Le Bravo/Chapitre XXV

Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 316-327).

CHAPITRE XXV.


C’est assez : je pourrais me livrer à la joie maintenant Hubert, Je l’aime. Je ne te dirai pas ce que je prétends faire pour toi ; mais souviens-toi…
ShakspeareLe roi Jean.


Jacopo n’ignorait aucun des détours de l’astuce vénitienne. Il savait avec quelle constance infatigable les Conseils, par le moyen de leurs agents, suivaient tous les mouvements de ceux dont ils avaient intérêt de connaître les démarches. Il était donc loin de se flatter d’avoir tout l’avantage que les circonstances semblaient lui avoir procuré. Annina était certainement en son pouvoir, et il était impossible qu’elle eût encore fait part de ce qu’elle venait d’apprendre de Gelsomina à aucun de ceux qui l’employaient. Mais un geste, un regard en passant devant la porte de la prison, l’air de se trouver dans un état de contrainte, ou une exclamation, pouvaient donner l’éveil à un des milliers d’espions aux gages de la police. La première chose à faire, et la plus importante, était donc de placer Annina en quelque lieu de sûreté. Retourner au palais de don Camillo, c’était se jeter au milieu des satellites du sénat. Cependant, quoique le seigneur napolitain, comptant sur son rang et son influence, eût préféré renvoyer une fille à la détention de laquelle il n’attachait aucune importance, après en avoir appris tout ce qu’elle savait, le cas était bien différent, maintenant qu’elle pouvait fournir aux officiers de police les renseignements nécessaires pour s’emparer de nouveau des deux fugitives.

La gondole continuait d’avancer. Places et palais étaient laissés en arrière, et Annina impatiente passa la tête par la fenêtre pour voir où elle était. La barque était en ce moment dans le port au milieu des navires, et son impatience augmenta. Sous un prétexte semblable à celui qu’avait pris Gelsomina, elle sortit du pavillon et s’approcha du gondolier.

— Je voudrais être débarquée promptement à la porte d’eau du palais du doge, lui dit-elle en lui glissant une pièce d’argent dans la main.

— Vos ordres seront exécutés, bella donna ; — mais, Diamine ! c’est merveille qu’une fille qui a tant d’esprit ne flaire pas les trésors qui se trouvent à bord de cette felouque.

— Veux-tu dire la Sorrentina ?

— Quel autre patron apporte d’aussi bon vin sur le Lido ? Modère ton impatience d’arriver, fille de l’honnête Tomaso, et fais un marché avec le patron ; nous en profiterons, nous autres gens des canaux.

— Comment ! tu me connais ?

— Pour être la jolie marchande de vin du Lido. Il n’y a pas un gondolier qui ne te connaisse aussi bien que les murs des lagunes.

— Pourquoi es-tu masqué ? Tu ne peux être Luigi ?

— Qu’importe que je me nomme Luigi, Enrico ou Giorgio ? — Je suis une de tes pratiques, et j’honore jusqu’au plus petit poil de tes sourcils. Tu sais, Annina, que nos jeunes patriciens ont leurs folies, et qu’ils nous font jurer de leur garder le secret jusqu’à ce que tout danger d’ètre découverts soit passé. Si quelques yeux impertinents me suivaient, on pourrait me questionner sur la manière dont j’ai passé le commencement de cette soirée.

— Il me semble qu’il aurait mieux valu te donner une pièce d’or et te renvoyer chez toi tout d’un coup.

— Pour être suivi jusqu’à ma porte comme un juif dénoncé ? Quand j’aurai confondu ma barque parmi un millier d’autres, il sera assez temps de me démasquer. — Veux-tu monter à bord de la bella Sorrentina ?

— Il est inutile de me le demander, puisque tu suis les ordres de ta propre volonté.

Le gondolier sourit, et fit un signe de tête comme pour lui donner à entendre qu’il savait ce qu’elle désirait secrètement. Annina hésitait encore si elle devait chercher à le faire changer de résolution, quand la gondole s’arrêta près de la felouque.

— Monterons-nous à bord pour parler au patron ? demanda Jacopo.

— Cela est inutile ; il n’a pas de vin.

— Je sais mieux que vous ce qui en est. — Je connais l’homme et tous ses subterfuges.

— Tu oublies ma cousine.

