Paul Ollendorff (Tome 2p. 92-108).
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Première Partie — 11


Le père Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l’autre côté de la rue. Une papeterie-mercerie, où l’on voyait, à la devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poupées en carton sans bras ni jambes. D’un trottoir à l’autre, l’un sur le pas de sa porte, l’autre dans son échoppe, ils échangeaient des clignements d’yeux, des hochements de tête, et autres pantomimes variées. À certaines heures, quand le savetier était las de taper et qu’il avait, comme il disait, la crampe dans les fesses, ils se hélaient, La Feuillette de son gueuloir glapissant, Trouillot d’un mugissement indistinct, comme un veau enroué ; et ils allaient ensemble siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas de revenir. C’étaient de sacrés bavards. Ils se connaissaient depuis près d’un demi-siècle. Le papetier avait joué, lui aussi, son petit bout de rôle dans le grand mélodrame de 1871. On ne s’en serait pas douté, à voir ce gros homme placide, une toque noire sur la tête, vêtu d’une blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux vagues d’un bleu pâle striés de rouge, sous lesquels les paupières faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en transpiration, tramant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue lourde. Mais il n’avait rien perdu de ses illusions d’antan. Réfugié en Suisse pendant quelques années, il y avait rencontré des compagnons de diverses nations, et notamment des Russes, qui l’avaient initié aux beautés de l’anarchie fraternelle. Là-dessus, il n’était pas d’accord avec La Feuillette, qui était un vieux Français, partisan de la manière forte et de l’absolutisme dans la liberté. Pour le reste, aussi fermes croyants l’un que l’autre dans la révolution sociale et la Salente ouvrière de l’avenir. Chacun était épris d’un chef en qui il incarnait l’idéal de ce qu’il aurait voulu être. Trouillot était pour Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pensées communes étaient assurées ; — (peu s’en fallait, à force d’en être sûrs, qu’entre deux rasades ils ne les crussent réalisées). — Des deux, le plus raisonneur était le savetier. Il croyait, par raison ; du moins, il s’en flattait : car Dieu sait que sa raison était d’une espèce singulière, et qu’elle n’eût pu chausser d’autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison qu’en chaussures, il prétendait que les autres esprits se chaussassent à son pied. Le papetier, moins combatif et plus paresseux, ne se donnait pas la peine de démontrer sa foi. On ne démontre que ce dont on doute. Il ne doutait point. Son optimisme perpétuel voyait les choses comme il les désirait, et ne les voyait pas quand elles étaient autrement, ou il les oubliait aussitôt. Que ce fût par volonté, ou bien par apathie, il n’y avait aucune peine : les expériences contraires glissaient sur son cuir, sans y laisser de traces. — Tous deux étaient de vieux enfants romanesques, qui n’avaient pas le sens de la réalité, et pour qui la révolution, dont le nom seul les grisait, était une belle histoire qu’on se raconte et dont on ne sait plus très bien si elle arrivera jamais, ou si elle est arrivée. Et tous deux avaient foi dans l’Humanité-Dieu, par transposition de leurs habitudes héréditaires, pliées durant des siècles devant le Fils de l’Homme. — Il va sans dire que tous deux étaient anticléricaux.

Le plaisant était que le bon papetier habitait avec une nièce fort dévote, qui faisait de lui ce qu’elle voulait. Cette petite femme très brune, grassouillette, aux yeux vifs, douée d’une volubilité de parole que relevait encore un fort accent de Marseille, était veuve d’un rédacteur au ministère du commerce. Restée seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l’oncle, cette bourgeoise, qui avait des prétentions, n’était pas loin de croire qu’elle faisait une grâce à son parent le boutiquier, en vendant, à son magasin ; elle trônait avec des airs de reine déchue, que, fort heureusement pour les affaires de l’oncle et pour la clientèle, tempérait son exubérance naturelle et son besoin de parler. Royaliste et cléricale, comme il convenait à une personne de sa distinction, Mme  Alexandrine étalait ses sentiments avec un zèle d’autant plus indiscret qu’elle avait un malin plaisir à taquiner le vieux mécréant chez qui elle s’était installée. Elle s’était constituée la maîtresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonnée ; si elle ne pouvait convertir l’oncle — (et elle se jurait bien de l’attraper in extremis), — elle s’en donnait à cœur joie de tremper le diable dans l’eau bénite. Elle épinglait aux murs des images de Notre-Dame de Lourdes et de saint Antoine de Padoue ; elle ornait la cheminée de petits fétiches peinturlurés sous des globes de verre ; et, la saison venue, elle installait dans l’alcôve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l’emportait, dans sa dévotion agressive, d’une affection très réelle pour l’oncle qu’elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu’elle avait à l’ennuyer.

Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire ; il ne se risquait pas à relever les provocations batailleuses de sa terrible nièce : avec une langue si bien pendue, impossible de lutter ; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se fâcha, lorsqu’un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit ; sur ce point, il eut gain de cause : car il faillit en avoir une attaque, et la nièce prit peur ; l’expérience ne fut pas renouvelée. Pour tout le reste, il céda, affectant de ne pas voir ; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise ; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa nièce, et il éprouvait un certain plaisir à être malmené par elle. Et puis, ils s’entendaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.

Elle avait douze à treize ans, et elle était toujours malade. Depuis des mois, une coxalgie la tenait étendue et captive, tout un côté du corps moulé dans une gouttière, comme une petite Daphné dans son écorce. Elle avait des yeux de biche blessée et le teint décoloré des plantes privées de soleil ; une tête trop grosse, que ses cheveux blond pale, très fins et très tirés, faisaient paraître encore plus grosse ; mais un visage mobile et délicat, un vivant petit nez, et un bon sourire enfantin. La dévotion de la mère avait pris chez l’enfant souffrante et désœuvrée un caractère exalté. Elle passait des heures à réciter son chapelet, un petit chapelet de corail, que le pape avait bénit ; et elle s’interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque rien, de toute la journée ; les travaux à l’aiguille la fatiguaient ; Mme  Alexandrine ne lui en avait pas donné le goût. À peine si elle lisait quelques Tracts insipides, quelque fade histoire miraculeuse, dont le style prétentieux et plat lui semblait la poésie même, — ou les récits des crimes avec illustrations coloriées dans les journaux du Dimanche que sa stupide mère lui mettait dans les mains. À peine si elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les lèvres, moins attentive à son ouvrage qu’à la conversation qu’elle tenait avec quelque sainte de ses amies, ou même avec le bon Dieu. Car il ne faut pas croire qu’il soit besoin d’être une Jeanne d’Arc, pour avoir de ces visites ; tous, nous en avons reçu. Seulement, à l’ordinaire, les visiteurs célestes nous laissent parler seuls, assis à notre foyer ; et ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas à s’en formaliser : qui ne dit mot consent. D’ailleurs, elle avait tant à leur dire, pour sa part, qu’à peine leur laissait-elle le temps de répondre : elle répondait pour eux. Elle était une bavarde silencieuse ; elle tenait de sa mère la volubilité de langue ; mais ce flot s’infiltrait en paroles intérieures, comme un ruisseau qui disparaît sous terre. — Naturellement, elle faisait partie de la conspiration contre l’oncle, afin de le convertir ; elle se réjouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l’esprit de ténèbres par les esprits dé lumière ; et, plus d’une fois, il lui arriva de coudre une médaille sainte à l’intérieur d’une doublure d’habit du vieux, ou de glisser dans une de ses poches un grain de chapelet, que l’oncle, pour faire plaisir à sa petite nièce, affectait de ne pas remarquer. — Cette mainmise des deux dévotes sur le mangeur de prêtres causait l’indignation et la joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les femmes qui portent culotte ; et il se gaussait de son ami, qui se laissait mettre sous la pantoufle. De vrai, il n’avait pas lieu de faire le malin : car lui-même avait été affligé pendant vingt ans d’une femme acariâtre et sobre, qui le traitait de vieux pochard, et devant qui il baissait la crête. Mais il se gardait d’en faire mention. Le papetier, un peu honteux, se défendait mollement, professant d’une langue pâteuse une tolérance à la Kropotkine.

