Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 56-68).

CHAPITRE V.


Si votre maître veut voir une reine mendier, dites-lui de ma part que sa dignité exige qu’elle ne mendie pas moins qu’un royaume.
Shakspeare. Antoine et Cléopâtre. 


Le mouvement régulier de la gondole amena bientôt la noble Vénitienne et sa compagne à la porte du patricien qui avait été chargé par le sénat de la tutelle de l’héritière. C’était une antique demeure dont l’extérieur annonçait toute la lourde magnificence qui caractérisait alors l’habitation des patriciens dans cette ville de richesse et d’orgueil. Son architecture, quoique moins imposante que celle qui distinguait le palais de donna Violetta, la classait cependant parmi les édifices particuliers du premier ordre, et toutes ses décorations extérieures annonçaient que c’était la demeure d’un seigneur de haute importance. Dans le palais, les pas silencieux et l’air méfiant des domestiques ajoutaient à la tristesse des appartements splendides, et lui donnaient une assez exacte ressemblance avec la république elle-même.

Comme les dames qui se présentaient n’étaient ni l’une ni l’autre étrangères chez le signore Gradenigo (tel était le nom du propriétaire du palais), elles montèrent l’escalier massif sans s’arrêter pour en examiner la construction curieuse qui eût attiré les regards d’une personne dont l’œil n’eût point été habitué à voir de tels édifices. Le rang et l’importance de donna Violetta lui assuraient une prompte réception ; tandis qu’elle était accompagnée à travers une longue suite d’appartements par une foule d’humbles valets, un d’entre eux était allé annoncer son arrivée à son maître. Lorsqu’elle fut parvenue dans l’antichambre, l’héritière s’arrêta, craignant de troubler la solitude de son tuteur. Ce délai fut de courte durée ; car aussitôt que le vieux sénateur eut appris l’arrivée de sa pupille, il quitta son cabinet, et vint au-devant d’elle avec un empressement qui faisait honneur à sa galanterie et à son zèle pour la charge qui lui était confiée. Le visage du vieux patricien, sur lequel les soucis et les méditations avaient tracé autant de rides que le temps ; son visage, disons-nous, brilla d’une joie franche en apercevant sa belle pupille. Il ne voulut point entendre ses excuses sur l’heure indue de sa visite, et en lui offrant le bras pour la conduire dans son propre appartement, il l’assura du plaisir qu’il éprouvait.

— Vous ne pouvez jamais venir à une heure inopportune, mon enfant, dit-il ; n’êtes-vous pas la fille de mon ancien ami, un dépôt précieux pour l’État ? Les portes du palais de Gradenigo s’ouvriront d’elles-mêmes, à l’heure la plus avancée de la nuit, pour recevoir une semblable visite ; l’heure enfin est tout à fait convenable pour respirer l’air du soir sur les canaux. Et d’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, si je limitais le temps où tu dois me rendre visite, les innocentes fantaisies de ton sexe et de ton âge pourraient être contrariées. — Ah ! donna Florinda, nous devons prier le ciel que notre affection, pour ne pas dire notre faiblesse, à l’égard de cette fille séduisante, ne tourne pas à notre désavantage.

— Je suis reconnaissante de votre indulgence à tous deux, répondit Violetta ; je crains seulement de venir présenter ma petite requête dans un moment où votre temps précieux est plus dignement occupé en faveur de l’État.

— Tu exagères mon importance, ma fille ; je visite quelquefois le conseil de Trois-Cents, mais mon âge et mes infirmités m’empêchent de servir la république comme je le désirerais. Que saint Marc, notre patron, en soit loué ! nos affaires sont assez prospères vu la décadence de notre république. Nous nous sommes conduits bravement, il y a peu de temps, avec les infidèles ; le traité avec l’empereur nous est assez avantageux, et la colère de Rome vu un manque apparent de confiance de notre part, a été détournée. Nous devons quelque chose dans cette dernière affaire à un jeune Napolitain qui est dans ce moment à Venise, et qui possède un certain crédit à la cour du saint-père, grâce à son oncle le cardinal secrétaire. On fait beaucoup de bien par l’entremise d’amis convenablement employés. C’est là le secret de nos succès, dans la position actuelle de Venise ; car ce que la force ne peut entreprendre doit être confié à la sagesse et à la modération.