En parlant ainsi, Jacopo prit Annina dans ses bras avec un air moitié galant, moitié résolu, la plaça sur le pont de la bella Sorrentina, et y sauta lui-même ensuite ; sans lui laisser un instant pour recueillir ses pensées, il la fit descendre dans la cabane, où il la laissa fort surprise de la conduite du gondolier ; mais déterminée à ne pas faire connaître à un étranger la manière dont elle fraudait les droits des douanes.

Stefano Milano était endormi sur le pont, étendu sur une voile. Jacopo l’éveilla en lui frappant sur l’épaule ; il se leva et vit debout près de lui le prétendu Roderigo.

— Mille pardons, Signore ! lui dit le marin. Eh bien ! ma cargaison est-elle arrivée ?

— En partie seulement. Je viens de t’amener une certaine Annina Torti, fille du vieux Tomas Torti, marchand de vin du Lido.

— Santa Madre ! Le sénat croit-il nécessaire de renvoyer si secrètement de la ville une fille comme elle ?

— Oui ; et il attache une grande importance à sa détention. Je l’ai amenée jusqu’ici sans qu’elle ait soupçonné mon dessein, sous prétexte que tu pourrais lui vendre du vin en secret. D’après ce que je t’ai dit, c’est ton affaire à présent de veiller à ce qu’elle ne puisse quitter ton bord.

— Rien n’est plus facile, répondit Stefano ; et courant à la cabane, il en ferma la porte et en tira le verrou. — Elle est seule avec l’image de Notre-Dame, dit-il en revenant près de Jacopo, et elle ne peut trouver une meilleure occasion pour dire des Ave.

— Fort bien ! tâche de la garder ainsi. Maintenant il est temps que tu lèves l’ancre et que tu conduises ta felouque en avant de cette foule de navires.

— Il ne faut que cinq minutes pour cela, Signore ; tout est prêt.

— Fais-le donc sans délai ; car bien des choses dépendent de la manière dont tu t’acquitteras de ce devoir délicat. — Tu me reverras dans quelques instants. — Mais fais-y attention, maître Stefano ; veille bien sur ta prisonnière, car le sénat attache une grande importance à ce qu’elle ne puisse s’échapper.

Le Galabrois fit le geste d’un homme initié dans un mystère, qui veut exprimer la confiance qu’il a en son adresse. Tandis que le prétendu Roderigo rentrait dans sa gondole, Stefano commença à éveiller son équipage ; et à l’instant où Jacopo entrait dans le canal de Saint-Marc, les voiles de la felouque se déployaient, et le Calabrois sortait du milieu des navires pour aller stationner plus loin.

La gondole toucha bientôt les degrés de la porte d’eau du palais. Gelsomina y entra et monta l’escalier par où elle en était sortie. Le même hallebardier y était encore de garde ; il lui parla sur le ton de la galanterie, mais il ne s’opposa point à ce qu’elle passât.

— Hâtez-vous, nobles dames, hâtez-vous, pour l’amour de la sainte Vierge ! s’écria Gelsomiun en entrant précipitamment dans la chambre où donna Violetta et sa compagne attendaient son retour. Ma faiblesse a mis votre liberté en danger, et il n’y a pas un moment à perdre. Suivez-moi pendant que vous le pouvez, et ne vous arrêtez pas, même pour dire une prière.

— Tu es troublée et hors d’haleine, dit donna Florinda. As-tu vu le duc de Sainte-Agathe ?

— Ne me questionnez pas, mais suivez-moi.

Gelsomina prit la lampe, et, jetant sur les deux dames un regard qui les conjurait de la suivre, elle sortit de l’appartement. Est-il nécessaire de dire qu’elle fut suivie ?

Elles quittèrent la prison en sûreté et passèrent le Pont-des-Soupirs, car on doit se rappeler que Gelsomina en avait encore les clefs. Elles descendirent le grand escalier du palais, et entrèrent dans la galerie ouverte : elles n’éprouvèrent aucun obstacle dans leur marche, et elles traversèrent la cour avec l’air de femmes qui vaquaient à leurs affaires habituelles.

Jacopo les attendait à la porte d’eau. En moins d’une minute, sa gondole fendait l’eau du port, se dirigeant vers la felouque, dont le clair de lune faisait encore distinguer la voile blanche, tantôt enflée par le vent, tantôt battant contre le mât, selon que les marins accéléraient ou retardaient leur marche. Gelsomina les accompagna un instant des yeux avec une vive émotion, et traversant alors le pont du quai, elle rentra dans la prison par la porte publique.

