LE BRÉSIL
EN 1844.

INTÉRIEUR DE PAYS. — VILLES MARITIMES. — AVENIR POLITIQUE.[1]

I. — les mines d’or et les compagnies anglaises.

Le voyage de Rio-Janeiro à Ouropreto m’avait préparé aux difficultés que devait présenter une excursion dans l’intérieur des terres. Ma curiosité était vivement excitée par les premiers incidens de mon séjour au Brésil ; j’avais hâte de parcourir l’intérieur de ce singulier pays, d’en observer de près et à loisir les mœurs et les habitans. J’espérais aussi trouver dans l’étude intéressante des mines et des cultures un dédommagement aux tristes impressions que m’avait fait éprouver la situation politique et morale de l’empire. Malheureusement, le voyage que j’entreprenais à travers des contrées inconnues ne devait servir qu’à me fortifier dans ma première opinion. On ne s’étonnera pas si je le raconte avec quelque détail. Les impressions variées de ce long itinéraire ont peut-être leur importance comme pièces à l’appui d’un jugement sévère, mais impartial ; et en présence des graves questions que soulève l’état du Brésil, il n’est pas inutile, assurément, de placer souvent les faits à côté des réflexions.

C’est le 7 décembre 1842 que je quittai Ouropreto pour me rendre à Bahia. J’avais à traverser la partie la plus curieuse et la moins fréquentée du Brésil. Je suivis pendant quelques heures une chaussée pavée, construite lorsque Ouropreto était le centre des mines les plus productives. Le ciel était sombre, une pluie incessante tombait depuis le matin. La vie de voyage recommençait pour moi avec ses fatigues et ses périls, mais aussi avec tout le charme de ses incidens bizarres et de ses rencontres imprévues. Le Brésil ne se montrait plus à mes yeux sous l’aspect sévère et morne qui m’avait frappé avant d’arriver à Ouropreto. Les terrains arides et ferrugineux que j’avais remarqués à l’entrée de la ville avaient fait place à un sol fertile, coupé d’arbres et paré de fleurs. Des groupes d’arbustes bordaient la route, des lianes verdoyantes tapissaient le bord des précipices. En franchissant non sans peine les montagnes qui dominent Ouropreto, je sentais que j’abordais pour ainsi dire un monde nouveau ; ma curiosité soutenait mon courage, et je dis adieu sans regret aux sites désolés, à la ville pauvre et triste que je laissais derrière moi.

Au pied du versant opposé de la montagne d’Ouropreto s’étend un joli vallon traversé par le Rio-Itabira, qui, à cet endroit de son cours, n’est encore qu’un ruisseau sans importance. Le voyageur qui descend la montagne a devant soi le village de la Cachoiera. Je suivis lentement le chemin qui me conduisait vers le vallon, et je me dirigeai vers une habitation où je comptais me reposer des fatigues de ma première journée de route. L’habitation était celle d’un ancien président de la province de Minas-Geraës, M. Mendez-Rodrigo. Je fus accueilli par le propriétaire avec la bienveillance que les Brésiliens témoignent toujours aux étrangers qui leur sont recommandés. Une fois débarrassé de mes vêtemens mouillés, et en attendant le souper, je me crus obligé d’aller passer quelques instans avec mon hôte, que je n’avais fait qu’apercevoir ; je le trouvai assis dans une salle, avec sa femme et ses filles ; je m’avançai pour le saluer : aussitôt il se leva, vint à moi, et me demanda si je désirais entrer dans le salon. Sur ma réponse affirmative, il m’emmena avec lui, et j’eus à subir un tête à tête d’au moins deux heures. Quant à sa femme et à ses filles, elles avaient disparu, je ne pus les entrevoir. Je connaissais trop bien la répugnance qu’ont les Brésiliens à montrer leurs femmes, pour m’étonner du bizarre procédé de mon hôte. Cette défiance extrême s’explique moins par la jalousie que par un attachement obstiné aux vieilles coutumes portugaises. Au Brésil, le plus grand honneur que puisse vous faire un mari, c’est de vous présenter sa femme ; souvent il m’est arrivé de recevoir les excuses de ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient me présenter leur famille, mais qui croyaient toutefois devoir colorer d’un prétexte ce manque de respect au visiteur européen.

La conversation de l’ex-président était peu intéressante, il ne savait que me parler du haras établi à Cachoiera par don Pedro Ier. Situé dans une vallée dont le climat est toujours tempéré, et où de nombreux cours d’eau entretiennent une végétation perpétuelle, ce haras, disait-il, aurait pu exercer quelque influence sur l’amélioration de la race chevaline. Des étalons venus de Syrie y avaient été envoyés, mais bientôt les administrateurs avaient détourné les fonds qui leur étaient confiés par l’empereur, et l’établissement, trop négligé, avait fini par devenir inutile. Il ne reste plus aujourd’hui que les bâtimens élevés aux frais de don Pedro ; quant aux étalons, ils ont péri misérablement, sans qu’on puisse retrouver dans le pays un seul cheval de race arabe.

De Cachoiera à Itabira, la route suit la vallée ; je dus traverser plusieurs fois la petite rivière d’Itabira, heureusement peu profonde. Il serait facile, avec quelques soins, de rendre cette vallée fertile ; les Brésiliens, peu soucieux d’améliorer les produits de la terre par des engrais, ne tirent du sol que ce qui suffit à leur consommation, et se bornent presque partout à cultiver le maïs ou les haricots. Quelques champs de riz planté dans les plaines facilement inondées forment, avec les champs de maïs et de haricots, les principales cultures de la province de Minas-Geraës. Ce que nous disons de cette province pourrait s’appliquer au reste de l’empire. La nature a tout fait pour le Brésil, et l’homme, au lieu de porter dans les travaux agricoles une activité intelligente, ne pense qu’à découvrir des métaux précieux. Le succès d’un seul spéculateur fait oublier les nombreux exemples d’existences ruinées, de fortunes dilapidées dans ces recherches aventureuses. Il serait temps pour les habitans de Minas de renoncer à leurs rêves chimériques et de se consacrer à l’agriculture. Les parcelles d’or qui jadis brillaient à la surface du sol sont devenues beaucoup plus rares ; l’or n’existe plus aujourd’hui en abondance qu’à de grandes profondeurs, et les dépenses d’extraction, dans un pays où l’usage des machines se trouve limité, faute de moyens de transport, absorbent les produits des mines les plus abondantes. Mais il faudra encore bien des leçons sévères pour éclairer les Brésiliens sur leurs véritables intérêts.

Itabira est un village d’environ deux mille ames. Les habitans, employés par la compagnie anglaise qui exploite la mine de Calta-Branca, paraissent jouir de quelque aisance. La plupart sont des muletiers qui font le voyage d’Itabira à Rio-Janeiro, ou transportent les bois et charbons nécessaires à l’exploitation de la mine. Je m’attendais, en approchant de la mine de Calta-Branca, à voir s’élever devant moi une de ces montagnes dont l’aridité annonce ordinairement des veines fécondes. Je fus agréablement surpris, au contraire, quand je vis les jolis bâtimens de la compagnie anglaise qui surmontent une montagne couverte de fleurs et de verdure. Devant moi s’élevaient en amphithéâtre cinq grandes roues à brocards d’un aspect vraiment pittoresque. Je me crus transporté dans une de nos belles usines d’Europe, en entendant le bruit inaccoutumé de ces puissantes machines hydrauliques établies à grands frais par la compagnie anglaise dans une des plus admirables positions du Brésil. La source qui met en mouvement ces machines n’est rendue à son cours naturel qu’après avoir servi au lavage du minerai. Même alors l’eau est encore utilisée par les nègres esclaves de la compagnie, elle sert à l’irrigation des jardins qu’on leur a abandonnés pour leur usage. Ces jardins, où ils cultivent presque tous les légumes d’Europe et ceux du pays, sont parfaitement entretenus par les pauvres nègres, qui montrent avec fierté leur petit domaine.

L’ensemble des bâtimens d’exploitation et de tous les travaux extérieurs prouve que les directeurs de la compagnie anglaise de Calta-Branca ont le pouvoir et la volonté de bien faire. On doit regretter que les travaux intérieurs aient été conduits avec peu d’intelligence. Lorsque je descendis dans la mine, je fus étonné de voir des voûtes de vingt-cinq et trente pieds de largeur suspendues au-dessus de la tête des travailleurs sans que rien fût projeté pour prévenir un éboulement. Les travaux sont conduits dans une seule direction. Tant que la veine actuelle se prolongera, rien de mieux ; mais aussitôt qu’elle se trouvera interrompue, il faudra des dépenses considérables pour retrouver une autre veine. En visitant les travaux avec l’ingénieur en chef, qui venait des mines de Cornouailles, je me permis quelques observations sur le danger qu’il y avait à exploiter la veine sur une largeur de trente pieds. Il me répondit avec une assurance naïve : « Je ne pense pas qu’en France ou en Allemagne il y ait des hommes qui s’entendent aussi bien que nous à l’exploitation des mines. » Le fait est que les compagnies anglaises, au lieu de confier leurs intérêts à des hommes spéciaux, à des géologues instruits, ont envoyé au Brésil des capitaines-mineurs assez intelligens sans doute pour continuer des travaux déjà commencés, mais incapables de diriger avec succès l’exploitation si difficile d’une mine d’or. Les hommes mêmes qui ont l’expérience du travail de toutes les autres mines échouent dans cette exploitation, pleine de difficultés et de hasards ; la formation de la veine d’or est presque toujours inégale, et se présente sous les aspects les plus différens. Les Anglais, tout en exposant d’immenses capitaux, n’ont pas voulu demander à l’Allemagne les seuls travailleurs qui pussent rendre leurs travaux productifs. Nulle part peut-être le mauvais choix des chefs mineurs envoyés d’Angleterre n’a produit d’aussi fâcheux résultats qu’à Calta-Branca. Un seul éboulement a coûté la vie à onze nègres ; quant aux éboulemens partiels qui n’ont fait qu’un petit nombre de victimes, on ne les compte plus.