— Vos déclarations m’encouragent à me faire encore une fois solliciteuse car j’avoue que je joignais au désir de vous rendre visite celui d’user de votre influence en faveur d’un procès qui m’est survenu.

— Quoi ! notre pupille, donna Florinda, en héritant des richesses de sa famille, a hérité aussi de ses anciennes habitudes de patronage et de protection ! Mais nous ne découragerons pas cette obligeance, car elle à une glorieuse origine ; et lorsqu’on en use avec discrétion, elle fortifie les nobles et les puissants dans leur position élevée.

— Et ne pouvons-nous pas ajouter, observa timidement donna Florinda, que lorsque les puissants l’emploient en faveur de moins fortunés qu’eux, ils ne remplissent pas seulement un devoir, mais ils amassent des trésors pour l’avenir ?

— Sans aucun doute. Rien n’est plus utile que de donner à chaque classe de la société une idée convenable de ses obligations et un juste sentiment de ses devoirs. Ce sont des opinions que j’approuve de tout mon cœur, et je désire que ma pupille les comprenne parfaitement.

— Elle est heureuse de posséder des mentors si disposés à l’instruire et si capables de le faire, répondit Violetta. Puis-je maintenant demander au signer Gradenigo de prêter l’oreille à ma requête ?

— Toutes tes demandes seront bien reçues. Je te ferai observer seulement que les esprits ardents et généreux envisagent quelquefois un objet éloigné avec tant d’attention qu’ils n’aperçoivent pas ceux qui sont plus proches et souvent d’une plus grande importance, qu’ils pourraient même atteindre plus facilement. En accordant un bienfait à une personne, il faut prendre garde d’en blesser plusieurs. Le parent de quelque domestique de ta maison se sera étourdiment enrôlé dans les troupes ?

— Si cela était ainsi, j’espère que le soldat n’aurait point la pusillanimité d’abandonner son drapeau.

— Ta nourrice, qui n’oublie point les services qu’elle t’a rendus dans ton enfance, protège la demande de quelque parent qui désire entrer dans les douanes ?

— Je crois que toute la famille est depuis longtemps placée, dit Violetta en riant, à moins que nous ne voulions établir la bonne mère elle-même dans quelque poste d’honneur ; mais je n’ai rien à demander pour elle.

— Celle qui t’a nourrie et par les soins de laquelle tu es parvenue à ce brillant état de fraîcheur et de santé doit être heureuse en effet, gâtée comme elle l’est par ta libéralité. Des emplettes trop coûteuses ou des charités trop libérales ont-elles épuisé ta bourse ?

— Rien de tout cela. Je dépense peu, car une personne de mon âge n’a pas besoin d’un grand train de maison. Je viens ici, mon tuteur, pour une demande beaucoup plus importante.

— J’espère qu’aucun homme ne t’a adressé des paroles indiscrètes ! s’écria le signer Gradenigo en jetant un regard prompt et soupçonneux sur sa pupille.

— S’il en était ainsi, je l’abandonnerais au châtiment que mériterait sa faute.

— Tu as parfaitement raison. Dans ce siècle d’opinions nouvelles, les innovations de toutes sortes ne peuvent être réprimées trop sévèrement. Si le sénat formait l’oreille à toutes les théories extravagantes de la jeunesse, leurs effets pernicieux se feraient bientôt ressentir parmi la classe ignorante. Demande-moi tout l’argent que tu voudras ; mais n’essaie jamais de me faire oublier la faute de celui qui trouble la paix publique.

— Je n’ai pas besoin d’un sequin : ma visite a un motif plus noble.

— Parle donc sans hésiter.

Lorsque tous les obstacles furent levés, donna Violetta parut redouter de s’expliquer ; son visage changea de couleur, et elle chercha un encouragement dans les yeux de sa compagne attentive et surprise. Cependant comme cette dernière ignorait les intentions de la jeune fille, son visage ne pouvait exprimer que cette sympathie qu’une femme refuse rarement à une personne de son sexe lorsqu’elle paraît l’invoquer. Violetta combattit cette timide défiance ; puis riant de son peu de courage, elle dit avec fierté :

— Vous savez, signor Gradenigo, que je suis d’une famille distinguée depuis des siècles dans l’État de Venise ?

