Paul Ollendorff (Tome 2p. 77-91).
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Première Partie — 10


À quelques maisons de la sienne, était une échoppe de savetier, un peu en contre-bas de la rue, — quelques planches clouées ensemble, avec des vitres sales et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches, et il fallait baisser le dos pour s’y tenir debout. Il y avait juste la place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on entendait, selon la tradition du savetier classique, le maître de céans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d’une voix enrouée des gaudrioles et des chansons révolutionnaires, ou interpellait à travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie à l’aile cassée, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait d’une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la première marche, à l’entrée de l’échoppe, et regardait le savetier. Il s’interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d’un ton flûté, ou il s’évertuait à lui siffler l’Internationale. Elle restait, le bec levé, écoutant gravement ; de temps en temps, elle faisait un plongeon, le bec en avant comme pour saluer, et elle battait gauchement des ailes, afin de retrouver son équilibre ; puis, elle virait soudain, plantant là son interlocuteur au milieu d’une phrase, et d’une aile et d’un aileron s’envolait sur le dossier d’un banc, d’où elle narguait les chiens du quartier. Alors le gniaf se remettait à battre ses empeignes ; et la fuite de son auditrice ne l’empêchait pas de continuer jusqu’au bout le discours interrompu.

Il avait cinquante-six ans, l’air jovial et bourru, de petits yeux rieurs sous d’énormes sourcils, un crâne chauve au sommet qui s’élevait comme un œuf au-dessus d’un nid de cheveux, des oreilles poilues, une gueule noire et brèche-dents qui s’ouvrait comme un puits, dans des accès de rire, une barbe hirsute et malpropre, où il fourrageait à pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de cirage. Il était connu dans le quartier, sous le nom de père Feuillet, dit Feuillette, dit papa La Feuillette — on disait La Fayette, pour le faire enrager : car le vieux, en politique, arborait des opinions écarlates ; tout jeune, il avait été mêlé à la Commune, condamné à mort, finalement déporté ; il était fier de ses souvenirs et associait dans ses rancunes Badinguet, Galliffet et Foutriquet. Il était assidu aux meetings révolutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour l’idéal vengeur que celui-ci prophétisait avec une si belle barbe et une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait ses paroles, riait de ses plaisanteries à mâchoire déployée, écumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis. Le lendemain, à l’échoppe, il relisait dans son journal le résumé des discours ; il les relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti ; afin de mieux les savourer, il se les faisait lire et calottait l’apprenti, quand il sautait une ligne. Aussi, n’était-il pas toujours exact à livrer l’ouvrage, aux dates promises ; en revanche, c’était de l’ouvrage solide : il usait les pieds, mais il était inusable.

Le vieux avait avec lui un petit-fils de treize ans, bossu, malingre et rachitique, qui lui faisait ses courses et lui servait d’apprenti. La mère, à dix-sept ans, avait fui sa famille, pour filer avec un mauvais ouvrier, devenu apache, qui n’avait pas tardé à être pris, condamné, et qui disparut. Restée seule avec l’enfant, rejetée par les siens, elle éleva le petit Emmanuel. Elle avait reporté sur lui l’amour et la haine qu’elle avait pour son amant. C’était une femme d’un caractère violent et jaloux, à un degré maladif. Elle aimait son enfant avec emportement, le malmenait brutalement, puis, quand il était malade, elle était folle de désespoir. Dans ses jours de mauvaise humeur, elle le couchait sans dîner, sans un morceau de pain. Quand elle le traînait par la main dans les rues, s’il était fatigué, s’il ne voulait plus avancer et se laissait choir par terre, elle le relevait d’un coup de pied. Elle avait un langage incohérent, et passait des larmes à une excitation de gaieté hystérique. Elle était morte. Le grand-père avait recueilli le petit, alors âgé de six ans. Il l’aimait bien ; mais il avait sa manière de le lui témoigner : elle consistait à rudoyer l’enfant, à le nommer d’injures variées, à lui allonger les oreilles, à le claquer, du matin au soir, afin de lui apprendre son métier ; et il lui inculquait en même temps son catéchisme social et anticlérical.