Les travaux des ingénieurs anglais de Calta-Branca avaient atteint, le 10 décembre 1842, une profondeur de 104 brasses ; la veine d’or, dont l’épaisseur et la largeur varient à tout instant, était mélangée de bismuth et de quartz ; dans toutes les parties où dominait le quartz, l’or était plus pur et plus abondant. On ne recueillait le métal qu’en parcelles palpables, et on n’avait pu rencontrer encore des morceaux d’or d’un grand poids. La dureté du minerai rend l’exploitation difficile. Environ quarante nègres sont employés dans l’intérieur de la mine : ils doivent travailler huit heures de jour ou de nuit ; des mineurs anglais les surveillent tout en travaillant avec eux. Le nombre des esclaves employés par la compagnie de Calta-Branca est de trois cents. Les femmes ont à trier le minerai, à le placer sous les brocards, à retirer et à laver le sable aurifère. Le filon de Calta-Branca, sans être d’une richesse remarquable, aurait pu couvrir facilement tous les frais d’exploitation ; mais les actionnaires ont choisi des officiers de marine pour directeurs, ils ont confié la conduite des travaux à des agens privés des connaissances nécessaires, et aujourd’hui leurs intérêts sont compromis : les actions de cette mine ne valent plus que 150 fr., pourtant le capital avancé a été de 400 à 500 fr. Aucun dividende n’a pu être payé depuis la formation de la compagnie, et il me paraît difficile d’admettre qu’aucun changement favorable s’opère dans l’exploitation de Calta-Branca.

La compagnie emploie des esclaves et des affranchis ; après cinq ans de travail irréprochable, on donne à chaque esclave, le dimanche, 50 centimes, lorsque sa conduite a été bonne pendant la semaine. Une fonderie de fer, exploitée par la même compagnie, est à deux lieues de Calta-Branca ; le minerai de fer y est abondant, le métal est supérieur en dureté, dit-on, au fer de Suède : tous les outils employés pour la mine y sont fabriqués. Cette fonderie est exclusivement réservée aux besoins de la compagnie. Les directeurs n’ont pas cherché à produire au-delà de la quantité de fer qui leur est nécessaire. Les dépenses entraînées par une plus large exploitation de cette fonderie ne seraient pas couvertes dans un pays où le manque de population restreint nécessairement les bénéfices.

J’avais pu, en visitant les mines de Calta-Branca, prendre quelque idée de l’état de l’industrie minière dans un pays où elle fut jadis si florissante. Je ne voulais pas cependant m’en tenir à une première expérience. Ma route passait à travers les districts qui pouvaient le mieux fixer mes notions à cet égard. De Calta-Branca, je me rendis, laissant derrière moi plusieurs villages sans importance, à une autre mine non moins remarquable, celle de Morro-Velho. Situé dans le fond d’un vallon, encaissé de tous côtés par des montagnes, l’établissement de Morro-Velho a l’aspect d’une maison de campagne anglaise entourée de vastes dépendances. M. Herring, directeur de la compagnie de Morro-Velho, est non-seulement un homme aimable et distingué, mais sa femme et ses dix enfans forment la plus charmante famille qu’on puisse rencontrer. Mal secondé par les capitaines-mineurs envoyés d’Angleterre, qui sont incapables de dresser même un plan de la mine, M. Herring a dû diriger tous les travaux, et il s’est acquitté de sa tâche avec une prudence qui fait honneur à ses lumières. La mine de Morro-Velho forme un contraste complet avec celle de Calta-Branca ; les éboulemens y sont inconnus, et les travaux, poussés avec une grande activité, sont toujours conduits dans une pensée d’avenir. La grande difficulté que présente l’exploitation de cette mine, c’est l’extraction ou plutôt la séparation de l’or de son enveloppe de pyrite arsénical. La perte d’or calculée d’après des expériences est aujourd’hui de 50 pour 100. Cette mine, n’ayant plus à supporter que les frais d’entretien des travaux, peut néanmoins donner quelques dividendes aux actionnaires de la compagnie ; mais ses produits seront toujours limités par l’impuissance où l’on est, dans l’état actuel de la science, d’opérer parfaitement la séparation de l’or et du pyrite. L’étude des procédés à employer me paraît digne d’occuper les savans ; quant à moi, je n’ai pu que constater les efforts faits par M. Herring pour obtenir de meilleurs résultats.

Morro-Velho est de 500 mètres moins élevé que Calta-Branca : aussi la température y est-elle beaucoup plus malsaine ; les brusques alternatives de chaud et de froid compromettent la santé de tous les hommes employés aux travaux, nègres ou blancs. Le docteur de la compagnie me disait avoir constaté une différence de 18 degrés dans la température entre le lever du soleil et le coucher. Les miasmes qui proviennent de la mine contribuent, sans doute, à corrompre l’air de cette vallée qui semble, au premier aspect, un délicieux séjour. J’aurais été heureux de jouir plus long-temps de l’aimable intimité de M. Herring et de sa famille ; c’est avec regret que je quittai cette riante habitation où j’avais trouvé les charmes de la vie d’intérieur, si rarement goûtés au Brésil ; mais il fallait continuer mon voyage, et atteindre, en côtoyant le Rio das Velhas, Sabara, chef-lieu du district de ce nom.

La ville de Sabara, bâtie au confluent de la petite rivière du même nom et du Rio das Velhas, est entourée de hautes montagnes, qui rendent ce séjour insupportable pendant les chaleurs de l’été. La population est d’environ six mille ames, les rues sont larges et bien aérées. On exploitait autrefois plusieurs mines d’or en cet endroit. Sabara est situé à 45 milles nord nord-ouest d’Ouropreto ; non loin de la ville est un lac dont les eaux ont, dit-on, de grandes propriétés médicales. L’eau, quoique limpide, est couverte d’une pellicule argentée qui blanchit les lèvres de ceux qui la boivent ; les habitans ont donné à ce lac le nom de Lagoa-Santa : ses eaux presque chaudes viennent se réunir au Rio das Velhas. Il y a quelques années, on avait trouvé dans le district de Sabara le platine en assez grande abondance. Cette découverte est restée sans résultats apparens. L’intérieur du pays est encore si peu connu et a été exploré par si peu de géologues, qu’on ne peut s’étonner de voir tant de richesses perdues. Il n’y a au Brésil que l’or placé à la surface de la terre qui tente l’ambition des habitans. Le gouvernement, qui ne tire que des revenus peu importans des mines actuellement exploitées par les Brésiliens, ne cherche pas à stimuler une population qui, sous une direction habile, serait, je crois, capable d’activité.

De Sabara à Caëthe, la route n’offre aucune particularité intéressante. Une distance d’environ six milles sépare ces deux villes. Rien n’est plus triste que les abords de Caëthe. Pour arriver à la ville, on descend une côte aride où s’élèvent à peine quelques buissons épineux et quelques mimosas rabougris. Partout la couleur rougeâtre du sol annonce le pyrite de fer, et donne un aspect triste à ces terrains abandonnés. Caëthe, assez jolie ville, a une église regardée comme le plus bel édifice de la province, et qui n’est qu’un grand bâtiment d’architecture insignifiante. La population est de quatre mille ames. L’industrie des habitans consiste dans la fabrication de poteries communes et dans la culture des arbres fruitiers. Le climat, beaucoup plus tempéré qu’à Sabara, a fait multiplier les fleurs et les fruits d’Europe, qui s’y sont acclimatés. Caëthe a soutenu un siége pendant les derniers troubles. Après un engagement bruyant qui dura cinq jours, on ne compta que deux hommes blessés par des fusils qui avaient éclaté. Les deux partis agissaient avec une prudence dont les exemples ne sont pas rares dans les guerres intérieures du Brésil.

Laissant derrière moi Caëthe, je me dirigeai vers Congo-Soco, un des établissemens les plus considérables que les Anglais aient fondés au Brésil. J’eus occasion de visiter sur ma route Luis-Soarès, mine d’or qui appartient à la famille du marquis de Barbacena. Cet homme, qui a joué un rôle important dans les affaires de son pays, est mort en 1842, au mois d’août. Chargé de toutes les négociations d’emprunts par la confiance aveugle de l’empereur don Pedro Ier et de son jeune fils, il avait acquis dans ses voyages en Europe une fortune immense qu’il dilapida follement. Il dut céder à des compagnies anglaises le privilége de mines très riches qu’il possédait dans la province de Minas. Aujourd’hui ses descendans voudraient encore se débarrasser des deux mines qui leur restent ; mais leurs propositions ont été refusées.