— Ainsi le dit notre histoire.

— Que je porte un nom connu depuis longtemps, et que je dois conserver pur de toute tache ?

— Cela est si vrai qu’il est presque inutile de le rappeler, répondit sèchement le sénateur.

— Et cependant, douée de la fortune ainsi que de la naissance, j’ai reçu un service qui n’est point encore récompensé d’une manière qui puisse faire honneur à la maison de Tiepolo.

— Cela devient sérieux. Donna Florinda, notre pupille est plus émue qu’intelligible, et c’est à vous que je dois demander une explication. Il ne convient pas qu’elle reçoive de qui que ce soit des services de cette nature.

— Quoique je ne sois pas préparée à la question que vous me faites, je répondrai que je crois qu’il est question de sa vie.

Le visage du signer Gradenigo prit une sombre expression.

— Je vous comprends, dit-il froidement. Il est vrai, ajouta-t-il en s’adressant à sa pupille, que le Napolitain vola à ton secours lorsque ton oncle de Florence eut le malheur de périr. Mais don Camillo de Monforte n’est point un gondolier du Lido pour être récompensé comme celui qui retrouve une bagatelle tombée dans un des canaux. Tu as remercié le cavalier ; je crois que c’est tout ce qu’une noble fille peut faire dans une telle circonstance.

— Je l’ai remercié de toute mon âme, il est vrai ! s’écria Violetta avec une espèce de ferveur ; lorsque j’oublierai ce service, que la vierge Marie et les saints m’oublient à mon tour !

— Je crois, signora Florinda ; que votre pupille a passé plus de temps au milieu des romans de la bibliothèque de son père qu’elle n’en a consacré à lire ses Heures.

Les regards de Violetta brillèrent d’un nouveau feu, et elle glissa son bras autour de la taille de sa tremblante compagne qui se couvrit de son voile en écoutant ce reproche, quoiqu’elle dédaignât de répondre.

— Signor Gradenigo, dit la jeune héritière, si je fais peu d’honneur à ceux qui sont chargés de m’instruire, la faute doit en retomber sur moi et non sur une personne innocente. Je prouve d’ailleurs qu’on n’a point oublié de m’enseigner les devoirs d’une chrétienne, puisque je viens plaider en faveur d’une personne à qui je dois la vie. Don Camillo Monforte réclame depuis longtemps sans succès des droits si justes que, s’il n’existait aucun autre motif de les lui accorder, l’honneur de Venise devrait enseigner aux sénateurs le danger de le faire trop attendre.

— Je vois maintenant que ma pupille a employé ses moments de loisir avec les docteurs de Padoue. La république a ses lois, et ceux qui ont des droits à leur appui ne les invoquent point en vain. Ta reconnaissance est juste ; elle est digne de ton origine et de tes espérances. Cependant, donna Violetta, nous devons nous rappeler combien il est difficile de distinguer la vérité de l’imposture et de la subtilité des plaideurs. Il faut qu’un juge ait acquis une certitude avant de prononcer un arrêt, afin de ne point confirmer les droits de l’un en détruisant ceux d’un autre.

— On se joue des siens. Né dans un royaume éloigné, on lui demande de renoncer à des terres qu’il possède à l’étranger, et qui ont deux fois la valeur de celles qu’il obtiendrait en échange dans les limites de la république. Il use sa vie et sa jeunesse à poursuivre un fantôme. Vous avez un grand crédit dans le sénat, mon tuteur ; et si vous lui prêtiez l’appui de votre voix puissante et de votre grande instruction, un noble offensé obtiendrait justice, et Venise, en perdant une bagatelle sur ses revenus, mériterait mieux encore la réputation dont elle est si jalouse.

