Le Bravo/Chapitre XXXI

Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 387-394).

CHAPITRE XXXI.


Marchons, marchons !… C’est le glas de notre mort ou de celle de Venise. — Marchons !
Lord ByronMarino Faliero.


Le jour du lendemain appela les Vénitiens à leurs affaires. Les agents de la police s’étaient activement occupés à préparer l’esprit public ; et quand le soleil s’éleva au-dessus de la mer, les places commencèrent à se remplir. On y voyait le citadin curieux avec son manteau et son bonnet, l’ouvrier à jambes nues avec une surprise plus timide, le juif circonspect avec sa longue barbe et son balandras, des gentilshommes masqués, et plusieurs de ces étrangers attentifs qui fréquentaient par milliers encore la république à son déclin. On disait qu’un acte de justice allait avoir lieu pour assurer la paix de la ville et la protection des citoyens. En un mot l’oisiveté, la curiosité, l’esprit de vengeance, et tout le cortège ordinaire des passions humaines, avaient rassemblé une multitude empressée de voir les derniers moments d’un condamné.

Les Dalmates étaient rangés près de la mer, de manière à entourer les deux colonnes de granit de la Piazzetta. Les visages graves de ces hommes disciplinés faisaient face aux piliers africains, symbole de mort bien connu. Quelques guerriers à figure sévère, d’un plus haut rang, se promenaient sur les dalles en avant des troupes, tandis qu’une multitude immense remplissait tout l’espace extérieur. Par une faveur spéciale, plus d’une centaine de pêcheurs étaient groupés parmi les soldats, pour être témoins de la vengeance accordée aux hommes de leur classe. Entre les piédestaux élevés de Saint-Théodore et du lion ailé on voyait le bloc, la hache, la sciure de bois et le panier, accompagnements ordinaires de la justice à cette époque. À côté se tenait l’exécuteur.

Enfin un mouvement qui se fit dans cette masse vivante fit tourner tous les yeux du côté de la porte du palais. Un bruit confus s’éleva, la foule se fendit, et l’on aperçut un petit corps de sbires. Ils marchaient à grands pas comme la destinée ; les Dalmates ouvrirent leurs rangs pour recevoir au milieu d’eux ces ministres du destin, et formant de nouveau la ligne, ils semblèrent retrancher le condamné du monde et de toutes ses espérances. En arrivant près du billot entre les colonnes, les sbires se mirent sur deux rangs et se placèrent à quelque distance, tandis que Jacopo fut laissé devant les instruments de mort avec le carme son confesseur. De cette manière, ils étaient l’un et l’autre exposés aux regards du public.

Le père Anselmo portait le costume ordinaire d’un carme déchaussé : le capuchon du saint homme, rejeté en arrière, exposait à la vue de tous ceux qui l’entouraient ses traits amaigris par des pratiques de mortification, et un œil qui n’était sévère que pour lui-même. Sa physionomie, qui exprimait une incertitude inquiète, s’animait par quelques éclairs rapides d’espérance ; ses lèvres remuaient constamment pour prononcer des prières : mais ses regards, par une impulsion involontaire, erraient d’une fenêtre à l’autre du palais du doge. Il se plaça pourtant à côté du condamné, et fit trois fois le signe de la croix avec ferveur.

Jacopo s’était placé tranquillement devant le billot. Il avait la tête nue, les joues pâles, le cou découvert jusqu’aux épaules ; du reste il portait le costume ordinaire d’un gondolier. Il s’agenouilla, la tête penchée, prononça une prière, et se relevant regarda la foule avec calme et dignité. Tandis que son œil parcourait lentement les physionomies humaines qui l’entouraient, il rougit en reconnaissant que parmi toute cette foule il ne rencontrait pas un signe de compassion. Sa poitrine se souleva, et ceux qui étaient le plus près de lui pensèrent que l’empire que ce malheureux exerçait sur lui-même allait lui manquer. Le résultat trompa leur attente. Son corps éprouva un frémissement passager, et ses membres reprirent ensuite un caractère de repos.