C’est une curieuse histoire que celle du marquis de Barbacena. Portugais de basse origine, il était simple sous-lieutenant dans l’armée lorsqu’il réussit à obtenir en mariage l’héritière d’un riche négociant de Bahia. On raconte que pour obtenir sa main il usa d’un singulier stratagème. Pauvre officier sans fortune, il avait peu de chances de réussir dans ses projets de mariage ; il résolut de recourir à la ruse. Ayant obtenu qu’une somme considérable lui fût confiée pour quelques jours, il prétexta un ordre de ses chefs qui exigeait son départ immédiat, et pria le père de la jeune fille de vouloir bien garder jusqu’à son retour cette somme dont il se dit propriétaire. Tout en remettant ce dépôt précieux entre les mains du négociant, il insista sur le bonheur qu’il aurait à obtenir la main de la jeune héritière. Le père se laissa séduire et consentit au mariage. Quelques jours plus tard, M. de Barbacena était possesseur d’une des fortunes les plus considérables du Brésil ; un avenir brillant s’ouvrait devant lui. Bientôt il devenait l’arbitre des difficultés survenues entre le Brésil et l’Angleterre, amenait une séparation violente entre la colonie et la métropole, et se voyait entouré d’une considération qu’il devait, non à ses titres acquis, mais à une intelligence remarquable, à une grande habitude des affaires, et à l’ascendant qu’exerce toujours un homme politique qui possède d’immenses revenus.

La mine de Luis-Soarès, une des nombreuses possessions du riche marquis, est aujourd’hui dans un état déplorable. L’eau et la boue obstruent les galeries, où l’on ne peut guère marcher que courbé. Renonçant à poursuivre ma visite jusqu’au centre de l’extraction, je me contentai de recueillir les indications d’un Brésilien chargé de surveiller les travaux, et qui se plaignait de la difficulté d’exploitation de cette mine, augmentée encore par une humidité extrême que l’on ne cherche pas à combattre.

D’épaisses forêts séparent Luis-Soarès de la mine de Congo-Soco. La compagnie anglaise de Congo-Soco est la plus ancienne de celles qui exploitent les terrains aurifères du Brésil ; c’est son exemple, ce sont les résultats recueillis dès le début de cette entreprise qui ont provoqué la formation des autres compagnies. Cinq cents esclaves travaillent à la mine de Congo-Soco ; à ce nombre il faut ajouter quatre-vingts mineurs anglais. Six roues hydrauliques mettent en mouvement cent vingt brocards. Malheureusement le filon, jadis si riche, a presque disparu ; presque tout le travail actuel se borne à exploiter les rochers abandonnés autrefois comme trop pauvres. L’étendue de cette mine est immense. Au mois de juin 1842, on est arrivé, dans une des galeries intermédiaires, à une section de veine qui, entre autres richesses, a offert un morceau d’or du poids de quarante livres : dégagé des substances étrangères, ce morceau avait encore trente-huit livres de poids. À l’époque où je visitais la mine, l’exploitation traversait une mauvaise phase ; depuis six mois, les travaux produisaient peu, et M. Crickett, directeur de la compagnie, qui voulut bien m’accompagner dans la visite de l’intérieur de la mine, chercha vainement des échantillons un peu riches : tous les travailleurs lui répondaient qu’on ne recueillait qu’un minerai pauvre. Les roches n’offrant aucune consistance, il faut soutenir les terres par des poutres. La quantité de bois employée dans la mine de Congo-Soco est effrayante ; les travaux ne peuvent avancer qu’autant que l’ouvrier soutient les percemens nouveaux par des piliers et par des voûtes. Aussi l’exploitation de cette mine exige une grande surveillance, et je n’ai pu qu’admirer l’habile direction donnée aux travaux.

Les trois établissemens anglais de Calta-Branca, Morro-Velho, Congo-Soco, sont les plus importans parmi ceux qu’ont formés des compagnies, et un capital immense est engagé dans cette exploitation. Ces grandes entreprises méritent donc de fixer notre attention. Le gouvernement du Brésil, après avoir long-temps refusé aux Anglais le droit d’exploiter les mines, concédé à ses nationaux, a dû y consentir ; mais il ne l’a fait qu’en imposant aux compagnies anglaises des conditions iniques : il a élevé par exemple de 5 à 10 pour cent les taxes sur tout l’or obtenu. Les dépenses énormes pour les frais de premier établissement, bâtimens d’exploitation, maisons d’habitation, employés[2], etc., ont absorbé une grande partie du capital fourni par les actionnaires. Ces travaux, dirigés par des hommes qui jouissaient d’une entière liberté, ont été faits avec un luxe souvent inutile. Aujourd’hui Calta-Branca, Morro-Velho et Congo-Soco coûtent d’entretien annuel plus de six cent mille francs. Les produits de chaque mine équivalent sans doute à cette somme ; mais ils sont insuffisans pour rembourser les frais d’installation. Excepté Congo-Soco, aucune des mines exploitées au Brésil n’a pu donner aux actionnaires l’intérêt de l’argent avancé ; on se borne à payer avec les produits de la mine les dépenses d’exploitation et d’entretien.

J’ai été surpris que les compagnies anglaises, sacrifiant des capitaux aussi considérables, n’eussent pas choisi pour diriger les travaux des hommes pratiques. À Calta-Branca, cette tâche importante est confiée, je l’ai dit, à d’anciens officiers de marine qui ont conservé toute la sévérité minutieuse du service militaire. À Morro-Velho, à Congo-Soco, les directeurs sont actifs et intelligens, mais, faute d’avoir sous leurs ordres des mineurs entendus, ils voient souvent leurs intentions mal exécutées. Les travaux sont ainsi compromis tour à tour par l’incapacité des directeurs et l’ignorance des ouvriers. En résumé, soit par les dépenses excessives de premier établissement, soit à cause du défaut d’instruction des chefs de travaux, les compagnies anglaises n’ont devant elles qu’un avenir incertain. Si le parlement adopte un jour la motion de lord Brougham, qui veut affranchir tous les esclaves appartenant à des Anglais, ces mines seront forcément abandonnées. Les Brésiliens, tout en admirant les travaux accomplis, sont incapables de les apprécier. Animés d’une haine aveugle contre l’Angleterre, ils ne consentiront jamais à reconnaître que les dépenses faites par les compagnies britanniques ont amélioré le sort des habitans de la province de Minas. C’est une tâche ingrate qu’ont acceptée ces compagnies, et leurs efforts, on doit le reconnaître, sont mal encouragés.

Si j’en crois des rapports recueillis sur les lieux, les esclaves occupés dans les mines anglaises du Brésil sont traités avec douceur. Soumis à un travail régulier et recevant une nourriture abondante, ils sont soignés par un médecin attaché à chaque mine ; ils touchent chaque semaine une gratification ; les heures qu’ils donnent au travail au-delà du temps exigé leur sont payées, et ces divers salaires, en s’accumulant, leur permettent de se racheter après quelques années. Tous les nègres mariés ont une maison séparée, avec un jardin qu’ils cultivent le dimanche, jour de repos général. M. Herring m’assurait qu’il avait rarement d’autre punition à infliger que la suppression de gratification. En citant des faits qui témoignent en faveur de l’humanité des Anglais propriétaires de mines, je dois rappeler que je tiens ces détails des maîtres d’esclaves eux-mêmes, qui ont tout intérêt à dissimuler devant un Français leur sévérité à l’égard des nègres.

Cocaës, petite ville où je passai après avoir quitté Congo-Soco, est dans une jolie situation ; plusieurs des anciennes familles du Brésil y ont leur résidence. Le chef de la dernière révolution, le sénateur José Feliciano, s’y était réfugié, et quelque désir que témoignassent les autorités de s’emparer de sa personne, il restait tranquillement à Cocaës ; nul n’osait le troubler dans sa retraite. Don Jose Feliciano est un homme de mœurs douces et conciliantes ; tous ceux qui ont eu des rapports avec lui pendant sa présidence ne m’en parlaient qu’avec éloges. Devenu chef de parti, il a manqué de caractère et de résolution ; il faut se féliciter qu’il n’ait pas réussi, car une anarchie profonde eût succédé à la régularité apparente du gouvernement actuel, des vengeances eussent été exercées contre tous les étrangers, et la province de Minas, qui ne peut produire ses richesses que dans les temps de calme et de sécurité, serait devenue le théâtre des intrigues de ces prétendus démocrates qui ne pensent à détruire les institutions établies que pour avoir des places dans un gouvernement nouveau. — Près de Cocaës se trouvent encore des mines d’or exploitées par des compagnies anglaises, que les chances aléatoires de cette industrie n’ont pas découragées. Il faut toute la hardiesse et la ténacité du génie britannique pour expliquer cette persistance dans la poursuite des richesses mystérieuses du Brésil. L’une de ces mines, payée un million, n’a encore produit que des parcelles d’or sans offrir un filon régulier. L’autre, signalée comme très riche, a été mal exploitée dès le début : il a fallu faire venir d’Europe de nouvelles machines et entreprendre les travaux sur un nouveau plan pour réparer les fautes d’une mauvaise direction.