— Tu es un avocat éloquent, et je penserai à ce que tu me demandes, dit le signor Gradenigo, dont un sourire d’indulgence dissipait déjà le nuage qui tout à l’heure assombrissait son front, trahissant ainsi sa facilité de changer l’expression de ses traits suivant sa politique. Je ne devrais entendre plaider la cause du Napolitain que revêtu de mon caractère de juge ; mais le service qu’il t’a rendu et ma faiblesse à ton égard m’arrachent ce que tu me demandes.

Donna Violetta reçut cette promesse avec un doux sourire. Elle baisa la main que son tuteur lui tendait comme un gage de sa foi, avec une ardeur qui donna à ce dernier une sérieuse inquiétude.

— Tu es trop séduisante, ajouta-t-il, pour qu’un homme même aussi accoutumé que moi à rejeter des prétentions plus justes puisse te refuser. La jeune et généreuse donna Violette juge les hommes d’après son cœur. Quant aux droits de don Camillo… Mais n’importe… tu le veux ; et l’affaire sera examinée avec cette partialité qu’on reproche si souvent à la justice.

— Vous voulez plutôt dire que vous serez inaccessible aux séductions, mais non pas insensible aux droits d’un étranger.

— Je crains que cette interprétation ne détruise nos espérances… Mais j’examinerai l’affaire… J’espère que mon fils te rend exactement ses devoirs comme je le désire, donna Violetta ? Ce jeune homme n’a pas besoin d’être pressé, je le sais, pour se présenter chez la plus belle personne de Venise. J’espère que tu le reçois avec amitié pour l’amour que tu portes à son père ?

Donna Violette s’inclina ; mais ce fut avec la réserve d’une jeune femme.

— La porte de mon palais n’est jamais fermée au signer Giacomo dans toutes les occasions convenables, dit-elle avec froideur ; Signore, le fils de mon tuteur serait difficilement mal reçu chez moi.

— Je le voudrais plus attentif ; et plus encore, je voudrais qu’il donnât des preuves de son affection… Mais nous vivons dans une ville jalouse, donna Florinda, où la prudence est une vertu du plus haut prix. Si le jeune homme est moins empressé que je ne le désirerais, c’est, soyez-en sûre, par la crainte de jeter des alarmes prématurées parmi ceux qui s’intéressent à la destinée de notre pupille.

Les deux dames s’inclinèrent, et à la manière dont elles s’enveloppèrent de leurs mantilles elles indiquèrent l’intention de se retirer. Donna Violetta demanda la bénédiction de son tuteur, et après cette politesse d’usage et quelques mots d’adieux, donna Florinda et elle se rendirent à leur gondole.

Le signor Gradenigo se promena pendant quelques minutes en silence. Aucun bruit ne se faisait entendre dans son vaste palais. Les pas mesurés des serviteurs étaient en harmonie avec la tranquillité de la ville ; mais bientôt un jeune homme, dans l’air et les manières duquel on reconnaissait un libertin de bonne compagnie, traversa bruyamment la longue suite d’appertements, et attira enfin l’attention du sénateur, qui lui ordonna de s’approcher.

— Tu as été malheureux aujourd’hui comme de coutume, Giacomo, dit le sénateur d’une voix qui participait en même temps de l’indulgence paternelle et de l’intention de faire un reproche. Donna Violetta vient de me quitter, et tu étais absent. Quelque intrigue avec la fille d’un joaillier ou quelque indigne marché avec son père ont occupé un temps que tu aurais pu employer plus honorablement et d’une manière plus profitable.

— Vous ne me rendez pas justice ; répondit le jeune homme ; ni juif ni juive n’ont attiré mes regards.

— On devrait marquer ce jour sur le calendrier pour sa singularité ! Je voudrais savoir, Giacomo, si tu feras tourner à ton avantage le hasard qui me donne la tutelle de donna Violetta, et si tu comprends bien l’importance de ce que je te recommande.

— N’en doutez pas, mon père : celui qui a tant souffert par le manque de ce que dona Violette possède en si grande profusion n’a pas besoin d’être pressé sur un tel sujet. En refusant de fournir à mes besoins, vous vous êtes assuré mon consentement. Il n’y a pas dans Venise un amant qui soupire plus bruyamment sous les fenêtres de sa maîtresse que je ne soupire sous les fenêtres de cette dame lorsque j’en trouve l’occasion et que je m’y sens disposé.