— T’es-tu bien assuré de la fille du vieux Tomaso ? demanda Jacopo en arrivant de nouveau sur le pont de la bella Sorrentina.

— Elle est comme un lest qui suit le mouvement du roulis, maître Roderigo, tantôt d’un côté de la cabane, tantôt de l’autre ; mais voyez que la porte est fermée au verrou.

— Fort bien ! — Je t’amène une autre partie de ta cargaison. — Tu as la passe nécessaire pour la galère de garde ?

— Tout est en bon ordre, Signore. Vit-on jamais Stefano Milano oublier les précautions dans un moment de presse ? Diamine ! laissez venir la brise, et quand même le sénat voudrait nous rappeler, ce serait en vain qu’il ferait courir tous ses sbires après nous.

— Excellent Stefano ! déploie donc toutes tes voiles, car nos maîtres surveillent tes mouvements et attachent un grand prix à ta diligence.

Tandis que le Galabrois exécutait cet ordre, Jacopo aida les deux dames à sortir de la gondole. En un moment, les vergues furent ajustées, et l’eau qui écumait des deux côtés de la felouque annonça qu’elle était en marche.

— Tu as de nobles dames pour passagères, dit Jacopo au patron quand celui-ci se fut acquitté des travaux actifs nécessaires pour mettre son navire en mouvement, et quoique des raisons politiques exigent qu’elles s’éloignent de la ville pour un certain temps, on te saura bon gré de consulter leurs désirs.

— Comptez sur moi, maître Roderigo. Mais vous oubliez que je n’ai pas encore reçu mes instructions sur ma destination. Une felouque qui ne sait où elle doit aller est aussi embarrassée qu’un hibou en plein soleil.

— Tu le sauras en temps convenable. Un officier de la république viendra régler cette affaire avec toi. — Je ne voudrais pas que ces nobles dames, tant qu’elles seront près du port, apprissent qu’elles doivent avoir pour compagne de voyage une femme comme Annina ; elles pourraient se plaindre qu’on leur manque de respect. — Tu comprends, Stefano ?

— Cospetto ! suis-je un fou, un sot ? Et si cela est, pourquoi le sénat m’emploie-t-il ? Cette fille ne peut être aperçue d’elles ; qu’elle reste où elle est. Tant que ces nobles dames seront disposées à respirer l’air de la nuit, elles ne seront pas incommodées de sa compagnie.

— Sois tranquille sur ce point. Ceux qui ne sont pas habitués à la mer ne se soucient guère de l’air renfermé d’une cabane. — Tu vas te rendre au-delà du Lido, Stefano, et tu m’y attendras. Si tu ne me revois pas avant une heure après minuit, fais voile pour le port d’Ancône, et tu y recevras de nouveaux ordres.

Stefano, qui avait déjà bien souvent reçu ses instructions du prétendu Roderigo, promit de se conformer à celles qui venaient de lui être données, et ils se séparèrent. On devine que les deux fugitives avaient été instruites de la manière dont elles devaient se conduire.

La gondole de Jacopo n’avait jamais fendu l’eau avec un mouvement plus rapide que celui qu’il lui imprimait en ce moment en la dirigeant vers la terre. Au milieu du passage continuel d’une foule de barques, il n’était pas probable qu’on remarquât les manœuvres de la sienne. Il fut donc assuré en arrivant sur le quai de la place, qu’on n’avait pas observé combien de fois il avait déjà passé et repassé. Il se démasqua hardiment et descendit à terre. L’heure à laquelle il avait donné rendez-vous sur la Piazza à don Camillo Monforte commençait à approcher, et il traversa à pas lents la petite place pour se rendre à l’endroit où il devait le trouver.

Jacopo, comme on l’a vu dans un chapitre précédent, avait coutume de se promener près des colonnes de granit pendant les premières heures de la nuit, et l’on croyait généralement que c’était pour y attendre des pratiques dans son trafic de sang, comme les hommes livrés à un commerce plus innocent prennent leur place ordinaire dans un marché. Quand on le voyait à celle qu’il avait l’habitude d’occuper, tous ceux qui avaient quelque égard pour leur réputation ou qui voulaient sauver les apparences avaient grand soin de l’éviter.