Poursuivant ma route vers le district des Diamans, je quittai Cocaës avec l’intention de franchir rapidement la distance qui me séparait de la petite ville de Conceicao. Malheureusement j’avais compté sans les difficultés qui retardent toujours le voyageur sur les routes mal frayées du Brésil. Le voyage de Cocaës à Conceicao dura quatre jours. Partant au lever du soleil, ne m’arrêtant que peu d’instans pendant la chaleur du jour, il m’arrivait souvent, après une marche de dix heures, de n’avoir fait que sept ou huit lieues de pays, tant les chemins sont affreux. Partout mes chevaux enfonçaient jusqu’au poitrail dans une boue épaisse, et, pour les retirer, il fallait descendre à chaque instant et m’enfoncer moi-même dans la bourbe du chemin. Je n’avais pas d’ailleurs les dédommagemens qu’offrent en d’autres endroits du Brésil les beautés variées du paysage ; je ne voyais autour de moi que des collines d’un aspect triste et monotone. Les habitations ne se succédaient qu’à de longs intervalles. Çà et là je rencontrai des champs invariablement plantés de maïs ou de haricots ; de nombreuses rivières croisaient la route et multipliaient les obstacles, car le plus souvent il fallait les traverser à la nage. Les villages sont en harmonie avec le paysage ; le premier où je passai, Itambé, est connu par une litanie devenue proverbiale dans le Brésil :

De miseriis d’Itambé libera nos, Domine.

Cependant l’aspect d’Itambé ne me sembla pas justifier tout-à-fait sa réputation. Ce village me parut moins effrayant de misère que beaucoup d’autres ; seulement le sol ferrugineux qui s’étend sur les deux rives du Rio-Itambé repoussant toute végétation, le village se trouve encadré par des rochers noirâtres, d’un aspect sévère, qui ferment tristement l’horizon. D’Itambé je me rendis à une ferme (farenda) qui appartenait à un frère du colonel Martins, autrefois chef des rebelles et honoré d’un haut grade par le baron Caxias, pour avoir trahi la cause des insurgés. Mon hôte ne semblait pas désapprouver la conduite de son frère ; je recueillis dans sa conversation de curieux renseignemens sur les richesses du sol environnant. L’entretien de sa ferme révélait une direction intelligente. Le laitage servait à faire des fromages qu’on recherche dans toute la province. Un moulin destiné à broyer le maïs était mis en mouvement par la rivière voisine. Il est rare de rencontrer au Brésil des habitans qui sachent se créer une certaine aisance par une sage exploitation de leur domaine.

Gaspar Soares, où je passai après avoir quitté M. Martins, est le siége d’une fonderie établie par le gouvernement. Le minerai de fer se trouve en abondance dans les montagnes voisines ; mais on n’a pas su exploiter ces richesses naturelles, et les travaux ont dû être abandonnés faute d’une administration régulière. Le gouvernement ne parvenait pas à couvrir ses frais. Il n’y a aujourd’hui qu’une seule fonderie de quelque importance dans la province de Minas ; elle appartient à un Français qui la dirige lui-même, et cette fonderie, qui occupe un grand nombre d’esclaves, assure, dit-on, des revenus considérables à notre intelligent compatriote. Je continuai ma route avec le regret de ne pouvoir visiter cet établissement, situé à quarante milles de Congo-Soco.

La rivière de Conceicao, dont le cours est interrompu par des chutes d’eau fort élevées, offre des sites imposans et sauvages ; des masses de roches, de plus de cent pieds de hauteur, s’élèvent au-dessus de ses rives ; de belles forêts encore vierges étendent leurs branches jusqu’au lit du fleuve, dont les eaux écumantes bondissent avec bruit. La nature, livrée à elle-même, semble se complaire à orner ces lieux abandonnés de tout le luxe d’une végétation puissante. Malheureusement il faut quitter bientôt les bords de la rivière et traverser des plaines arides pour arriver à Conceicao, qui vient d’être érigé en ville par la dernière assemblée de la province. Cette ville n’est qu’une misérable bourgade ; toute sa richesse consiste dans les fromages que les habitans expédient par milliers. De Conceicao à Villa-do-Principe, les habitans comptent dix lieues. La saison des pluies était commencée, et les chemins que le soleil seul doit réparer étaient tellement difficiles, qu’il me fallut deux jours pour parcourir cette distance. De nombreuses rivières coupent la route ; on les passe soit à gué si elles ne sont pas trop profondes, soit à la nage quand il n’y a pas un pont construit par les propriétaires voisins. Le pont, consistant en un arbre jeté d’une rive à l’autre, ne peut servir pour les chevaux ; il faut donc transporter le bagage à dos d’homme, tandis que les chevaux traversent la rivière en nageant. Et qu’on ne croie pas que ces obstacles multipliés soient le propre d’un pays désert ; c’est dans une des provinces les plus importantes de l’empire que les voyageurs ont à lutter contre ces périls et ces fatigues. La route que je suivais et qui va de Rio-Janeiro au district des Diamans est une des plus fréquentées du Brésil.

Villa-do-Principe, ou Ciudad-do-Serro, est situé à l’entrée du district des Diamans. Cette ville compte quatre mille habitans. Le commerce des diamans occupe la classe la plus riche de la population ; c’est cette classe qui a pris parti pour le gouvernement dans les derniers troubles de la province. Un grand nombre de nègres trouvent des moyens d’existence dans le lavage des sables du Rio-do-Peixe, qui charrie des grains d’or presque pur ; quant aux diamans qu’on retirait autrefois du fleuve, il y a plusieurs années qu’on n’en a trouvé un seul. Villa-do-Principe est dominée par une haute montagne fort riche, dit-on, mais qui n’a été qu’imparfaitement explorée ; je remarquai pourtant des traces d’anciennes galeries, aujourd’hui fermées par les éboulemens intérieurs.

Mon attention fut appelée à Villa-do-Principe sur l’état d’incurie où on laisse le cours des rivières. Le Rio-do-Peixe va se réunir au Rio-San-Antonio, qui se jette dans le Rio-Doce. On conçoit de quelle importance il serait pour ce district éloigné qu’une navigation régulière fût établie sur le fleuve. Une compagnie anglaise avait été formée, des bateaux à vapeur devaient remonter le Rio-Doce jusqu’à l’embouchure du Rio-San-Antonio. La compagnie, qui avait obtenu la concession de toutes les forêts bordant les rives du fleuve, forêts consistant en bois du Brésil, dont la valeur est très grande en Europe, et qui aurait été exporté en franchise de droit, paraît avoir été découragée par les difficultés que présentent les nombreux rapides du Rio-Doce. Un bateau à vapeur destiné à cette navigation était mis en vente ; un des directeurs de la compagnie voulut recourir à un dernier moyen et donna au gouvernement l’assurance qu’il remplirait au nom de la compagnie toutes les conditions qui lui étaient imposées, si on voulait le soutenir et faciliter son entreprise. Je crois que ce projet de navigation sera abandonné. Les Anglais se borneront à exporter une grande quantité des bois qui leur sont concédés ; ils ne voudront pas risquer dans une navigation périlleuse des bateaux à vapeur qui seraient bientôt mis hors d’état, tant à cause des rochers qui interrompent le cours de la navigation qu’à cause des arbres entraînés dans le lit de la rivière, et qu’il serait difficile de retirer.

Les Anglais ne sont pas seuls à défendre au Brésil la cause de la civilisation ; mais ces nobles efforts échouent le plus souvent contre l’apathie du gouvernement et de la population. Une exploration a été faite en 1837 par un Français, afin de reconnaître le Rio-Micuri, qui coule à peu de distance de Minas-Novas. La rivière a été reconnue navigable ; après dix jours de navigation dans un canot creusé sur le bord même de la rivière, M. Veyssière est arrivé à la mer. Son rapport a dû démontrer au gouvernement brésilien les avantages que pourrait offrir cette nouvelle voie de communication ; cependant rien n’a été fait jusqu’ici pour en tirer parti. Le gouvernement fait grand bruit de toutes ces missions ; il annonce à l’avance les immenses résultats qu’elles doivent produire, puis on abandonne les travaux commencés. L’état de malaise, de dénuement presque absolu de la province de Minas, la plus peuplée du Brésil, mérite vraiment une sérieuse attention, et il serait temps qu’on introduisît quelques changemens faciles et peu coûteux. La navigation du Rio-Doce, du Rio-Micuri, du Rio-Grande de Belmonte, quoique offrant des obstacles, peut devenir praticable, si des ingénieurs habiles sont envoyés sur les lieux, si des cartes sont dressées avec soin. Aujourd’hui l’intérieur de la province est entièrement inconnu, et je ne serais nullement étonné qu’on ne découvrît un de ces jours quelque nouvelle rivière navigable. Aucune province n’est arrosée par un aussi grand nombre de cours d’eau qui, presque tous, ont leurs sources dans la Mantiqueira, et se versent dans les quatre grands fleuves, Rio-Doce, Rio-Grande, Rio-San-Francisco, Rio-das-Mortes. Il faut toute l’incroyable apathie des Brésiliens pour que ces ressources naturelles n’aient pas encore été utilisées ; et tandis qu’on abandonne les rivières sans penser à les rendre navigables, on parle d’un projet de chemin de fer que le gouvernement compte sans doute suspendre d’une montagne à l’autre.