Rainette et Emmanuel étaient amis. Depuis leur petite enfance, ils se voyaient, chaque jour. Pour ne pas mentir, Emmanuel osait rarement se glisser dans la maison. Mme  Alexandrine le regardait d’un mauvais œil, comme petit-fils d’un mécréant et comme sale petit gniaf. Mais Rainette passait ses journées sur une chaise longue près de la fenêtre, au rez-de-chaussée. Emmanuel tambourinait aux carreaux, en passant ; et, le nez écrasé contre la vitre, il grimaçait un bonjour. En été, quand la fenêtre restait ouverte, il s’arrêtait, les bras appuyés un peu haut sur la barre de la fenêtre ; — (il s’imaginait que cette pose l’avantageait, que ses épaules remontées dans une attitude familière donnaient le change sur sa difformité réelle) ; — ils causaient. Rainette, qui n’était pas gâtée par les visites, ne songeait plus à remarquer qu’Emmanuel fut bossu. Emmanuel, qui avait peur des filles, peur et dégoût, faisait exception pour Rainette. Cette petite malade, à demi pétrifiée, était pour lui quelque chose d’intangible et de lointain, de pas très existant. Seulement le soir où la belle Berthe lui baisa la bouche, et encore le jour suivant, il s’écarta de Rainette, avec une répulsion instinctive ; il longea la maison, sans s’arrêter, baissant la tête ; et il rôdait à distance, craintif et méfiant, comme un chien sauvage. Puis, il revint. Elle était si peu une femme ! À sa sortie de l’atelier, quand il passait, tâchant de se faire aussi petit que possible, au milieu des brocheuses dans leurs longues blouses de travail, telles que des chemises de nuit, — ces grandes filles remuantes et rieuses, dont les yeux affamés vous déshabillaient en passant, — comme il détalait vers la fenêtre de Rainette ! Il savait gré à son amie de ce qu’elle était une infirme : il pouvait, vis-à-vis d’elle, se donner des airs de supériorité, et même un peu de protection. Il profitait de son importance ; il racontait les événements de la rue ; il s’y mettait en bonne place. Parfois, quand il était en veine de galanterie, il apportait à Rainette, en hiver, des marrons grillés, en été, un bouquet de cerises. Elle, de son côté, lui donnait de ces bonbons multicolores qui remplissaient les deux bocaux, à la devanture ; et ils regardaient ensemble les cartes postales illustrées. C’étaient d’heureux moments ; ils oubliaient tous deux le triste corps qui tenait en cage leur âme d’enfants.

Mais il arrivait aussi qu’ils se missent à parler, comme les grands, des choses politiques et de la religion. Alors, ils devenaient aussi stupides que les grands. La bonne entente cessait. Elle, parlait de miracles, de neuvaines, ou de pieuses images bordées de dentelles en papier et de jours d’indulgences. Lui, disait que c’étaient des bêtises et des mômeries, commue il avait entendu dire à son grand-père. Mais quand il voulait à son tour raconter les réunions publiques où le vieux l’avait emmené, et les discours auxquels il avait assisté, elle l’interrompait avec mépris et disait que tous ces gens-là étaient des soulards. La conversation s’aigrissait. Ils en venaient à parler de leurs parents ; ils se répétaient, l’un sur le compte de la mère, l’autre sur celui du grand-père, les propos injurieux du grand-père et de la mère. Puis, ils parlaient d’eux-mêmes. Ils cherchaient à se dire des choses désagréables. Ils y arrivaient sans peine. Il disait les plus grossières. Mais elle savait trouver les mots les plus méchants. Alors, il s’en allait ; et quand il revenait, il racontait qu’il avait été avec d’autres filles, et qu’elles étaient jolies, et qu’ils avaient bien ri ensemble, et qu’ils devaient se retrouver, le dimanche prochain. Elle, ne disait rien ; elle faisait semblant de mépriser ce qu’il disait ; et brusquement, elle se mettait en rage, elle lui lançait son crochet à la tête, en lui criant de partir, et qu’elle le détestait ; et elle se cachait la figure dans ses mains. Il partait, pas fier de sa victoire. Il avait grande envie d’écarter les petites mains maigres, de dire que ce n’était pas vrai. Mais il se forçait, par orgueil, à ne pas revenir.

Un jour, Rainette fut vengée. — Il était avec ses camarades d’atelier. Ils ne l’aimaient guère, parce qu’il se tenait le plus possible en dehors d’eux et qu’il ne parlait pas, ou qu’il parlait trop bien, d’une façon naïvement prétentieuse, comme un livre, ou plutôt comme un article de journal — (il en était farci). — Ce jour-là, ils s’étaient mis à causer de la révolution et des temps futurs. Il s’exaltait, et il était ridicule. Un camarade l’apostropha brutalement :

— D’abord, toi, n’en faut plus, tu es trop laid. Dans la société future, n’y aura plus de boscos. On les fout à l’eau, en naissant.

Cela le fit dégringoler, du haut de son éloquence. Il se tut, consterné. Les autres se tordaient de rire. De tout l’après-midi, il ne desserra plus les dents. Le soir, il s’en retournait chez lui ; il avait hâte d’être rentré, pour se cacher dans un coin, et pour souffrir tout seul. Olivier le rencontra ; il fut frappé de son visage terreux ; il devina sa souffrance.

— Tu as de la peine. Pourquoi ?

Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le petit persistait à se taire ; mais sa mâchoire tremblait, comme s’il était près de pleurer. Olivier le prit par le bras et l’emmena chez lui. Bien qu’il éprouvât, lui aussi, pour la laideur et pour la maladie, cette répulsion instinctive et cruelle qu’ont ceux qui ne sont pas nés avec des âmes de sœurs de charité, il n’en laissait rien voir.

— On t’a fait de la peine ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’on a fait ?