— Tu as cherché en vain l’œil d’un ami dans toute cette foule ? lui dit le carme qui avait remarqué ce mouvement convulsif.

— Personne ici n’a de pitié pour un assassin.

— Songe à ton Rédempteur, mon fils ; il a souffert l’ignominie et la mort pour une race qui niait sa divinité et qui tournait en dérision ses souffrances.

Jacopo fit le signe de la croix et baissa la tête avec respect.

— Avez-vous encore quelques prières à dire, mon père ? demanda le chef des sbires qui était particulièrement chargé de présider à l’exécution. Quoiqu’on ne puisse échapper à la justice des illustres conseils, ils sont miséricordieux pour les âmes des pêcheurs.

— Tes ordres sont-ils absolus ? demanda le père Anselmo, fixant de nouveau les yeux presque sans le savoir lui-même sur les fenêtres du palais. Est-il certain que le prisonnier doit mourir ?

L’officier sourit de la simplicité de cette question ; mais il répondit avec le ton d’apathie d’un homme trop familiarisé avec les souffrances humaines pour connaître la compassion :

— N’en doutez pas, révérend père. Tous les hommes doivent mourir, mais particulièrement ceux sur qui est tombée la condamnation de Saint-Marc. Il est temps que votre pénitent songe à son âme.

— Tu as sûrement reçu des ordres particuliers ? On a fixé l’instant où cette œuvre sanglante doit avoir lieu ?

— Oui, vénérable carme ; cet instant n’est pas éloigné, et vous ferez bien de profiter du peu de temps qui vous reste, à moins que vous ne soyez déjà rassuré sur l’âme du condamné. Après avoir prononcé ces mots, l’officier jeta un coup d’œil sur le cadran de l’horloge de la place, et s’éloigna sans montrer la moindre émotion. Son départ laissa de nouveau le prêtre et le condamné seuls entre les colonnes. Il était évident que le premier ne pouvait encore croire à la réalité de l’exécution.

— N’as-tu plus d’espoir, Jacopo ? demanda-t-il.

— J’en ai en Dieu, mon père.

— Ils ne peuvent commettre cette injustice ! — J’ai confessé Antonio. — J’ai été témoin de sa mort. — Le prince le sait.

— Qu’est-ce que le prince, qu’est-ce que sa justice, quand c’est l’égoïsme de quelques hommes qui gouverne ?

— Je ne me permettrai pas de dire que Dieu perdra ceux qui commettent ce crime, car nous ne pouvons pénétrer dans les mystères de sa sagesse. Cette vie et tout ce que ce monde peut offrir ne sont que des atomes pour son œil qui voit tout, et ce qui nous paraît un mal peut conduire à un bien. — As-tu foi en ton Rédempteur, Jacopo ?

Le prisonnier appuya la main sur son cœur, et sourit avec cette calme assurance que personne ne peut éprouver s’il n’est soutenu par cette foi.

— Nous prierons encore, mon fils.

Le carme et Jacopo s’agenouillèrent à côté l’un de l’autre, ce dernier courbant sa tête sur le bloc, tandis que le moine faisait un dernier appel à la merci de la Divinité. Le condamné se releva ; mais le prêtre conserva son attitude suppliante, l’esprit tellement occupé de pieuses pensées que, oubliant ses premiers desseins, il était presque consentant à ce que le prisonnier allât jouir sur-le-champ du bonheur dont il sentait que l’espoir élevait son âme. L’officier des sbires et l’exécuteur s’avancèrent ; le premier toucha l’épaule du père Anselmo, et lui montra du doigt le cadran de l’horloge.

— L’instant approche, lui dit-il à voix basse plutôt par habitude que par ménagement pour le prisonnier.