Les anciennes formalités imposées aux voyageurs qui voulaient pénétrer dans le district des Diamans n’existent plus depuis que le monopole du gouvernement a été aboli. On entre et on sort librement, sans être soumis à aucune visite. Les diamans se vendent au plus offrant, et l’état ne prélève aucun droit sur la vente ; il n’y a que l’or qui est soumis à un droit d’exportation et soi-disant de monnoyage. Il existait jadis un hôtel des monnaies à Villa-do-Principe ; aujourd’hui il y a encore un directeur et des employés qui reçoivent leurs traitemens sans remplir aucune fonction. Le ministre des finances a proposé au congrès, en 1843, une loi qui autoriserait le gouvernement à vendre toutes les mines qui seraient découvertes, et même celles dont la propriété n’aurait pas été légalement reconnue. Ce décret s’appliquerait principalement au district de Tejucco (Diamantina), dont le gouvernement a dû abandonner l’exploitation, toute la population s’étant soulevée contre le monopole exercé jusqu’alors, et chacun ayant pris possession des terrains exploités par le gouvernement. Si cette mesure est adoptée et mise à exécution, les propriétaires actuels des mines exploitées devront entreprendre des travaux, soit pour le détournement de la rivière Jequitinonha, soit pour l’exploitation des terrains riches, abandonnés par crainte des nègres libres. Ceux-ci se croient en effet le droit d’exploiter toutes les terres, sans qu’aujourd’hui, dans l’état de la législation, on puisse mettre obstacle à leurs prétentions ; car les terrains appartiennent au gouvernement, qui n’a jamais reconnu l’abandon que comme une nécessité, et le nègre qui travaille seul ne doit pas être traité plus sévèrement comme usurpateur que celui qui exploite un terrain avec vingt esclaves. La solution de cette question se fera sans doute attendre ; la mesure est repoussée aussi bien par la population libre que par les riches propriétaires. Le gouvernement craindra d’exciter une guerre civile, et le district des Diamans restera soumis au droit du plus fort.

Le pays change entièrement d’aspect aussitôt qu’on s’est éloigné de Villa-do-Principe. Après avoir suivi quelque temps les bords ombragés d’un ruisseau, on entre dans un pays montagneux, où l’on est entouré de masses de rochers d’une pierre sablonneuse ; des groupes de cette pierre forment des collines isolées d’un aspect bizarre. La végétation se réduit à quelques chétifs palmiers, quelques mimosas, des plantes épineuses ; le sol est desséché et aride. Après deux heures de route au milieu de ces pierres, je descendis sur les bords du Viao, un des affluens du Jequitinonha. Malgré la largeur de la rivière, le lit était peu profond, et nos chevaux purent le traverser sans mouiller nos bagages. Je laissai, à l’est, San-Gonzales et Milho-Velho, anciens lavages de diamans aujourd’hui presque abandonnés, et je côtoyai les bords du Viao. Forcé bientôt de m’arrêter dans une hôtellerie, je fus frappé d’une misère et d’une saleté qui dépassaient ce que j’avais pu observer jusqu’à ce jour. Pouvais-je me douter que je venais d’entrer dans le district des Diamans, ce mystérieux berceau de la richesse du Brésil ?

II. — les mines de diamans et les propriétaires brésiliens.

On raconte que les premiers diamans trouvés au Brésil, en 1729, furent envoyés en Portugal, puis en Hollande. La valeur de ces diamans fut bientôt comprise par les lapidaires hollandais. Ceux-ci passèrent un contrat avec le gouvernement portugais, qui s’engagea à leur livrer toutes les pierres trouvées dans le Serro-do-Frio. En 1772, le produit des mines de diamans retourna au Portugal, par suite de l’expiration du traité avec la Hollande. Le monopole exercé par le gouvernement s’est maintenu jusqu’à la révolution de 1831. À cette époque, les nègres chassèrent les intendans qui dirigeaient les travaux des lavages de diamans. Aujourd’hui, le district est exploité par des propriétaires d’esclaves, qui travaillent pour eux-mêmes dans des terrains nouveaux ou dans les anciennes exploitations du gouvernement.

Diamantina ou Tejucco, capitale du district, est situé à cinquante lieues d’Ouropreto, et cent vingt-cinq de Rio-Janeiro. Les caravanes mettent quarante-cinq et cinquante jours pour aller de Rio à Diamantina. La difficulté des voies de communication au Brésil multiplie en quelque sorte les distances. Je n’ai jamais pu parcourir une lieue du pays en moins d’une heure et demie. La capitale du district diamantin est située sur le penchant d’une montagne ; on y arrive à travers des terrains arides et recouverts de grès sablonneux. Les maisons, basses et de construction irrégulière, ont néanmoins un air d’élégance et de propreté qui surprend le voyageur habitué aux tristes aspects des cités brésiliennes. Aucun monument remarquable ne s’élève dans la ville ; les églises ne se distinguent ni par le luxe intérieur ni par l’architecture ; un marché mal tenu, dont le centre est occupé par un vaste hangar, est fréquenté par les nègres, qui viennent y débiter, chaque matin, le grain et les fourrages destinés à nourrir les chevaux. La nourriture d’un cheval coûte 3 francs par jour à Diamantina ; on peut juger, par cet exemple, de la cherté des autres denrées. La stérilité du sol oblige les habitans à tirer leurs provisions de fermes éloignées ; quant aux objets de luxe, ils viennent tous de Rio-Janeiro.

La société qui habite cette petite ville se distingue par la douceur et la cordialité qui règne dans ses relations avec les étrangers. Les habitans n’ont, il est vrai, que de bien rares occasions d’exercer leur hospitalité, car peu de voyageurs se dirigent vers cette partie du Brésil. Ce qui plaît dans leur accueil, c’est la franchise, la simplicité, l’abandon, qualités peu communes assurément dans le pays. Répondant sans embarras aux questions que vous leur adressez, ils cherchent avec empressement à vous être utiles : les femmes elles-mêmes secouent le joug de cette contrainte qui les rend, dans la plupart des autres villes, à peu près inabordables pour l’étranger. Elles prennent part à la conversation, et, si ce n’était ce désagréable accent portugais qui enlève tant de charme aux plus aimables causeries, on pourrait se croire, non plus au Brésil, mais dans une colonie d’Espagnols qui auraient gardé sans altération les manières affables de la mère-patrie.

On rencontre, aux environs de la ville, plusieurs lavras (lavages) d’or et de diamans. Je visitai successivement ceux de Vassoieras, du Mato, de Guinda et de Bromalinho ; j’étais curieux de connaître par moi-même les ressources qu’offre aujourd’hui cette branche si importante de l’exploitation du sol brésilien. Grace à l’obligeance des propriétaires de lavras, je pus recueillir des notions précises et complètes sur les difficultés que présente l’extraction des diamans. Il y a dans cette recherche beaucoup de hasard. On emploie divers procédés pour recueillir le cascalho (sable qui enveloppe l’or et les diamans). À Vassoieras, un puits a été creusé dans le milieu du Jequitinonha, dont on a détourné les eaux au moyen d’un barrage. Le cascalho ainsi retiré a produit plusieurs milliers de diamans. Souvent on lave deux fois le sable, et le second lavage rend encore une précieuse récolte. À la lavra du Mato, une des plus riches du district, l’exploitation consiste dans le lavage des terres de l’ancien lit du Jequitinonha, qui a été détourné depuis près d’un siècle. À Guinda, la couche de sable précieux est séparée de la surface du sol par la terre végétale, qui recouvre quelquefois une croûte rocailleuse, et souvent pour arriver au cascalho il n’y a d’autre moyen que de faire sauter les rochers. À Bromalinho, outre la couche de terre végétale, il faut traverser une couche d’argile épaisse de sept à huit pieds pour atteindre le cascalho. Les deux dernières lavras sont situées dans les campos, à environ deux lieues ouest de la ville. Les campos sont des plaines arides, à peine recouvertes d’une mousse légère. On ne peut travailler dans les lavras des campos que durant la saison des pluies. Le reste de l’année, le manque d’eau empêche de continuer les travaux.

Les moyens employés pour l’extraction des diamans n’ont guère changé depuis les premiers essais d’exploitation. Le prix de la main d’œuvre absorbant à peu près tous les bénéfices, les propriétaires de lavras ne peuvent espérer de faire fortune qu’à la condition de rencontrer des diamans de grande valeur. Pourtant, l’octave de trente-deux diamans se paie, à Tejucco, 400,000 reis (environ 1,200 francs) : je vis payer un seul diamant 1,800 francs. J’ai été étonné de la manière dont se font ces achats. Un nègre apporte des diamans, le négociant les examine, il se garderait bien de les peser ; il offre un prix : si ce prix est accepté, le nègre dépose les diamans ; dans le cas contraire, il va présenter aux autres négocians le produit de son travail. Souvent un diamant estimé par un négociant 1,000 fr. est payé 1,500 fr. par son voisin. Je disais à un riche Brésilien que le prix du diamant s’élevait chez nous dans une proportion réglée par le poids : il ne pouvait me comprendre, et me répondit qu’il achetait les diamans à la simple vue. Cette manière de procéder enlève toute régularité au commerce, et les acheteurs perdent souvent sur un marché, tandis qu’ils gagnent sur un autre.

Il y a dans la recherche du diamant, je l’ai dit, beaucoup de hasard. Pourtant les hommes qui s’occupent de cette exploitation prétendent reconnaître, à des signes certains, si le cascalho sera riche ou pauvre. La présence du pyrite de fer en fragmens, d’une certaine espèce de cailloux en forme de fèves noires, jaunes ou brunes, est un présage toujours accepté comme favorable. La formation des terrains qui contiennent les diamans varie sur chaque habitation, les symptômes indicateurs varient aussi nécessairement. J’ai recueilli plus de vingt pierres différentes dont l’abondance dans le cascalho était considérée comme un indice de richesse. Parmi ces pierres, la fava preta (fève noire) était signalée comme accompagnant le diamant dans tous les terrains où il se trouve sur les bords du Jequitinonha.

