Le Bravo/Chapitre VII

Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 84-95).

CHAPITRE VII.


La lune se coucha, et l’on ne vit plus d’autre clarté que la lampe de la Madone qui jetait une faible lueur.
RogersL’Italie.


Au moment où les audiences secrètes du signor Gradenigo se terminèrent, la grande place de Saint-Marc commençait à perdre de sa gaieté. Les cafés étaient alors occupés par des groupes d’individus qui avaient le moyen et se sentaient en humeur de s’accorder des plaisirs plus substantiels que ceux qu’ils avaient goûtés sur la place ; tandis que ceux qui étaient forcés d’abandonner une scène joyeuse pour songer aux soucis du lendemain allaient en foule retrouver leur humble demeure. Cependant il y avait un individu de cette dernière classe qui restait debout près du lieu où les deux places se réunissent, aussi immobile que si son pied nu avait pris racine sur la pierre où il était placé. C’était Antonio.

La position du pêcheur exposait aux rayons de la lune ses formes musculaires et ses traits bronzés. Ses regards sombres et soucieux étaient fixés sur cet astre si doux, comme si le pêcheur eût cherché à pénétrer dans les mystères d’un autre monde pour y trouver un bonheur qu’il n’avait point connu dans celui-ci. Il y avait sur son visage halé une expression de souffrance ; mais c’était la souffrance d’un homme dont la sensibilité primitive était émoussée par l’habitude du chagrin. Pour celui qui considère la vie et l’humanité sous d’autres points de vue que leur aspect vulgaire, il eût présenté le touchant tableau d’un caractère noble souffrant avec fierté ; tandis qu’à celui qui regarde les conventions de société comme des lois souveraines, il eût offert l’image d’un turbulent morose sur lequel pesait la main du pouvoir. Un profond soupir sortit de la poitrine du vieillard, et, arrangeant une partie des cheveux que le temps lui avait laissés, il prit son bonnet, qui était sur le pavé, et se disposa à se retirer.

— Tu tardes bien à t’aller coucher, dit une voix près de lui ; les rougets[1] doivent être à bon marché ou très-abondants pour qu’un homme de ton état puisse passer son temps sur la Piazza à cette heure. Entends-tu ? l’horloge annonce la cinquième heure de la nuit.

Le pêcheur tourna la tête vers son compagnon masqué, et regarda sa tournure avec indifférence, ne trahissent ni curiosité ni émotion.

— Puisque tu me connais, répondit-il, il est probable que tu sais qu’en quittant ces lieux je retourne dans une demeure déserte. Et puisque tu sais qui je suis, tu dois aussi connaître mon chagrin.

— Qui t’a causé de la peine, digne pêcheur, et pourquoi parles-tu si hardiment jusque sous les croisées du doge ?

— L’État.

— Voilà un étrange langage pour l’oreille de Saint-Marc ! Si tu parlais plus haut, le lion qui est là-bas pourrait rugir. De quoi accuses-tu la république ?

— Conduis-moi à ceux qui t’ont envoyé, et j’épargnerai un intermédiaire. Je suis prêt à porter mes accusations devant le doge lui-même ; car qu’est-ce qu’un homme pauvre et âgé comme moi peut craindre de leur colère ?

— Tu crois que je suis envoyé pour te trahir ?

— Tu sais ce que tu as à faire.

L’inconnu ôta son masque, et la lune éclaira son visage.

— Jacopo ! s’écria le pêcheur en examinant les traits expressifs du Bravo ; un homme de ton état ne peut avoir aucune affaire avec moi.

Une rougeur visible, même à la clarté de la lune, passa sur le visage de Jacopo, mais il ne manifesta aucune autre émotion.

— Tu as tort : c’est à toi que j’ai affaire.

— Le sénat pense-t-il qu’un pêcheur des lagunes soit un homme assez important pour mériter un coup de stylet ? Alors fais ce qu’on t’a commandé, dit-il en regardant sa poitrine brune et nue : il n’y a rien là pour amortir le coup.