— Tu connais le danger d’alarmer le sénat !

— Ne craignez rien ; je procède par des moyens secrets et gradués. Mon visage et mon esprit sont habitués à porter un masque ; j’ai été trop souvent puni de mon imprudente franchise pour n’avoir pas, grâce à la nécessité, appris à feindre.

— Tu parles, fils ingrat, comme si je n’avais point eu envers toi l’indulgence dont on use en général pour les jeunes gens de ton âge et de ton rang. Ce sont tes excès seuls que je voulais réprimer, et non pas la gaieté naturelle à la jeunesse. Mais ce n’est pas le moment de t’adresser des reproches. Giacomo, l’étranger est ton rival. Sa conduite sur le Giudecca a gagné le cœur d’une jeune fille dont l’esprit est aussi ardent que généreux. Ne connaissant point le caractère de l’inconnu, son imagination y supplée et le doue de toutes les qualités.

— Je voudrais qu’elle en fît de même à mon égard !

— À ton égard, mauvais sujet, ma pupille a plutôt besoin d’oublier que d’inventer. T’es-tu souvenu d’attirer l’attention du conseil sur le danger qui menace l’héritière ?

— Oui, mon père.

— Et par quel moyen ?

— Le plus simple et le plus certain… la gueule du lion.

— Ah ! c’est une entreprise hardie.

— Et comme toutes les entreprises hardies, elle n’en a que plus de chances de réussir. La fortune m’a enfin favorisé, et j’ai donné comme preuve le cachet du Napolitain.

— Giacomo ! connais-tu le danger de ta témérité ? J’espère qu’on ne reconnaîtra pas la main qui a écrit le billet, et que tu n’as pas mis d’imprudence dans la manière de te procurer la bague ?

— Mon père, bien que j’aie pu négliger vos avis dans des circonstances moins importantes, je n’ai point oublié ceux qui touchent à la politique de Venise. Le Napolitain est accusé ; et si le conseil dont tu fais partie est fidèle, il sera surveillé de près, sinon banni.

— Le conseil des Trois fera son devoir ; il n’y a pas à en douter. Je voudrais être aussi certain que ton zèle inconsidéré ne nous exposera pas à quelque désagrément.

Le fils éhonté regarda son père d’un air de doute pendant un instant ; puis il passa dans un autre appartement avec gaieté, trop habitué aux intrigues pour traiter celle-ci sérieusement. Le sénateur resta seul. Sa marche silencieuse était évidemment troublée par une grande inquiétude ; il passait souvent la main sur son front tandis qu’il réfléchissait. Dans ce moment une figure glissa le long des antichambres et s’arrêta devant la porte de l’appartement du sénateur. C’était un homme âgé ; son visage était bruni par le soleil, et ses cheveux éclaircis et blanchis par le temps. Il portait les habits d’un pêcheur ; ils étaient pauvres et d’une étoffe grossière. Cependant il y avait dans ses yeux et sur ses traits prononcés une noble intelligence, tandis que ses bras et ses jambes nues annonçaient une force musculaire qui prouvait que la nature chez lui était dans sa force plutôt qu’à son déclin. Il tournait depuis quelques instants son bonnet dans ses mains, lorsque le sénateur s’aperçut de sa présence.

— Ah ! c’est toi, Antonio ! s’écria le patricien ; pourquoi cette visite ?

— Signore, j’ai un poids sur le cœur.

— Le calendrier n’a-t-il plus de saint et le pêcheur plus de patron ? Je suppose que le sirocco a secoué les eaux de la baie et que tes filets sont vides. Tiens ! tu es mon frère de lait, et tu ne dois point connaître le besoin.

Le pêcheur recula avec dignité, refusant le don d’un air simple mais décidé.

— Signore, dit-il, nous sommes parvenus à la vieillesse depuis l’époque où nous suçâmes le lait à la même source : pendant tout ce temps m’avez-vous jamais vu mendier ?

