D’autres satisfaisaient là un plaisir de raison, une logique impérieuse ; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux idées. C’étaient les plus intrépides. Ils éprouvaient une jouissance orgueilleuse à déduire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur eût été plus pénible de voir leurs prédictions démenties que d’être écrasés sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient à ceux du dehors : « Plus fort ! Frappez plus fort ! Qu’il ne reste plus rien de nous ! » — Ils s’étaient faits les théoriciens de la violence.

De la violence des autres. Car, suivant l’habitude, ces apôtres de l’énergie brutale étaient presque toujours des gens distingués et débiles. Plus d’un étaient fonctionnaires de cet État, qu’ils parlaient de détruire, fonctionnaires appliqués, consciencieux et soumis. Leur violence théorique était la revanche de leur débilité, de leurs rancœurs et de la compression de leur vie. Mais elle était surtout l’indice des orages qui grondaient autour d’eux. Les théoriciens sont comme les météorologistes : ils disent, en termes scientifiques, non pas le temps qu’il fera, mais le temps qu’il fait. Ils sont la girouette, qui marque d’où souffle le vent. Quand ils tournent, ils ne sont pas loin de croire qu’ils font tourner le vent.

Le vent avait tourné.

Les idées s’usent vite dans une démocratie, d’autant plus vite qu’elles se sont plus promptement propagées. Combien de républicains en France s’étaient, en moins de cinquante ans, dégoûtés de la république, du suffrage universel, et de tant de libertés conquises avec ivresse ! Après le culte fétichiste du nombre, après l’optimisme béat qui avait cru aux saintes majorités et qui en attendait le progrès humain, l’esprit de violence soufflait ; l’incapacité des majorités à se gouverner elles-mêmes, leur vénalité, leur veulerie, leur basse et peureuse aversion de toute supériorité, leur lâcheté oppressive, soulevaient la révolte ; les minorités énergiques — toutes les minorités — en appelaient à la force. Un rapprochement baroque, et cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l’Action Française et les syndicalistes de la C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces hommes de son temps, « aristocrates par inclination, qui se faisaient républicains par dépit, uniquement pour trouver beaucoup d’inférieurs parmi leurs égaux. » — Maigre plaisir. Il faut contraindre ces inférieurs à se reconnaître tels ; et pour cela, nul moyen qu’une autorité qui impose la suprématie de l’élite — ouvrière ou bourgeoise — au nombre qui l’opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois orgueilleux, se faisaient royalistes, ou révolutionnaires, par amour-propre froissé et par haine de l’égalité démocratique. Et les théoriciens désintéressés, les philosophes de la violence, en bonnes girouettes, se dressaient au-dessus d’eux, oriflammes de la tempête.

Et il y avait enfin la bande des littérateurs en quête d’inspiration, — de ceux qui savent écrire, mais ne savent trop quoi écrire : comme les Grecs à Aulis, bloqués par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et guettent impatiemment le bon vent, quel qu’il soit, qui viendra gonfler leurs voiles. — On voyait là des illustres, de ceux que l’Affaire Dreyfus avait inopinément arrachés à leurs travaux de style et lancés dans les réunions publiques. Exemple trop suivi, au gré des initiateurs. Une foule de littérateurs s’occupaient maintenant de politique, et prétendaient régenter les affaires de l’État. Tout leur était prétexte à former des ligues, lancer des manifestes, sauver le Capitole. Après les intellectuels de l’avant-garde, les intellectuels de l’arrière : les uns valaient les autres. Chacun des deux partis traitait l’autre d’intellectuel, et se traitait lui-même d’intelligent. Ceux qui avaient la chance de posséder dans leurs veines quelques gouttes de sang du peuple, en étaient glorieux ; ils y trempaient leur plume, ils écrivaient, avec. — Tous, bourgeois, mécontents, et cherchant à reprendre l’autorité que la bourgeoisie avait, par son égoïsme, irrémédiablement perdue. Il était rare que ces apôtres soutinssent longtemps leur zèle apostolique. Au début, la cause leur valait des succès, qui n’étaient probablement pas dûs à leurs dons oratoires. Leur amour-propre en était délicieusement flatté. Depuis, ils continuaient, avec moins de succès, et quelque peur secrète d’être un peu ridicules. À la longue, ce dernier sentiment tendait à l’emporter, doublé de la lassitude d’un rôle difficile à jouer, pour des hommes de leurs goûts distingués et de leur scepticisme. Ils attendaient, pour battre en retraite, que le vent le leur permît, et aussi leur escorte. Car ils étaient prisonniers et de l’une et de l’autre. Ces Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur hardiesse de propos et d’écrits une incertitude épeurée, qui tâtait le terrain, craignait de se compromettre auprès des jeunes gens, s’évertuait à leur plaire, à être plus jeunes qu’eux. Révolutionnaires, ou contre-révolutionnaires, par littérature, ils se résignaient à suivre la mode littéraire qu’ils avaient contribué à fonder.