Le lavage du cascalho exige une suite d’opérations qu’il est bon de faire connaître. La première consiste à exposer le cascalho à un fort courant d’eau, le sable est précipité sur un tamis en fer qui, mis en mouvement par un esclave, arrête les gros cailloux ; le sable et les diamans sont entraînés. La seconde opération est moins simple, on place le sable dégagé des cailloux dans des cadres en bois fermés de trois côtés. Un nègre, tenant une grande écuelle de bois nommée batea, est placé du côté qui reste ouvert, et arrose continuellement le cascalho. L’eau, tombant avec force, enlève les petits cailloux, et, après une heure de travail, il ne reste plus qu’une faible quantité de cascalho, à peine le vingtième de ce qui avait été apporté pour remplir les cadres. La troisième et dernière opération consiste dans le lavage à la batea du sable précieux. Huit nègres se placent dans l’eau, chacun prend quatre à cinq livres de cascalho dans son écuelle, et l’agite en lui imprimant un mouvement circulaire. Renouvelant à chaque instant l’eau du lavage, il retire tous les cailloux sans valeur. Enfin le diamant apparaît, et sa cristallisation parfaite le fait reconnaître. Les nègres me montrèrent plusieurs fois des diamans dans leur batea, et j’avoue que, malgré ma bonne volonté, j’avais une peine infinie à les distinguer ; il faut que les diamans soient très gros pour qu’on puisse les apercevoir pendant la seconde opération. Ce n’est généralement qu’à la troisième qu’on parvient à les trouver. J’assistai à une opération de lavage qui dura deux heures ; huit nègres y étaient employés. Cette opération produisit sept diamans d’une valeur de 160 francs et une quantité d’or estimée 30 francs. Le cascalho était pauvre, et le propriétaire me parut mécontent du résultat obtenu. Des surveillans assistent à toutes les opérations. Aujourd’hui, du reste, les nègres sont traités avec moins de sévérité, et les vols ne sont peut-être pas aussi nombreux que du temps où l’exploitation était conduite par le gouvernement.

L’or et les diamans ne se trouvent pas seulement dans le lit du Jequitinonha : de récentes découvertes prouvent que les montagnes qui s’étendent de cette rivière jusqu’au San-Francisco renferment aussi des veines très fécondes. Un des affluens du San-Francisco, le Coëthe, a depuis long-temps été reconnu comme fort riche ; mais des fièvres pestilentielles ont enlevé tous ceux qui ont voulu explorer ses rives. La chaîne de montagnes désignée sous le nom de Serra du Grand-Mogol, située à environ cinquante-huit lieues de Diamantina, est le théâtre d’exploitations importantes. Malgré les fatigues inséparables d’une excursion dans les montagnes du Brésil, je résolus de me diriger vers la Serra du Grand-Mogol, sauf à retarder de quelques jours le voyage que je comptais faire sur le Jequitinonha jusqu’à Bahia. J’étais curieux de voir l’exploitation des diamans sous ses deux faces, dans le lit des rivières et sur le flanc des montagnes. La grande difficulté était de trouver un guide : l’excursion était périlleuse, il fallait traverser un pays désert pour se rendre dans un lieu éloigné de toute voie de communication. Un mulâtre s’était engagé à m’accompagner : après quelques jours de réflexion, la peur le prit, et il refusa de partir. Placé enfin dans l’alternative de m’accompagner ou de passer trois mois en prison, il s’arma de résolution, et je n’eus plus tard qu’à me louer de ses soins.

Je ne pris pas congé sans regret des aimables habitans de Diamantina ; pendant mon séjour près d’eux, j’avais été vivement touché de l’empressement qu’ils mettaient à satisfaire ma curiosité. Je quittai Diamantina le 10 janvier 1843. Sans m’arrêter à Modania, petit village de deux cents maisons d’assez belle apparence, je traversai le Rio-Manso, et j’arrivai à l’arroial (bourg) qui porte le nom de la rivière. Cet arroial, bâti entre les deux bras du Rio-Manso sur une île assez fertile, compte six cents habitans et deux églises. Ce bourg est renommé pour la salubrité des environs, malgré l’élévation de la température. J’allai demander l’hospitalité à un vieux colonel, qui me donna quelques renseignemens curieux sur l’état de la province. Un missionnaire venait d’y exercer par ses prédications une grande influence. Mon hôte attribuait à l’effet des paroles du missionnaire la tranquillité qui n’a cessé de régner dans cette partie de la province, dont la population ne s’est pas soulevée contre le gouvernement. Le missionnaire avait engagé les fidèles, en venant à l’église, à apporter sur leur tête des pierres destinées aux réparations de ce temple. Les habitans avaient accompli scrupuleusement cette prescription, mais ils s’en étaient tenus là, et les pierres restées en tas attendaient encore la main de l’architecte. Les résultats moraux de la mission avaient été plus satisfaisans. On me cita plus de cent mariages conclus et célébrés, grace aux exhortations du prédicateur. Des filles même de mauvaise vie se signalèrent par leur zèle religieux. À Diamantina, comme dans tous les villages un peu importans du district, l’empressement des auditeurs avait été tel, qu’on avait peine à trouver place dans les églises. Toute la population environnante, à huit et dix lieues à la ronde, quittait ses travaux pour se rendre aux sermons. Des familles entières passaient huit ou dix jours loin de leurs habitations pour suivre des exercices de piété imposés par le missionnaire. Si ces pieuses tentatives, faites par des prédicateurs zélés, se multipliaient, elles auraient un effet salutaire sur les mœurs générales et particulièrement sur les mœurs du clergé. À l’époque de mon passage, il y avait six mois déjà que le missionnaire avait quitté Rio-Manso.

La route longue et triste qui mène à l’arroial du Grand-Mogol ne prépare que trop le voyageur aux pénibles impressions que l’aspect de ce lieu fait éprouver. Je mis sept jours à franchir les cinquante-huit lieues qui séparent l’arroial de Diamantina. Après avoir dépassé le Rio-Manso, on s’élève sur un de ces vastes plateaux que les Brésiliens nomment chapadas. Rien de plus monotone que les chapadas ; mais on y marche du moins sur un terrain sec et uni. Quelques grandes fermes, de pauvres villages, se montrent çà et là dans les positions favorables aux cultures. À trente lieues environ de Diamantina, on rencontre le Jequitinonha. Le cours de la rivière, en cet endroit, est très rapide. Au-delà du Jequitinonha, on recommence à gravir. La route n’offre plus rien d’intéressant jusqu’à l’Itacambirason, qu’on traverse sur un pont jeté au milieu de rochers sauvages et d’une formation bizarre. Bientôt la végétation cesse entièrement, le pays devient de plus en plus âpre et désolé. Une haute colline sépare le voyageur de l’arroial du Grand-Mogol : après avoir franchi cette colline, le long de laquelle serpente une route détestable, on rencontre une caserne occupée par les troupes employées à la surveillance du district, puis on entre dans l’arroial, longue rue bordée de maisons pauvres et mal bâties. Une tristesse immense, insurmontable, saisit l’ame de celui qui voit se dérouler pour la première fois devant lui le site sauvage au milieu duquel s’élève le misérable village du Grand-Mogol. L’espoir de faire une rapide fortune peut seul décider l’homme à s’ensevelir vivant dans ces affreuses solitudes. Rien ne peut distraire les habitans de la poursuite obstinée des trésors. Il n’y a ici en présence que les plus tristes instincts de l’homme et les plus sombres aspects de la nature.

La chaîne de montagnes désignée sous le nom de Grand-Mogol, le Ribeiron et l’Itacambirason furent explorés pour la première fois en 1813. Dans le cours des années suivantes, le gouvernement envoya des employés chargés de diriger quelques travaux, et les diamans rendirent à la couronne d’immenses bénéfices. Forcé, après la révolution qui mit fin au règne de don Pedro, d’abandonner le monopole des diamans, le gouvernement laissa tous les travaux inachevés, et la population des districts voisins se porta avec empressement sur le théâtre d’une exploitation qui promettait de devenir productive. Ainsi fut fondé, en 1833 et 1834, l’arroial du Grand-Mogol. Lorsque je visitai le district, en janvier 1843, ce village comptait déjà près de deux cents maisons. On avait commencé la construction d’une église. La population est composée en grande partie d’aventuriers, de spéculateurs, qui, venus là de tous les points du Brésil dans l’espoir de faire fortune, mènent en attendant une vie misérable. Les richesses si péniblement recueillies sont en effet à peu près inutiles à l’arroial : on n’obtient, en échange des diamans, que les objets de première nécessité, sans pouvoir à aucun prix se procurer les jouissances même les plus ordinaires. L’absence de toute communication, le danger qu’offrent les routes, où l’on est trop souvent dévalisé, détournent les caravanes d’entreprendre le voyage de Diamantina à la serra.