Le petit débonda son cœur. Il dit qu’il était laid. Il dit que ses camarades avaient dit que leur révolution n’était pas pour lui.

— Elle n’est pas pour eux non plus, mon petit, ni pour nous. Ce n’est pas l’affaire d’un jour. On travaille pour ceux qui viendront après nous.

Le petit était déçu que ce fût pour si tard.

— Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu’on travaille pour donner le bonheur à des milliers de garçons comme toi, à des millions d’êtres ?

Emmanuel soupira, et dit :

— Ça serait pourtant bon, d’avoir un peu de bonheur, soi-même.

— Mon petit, il ne faut pas être un ingrat. Tu vis dans la plus belle ville, dans l’époque la plus riche en merveilles ; tu n’es pas bête, et tu as de bons yeux. Pense à ce qu’il y a de choses à voir et à aimer autour de soi.

Il lui en montra quelques-unes.

L’enfant écoutait, hocha la tête, et dit :

— Oui, mais se dire qu’on sera toujours enfermé dans cette peau !

— Mais non, tu en sortiras.

— Et alors, ce sera fini.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

Le petit fut stupéfait. Le matérialisme faisait partie du credo du grand-père ; il pensait qu’il n’y avait que les calotins qui crussent à une vie éternelle. Il savait que son ami ne l’était point ; et il se demanda si Olivier parlait sérieusement. Mais Olivier, le tenant par la main, lui parla longuement de sa foi idéaliste, de l’unité de la vie sans limites, qui n’a ni commencement ni fin, et dont les milliards d’êtres et les milliards d’instants ne sont que les rayons de l’unique soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite. D’instinct, en lui parlant, il s’adaptait à la pensée de l’enfant ; les antiques légendes, les imaginations matérielles et profondes des vieilles cosmogonies lui revenaient à l’esprit ; moitié riant, moitié sérieux, il parlait de la métempsycose et de la série des formes innombrables où l’âme coule et se filtre, comme une source qui passe de bassins en bassins. Il y mêlait des ressouvenirs chrétiens et les images du soir d’été qui les baignait tous deux. Il était assis près de la fenêtre ouverte ; le petit, debout près de lui, et la main dans sa main. C’était un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premières hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel lointain riait au-dessus de la ville, qui s’enveloppait d’ombre. L’enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par l’attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres récits.

Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que s’allument tout d’un coup dans la nuit d’une grande ville les lumières électriques, s’allume dans l’âme obscure la flamme éternelle. Il suffit d’une étincelle qui jaillisse d’une autre âme et transmette à celle qui attend, le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la tranquille parole d’Olivier alluma dans l’esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossuée, la lumière qui ne s’éteint plus. Aux raisonnements d’Olivier il ne comprenait rien ; à peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient réalité. Le conte de fées s’animait et palpitait autour de lui. Et la vision qu’encadrait la fenêtre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l’ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la lumière, — tout ce monde extérieur s’imprima brusquement en lui comme un baiser. Ce ne fut qu’un éclair. Puis, cela s’éteignit. Il pensa à Rainette, et dit :

— Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croyent au bon Dieu, c’est pourtant des toqués ?

Olivier sourit :

— Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la même chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens qui, pour voir la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d’allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c’est toujours la même lumière que nous aimons.


Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz n’étaient pas encore allumés. Les paroles d’Olivier bourdonnaient dans sa tête. Il se disait qu’il est aussi cruel de se moquer des gens parce qu’ils ont de mauvais yeux que parce qu’ils sont bossus. Et il pensait à Rainette qui avait de jolis yeux ; et il pensait qu’il les avait fait pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla à la maison du papetier, La fenêtre était encore entr’ouverte ; il y coula doucement la tête et appela à voix basse :

— Rainette.

Elle ne répondit pas.

— Rainette. Je te dis pardon.

La voix de Rainette, dans l’ombre, dit :

— Méchant ! Je te déteste.

— Pardon, répéta-t-il.

Il se tut. Puis, d’un élan soudain, il dit, plus bas encore, troublé, un peu honteux :

— Rainette, tu sais, je crois aussi à des bons Dieux, comme toi.

— C’est vrai ?

— C’est vrai.

Il le disait surtout, par générosité. Mais, après l’avoir dit, il y croyait un peu.

Ils restèrent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors !… Le petit infirme murmura :

— Qu’il fera bon, quand on sera mort !

On entendait le souffle léger de Rainette.

Il dit :

— Bonne nuit, petite grenouille.

La voix attendrie de Rainette dit :

— Bonne nuit.

Il partit, allégé. Il était content que Rainette lui eût pardonné. Et, tout au fond de lui-même, il ne déplaisait pas au petit souffre-douleur qu’une autre eût souffert par lui.