— Antonio, tu me fais injure. Le sénat n’a point un tel dessein. Mais j’ai entendu dire que tu avais des raisons pour être mécontent, et que tu parlais avec trop de franchise, sur le Lido et dans les îles, d’affaires que les patriciens n’aiment point à laisser discuter par des gens de notre classe. Je viens comme ami, pour t’avertir des conséquences d’une telle indiscrétion, et non pour te faire aucun mal.

— Tu es envoyé pour me dire cela ?

— Vieillard ! l’âge devrait t’enseigner la modération. Que signifient de vaines plaintes contre la république ? et quels fruits doivent-elles porter ? des maux pour toi et pour l’enfant que tu aimes.

— Je ne sais pas : mais quand le cœur est plein, la langue ne peut se taire. Ils ont emmené mon fils, et ce qu’ils m’ont laissé a peu de valeur pour moi. La vie qu’ils menacent est trop courte pour que je m’en soucie.

— La sagesse devrait tempérer tes regrets. Le signor Gradenigo t’a longtemps montré de l’attachement, et j’ai entendu dire que ta mère avait été sa nourrice : tâche de le séduire par tes prières. Mais cesse d’irriter la république par tes plaintes.

Antonio regarda fixement son compagnon, puis il secoua la tête avec tristesse, comme s’il eût voulu exprimer combien peu d’espérance il avait de ce côté.

— Je lui ai dit tout ce qu’un homme né et nourri sur les lagunes pouvait dire. Il est sénateur, Jacopo ; et il n’a point pitié des souffrances qu’il ne peut ressentir.

— Tu as tort, vieillard, d’accuser de dureté de cœur un homme né dans l’opulence, parce qu’il ne ressent pas la misère que tu éviterais toi-même si cela était en ton pouvoir. Tu as ta gondole, tes filets, la santé, une adresse utile dans ton état, et tu es plus heureux que celui à qui il manque toutes ces choses. Voudrais-tu partager ce que tu as avec le mendiant de Saint-Marc, afin que vos fortunes fussent égales ?

— Il peut y avoir de la vérité dans ce que tu dis sur notre travail et notre fortune ; mais lorsqu’il est question de nos enfants, la nature est toujours la même. Je ne vois pas la raison pour laquelle le fils du patricien est libre, et le fils du pêcheur vendu pour être tué. Pourquoi les sénateurs me volent-ils mon enfant ? n’ont-ils pas assez de leur grandeur et de leur richesse ?

— Tu sais, Antonio, que l’État doit avoir des défenseurs ; et si les officiers allaient dans les palais chercher de vigoureux marins, en trouveraient-ils beaucoup qui fissent honneur au lion ailé à l’heure du danger ? ton vieux bras est nerveux, tes jambes ne chancèlent point sur l’eau, et ils cherchent ceux qui comme toi sont habitués à la mer.

— Tu aurais dû ajouter : et ceux qui ont une poitrine ainsi couverte de cicatrices. Tu n’étais pas né, Jacopo, que je combattais les infidèles, et mon sang fut répandu comme de l’eau pour l’État. Mais ils l’ont oublié… tandis que de riches marbres dans les églises parlent des hauts faits de ceux qui revinrent sans blessures de la même guerre.

— J’ai entendu mon père dire la même chose, répondit le Bravo d’un air sombre et parlant d’une voix altérée. Il fut aussi blessé dans cette guerre, mais on l’oublia aussi.

Le pêcheur jeta un regard autour de lui, et s’apercevant que plusieurs groupes causaient autour d’eux sur la place, il fit signe à son compagnon de le suivre, et ils marchèrent vers le quai.