Emmanuel savait que le grand-père n’était pas méchant ; mais il était toujours prêt à lever le coude pour parer les gifles ; le vieux lui faisait peur, surtout les soirs de ribote. Car le père la Feuillette n’avait pas volé son surnom : il se pochardait deux ou trois fois par mois ; alors, il parlait à tort et à travers, il riait, il faisait le faraud, et cela finissait par quelques bourrades au petit. Plus de bruit que de mal. Mais l’enfant était craintif ; son état souffreteux le rendait plus sensible qu’un autre ; il avait une intelligence précoce, et il tenait de sa mère un cœur farouche et déréglé. Il était bouleversé par les brutalités du grand-père, comme par ses déclamations révolutionnaires, — (les deux allaient ensemble ; c’était surtout quand le vieux était ivre qu’il vaticinait). — Tout résonnait en lui des impressions du dehors, comme l’échoppe qui tremblait au passage des lourds omnibus. Dans son imagination affolée se mêlaient, en des vibrations de clocher, ses sensations journalières, ses grandes douleurs d’enfant, les lamentables souvenirs d’une expérience prématurée, les récits de la Commune, des bribes de cours du soir, de feuilletons de journaux, de discours de meetings, et les instincts sexuels, troubles et torrentueux, qui lui venaient des siens. Le tout formait ensemble un monde de rêve, monstrueux, frémissant, d’où se détachaient de la nuit opaque et du chaos marécageux des jets éblouissants d’espoir.

Le savetier traînait parfois son apprenti au cabaret, chez Aurélie. Ce fut là qu’Olivier remarqua le petit bossu qui avait une voix d’hirondelle. Parmi ces ouvriers avec qui il ne causait guère, il avait eu tout le temps d’étudier la figure maladive de l’enfant, au front proéminent, son air sauvage et humilié ; il avait assisté aux grossièretés joviales qu’on lui disait, et dont les traits du petit se crispaient en silence. Il avait vu, à certaines déclamations révolutionnaires, ses yeux de velours marron rayonner de l’extase chimérique du bonheur futur… — ce bonheur qui, même s’il devait se réaliser jamais, ne changerait pas grand chose à sa chétive destinée. À ces instants, son regard illuminait son visage ingrat, le faisait oublier. La belle Berthe elle-même en fut frappée ; un jour, elle le lui dit, et, sans crier gare, le baisa sur la bouche. L’enfant sursauta ; il pâlit, de saisissement, et se rejeta en arrière, avec dégoût. La fille n’eut pas le temps de le remarquer ; elle était déjà occupée à se quereller avec Joussier. Seul, Olivier s’aperçut du trouble d’Emmanuel ; il suivait des yeux le petit, qui s’était reculé dans l’ombre, les mains tremblantes, le front baissé, regardant en dessous, jetant de côté sur la fille des coups d’œil ardents et irrités. Il se rapprocha de lui, il lui parla doucement, poliment, l’apprivoisa… Qui dira le bien que peut faire une douceur de manières à un cœur sevré d’égards ? C’est comme une goutte d’eau qu’une terre aride boit avidement. Il ne fallut que quelques mots, un sourire, pour que, dans le secret de son cœur, le petit Emmanuel se donnât à Olivier et décidât qu’Olivier était à lui. Après, quand il le rencontra dans la rue et découvrit qu’ils étaient voisins, ce lui fut comme un signe mystérieux du destin qu’il ne s’était pas trompé. Il guettait le passage d’Olivier devant l’échoppe, pour lui adresser le bonjour ; et s’il arrivait qu’Olivier, distrait, ne regardât pas de son côté, Emmanuel en était froissé.