— Tu n’es pas habitué à demander, il est vrai, Antonio ; mais l’âge abat notre fierté avec nos forces. Si ce n’est pas des sequins que tu cherches, que veux-tu ?

— Il y a d’autres besoins que ceux du corps, Signore, et d’autres souffrances que la faim.

L’expression du sénateur changea. Il jeta un regard scrutateur sur son frère de lait, et avant de répondre il ferma la porte qui communiquait avec l’extérieur.

— Tes paroles annoncent le mécontentement comme à l’ordinaire. Tu es habitué à commenter des mesures et des intérêts qui surpassent ton intelligence, et tu sais cependant que tes opinions ont déjà attiré sur toi le déplaisir du gouvernement. Les ignorants et les pauvres sont pour l’État des enfants dont le devoir est d’obéir et non de fronder. Que veux-tu ?

— Je ne suis point ce que vous croyez, Signore : je suis habitué à la pauvreté et au besoin, et je me contente de peu. Le sénat est mon maître, et comme tel je l’honore. Mais le pêcheur a des sentiments aussi bien que le doge.

— Encore ! Tes sentiments, Antonio, sont par trop exigeants. Tu en parles dans toutes les occasions, comme si c’était la chose la plus importante.

— Elle est importante pour moi, Signore. Quoique j’attache peu de prix à mes propres affaires, j’ai une pensée à donner au malheur de ceux que j’honore. Lorsque la belle et jeune dame qui était la fille de Votre Excellence fut appelée à rejoindre les saints, je sentis ce malheur comme si c’eût été la mort de mon propre enfant ; et vous savez, Signore, si Dieu m’a épargné la connaissance d’une telle angoisse.

— Tu es un brave homme, Antonio, reprit le sénateur en essuyant avec embarras une larme ; tu es un homme honnête et fier pour ta condition.

— Celle à laquelle nous devons tous les deux notre première nourriture, Signore, m’a souvent dit qu’après mes parents mon devoir était d’aimer la noble famille dont vous êtes le chef. Je ne me fais point un mérite d’une sensibilité naturelle qui est un don du ciel ; mais l’État ne devrait pas en agir légèrement avec les cœurs qui savent sentir.

— Encore l’État ! Dis-moi ce que tu veux.

— Votre Excellence connaît l’histoire de mon humble vie. Je n’ai pas besoin de vous parler, Signore, des fils que Dieu, par l’intercession de la sainte Vierge et de saint Antoine, m’avait accordés, et de la manière dont il a jugé convenable de me les enlever l’un après l’autre.

— Tu as connu le malheur, mon pauvre Antonio ; je me rappelle combien tu as souffert.

— Oui, Signore. La mort de cinq fils honnêtes et braves est un coup qui tirerait des gémissements d’un rocher. Mais je sais qu’il faut bénir Dieu et être reconnaissant.

— Digne pêcheur, le doge lui-même pourrait envier ta résignation. Antonio, il est quelquefois plus facile de supporter la mort d’un enfant que les fautes de sa vie !

— Signore, mes fils ne m’ont jamais causé de chagrin qu’à l’heure de leur mort. Et même à ce moment fatal (le vieillard se détourna pour cacher l’altération de ses traits) j’essayai de me rappeler de combien de peines et de souffrances ils étaient délivrés pour aller jouir d’un état plus heureux.

Les lèvres du signer Gradenigo tremblèrent, et il se promena d’un pas précipité.

— Je pense, Antonio, dit-il, que j’ai fait dire des messes pour le repos de leurs âmes.

— Oui, Signore : que saint Antoine se le rappelle à votre dernière heure ! J’ai eu tort de dire que mes fils ne m’ont causé de peine qu’en mourant, car il y a un chagrin que le riche ne peut connaître, celui de ne pouvoir acheter des prières pour l’âme de son enfant.

— Voudrais-tu encore des messes ? Jamais un enfant qui t’appartient ne manquera d’une voix près des saints pour le repos de son âme.

— Je vous remercie, Excellence ; mais j’ai confiance en ce qui a été fait, et plus encore en la miséricorde de Dieu. Ce que je viens demander est en faveur des vivants.