— Ton père, dit-il, fut mon camarade et mon ami. Je suis vieux, Jacopo, et pauvre ; mes journées se sont passées dans les fatigues sur les lagunes, et mes nuits à gagner des forces pour le travail du lendemain ; mais, j’ai éprouvé un grand chagrin d’apprendre que le fils d’un homme que j’ai beaucoup aimé, et avec lequel j’ai souvent partagé le bon et le mauvais temps, a choisi un état comme celui qu’on dit que tu fais. L’or qui est le prix du sang ne profite jamais ni à celui qui le donne ni à celui qui le reçoit.

Le Bravo écoutait en silence ; et pourtant son compagnon (qui dans un autre moment, ou maîtrisé par d’autres émotions, l’eût évité comme la peste) s’aperçut, en jetant un sombre regard sur son visage, que les muscles en étaient légèrement agités, et qu’une pâleur qui, à la lueur de la lune, lui donnait l’air d’un fantôme, couvrait son front.

— Tu as permis que la pauvreté t’entraînât à de grandes fautes, Jacopo ; ajoutant-il ; mais il n’est jamais trop tard pour appeler les saints à son secours, et pour mettre de côté le stylet ! Il n’est point honorable pour un homme à Venise d’avoir ta réputation ; mais l’ami de ton père n’abandonnera pas celui qui montre de la contrition. Laisse là ton stylet, et viens avec moi dans les lagunes. Tu trouveras un travail moins lourd que le crime ; et quoique tu ne puisses jamais être aussi cher à mon cœur que l’enfant qu’ils m’ont pris, car il était innocent comme le jeune agneau, je verrai en toi le fils d’un ancien ami et un homme repentant. Viens avec moi dans les lagunes ; car, pauvre et misérable comme je le suis, je ne puis pas être plus méprisé, même en devenant ton compagnon.

— Qu’est-ce que les hommes disent donc de moi, demanda Jacopo d’une voix émue, pour que tu me traites avec tant de rigueur ?

— Je voudrais que ce qu’ils disent ne fût pas la vérité ! mais peu de personnes meurent de mort violente à Venise sans que ton nom soit prononcé.

— Et souffrirait-on qu’un homme ainsi déshonoré se montrât ouvertement sur les canaux et se mêlât avec la foule sur la grande place de Saint-Marc ?

— Nous ne connaissons jamais les raisons du sénat. Quelques-uns disent que ton temps n’est pas encore venu, tandis que d’autres pensent que tu es trop puissant pour qu’on ose te juger.

— Tu fais un égal honneur à la justice et à l’activité de l’inquisition ; mais si je vais avec toi ce soir, seras-tu plus discret dans tes paroles parmi tes camarades du Lido et des îles ?

— Lorsque le cœur est chargé, la langue essaie d’alléger le fardeau. Je ferai tout pour retirer de la mauvaise route le fils de mon ami, tout, excepté d’oublier le mien. Tu es habitué à avoir affaire aux patriciens, Jacopo ; dis-moi s’il serait possible à un homme revêtu de mes habits et avec un visage noirci par le soleil de parvenir à parler au doge ?

— L’ombre de la justice ne manque pas à Venise, Antonio ; c’est la réalité qui ne s’y trouve pas. Je ne doute pas que tu ne sois entendu.

— Alors j’attendrai ici, sur le pavé de cette place, jusqu’à ce qu’il arrive pour la cérémonie de demain, et essaierai de toucher son cœur et de le disposer à la justice. Il est vieux comme moi, il a aussi été blessé au service de l’État ; et ce qui vaut mieux, il est père.

— Le signor Gradenigo ne l’est-il pas ?

— Tu doutes de sa pitié ? Ah !

— Tu peux essayer. Le doge de Venise écouterait les prières du plus humble des citoyens. Je crois, ajouta Jacopo en parlant si bas qu’il était presque impossible de l’entendre, je crois qu’il n’écouterait moi-même.

— Quoique je ne sois pas capable de préparer ma requête de manière à la rendre digne de l’oreille d’un grand prince, il entendra la vérité de la bouche d’un homme outragé. On le nomme l’élu de l’État, et comme tel il doit être jaloux de rendre justice. Voilà un lit bien dur, Jacopo, continua le pêcheur en s’asseyant aux pieds de la statue de saint Théodore ; mais j’ai dormi sur un lit plus froid et aussi dur lorsqu’il y avait moins de raison de le faire. — Bonne nuit.