Le Bravo persécuté et pourtant toléré marchait à pas lents sur les dalles pour aller à son rendez-vous, ne se souciant pas d’y arriver trop tôt, quand un laquais lui glissa un morceau de papier dans la main et disparut aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. On a déjà vu que Jacopo ne savait pas lire, car notre histoire se passait dans un siècle où l’on maintenait avec soin dans l’ignorance les gens de sa classe. Il arrêta donc le premier passant qui lui parut avoir l’air assez obligeant pour le satisfaire, et le pria de lui lire le billet qu’il venait de recevoir.

Celui à qui il s’était adressé était un honnête marchand d’un quartier éloigné. Il prit le billet et commença à le lire à haute voix :

« Je suis appelé ailleurs, et je ne puis me trouver au rendez-vous, Jacopo. »

Au nom de Jacopo, le papier tomba des mains du lecteur, qui s’enfuit à toutes jambes.

Le Bravo retourna lentement vers le quai, réfléchissant sur l’accident fâcheux qui dérangeait ses plans. Quelqu’un lui toucha le coude : il se retourna et vit un masque à son côté.

— Tu es Jacopo Frontoni ? dit l’étranger.

— En personne.

— Tu as une main qui est fidèle à celui qui l’emploie ?

— Fidèle.

— Bien. — Tu trouveras cent sequins dans ce sac.

— Quelle vie est dans la balance contre cet or ?

— La vie de don Camillo Monforte.

— De don Camillo Monforte ?

— Oui. Tu connais ce riche seigneur ?

— Vous le décrivez parfaitement, Signore. Il en donnerait autant à son barbier pour le saigner.

— Fais l’affaire comme il faut, et la somme sera doublée.

— Il me faut la garantie d’un nom. Je ne vous connais pas, Signore.

L’étranger regarda autour de lui avec précaution ; et soulevant son masque un instant, il montra au Bravo les traits de Giacomo Gradenigo.

— Cette garantie te suffit-elle ?

— Oui, Signore. — Quand faut-il agir ?

— Cette nuit. — À l’instant même.

— Frapperai-je un homme de ce rang dans son palais, au milieu de ses plaisirs ?

— Viens ici, Jacopo, et tu en sauras davantage. — As-tu un masque ?

Le Bravo fit un signe affirmatif.

— Mets donc ta figure sous un masque, car elle n’est pas en bonne odeur ici. Va chercher ta barque, et je te rejoindrai.

Le jeune patricien était lui-même déguisé, et il quitta le Bravo avec le dessein de le rejoindre dans un endroit où celui-ci ne pourrait être reconnu. Jacopo fit sortir sa barque de la foule des gondoles amarrées sur le quai, et s’écarta à quelque distance, convaincu qu’on le suivait des yeux et qu’il ne serait pas longtemps seul. Il ne se trompait pas dans ses conjectures ; car au bout de quelques instants une gondole s’avança rapidement vers la scène, et deux hommes masqués en sortirent pour entrer dans celle du Bravo sans dire un seul mot.

— Au Lido ! dit une voix que Jacopo reconnut pour celle de Giacomo.

L’ordre fut exécuté, et la barque qui avait amené le jeune Gradenigo suivit à peu de distance. Quand ils furent assez loin de toutes les barques pour ne pas avoir à craindre d’être entendus, les deux passagers sortirent du pavillon et firent signe au Bravo de cesser de ramer.

— Tu te charges de l’affaire, Jacopo Frontoni ? demanda l’héritier corrompu du sénateur Gradenigo.

— Frapperai-je le noble au milieu de ses plaisirs, Signore ?

— Cela ne sera pas nécessaire. Nous avons trouvé le moyen de l’attirer hors de son palais et il est maintenant en ton pouvoir, sans autre espoir que celui que peuvent lui donner son bras et son courage. Te charges-tu de l’affaire ?

— Volontiers, Signore. — J’aime avoir affaire aux braves.

— En ce cas tu seras satisfait. Le Napolitain a été sur mes brisées dans… dirai-je dans mes amours, Osée ? ou as-tu une meilleure expression ?

— Juste Daniel ! vous n’avez d’égard ni pour la réputation ni pour la sûreté de personne, signor Giacomo ! — Je ne vois aucune nécessité de porter un coup mortel, maître Jacopo. Une bonne blessure qui pourrait faire sortir toute idée de mariage de la tête du duc, du moins pour quelque temps, et y faire entrer en place des pensées de pénitence, me paraîtrait pouvoir…

— Frappe droit au cœur ! dit Giacomo. C’est parce que je sais que ton coup est sûr que je me suis adressé à toi.