On comprend que les relations sociales n’offrent aucun charme au sein de l’étrange population du Grand-Mogol. Ces hommes vivent tous avec des maîtresses qu’ils soustraient soigneusement aux regards de l’étranger. Ils n’ont aucune instruction, et c’est en vain qu’on voudrait tirer de leur torpeur ces ames assoupies. On ne connaît dans l’arroial qu’un seul sujet de conversation : c’est le prix des diamans trouvés dans la semaine. L’aspect des maisons n’est pas moins triste que l’intérieur. De tous côtés, l’on n’aperçoit que des cabanes en bois ; on remarque à peine quatre maisons à deux étages ; les croisées manquent de vitres. Pour construire les murs, il a fallu apporter la terre d’une lieue de distance. Il en est de même pour quelques pauvres jardins où croît le bananier. Ce n’est qu’en couvrant les rochers de terre amassée avec effort, qu’on a pu obtenir une végétation imparfaite. Le Ribeiron, petit torrent sur les bords duquel la ville se prolonge depuis le pied de la montagne jusqu’à l’Itacambirason, charrie un sable très fin qu’on recueille avec soin. On conçoit, du reste, que, depuis dix ans qu’on travaille, les diamans que contenait ce torrent soient devenus plus rares. Il a fallu chercher d’autres terrains encore vierges d’exploration. Je parcourus les environs de l’arroial : plusieurs exploitations voisines ont produit de beaux résultats. Je m’arrêtai quelques instans à l’aldea de Muidos, qui doit son nom à la petitesse des diamans qu’on y a recueillis. Je visitai Coitès, exploitation commencée en 1840 seulement, et dont les diamans ont déjà rapporté 600,000 francs. Environ deux cents esclaves sont employés aux travaux ; ils dépendent de vingt propriétaires différens. La première année, Coitès avait été exploitée par deux propriétaires aidés de trente esclaves seulement. Les heureuses découvertes qui furent faites attirèrent des concurrens ; il fallut diviser et subdiviser le terrain exploité. Les premiers arrivés ne conservaient en effet aucun privilége, et chacun obtenait une quantité de terrain proportionnée au nombre d’esclaves qu’il employait. Le lit du Coitès a jusqu’ici produit une grande quantité de diamans, qui, pour la pureté, ne sont nullement inférieurs à ceux du Jequitinonha, seulement la couche de sable qui renferme les diamans est beaucoup moins rapprochée du sol que celle qu’on exploite sur les bords de cette rivière. Après la première couche de terre végétale, il faut traverser un terrain argileux, puis une couche épaisse formée par des rochers d’un grès sablonneux de formation secondaire. L’on parvient ensuite au cascalho, qui se trouve à environ cinquante pieds au-dessous du niveau du sol. S’il était possible de suivre cette couche de cascalho jusque dans l’intérieur de la montagne, les efforts des travailleurs seraient à coup sûr largement récompensés ; mais, jusqu’ici, les tentatives n’ont eu que de fâcheux résultats. Les rochers, dont on avait ébranlé la base en remuant les terrains sans précaution, se sont affaissés en plusieurs endroits, et un grand nombre de nègres ont péri écrasés. Force a donc été de limiter les explorations au lit du Coitès et à ses deux rives. Malheureusement les travailleurs commencent à se porter en trop grand nombre sur les bords du Coités ; les bénéfices deviennent presque nuls, et à l’époque où je visitai cette exploitation, la plupart des chercheurs de diamans songeaient à abandonner leurs travaux. Les plus entreprenans étaient partis pour la mine des Aroueras. J’eus le bonheur de rencontrer un docteur anglais, M. Deller, qui arrivait de cette mine, située à cent soixante lieues, presque au nord, dans la chaîne des montagnes à laquelle se rattache la Serra du Grand-Mogol. M. Deller voulut bien me faire part des observations qu’il avait faites sur les lieux mêmes. Je m’assurai, grace à lui, que les importantes découvertes faites aux Aroueras méritaient de fixer l’attention des Européens. Pour la première fois, peut-être, le diamant s’est trouvé dans un filon régulier. Il serait à désirer qu’un minéralogiste distingué explorât ces mines où le diamant n’a pas encore atteint sa formation complète, car il ne se présente jamais sous la forme cubique. Outre les mines des Aroueras, il y a dans la même chaîne celles de Suroué, Souvidor et Morro do Chapeo, qui toutes dépendent de la province de Bahia. Suroué a produit non-seulement des diamans, mais encore des fragmens d’or cristallisé, d’un poids assez élevé, et presque pur. Cet or se trouvait au pied de la montagne, dans un terrain d’alluvion, et, dit-on, en grande abondance. Les diamans, quoique fragiles, sont plus brillans que ceux des Aroueras, et ont des formes plus régulières. Quant au Morro do Chapeo, exploité depuis longues années, les diamans y sont très fins, mais aussi très rares. Tout tend donc à prouver que la chaîne de montagnes qui s’étend depuis le Jequitinonha jusqu’au San-Francisco contient beaucoup d’or et de diamans. Ces découvertes inattendues ont donné de grandes espérances aux habitans de ces montagnes, et notamment à ceux de la Serra du Grand-Mogol. Tous ont l’espoir de découvrir de nouvelles mines ; mais d’immenses dangers sont semés sur la route où se jettent avec tant d’empressement les spéculateurs. Aux Aroueras, les diamans sont tombés tout à coup de 600 francs, prix de l’octave, à moins de 300. L’abondance des diamans aurait pu racheter l’abaissement des prix, et les bénéfices seraient restés considérables ; mais dans un désert aride, éloigné de plus de cent lieues d’un centre de population, les denrées les plus communes ont atteint une valeur presque fabuleuse. L’alquière de maïs, qui se vend généralement 2,000 reis (6 francs), se vendait aux Aroueras de 80 à 100 francs ; l’alquière de riz coûtait 250 francs. Les mules ne trouvant aucune nourriture dans les abords de la mine, il fallait les envoyer chercher leur pâture à une et deux journées de distance. Quant à l’état moral des habitans, il était ce qu’il est partout où des aventuriers de toute classe s’agglomèrent sur un même point. Dans l’espace de six mois, sur une population de moins de deux cents personnes, il y avait eu dix-huit meurtres suivis de vol.

Je revins à l’arroial du Grand-Mogol, assez désenchanté du nouvel aspect sous lequel le Brésil s’offrait à moi ; j’entendis tous les habitans se plaindre de la diminution des diamans. Les terres voisines, ayant été lavées et relavées, sont devenues stériles, et le Grand-Mogol sera, dans quelques années, abandonné par tous ces hommes qui n’y sont retenus que par le désir de faire fortune. J’assistai un dimanche à la vente des diamans. Les nègres apportent les pierres trouvées pendant la semaine, et vont d’un négociant à l’autre, espérant obtenir un prix avantageux ; au dire des négocians, la quantité offerte ainsi diminue tous les mois, et, les diamans venant à manquer, le commerce est paralysé.

Les mines de diamans forment une branche importante des produits du Brésil, et il serait temps que le gouvernement adoptât quelques mesures d’utilité publique, qui, tout en lui permettant de prélever sur le produit des mines un impôt modéré, remédiassent aux nombreux inconvéniens de la situation actuelle. Ou le monopole existe, et le gouvernement conserve tous les droits dont il a perdu la jouissance : il doit alors, dans une époque plus ou moins éloignée, poursuivre les propriétaires qui ont pris possession de ses établissemens abandonnés ; — ou bien le monopole a cessé de fait et de droit : dans ce cas, la propriété des mines appartient à l’état ; c’est à lui de faire les concessions de terrains, d’accorder des priviléges, de poser des conditions. Persister plus long-temps dans la vaine prétention de rétablir le monopole des diamans, et repousser toute demande de concession, de peur de consacrer légalement l’abandon de droits irrévocablement perdus, c’est vouloir se priver volontairement des ressources naturelles qu’offre un sol privilégié. Quel est l’homme disposant de capitaux un peu considérables qui voudrait les exposer aujourd’hui dans l’exploitation des diamans ? S’il commence de grands travaux et parvient à mettre à découvert un cascalho productif, de nombreux concurrens viendront aussitôt réclamer leur part de ses bénéfices ; s’il refuse, le poignard fera justice de ses résistances : force lui sera donc de consentir, car il ne peut adresser aucune plainte au gouvernement, qui ne reconnaîtrait pas ses droits. Dans l’état actuel de la législation brésilienne, il n’y a donc que les petits capitalistes qui se lancent dans la périlleuse recherche des diamans. Aussi tout se borne à des explorations dans le lit des rivières, nulle part on n’entreprend ces grands travaux qui seraient nécessaires pour détourner le Jequitinonha ou l’Arasuahy de leur cours ; pourtant ces deux rivières, riches en or et en diamans, offriraient des bénéfices incalculables aux spéculateurs, et, pour les exploiter fructueusement, il faudrait risquer des capitaux bien moins considérables que ceux que les compagnies anglaises ont sacrifiés dans le travail des mines d’or : cette opinion peut aisément se justifier par des calculs. Le prix d’un nègre arrivant d’Afrique par Bahia varie de 1,500 à 2,500 francs. Au Grand-Mogol, le produit net d’un esclave est calculé à 600 francs par an ; ainsi, en moins de trois ans de travail, le prix d’achat se trouve remboursé : je crois ce calcul également applicable à Diamantina. Dans tous les cas, en évaluant à dix ans la durée moyenne du travail qu’un nègre doit faire, il est facile de calculer les bénéfices du maître d’un grand nombre d’esclaves. En remplaçant les bras par les machines, on obtient doubles bénéfices, soit parce que les travaux sont plus étendus, soit parce que les dépenses diminuent. Si le gouvernement avait résolu d’exécuter le projet présenté au congrès, en vendant des concessions de terrains dans le district diamantin, et si des Européens intelligens profitaient de cette occasion pour exploiter le sol abandonné aux mains inhabiles des Brésiliens, je suis convaincu que les capitaux avancés dans une telle entreprise seraient quintuplés en moins de deux ans. Les travaux des Européens serviraient de modèle aux habitans, et le pays gagnerait à la fois en richesse et en bien-être. La présence de géologues instruits amènerait aussi de nouvelles découvertes dans ces montagnes encore inexplorées pour la plupart. Malheureusement le Brésil, on le sait déjà, n’admet les étrangers qu’avec répugnance, et des obstacles de tout genre paralyseraient des efforts que le gouvernement craindrait d’encourager.