Le Bravo resta une minute près du vieillard, qui, croisant ses bras sur sa poitrine nue, rafraîchie par la brise du soir, se disposait à passer la nuit sur la place, ce qui arrivait de temps en temps aux gens de sa classe ; mais lorsqu’il s’aperçut qu’Antonio désirait être seul, il partit, laissant le pêcheur à ses réflexions.

La nuit avançait, et peu de promeneurs restaient dans les deux places. Jacopo jeta un regard autour de lui et se dirigea vers le quai. Les gondoliers y avaient amarré leurs barques comme à ordinaire, et un profond silence régnait sur toute la baie ; l’eau était à peine agitée par l’air qui ne ridait pas même sa surface, et l’on n’entendait aucun bruit d’avirons au milieu de la forêt pittoresque d’escarres contre la Piazzetta et la Giudecca. Le Bravo hésita, jeta un second regard fatigué autour de lui, affermit son masque, détacha les légers liens d’un bateau, et vogua bientôt au milieu du bassin.

— Qui arrive ? demanda un homme qui, suivant toute apparence, veillait sur une felouque à l’ancre, un peu éloignée des autres bâtiments.

— Une personne qu’on attend.

— Roderigo ?

— Lui-même.

— Tu viens tard, dit le marin de la Calabre, comme Jacopo montait sur le petit pont de la bella Sorrantina. Mes gens sont depuis longtemps en bas, et j’ai déjà rêvé trois fois naufrage et deux fois sirocco depuis que je t’attends.

— Tu as eu plus de temps pour tromper les douanes. Ta felouque est-elle prête pour sa besogne ?

— Quant aux douanes, il y a peu de chances de gain dans cette ville avare. Les sénateurs se réservent tous les profits pour eux et pour leurs amis, tandis que, nous autres marins, nous travaillons beaucoup et gagnons peu. J’ai envoyé une douzaine de tonneaux de lacryma-christi sur les canaux depuis que les masques sont sortis ; voilà les seules occasions. Il en reste cependant encore assez pour toi. Veux-tu boire ?

— J’ai fait vœu d’être sobre. Ton vaisseau est-il prêt comme à l’ordinaire, pour ton message ?

— Le sénat est-il aussi pressé de me payer ? Voilà le quatrième voyage à son service, et cependant il doit savoir que l’ouvrage a été bien fait.

— Il est content, et tu as été bien récompensé.

— Pas du tout ; j’ai gagné plus d’argent par une bonne cargaison de fruits des îles que par tout le service de nuit que j’ai fait pour lui plaire. Si ceux qui m’emploient me donnaient quelque liberté sur les entrées de ma felouque, il pourrait y avoir quelque avantage dans ce commerce.

— Il n’y a pas de crime que Saint-Marc punisse plus sévèrement que celui de frauder ses droits. Prends garde à tes vins, ou tu perdras non seulement ta barque, ton voyage, mais encore ta liberté !

— Voilà justement la chose dont je me plains, signor Roderigo. Tu seras coquin et tu ne le seras pas ; voilà la devise de la république. Quelquefois le sénat est aussi juste envers nous qu’un père à l’égard de ses enfants ; et d’autres fois nous ne pouvons rien faire sans nous cacher de lui dans l’ombre de la nuit. Je n’aime pas la contradiction ; car au moment où mes espérances sont un peu ranimées par les choses dont je suis témoin peut-être d’un peu trop près, elles sont toutes jetées au vent par un regard aussi sévère que celui que saint Janvier pourrait fixer sur un pécheur.