Il eut un grand bonheur, lorsqu’Olivier, un jour, entra chez le père Feuillette, pour une commande. L’ouvrage terminé, Emmanuel alla le porter chez Olivier ; il avait guetté son retour à la maison, afin d’être sûr de le trouver. Olivier, absorbé, fit peu attention à lui, paya, ne disait rien ; l’enfant semblait attendre, regardait à droite et à gauche ; il s’en allait à regret. Olivier, avec sa bonté, devina ce qui se passait en lui ; il sourit, et essaya de lier conversation, malgré la gêne qu’il avait toujours à causer avec quelqu’un du peuple. Cette fois, il sut trouver les mots tout simples et tout directs. Une intuition de souffrance lui faisait voir dans l’enfant — (d’une façon trop simpliste) — un petit oiseau blessé par la vie, comme lui, et qui se consolait, la tête sous son aile, tristement recroquevillé en boule sur son perchoir, en rêvant de vols fous dans la lumière. Un sentiment analogue de confiance instinctive rapprochait de lui l’enfant ; il subissait l’attraction de cette âme silencieuse, qui ne criait point, qui ne disait point de paroles rudes, où l’on se sentait à l’abri des brutalités de la rue ; et la chambre, peuplée de livres, ceinte de bibliothèques où dormaient les rêves des siècles, lui inspirait un respect quasi religieux. Aux questions d’Olivier, il ne cherchait pas à se dérober ; il répondait volontiers, avec de brusques sursauts de sauvagerie orgueilleuse ; mais l’expression lui manquait. Olivier démaillotait avec patience et précaution cette âme obscure et bégayante ; il arrivait à y lire peu à peu ses espoirs et sa foi ridicule, touchante, dans un renouvellement du monde. Il n’avait pas envie d’en rire, en sachant qu’elle rêvait de l’impossible et qu’elle ne changerait pas l’homme. Les chrétiens ont aussi rêvé de l’impossible ; et ils n’ont pas changé l’homme. De l’époque de Périclès à celle de M. Fallières, où est le progrès moral ?… Mais toute foi est belle ; et quand pâlissent les autres, il faut saluer celles qui s’allument : il n’y en aura jamais trop. Olivier regardait avec une curiosité attendrie la lueur incertaine qui brûlait dans le cerveau de l’enfant. Quel étrange cerveau !… Olivier ne parvenait pas à suivre le mouvement de cette pensée, incapable d’un effort continu et raisonné, qui allait par saccades, et, tandis qu’on lui parlait, restait loin derrière vous, sans vous suivre, s’agrippant à une image évoquée, on ne savait comment, par un mot dit tout à l’heure, puis soudain vous rejoignait, vous dépassait d’un saut, faisant sortir d’une pensée banale, d’une prudente phrase bourgeoise, tout un monde enchanté, un credo héroïque et dément. Cette âme, qui somnolait, avec des réveils bondissants, avait un besoin puéril et puissant d’optimisme ; à tout ce qu’on lui disait, art ou science, elle ajoutait une fin de mélodrame complaisant qui se ramenait à ses chimères et les satisfaisait.

Olivier fit, par curiosité, quelques lectures au petit, le dimanche. Il croyait l’intéresser avec des récits réalistes et familiers ; il lui lut les Souvenirs d’enfance de Tolstoy. Le petit n’en était pas frappé ; il disait :

— Ben oui, c’est ainsi, on sait ça.

Et il ne comprenait pas qu’on se donnât tant de mal pour écrire des choses réelles…

— Un gosse, c’est un gosse, disait-il dédaigneusement.

Il n’était pas plus sensible à l’intérêt de l’histoire ; et la science l’ennuyait ; elle était pour lui une préface fastidieuse à un conte de fées : les forces invisibles, mises au service de l’homme, tels des génies terribles et terrassés. À quoi bon tant d’explications ? Quand on a trouvé quelque chose, on n’a pas besoin de dire comment on l’a trouvé, mais ce qu’on a trouvé. L’analyse des pensées est du luxe bourgeois. Ce qu’il faut aux âmes du peuple, c’est la synthèse, ce sont des idées toutes faites, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, mais tendant à l’action, des réalités grosses de vie et chargées d’électricité. De toute la littérature qu’Emmanuel pouvait connaître, ce qui le touchait le plus, c’était le pathos épique de quelques pages de Hugo et la rhétorique fuligineuse de ces orateurs révolutionnaires, qu’il ne comprenait pas bien, et qui, non plus que Hugo, ne se comprenaient pas toujours eux-mêmes. Le monde était pour lui, comme pour eux, non pas un assemblage cohérent de raisons ou de faits, mais un espace infini, noyé d’ombre et tremblant de lumière, où passaient dans la nuit de grands coups d’aile ensoleillés. Olivier essayait en vain de lui communiquer sa logique bourgeoise. L’âme rebelle et ennuyée lui échappait des mains ; et elle se complaisait dans le vague et le heurt de ses sensations hallucinées, comme une femme amoureuse, qui se livre, les yeux fermés.