— C’est une vengeance usuraire, signor Giacomo, reprit le juif moins résolu. Tout ce qu’il faut pour nos projets, c’est que le Napolitain soit obligé de garder sa chambre environ un mois.

— Envoie-le dans sa tombe, Jacopo ! — Écoute-moi bien. Cent sequins pour frapper le coup, — cent autres pour qu’il soit frappé de manière à ce qu’il n’y manque rien, — et encore cent autres pour que son corps soit jeté dans le canal Orfano, de manière à ce que l’eau ne trahisse jamais notre secret.

— Si les deux premières conditions sont accomplies, la troisième sera une prudente précaution, murmura le juif, coquin circonspect et préférant les expédients secondaires qui pouvaient peser moins sur la conscience. — Ainsi donc une bonne blessure ne saurait vous contenter, signor Giacomo ?

— Je n’en donnerais pas un sequin. — Elle laisserait de l’espoir à cette sotte fille, et ne ferait qu’exciter sa compassion. — Acceptes-tu mes conditions, Jacopo ?

— Je les accepte.

— En ce cas, rame vers le Lido. Tu le trouveras au milieu des sépultures des amis et des parents d’Osée. — Pourquoi me tirer par mon habit, Osée ? Espères-tu tromper un homme de ce caractère par quelque mensonge ridicule ? — Oui, Jacopo, tu trouveras en ce moment don Camillo parmi les sépultures des juifs. Nous l’avons trompé par le moyen d’une prétendue lettre de la dame à la main de laquelle nous prétendons tous deux, et il sera seul, dans l’espoir de quitter le pays avec elle. Je me fie à toi pour que le Napolitain ne soit pas trompé dans son attente, du moins en ce qui le concerne. — Tu me comprends ?

— Rien ne peut être plus clair, Signore.

— Il suffit ! Tu me connais, et tu peux compter sur ce que je t’ai promis, si tu me sers bien. — Osée, notre affaire est finie.

Giacomo Gradenigo fit signe à sa gondole d’approcher, et, jetant à Jacopo un sac qui contenait le premier paiement du sang qu’il voulait faire couler, il entra dans sa barque avec l’air d’indifférence d’un homme habitué à regarder comme légitimes de pareils moyens d’arriver à son but. Il n’en était pas de même d’Osée. C’était un fripon plutôt qu’un scélérat ; l’envie d’assurer l’argent qu’il avait prêté, et la promesse que le père et le fils lui avaient faite d’une somme considérable si le succès couronnait les desseins du dernier sur la main de donna Violetta, étaient des tentations irrésistibles pour un homme qui vivait méprisé de tout ce qui l’entourait, et qui ne trouvait de consolation qu’en cherchant à se procurer des moyens de jouissance que les chrétiens recherchent aussi bien que les juifs. Cependant son sang se glaçait quand il songeait à quelle extrémité Giacomo voulait pousser les choses, et il s’arrêta pour dire un mot en partant au Bravo.

— On prétend que ton stylet est sûr, honnête Jacopo, lui dit-il à demi-voix ; une main aussi exercée que la tienne doit savoir blesser aussi bien que tuer. — Fais une bonne blessure au Napolitain ; mais épargne sa vie. Le porteur d’un poignard au service du public, comme le tien, ne s’en trouvera peut-être pas plus mal, lors de la venue du Shiloh, pour avoir ménagé ses forces à l’occasion.

— Tu oublies l’or, Osée !

— Père Abraham ! quelle mémoire j’ai, à mon âge ! Tu as raison, prudent Jacopo. — Eh bien ! l’or t’arrivera en tout événement, — pourvu que tu arranges les choses de manière à laisser à mon jeune ami toute chance de succès auprès de l’héritière.

Jacopo fit un geste d’impatience, car en ce moment il vit une gondole s’approcher rapidement d’un endroit isolé du Lido. Le juif passa dans la barque de son compagnon, et le Bravo s’avança à force de rames vers la terre. Il ne fut pas longtemps sans toucher aux sables du Lido, et il marcha à grands pas vers les tombeaux au milieu desquels il avait tant d’aveux à faire à celui qu’on venait de le charger d’assassiner.

— Es-tu envoyé vers moi ? lui demanda un homme qui sortit de derrière un monticule de sable, mais qui prit la précaution de tirer son épée avant d’avancer.

— Précisément, signor duc, répondit le Bravo en se démasquant.

— Jacopo ! — C’est plus de bonheur que je ne l’espérais ! — As-tu des nouvelles de mon épouse ?