— Bappelle-toi que tu n’es plus sur la Méditerranée, mais sur un canal de Venise. Ce langage pourrait être imprudent s’il était entendul par des oreilles moins amies :

— Je te remercie de tes avis, quoique la vue de ce vieux palais qui est là-bas sort pour celui qui donne trop de licence à sa langue un avertissement aussi salutaire qu’un gibet l’est pour un pirate sur les côtes de la mer. J’ai rencontré une ancienne connaissance sur la Piazzetta au moment où les masques commençaient à s’y rendre, et nous avons eu un entretien à ce sujet. Selon lui, cinquante hommes sur cent à Venise reçoivent un salaire pour aller rapporter ce que font les cinquante autres. C’est une pitié, Roderigo, qu’avec un amour apparent de la justice le sénat laisse en liberté tant de coquins ; des hommes dont le visage seul ferait rougir des pierres, de honte et de colère.

— Je ne savais pas que de tels hommes se montrassent ouvertement à Venise. Ce qui est fait secrètement peut rester impuni pendant quelque temps, parce qu’il est difficile de le prouver, mais…

— Cospetto ! on m’a dit que les conseils avaient un moyen très-prompt de faire payer à un coupable les fautes qu’il avait commises. Cependant il y a le mécréant Jacopo… Qu’est-ce que tu as, mon garçon ? L’ancre sur laquelle tu t’appuies n’est pas un fer chaud.

— Elle n’est pas non plus de plumes. Les os qui s’appuient sur elle peuvent faire mal sans que cela l’offense, j’espère.

— Le fer est de l’île d’Elbe ; il fut forgé par un volcan. Ce Jacopo est un homme qui ne devrait pas être libre dans une ville honnête ; cependant on le voit se promenant dans la place avec autant d’assurance qu’un noble dans le Broglio

— Je ne le connais pas.

— Ne pas connaître la main la plus hardie et le stylet le plus sûr de Venise ! honnête Roderigo, c’est faire ton éloge. Mais il est bien connu parmi nous sur le port, et nous ne le voyons jamais sans penser à nos péchés et faire un acte de contrition. Je m’étonne que les inquisiteurs ne le donnent pas au diable, dans quelque cérémonie publique, pour l’avantage de ceux qui n’ont que de légers péchés à se reprocher.

— Ses crimes sont-ils si notoires qu’on puisse prononcer sur son sort sans avoir de preuves ?

— Va faire cette question dans les rues ! Pas un chrétien ne perd la vie à Venise (et le nombre n’en est pas mince, sans compter ceux qui meurent des fièvres d’État[2]), que l’on ne pense que la main de Jacopo a passé par là. Signor Roderigo, vos canaux sont des tombes fort commodes pour les morts subites !

— Il me semble qu’il y a contradiction dans ce que vous dites ! Tu donnes, comme preuve de la main qui a commis le crime, la sûreté du coup ; puis tu affirmes que les canaux engloutissent les victimes. Tu es injuste envers ce Jacopo ; serait-il par hasard un homme calomnié ?

— On peut calomnier un prêtre, car les prêtres sont des chrétiens obligés de conserver une bonne réputation pour l’honneur de l’Église ; mais proférer une injure contre un Bravo, ce serait une chose impossible, même à la langue d’un avocat. Qu’importe que la main soit d’un rouge plus ou moins foncé, lorsqu’on y voit du sang ?

— Tu dis vrai, répondit le prétendu Roderigo en laissant échapper un soupir pénible : il importe peu à celui qui est condamné que la sentence ait été prononcée pour un ou plusieurs crimes.

— Croirais-tu, Roderigo, que ce même argument m’a rendu moins scrupuleux sur le fret que je suis obligé de transporter dans notre commerce secret ? Je me dis à moi-même : Honnête Stefano, tu es si avant dans les affaires du sénat que tu n’as pas besoin d’être si délicat sur la qualité de la marchandise. Ce Jacopo a un œil et une mine renfrognée qui le trahiraient quand il serait dans la chaire de Saint-Pierre ! Mais ôte donc ton masque, signor Roderigo, afin que la brise de mer rafraîchisse tes joues ; il est temps qu’il n’y ait plus de mystère entre deux vieux amis.