Le carme se tourna par instinct vers le palais, ne songeant dans l’impulsion du moment qu’à ce qui avait rapport à la justice terrestre. Il vit quelques personnes aux fenêtres, et il s’imagina qu’on allait faire un signal pour arrêter le glaive homicide.

— Arrêtez ! s’écria-t-il ; pour l’amour de la vierge Marie de pure mémoire, ne vous pressez pas trop !

La même exclamation fut répétée par la voix perçante d’une femme ; et Gelsomina, surmontant tous les efforts qu’on fit pour l’arrêter, se précipita à travers les Dalmates, et arriva près du petit groupe qui était entre les colonnes de granit. La surprise et la curiosité agitèrent la foule, et un murmure sourd se fit entendre dans la place.

— C’est une folle ! s’écriait-on d’un côté.

— C’est une victime de ses sortilèges ! disait-on d’un autre côté.

Car, quand un homme est accusé d’un crime, le monde ne manque presque jamais de lui attribuer tous les autres.

Gelsomina saisit les liens dont Jacopo était chargé, et fit des efforts frénétiques pour lui rendre la liberté des bras.

— J’avais espéré que ce spectacle t’aurait été épargné, pauvre Gessina, dit le condamné.

— Ne sois pas alarmé, répondit-elle respirant à peine. — Tout cela n’est pas sérieux. C’est une de leurs ruses pour tromper. — Ils ne peuvent, — ils n’oseraient faire tomber un cheveu de ta tête, Carlo !

— Chère Gelsomina !

— Ne me retiens pas ! — Je parlerai aux citoyens, et je leur dirai tout. — Ils sont courroucés à présent ; mais quand ils sauront la vérité, ils t’aimeront autant que moi, Carlo.

— Que le ciel te bénisse ! — Je voudrais que tu ne fusses pas venue.

— Ne crains rien pour moi. Je suis peu habituée à une telle foule ; mais tu verras que j’oserai parler et dire la vérité hardiment. Je n’ai besoin que de reprendre haleine.

— Chère Gessina ! — Tu as une mère, un père pour partager ta tendresse. — En remplissant tes devoirs auprès d’eux, tu seras heureuse !

— Je suis en état de parler maintenant, et tu verras comment je vais rétablir ta réputation.

Elle s’arracha des bras de son amant. Il sembla à celui-ci que la perte de la vie n’était rien au prix d’une telle séparation ; la lutte qu’avait à soutenir le cœur de Jacopo parut terminée. Il baissa la tête sur le billot devant lequel il s’était de nouveau mis à genoux, et, à la manière dont ses mains étaient jointes, il est probable qu’il priait pour celle qui venait de le quitter. Gelsomina était occupée différemment. Séparant des deux mains les cheveux qui lui tombaient sur le front, elle s’avança vers les pêcheurs, qu’elle pouvait aisément reconnaître à leurs bonnets rouges et à leurs jambes nues. Son sourire était semblable à celui que l’imagination prêterait aux bienheureux dans leurs visions d’amour céleste.

— Vénitiens ! s’écria-t-elle, je ne puis vous blâmer ; vous êtes ici pour voir la mort d’un homme que vous croyez indigne de vivre…

— Du meurtrier du vieil Antonio, répliquèrent plusieurs voix.

— Sans doute, du meurtrier de ce digne vieillard. Mais quand vous saurez la vérité, quand vous apprendrez que celui que vous regardez comme un assassin était un fils plein de piété, un serviteur fidèle de la république, un brave gondolier, un cœur plein de franchise, vous cesserez de désirer de voir couler son sang, et vous ne demanderez plus que justice.

Un murmure général étouffa sa voix, qui était si faible et si tremblante qu’il fallait le plus profond silence pour qu’on pût l’entendre. Le carme s’était avancé à côté d’elle, et il fit un signe pour demander le silence.

— Écoutez-la, hommes des lagunes, s’écria-t-il ; elle ne vous dit que la pure vérité.