Le type le plus curieux qu’Olivier rencontra, dans cette petite avant-garde bourgeoise de la Révolution, fut le révolutionnaire par timidité.

L’échantillon qu’il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, hermétiquement fermée aux idées nouvelles : magistrats et fonctionnaires, qui s’étaient illustrés en boudant le pouvoir ou en se faisant révoquer ; gros bourgeois du Marais, qui flirtaient avec l’Église et pensaient peu, mais bien. Il s’était marié, par désœuvrement, avec une femme au nom aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde bigot, étroit et arriéré, qui remâchait perpétuellement sa morgue et son amertume, avait fini par l’exaspérer, — d’autant plus que sa femme était laide et l’assommait. D’intelligence moyenne, d’esprit assez ouvert, il avait des aspirations libérales, sans trop savoir en quoi elles consistaient : ce n’était pas dans son milieu qu’il aurait pu apprendre ce qu’était la liberté. Tout ce qu’il savait, c’est qu’elle n’était point là ; et il se figurait qu’il suffisait d’en sortir pour la trouver. Il était incapable de marcher seul. Dès ses premiers pas au dehors, il fut heureux de se joindre à des amis de collège, dont certains étaient férus des idées syndicalistes. Il se trouvait encore plus dépaysé dans ce monde que dans celui d’où il venait ; mais il ne voulait pas en convenir : il lui fallait bien vivre quelque part ; et des gens de sa nuance, (c’est-à-dire sans nuance), il n’en pouvait trouver. Dieu sait pourtant que la graine n’en est pas rare en France ! Mais ils ont honte d’eux-mêmes : ils se cachent, ou se teignent en l’une des couleurs politiques à la mode, voire en plusieurs. D’ailleurs, il subissait l’ascendant de ses amis.

Suivant l’habitude, il s’était attaché surtout à celui qui était le plus différent de lui. Ce Français, bourgeois français et provincial dans l’âme, s’était fait le fidèle Achate d’un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe réfugié, qui, à la façon de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don de s’installer tout de suite chez les autres comme chez lui, et de se trouver si à l’aise dans toute révolution qu’on pouvait se demander ce qui l’intéressait davantage en elle : si c’était le jeu, ou la cause. Ses épreuves et celles des autres lui étaient un divertissement. Sincèrement révolutionnaire, ses habitudes d’esprit scientifique lui faisaient regarder les révolutionnaires et lui-même, comme des sortes d’aliénés. Il observait cette aliénation chez les autres et chez lui, tout en la cultivant. Son dilettantisme exalté et son extrême inconstance d’esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus opposés. Il avait des accointances parmi les hommes au pouvoir, et jusque dans le monde de la police ; il furetait partout, avec cette curiosité maladive et dangereuse qui donne à tant de révolutionnaires russes l’apparence de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une réalité. Ce n’est pas trahison, c’est versatilité, au reste désintéressée. Combien d’hommes d’action, pour qui l’action est un théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens, honnêtes, mais toujours prêts à changer de rôles ! À celui de révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu’il pouvait l’être : c’était le personnage qui s’accordait le mieux avec son anarchie naturelle et avec le plaisir qu’il avait à démolir les lois des pays où il passait. Malgré tout, ce n’était qu’un rôle. On ne savait jamais la part d’invention et de réalité qu’il y avait dans ses propos ; et lui-même finissait par ne plus le savoir très bien.

Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile à en jouer, il n’avait pas eu de peine à dominer Canet. Il trouvait plaisant d’entraîner ce Sancho Pança dans des équipées à la Don Quichotte. Il disposait de lui sans façons, de sa volonté, de son temps, de son argent, — non pour lui, (il n’avait pas de besoins, on ne savait de quoi, ni comment il vivait), — mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire ; il tâchait de se persuader qu’il pensait comme Manousse. Il savait très bien le contraire : ces idées l’effaraient ; elles choquaient son bon sens. Et il n’aimait pas le peuple. De plus, il n’était pas brave. Ce gros garçon, grand, large et corpulent, à la figure poupine, complètement rasée, le souffle court, la parole affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d’Hercule Farnèse, et qui était d’une jolie force à la boxe et au bâton, était le plus timide des hommes. S’il s’enorgueillissait de passer parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n’était pas trop désagréable, aussi longtemps qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Mais le jeu devenait dangereux. Ces animaux-là se faisaient agressifs, leurs prétentions croissaient ; elles inquiétaient Canet dans son égoïsme foncier, son sentiment enraciné de la propriété, sa pusillanimité bourgeoise. Il n’osait pas demander : « Où me menez-vous ? » Mais il pestait tout bas contre le sans-gêne des gens qui n’aiment rien tant qu’à se casser le cou, sans s’inquiéter de savoir s’ils ne risquent pas de casser en même temps le cou des autres. — Qui l’obligeait à les suivre ? N’était-il pas libre de leur fausser compagnie ? Le courage lui manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu’on laisse en arrière sur la route et qui pleure. Il était comme tant d’hommes : ils n’ont aucune opinion, sinon qu’ils désapprouvent toutes les opinions exaltées ; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul, et combien en sont capables ! Combien, même des plus clairvoyants, auront la témérité de s’arracher à l’esclavage de certains préjugés, de certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d’une même génération ? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D’un côté, la liberté dans le désert ; de l’autre côté, les hommes. Ils n’hésitent point : ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu’ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas très difficile : ils savent si peu ce qu’ils pensent !… « Connais-toi toi-même ! »… Comment le pourraient-ils, ceux qui ont à peine un moi ! Dans toute croyance collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient, parce qu’ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force héroïque ; son feu n’a jamais brûlé que quelques torches humaines ; elles-mêmes vacillent souvent. Les apôtres, les prophètes et Jésus ont douté. Les autres ne sont que des reflets, — sauf à certaines heures de sécheresse des âmes, où quelques étincelles tombées d’une grande torche embrasent toute la plaine ; puis, l’incendie s’éteint, et l’on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. À peine quelques centaines de chrétiens croient réellement au Christ. Les autres croient qu’ils croient, ou bien ils veulent croire.

Il en était ainsi de beaucoup de ces révolutionnaires. Le bon Canet voulait croire qu’il l’était : il le croyait donc. Et il était épouvanté de sa propre hardiesse.


Tous ces bourgeois se réclamaient de principes divers : les uns de leur cœur, les autres de leur raison, les autres de leur intérêt ; ceux-ci rattachaient leur façon de penser à l’Évangile, ceux-là à M. Bergson, ceux-là à Karl Marx, à Proudhon, à Joseph de Maistre, à Nietzsche, ou à M. Sorel. Il y avait les révolutionnaires par mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie ; il y avait ceux par haine, il y avait ceux par amour ; il y avait ceux par besoin d’action, par chaleur d’héroïsme ; il y avait ceux par servilité, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, étaient emportés par le vent. C’étaient les tourbillons de poussière qu’on voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent que la bourrasque vient.