— Mon devoir envers ceux qui m’envoient me le défend ; sans cela, j’aimerais à me découvrir devant toi, maître Stefano.

— Eh bien ! malgré ta prudence, rusé signore, je parierais les dix sequins que tu as à me payer, qu’en allant demain au milieu de la foule, sur la place Saint-Marc, je te reconnais et t’appelle par ton nom sans me tromper. Tu ferais aussi bien de te démasquer, car je t’assure que tu m’es aussi bien connu que les vergues latines de ma felouque.

— Alors il est inutile que je me démasque. Il y a en effet certains signes auxquels des gens qui se rencontrent si souvent doivent se reconnaître.

— Tu as un bon visage, Signore, et tu n’as pas besoin de le cacher. Je t’ai remarqué parmi les promeneurs quand tu croyais n’être pas vu, et j’ajouterai, non pour me faire un mérite près de toi, qu’un homme aussi beau, signor Roderigo, ferait mieux de se montrer que de se tenir toujours ainsi derrière un nuage.

— Je t’ai déjà répondu à cet égard. Je dois faire ce qu’on me commande ; mais, puisque tu me connais, prends garde de me trahir.

— Ton secret ne serait pas plus en sûreté dans le sein de ton confesseur. Diamine ! je ne suis point un homme à bavarder parmi les vendeurs d’eau et à leur raconter les secrets des autres ; mais tu faisais les yeux doux à une fille lorsque je t’ai vu dansant au milieu des masques sur le quai. N’est-ce pas, Roderigo ?

— Tu es plus habile, maître Stefano, que je ne le pensais, quoique ton adresse comme marin soit connue.

— Il y a, signor Roderigo, deux choses pour lesquelles je m’estime, avec toute la réserve chrétienne cependant. Comme marin des côtes, pendant le mistral ou le sirocco, le vent du levant ou le zéphir, peu de matelots peuvent prétendre à plus de sang-froid que moi ; et, quant à reconnaître un ami pendant le carnaval, je crois que le diable lui-même aurait beau se bien déguiser, je découvrirais toujours son pied fourchu. Enfin, pour prévenir un ouragan ou pour voir à travers un masque, signor Roderigo, je ne connais pas mon égal parmi les hommes de ma classe.

— Ces qualités sont un don du ciel pour un homme qui vit sur mer et qui fait un commerce difficile.

— J’ai vu aujourd’hui un nommé Gino, gondolier de don Camillo de Monforte et mon ancien camarade : il est venu à bord de cette felouque avec une femme masquée. Il me présenta assez adroitement cette femme comme une étrangère ; mais je la reconnus tout d’un coup pour la fille d’un marchand de vin qui a déjà goûté de mon lacryma-christi. La jeune femme se fâcha du tour. Cependant, pour profiter de cette rencontre, nous entrâmes en marché du petit nombre de tonneaux qui sont cachés sous le lest, tandis que Gino faisait les affaires de son maître sur la place de Saint-Marc.

— Et quelles sont ces affaires ? Ne le sais-tu pas, bon Stefano ?

— Comment pourrais-je le savoir, maître Roderigo, puisque le gondolier se donna à peine le temps de me dire bonjour ? Mais Annina…

— Annina !

— Elle-même. Tu connais Annina, la fille du vieux Thomaso ; car elle dansait dans le lieu même où je t’ai reconnu. Je ne parlerais pas ainsi de cette fille si je ne savais que tu ne te fais pas scrupule toi-même de recevoir des liqueurs qui n’ont point rendu visite à la douane.

— Quant à cela, ne crains rien ; je t’ai juré qu’aucun secret de cette nature ne serait divulgué. Mais cette Annina est une fille qui a autant d’esprit que de hardiesse.

— Entre nous, signor Roderigo, il n’est pas facile de reconnaître ceux que le sénat paie et ceux qu’il ne paie pas. Je me suis souvent imaginé, à ta manière de tressaillir et au son de ta voix, que toi-même tu n’étais ni plus ni moins que le lieutenant-général des galères un peu déguisé.