— Je prends à témoin le ciel et ce pieux et vénérable moine, reprit Gelsomina. Quand vous connaîtrez mieux Carlo et que vous aurez entendu son histoire, vous serez les premiers à demander sa liberté. Je vous dis cela afin que, lorsque le doge paraîtra à cette fenêtre pour faire un signe de merci, vous ne soyez pas mécontents et vous ne vous imaginiez pas qu’on refuse justice à votre classe. Le pauvre Carlo…

— Cette fille est folle ! s’écrièrent quelques pêcheurs, il n’y a point ici de Carlo : c’est Jacopo Frontoni, un Bravo !

Gelsomina sourit avec la sécurité de l’innocence ; et, ayant repris haleine au milieu de son agitation nerveuse, elle reprit la parole.

— Carlo ou Jacopo — Jacopo ou Carlo, peu importe.

— Ah ! on fait un signe du palais ! s’écria le carme, étendant le bras de ce côté comme pour recevoir une faveur.

Les clairons sonnèrent, et un autre signe attira l’attention de la multitude. Gelsomina poussa un cri de joie et se retourna pour se jeter dans les bras de son amant qu’elle croyait sauvé. La hache brilla devant ses yeux ; et la tête de Jacopo roula sur les pavés comme pour venir à elle. Un mouvement général dans la masse vivante des spectateurs annonça le dénouement de cette tragédie.

Les Dalmates se formèrent en colonne ; les sbires fendirent la foule pour retourner dans leurs corps-de-garde ; l’eau de la baie fut jetée sur les dalles ; la sciure de bois ensanglantée fut ramassée ; la tête, le tronc, le panier, la hache, l’exécuteur, tout disparut, et la multitude circula autour de ce lieu fatal.

Pendant ce moment aussi court qu’horrible, le père Anselmo et Gelsomina, restèrent immobiles. Tout était consommé, et cette scène leur paraissait encore une illusion.

— Emmenez cette folle ! dit un officier de police en montrant Gelsomina.

On lui obéit avec une promptitude vénitienne ; et avant qu’on eût entraîné l’infortunée hors de la place, on reconnut que ces paroles avaient été prophétiques. Le carme respirait à peine : il regardait tour à tour la foule dont il était environné, les fenêtres du palais et le soleil qui brillait dans toute sa gloire.

— Révérend carme, lui dit quelqu’un à l’oreille, vous êtes perdu dans cette foule ! vous ferez bien de me suivre.

Le père Anselmo était trop accablé pour hésiter. Son guide le conduisit par des chemins détournés jusqu’au quai où il s’embarqua sur-le-champ dans une gondole pour gagner la pleine mer. Avant que le soleil fût au milieu de sa course, le moine pensif et encore tremblant voguait vers les États de l’Église, et il ne tarda pas à se trouver établi dans le château de Sainte-Agathe.

À l’heure ordinaire, le soleil se coucha derrière les montagnes du Tyrol, et la lune se leva au-dessus du Lido. Les rues étroites de Venise envoyèrent de nouveau leurs milliers d’individus sur les deux places. Une douce lumière tomba sur la belle architecture du palais et sur la tour colossale, comme les rayons d’une gloire trompeuse couronnent la tête des îles.

Les lampes jetèrent une clarté brillante sous les portiques ; les hommes au cœur gai plaisantèrent, les oisifs tuèrent le temps, les masques s’occupèrent de leurs projets secrets, les cantatrices et les grimaciers jouèrent leur rôle ordinaire, et toute cette population s’agita dans ces jouissances creuses qui sont le partage de l’irréflexion et de l’oisiveté. Chacun vécut pour lui-même tant que l’État de Venise conserva son administration vicieuse, corrompant également ceux qui gouvernaient et ceux qui étaient gouvernés, foulant aux pieds les principes sacrés qui sont seuls fondés sur la vérité et sur la justice naturelle.




fin du bravo.