Olivier était à la fois attiré et déconcerté par ce qu’il sentait chez l’enfant de si proche de lui : — solitude, faiblesse orgueilleuse, ardeur idéaliste, — et de si différent, — cette raison déséquilibrée, ces désirs aveugles et effrénés, cette sauvagerie sensuelle qui n’avait pas l’idée du bien et du mal, tels que les définit la morale bourgeoise. Il ne faisait qu’entrevoir une partie de cette sauvagerie, qui l’eût effrayé s’il l’avait connue tout entière. Jamais il ne se douta du monde de passions troubles qui grondaient dans le cœur et dans le cerveau de son petit ami. Notre atavisme bourgeois nous a trop assagis. Nous n’osons même pas regarder en nous. Si nous disions le centième des rêves que fait un honnête homme, ou des désirs qui passent sous l’épiderme d’une femme chaste, on crierait au scandale. Paix sur les monstres ! Fermons la grille. Mais sachons qu’ils existent, et que dans les âmes neuves, ils sont mal enchaînés. — Le petit avait tous les désirs et les rêves érotiques, que l’on s’accorde à regarder comme pervers ; ils l’étreignaient à l’improviste, par bouffées, par rafales : d’autant plus brûlants qu’ils étaient irrités par sa laideur qui l’isolait. Olivier n’en savait rien. Devant lui, Emmanuel avait honte. Il subissait la contagion de cette paix et de cette pureté. L’exemple d’une telle vie était un dompteur pour lui. L’enfant ressentait pour Olivier un amour violent. Et ses passions comprimées se ruaient en rêves tumultueux : bonheur humain, fraternité sociale, miracles de la science, aviation fantastique, poésie sauvage et barbare, — tout un monde héroïque, érotique, enfantin, splendide et vulgaire, où son intelligence et sa volonté cahotaient, dans la flânerie et dans la fièvre.

Il n’avait pas beaucoup de temps pour s’y abandonner, surtout dans l’échoppe du grand-père, qui ne restait pas un instant silencieux, sifflant, tapant, et parlant, du matin au soir. Mais il y a toujours place pour le rêve. Que de journées de songe l’on peut faire, debout, les yeux ouverts, en une seconde de vie ! — Le travail de l’ouvrier s’accommode assez bien d’une pensée intermittente. Son esprit aurait peine à suivre, sans un effort de volonté, une chaîne un peu longue de raisonnements serrés ; s’il parvient à le faire, il y manque toujours, çà et là, quelques mailles ; mais dans les intervalles des mouvements rythmés, les idées s’intercalent, les images surgissent ; les gestes réguliers du corps les font jaillir, comme le soufflet de forge. Pensée du peuple ! Gerbe de fumée et de feu, pluie d’étincelles qui s’éteignent, s’allument, et s’éteignent ! Mais parfois l’une d’elles, emportée par le vent, va mettre l’incendie aux forêts desséchées et aux riches meules bourgeoises…

Olivier réussit à faire entrer Emmanuel dans une imprimerie. C’était le vœu de l’enfant ; et le grand-père ne s’y opposa point : il voyait volontiers son petit-fils plus instruit que lui ; et il avait du respect pour l’encre d’imprimerie. Dans le nouveau métier, le travail était plus fatigant que dans l’ancien ; mais parmi la foule des travailleurs, le petit se sentait plus libre de penser que dans l’échoppe, seul, à côté du grand-père.

Le meilleur moment était à l’heure du déjeûner. Loin du flot des ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les débits de vin du quartier, il s’échappait en clopinant vers le square voisin ; et là, à cheval sur un banc, sous le dais d’un marronnier, près d’un faune de bronze qui dansait, une grappe à la main, il déballait son pain et le morceau de charcuterie enveloppé dans un papier gras ; et il le savourait lentement, au milieu d’un cercle de moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d’eau faisaient tomber leur fine pluie en réseau grésillant. Dans un arbre ensoleillé, des pigeons bleu d’ardoise, à l’œil rond, roucoulaient. Et tout autour, c’était le ronflement perpétuel de Paris, le grondement des voitures, la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain flûteau rieur d’un raccommodeur de faïences, un marteau de terrassier tintant sur les pavés, la noble musique d’une fontaine, — toute l’enveloppe fiévreuse et dorée du rêve parisien. — Et le petit bossu, à cheval sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d’avaler, s’alanguissait dans une délicieuse torpeur, où il ne sentait plus son échine douloureuse et son âme chétive ; il était tout baigné d’un bonheur imprécis et grisant.


— « … Tiède lumière, soleil de la justice qui luira demain pour nous, ne luis-tu pas déjà ? Tout est si bon, si beau ! On est riche, on est fort, on se porte bien, on aime… J’aime, j’aime tous, tous m’aiment… Ah ! qu’on est bien ! Qu’on va être bien, demain !… »


Les sirènes d’usines sifflaient ; l’enfant s’éveillait, avalait sa bouchée, buvait une longue gorgée à la Wallace voisine, et, rentré dans sa carapace bossue, il allait, de sa démarche sautillante et boiteuse, reprendre sa place à l’imprimerie, devant les casiers aux lettres magiques, qui écriraient un jour le Mane Thecel Pharès de la Révolution.