— Et c’est là ce que tu appelles ta connaissance des hommes !

— Si l’on ne se trompait jamais, où serait le mérite de deviner juste ? Tu n’as jamais été chaudement poursuivi par un infidèle, maître Roderigo, ou tu saurais combien l’esprit de l’homme peut passer subitement de l’espoir à la crainte et du courroux à une humble prière ! Je me souviens qu’une fois, dans la confusion d’une tempête et du sifflement des balles, ayant constamment des turbans devant les yeux et la bastonnade dans l’esprit, j’ai prié saint Stefano du même ton que j’aurais parlé à un chien, et j’ai commandé à mes gens avec la voix d’un jeune chat. Corpo di Bacco ! on a besoin d’expérience dans de pareils cas, même pour reconnaître son propre mérite.

— Je te crois. Mais quel est le Gino dont tu parlais à l’instant ? et comment un homme que tu as connu à Calabre est-il devenu ici gondolier ?

— Ce sont des choses que j’ignore. Son maître, et je pourrais dire le mien, car je suis né sur ses domaines, est le jeune duc de Sainte-Agathe, le même qui fait valoir près du sénat ses droits à la fortune et aux honneurs du défunt Monforte qui avait siégé aux conseils. Ce procès dure depuis si longtemps, que Gino est devenu gondolier à force de tenir l’aviron depuis le palais de son maître jusqu’à ceux des nobles que don Camillo va solliciter. — Du moins, voilà comme Gino raconte qu’il a appris son état.

— Je me rappelle cet homme. Il porte les couleurs de son maître. A-t-il de l’esprit ?

— Signoer Roderigo, tous ceux qui viennent de la Calabre ne peuvent se vanter de cet avantage. Nous ne sommes pas plus heureux que nos voisins, et il y a des exceptions dans toutes les sociétés comme dans toutes les familles. Gino est assez habile dans son état, et fort bon garçon à sa manière. Mais si l’on approfondit les choses, nous ne pouvons pas espérer qu’une oie soit aussi délicate qu’un bec-figue. La nature fait les hommes, quoique ce soient les rois qui fassent les nobles. — Gino est un gondolier.

— Et il est habile ?

— Je ne dis rien de son bras ou de ses jambes, tout cela est assez bien à sa place ; mais quant à la connaissance des hommes et des choses, le pauvre Gino n’est qu’un gondolier. Ce garçon a un excellent cœur, et il est toujours prêt à servir un ami. Je l’aime ; mais vous ne voudriez pas que je disse autre chose que la vérité.

— Bien ! Tiens ta felouque prête, car nous ne savons pas à quel moment nous en aurons besoin.

— Il ne vous reste plus qu’à apporter la cargaison, Signore, pour terminer le marché.

— Adieu ; je voulais encore te recommander de ne point avoir de communication avec les autres marchands, et de prendre garde que les fêtes de demain ne détournent tes gens.

— N’ayez pas peur, signor Roderigo, il ne manquera rien.

Le Bravo retourna dans la gondole, et s’éloigna bientôt de la felouque avec une rapidité qui prouvait que son bras était habitué à l’aviron. Il agita sa main vers Stefano en signe d’adieu, et bientôt la gondole disparut au milieu des bâtiments qui encombraient le port.

Pendant quelques minutes, le patron de la Bella Sorentina se promena sur le pont de sa felouque, respirant la brise qui venait du Lido ; puis il alla chercher le repos. À cette heure, les sombres et silencieuses gondoles qui avaient flotté par centaines à travers le bassin avaient disparu. On n’entendait plus les sons de la musique sur les canaux ; et Venise, qui dans tous les temps n’est jamais bruyante, semblait dormir du sommeil de la mort.


  1. Triglies. C’est un poisson commun dans les eaux, celui que les Anglais nomment mulet.
  2. Sans doute par les mains de la justice.