— Suivez-moi, don Camillo, et vous ne tarderez pas à la voir.

Une telle promesse n’avait besoin d’être appuyée par aucun moyen de persuasion. Don Camillo entra dans la gondole du Bravo, et ils étaient dans un des passages du Lido conduisant au golfe quand Jacopo commença ses explications. Il les eut bientôt terminées, et il n’oublia pas le dessein qu’avait formé Giacomo Gradenigo contre la vie de celui qui l’écoutait.

La felouque, qui avait reçu antérieurement la passe nécessaire des agents de police même, avait pris pour quitter le port le passage par lequel la gondole entra dans la mer Adriatique. La mer était calme, une bonne brise venait de terre ; en un mot, tout favorisait les fugitifs. Donna Violetta et sa gouvernante étaient appuyées contre un mât, les yeux fixés avec impatience sur les dômes éloignés de Venise et admirant la beauté qu’elle offrait encore à minuit. De temps en temps des sons de musique, partant des canaux, arrivaient à leurs oreilles, et un sentiment naturel de mélancolie s’emparait de la première en songeant que c’étaient peut-être les derniers sons de cette nature qu’elle entendrait dans sa ville natale ; mais un plaisir sans mélange chassa de son sein tous les regrets quand don Camillo, sautant de la gondole sur le pont de la felouque, la serra en triomphe contre son cœur.

Ce ne fut pas une négociation difficile de déterminer Stefano à abandonner pour toujours le service du sénat pour celui de son seigneur féodal. Les promesses et les ordres de don Camillo suffirent pour lui faire approuver ce changement, et tous sentirent alors qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Toutes les voiles furent étendues, et la felouque commença à s’éloigner du rivage. Jacopo laissa touer sa gondole jusqu’à une lieue en mer avant de se préparer à y rentrer.

— Il faut vous rendre à Ancône, signor don Camillo, dit le Bravo appuyé sur la balustrade de la felouque et ne pouvant encore se résoudre à partir, et vous mettre sur-le-champ sous la protection du cardinal-secrétaire. Si Stefano tient la mer, il peut arriver qu’il rencontre les galères de la république.

— Ne crains rien pour nous. — Mais toi, excellent Jacopo, que deviendras-tu entre leurs mains ?

— Soyez sans inquiétude, Signore. Dieu dispose de tout comme bon lui semble. J’ai dit à Votre Excellence que je ne puis encore quitter Venise. Si la fortune me favorise, je pourrai voir votre château-fort de Sainte-Agathe.

— Et personne ne sera mieux reçu ni plus en sûreté dans ses murs. — Mais je crains pour toi, Jacopo !

— N’y pensez pas, Signore ; je suis habitué au danger, — à la misère, — au désespoir. — J’ai eu un moment de plaisir cette nuit en voyant le bonheur de deux jeunes cœurs ; et Dieu, dans sa colère, m’en avait refusé depuis longtemps un semblable. — Madame, que tous les saints veillent sur vous, et que Dieu, qui est au-dessus de tout, vous préserve de tout danger !

Il baisa la main de donna Violetta, qui, ignorant encore la moitié des services qu’il lui avait rendus, l’écoutait avec étonnement.

— Don Camillo Monforte, continua-t-il, redoutez Venise jusqu’au jour de votre mort. — Que nulle promesse, nulle espérance ; nul désir d’augmenter vos honneurs ou vos richesses ne vous tentent jamais de vous mettre en son pouvoir. Personne ne connaît mieux que moi la fausseté de cette république, et mes derniers mots sont pour vous inviter à vous en méfier.

— Tu parles comme si nous ne devions plus nous revoir, digne Jacopo !

Le Bravo se retourna, et ses traits se trouvèrent exposés aux rayons de la lune. On y distinguait un sourire mélancolique annonçant la satisfaction du succès obtenu par les deux amants, satisfaction mêlée à de fâcheux pressentiments pour lui-même.

— Nous ne sommes certains que du passé, dit-il à-voix basse.

Touchant la main de don Camillo, il baisa la sienne et sauta à la hâte dans sa gondole. La corde en fut détachée et la felouque s’éloigna, laissant cet homme extraordinaire seul sur les eaux de l’Adriatique. Don Camillo courut à la poupe et vit pour la dernière fois le Bravo, qui retournait sur cette scène d’astuces et de violences à laquelle il était si charmé lui-même d’avoir pu échapper.