La sensibilité du sénateur fut subitement réprimée, et il écouta d’un air soupçonneux.

— Que veux-tu ? répéta-t-il encore.

— Je demande votre protection, Signore, pour sauver mon petit-fils du service des galères. Ils se sont emparés d’un garçon de quatorze ans, et ils l’ont condamné à combattre les infidèles, sans égard pour sa jeunesse, sans égard pour les mauvais exemples qu’il peut recevoir, sans égard pour mon âge, ma solitude et la justice ; car son père mourut dans la dernière bataille contre les Turcs.

En cessant de parler, le pêcheur arrêta ses regards sur la froide figure de son auditeur, essayant d’y deviner l’effet qu’avaient produit ses paroles.

Mais le visage du sénateur était impassible et ne trahissait aucune sympathie humaine ; la froide et spécieuse politique du sénateur avait depuis longtemps étouffé dans son âme toute sensibilité sur les sujets qui avaient rapport au pouvoir maritime de la république. Il traitait d’innovation toutes les tentatives d’échapper à la presse, et son cœur se séchait lorsqu’il était question des droits de Venise aux services de ses sujets.

— J’aurais voulu que tu fusses venu pour demander des messes ou de l’or, Antonio, répondit-il après un moment de silence, et rien autre chose. Tu as eu la société de ton fils depuis qu’il est né, il me semble ?

— Signore, j’ai eu cette satisfaction parce qu’il était orphelin dès sa naissance, et je désirerais l’avoir auprès de moi jusqu’à ce qu’il pût entrer dans le monde armé de principes et d’une foi capable de le garantir de tous malheurs. Si mon brave fils vivait encore, il ne demanderait pour son enfant que des conseils et l’assistance, qu’un pauvre homme a le droit d’accorder à son propre sang.

— Il ne court pas plus de dangers que d’autres ; et tu sais que la république a besoin des bras de tous ses sujets.

— Excellence, j’ai vu le seigneur Giacomo débarquer de sa gondole comme j’entrais dans ce palais.

— Hors d’ici, misérable, qui ne fais aucune différence entre le fils d’un pêcheur habitué à la fatigue et au travail, et l’héritier d’une ancienne maison ! Va, vieillard effronté : rappelle-toi ton état et la différence que Dieu a mise entre nos enfants.

— Les miens ne m’ont jamais donné de chagrins qu’à l’heure de leur mort, dit le pêcheur d’une voix douce, mais sévère.

Le signor Gradenigo sentit le trait aigu de ce reproche, qui ne servit point la cause de son indiscret frère de lait. Après s’être promené avec agitation pendant quelque temps, il maîtrisa son ressentiment au point de pouvoir répondre avec le calme qui convenait à son rang.

— Antonio, ton caractère et ta hardiesse me sont bien connus. Si tu veux avoir des messes pour les morts et de l’or pour les vivants, je suis prêt à te satisfaire ; mais en demandant ma protection auprès du général des galères, tu demandes ce qui, dans un moment si critique, ne pourrait pas être accordé au fils du doge, si le doge était…

— Un pêcheur ! continua Antonio en observant que le sénateur hésitait. Adieu, Signore ! je ne veux point quitter en colère mon frère de lait, et je prie les saints de vous bénir, ainsi que votre maison. Mais puissiez-vous ne jamais connaître le chagrin de perdre un enfant par quelque chose de bien pire que la mort, le vice !

En cessant de parler, Antonio salua, et quitta l’appartement. Il se retira sans être vu, car le sénateur évitait ses regards, sentant intérieurement toute la force des paroles que le pêcheur avait prononcées dans sa simplicité. Il se passa quelques minutes avant qu’il s’aperçût qu’il était seul. Un nouveau bruit attira bientôt son attention : la porte se rouvrit, et un valet parut annonçant qu’un homme demandait une audience particulière.

— Qu’il entre ! répondit le sénateur dont les traits reprirent subitement leur expression habituelle.

Le valet se retira, et une personne masquée et portant un manteau entra précipitamment dans la chambre. Lorsque ce déguisement fut enlevé, le sénateur reconnut la taille et le visage du redoutable Jacopo.