Je quittai, sans trop de regret, l’arroial du Grand-Mogol. Mon voyage dans l’intérieur du Brésil touchait à sa fin. Je comptais me rendre de l’arroial à Tocayos ; je n’atteignis le but de ma course qu’après des fatigues et des retards considérables. Ces deux points ne sont séparés l’un de l’autre, cependant, que par une distance de trente lieues ; mais mon guide m’avait égaré plusieurs fois. Après une marche de trois jours tantôt à travers des forêts vierges, tantôt au milieu d’arides chapadas, je n’arrivai qu’à la nuit devant l’habitation du lieutenant-colonel don Jose Muerta, chez qui je devais trouver l’hospitalité. Don Jose, prévenu de ma prochaine arrivée, m’attendait depuis quelque temps, et m’accueillit avec une aimable cordialité. Une fois descendu de cheval, j’oubliai promptement toutes mes souffrances ; j’avais terminé cette longue et pénible excursion de la province de Minas-Geraës qui m’avait révélé toutes les misères et toutes les richesses du Brésil. Je n’avais plus qu’à descendre le Jequitinonha jusqu’à Belmonte, et à m’embarquer pour Bahia. Je connaissais l’intérieur du pays, il me restait à en visiter les côtes.

Tocayos est indiqué sur toutes les cartes et dans les ouvrages publiés sur le Brésil comme centre d’une population de deux mille ames. M’informant près du président de la province de Minas des ressources que pouvait m’offrir Tocayos, où je me proposais de m’embarquer, j’avais été étonné de sa réponse : il n’avait jamais entendu citer le nom de ce village. Je crus à une erreur ; mais, arrivé à Tocayos, je dus reconnaître que le bourg de deux mille ames désigné sur les cartes se compose de deux ou trois farendas. Dans un rayon d’une lieue, je cherchai en vain un hameau. On ne rencontre ni habitans ni trace de commerce. Ce n’est qu’à Callao, village bâti à trois lieues du confluent de l’Arasuahy et du Jequitinonha, qu’il y a un mouvement commercial. Des canots partant de Callao se rendent au Salto, et rapportent un chargement de sel destiné à la nourriture des bestiaux, de l’huile, des vins et quelques étoffes grossières pour la consommation du pays ; ils doivent franchir, pour arriver à Callao, un chemin rapide, dangereux, et il y avait un an à peine, à l’époque de mon voyage, qu’un canot chargé avait péri avec trois bateliers. Du reste, le mouvement du commerce est peu important ; vingt canots sont employés à cette navigation qui exige six jours pour descendre, et dix-huit à vingt pour remonter le fleuve. Le prix d’un canot, avec trois bateliers, varie de deux cents à deux cent cinquante francs. Si l’on calcule qu’un canot, avec trois hommes, ne peut guère à la remonte porter plus de deux tonneaux de marchandises encombrantes, on comprend que tous les articles expédiés par mer de Bahia à Belmonte, et de Belmonte à Callao par le Salto, doivent revenir fort cher. Il faudrait que les canots n’eussent qu’à transporter des articles de grande valeur et de peu de volume pour qu’il y eût avantage à les expédier par cette voie dans l’intérieur de la province, à Minas-Novas et à l’arroial du Grand-Mogol ; mais, le chargement consistant presque toujours en sel, la navigation n’offre aucun bénéfice : aussi se trouve-t-elle limitée par les besoins restreints d’un district médiocrement peuplé. En revanche, l’éducation des bestiaux, dans ces terrains humides et souvent inondés par le Jequitinonha, procure quelques avantages. Les bestiaux, engraissés sans peine, sont envoyés à l’arroial du Grand-Mogol, et vendus quelquefois deux cents francs, rarement moins de cent francs, somme considérable pour ces provinces où l’argent manque, et où tout le commerce se réduit à des échanges.

J’avais envoyé à la chambre municipale de Minas-Novas l’ordre du président Bernardo de la Vieja, qui lui enjoignait de mettre à ma disposition un canot pour me conduire au Salto. L’ordre fut exécuté ; je vis arriver à Tocayos un canot et trois bateliers. Mon voyage se trouvait ainsi facilité ; je n’avais plus qu’à me munir de quelques provisions pour descendre le fleuve, car on m’assurait qu’il n’y avait aucune habitation sur les rives. Après quelques jours de repos, employés en préparatifs de navigation, je dus prendre congé de mon hôte José Muerta, et je montai dans mon canot. Deux ou trois peaux de bœuf, soutenues par des cerceaux, formaient au-dessus de ma tête une tente assez commode. Mon canot pouvait avoir trente pieds de long sur deux pieds et demi de large. Un canotier placé sur l’avant dirigeait avec une rame ; les deux autres, toujours debout, ramaient en chantant. Don José Muerta ne voulut me quitter qu’après m’avoir accompagné jusqu’au confluent de l’Arasuahy ; il me montra en chemin une chapelle qu’il faisait construire. Il espérait attirer quelques habitans et former un village, dont la situation offrirait plus d’avantages que celle de Callao. C’est à regret que je quittai cet homme, qui m’avait reçu avec tant de bienveillance. Don José Muerta n’avait aucune des prétentions, aucun des vices de ses compatriotes ; c’est un des hommes qui m’ont inspiré le plus de sympathies durant mon séjour au Brésil.

Le cours du Jequitinonha n’offre rien de remarquable. Les bords, généralement boisés, sont assez plats. Ce n’est qu’à quelque distance du fleuve que commencent les montagnes, qui tantôt courent parallèlement, tantôt viennent se rapprocher de son lit, ou se retirent à de grandes distances. Çà et là se présentent des rapides qu’on regarde comme dangereux ; mais les eaux du fleuve étant hautes, ces rapides n’offrent aucune difficulté. Parfois sur les rives on aperçoit quelques champs de riz et de maïs ; les habitations sont cachées par d’épais ombrages, et vous ne découvrez pas même une cabane. Des arbres entiers sont entraînés par les eaux ; résistant au courant, ils forment avec les rochers épars dans le lit du fleuve des obstacles dangereux pour la navigation. Les bords du Jequitinonha sont ravagés par de nombreux insectes ; des moustiques tourbillonnent dans l’air, qui est souvent obscurci par des bandes de fourmis ailées. Un bruit extraordinaire signale le passage de ces nuées menaçantes. Tous les arbres placés sur leur route sont dépouillés en peu d’instans ; les habitans ne se préservent du fléau qu’en ménageant autour de leurs résidences un vaste espace inculte. Ces fourmis, qui se multiplient à l’infini, détruisent souvent toute une récolte.

Avant d’arriver au Salto, on traverse quelques-uns des rapides les plus dangereux du fleuve. Mes canotiers ne se décidèrent pas sans peine à franchir de nuit la chute appelée Panellia cachoiera. Malgré l’obscurité, je ne courus aucun danger sérieux. J’arrivai enfin à la Cachoiera del Inferno ; les rapides se prolongent sur un espace de près de 500 mètres. Les rochers interceptent en plusieurs endroits le cours du fleuve ; on risque à chaque instant de s’y briser, car le courant est très rapide, et il est difficile de manœuvrer les longs canots du Brésil. La chute de la Cachoiera est de trois à quatre pieds d’élévation sur une largeur de trente à quarante. La secousse que reçoit le canot est tellement forte, qu’il se remplit d’eau. Les moyens restreints dont dispose le Brésil ne permettent pas au gouvernement d’entreprendre les travaux nécessaires pour rendre ce passage praticable en tout temps. Cependant le danger que présentent les cataractes du Nil à Assouan est loin d’égaler celui qui vous menace à la chute de la Cachoiera del Inferno.

Deux heures plus tard, j’arrivais à Salto-Grande. Je comptai de Tocayos à cette ville environ soixante-douze lieues de navigation. Les autorités du Salto, croyant sans doute que j’étais chargé d’une mission d’exploration, vinrent au-devant de moi en grande pompe, et on m’indiqua la maison que je devais occuper. Mon seul désir était d’arriver promptement à Bahia ; on me promit que je pourrais partir le lendemain. Le Salto-Grande doit son nom aux chutes qui interrompent sur ce point le cours du Jequitinonha, et qui ne le cèdent en magnificence qu’aux chutes du Niagara. Je profitai de mon séjour au Salto pour visiter une aldea de Botocudos (tribu indienne). Le chef, distingué par le nom de Piteauhy (le grand), m’accueillit dans sa cabane, couverte de feuilles de cocotier. Ces Indiens sont renommés par leur adresse à tirer l’arc ; j’étais curieux de les mettre à l’épreuve. Les sauvages s’empressèrent de satisfaire à mes désirs ; une flèche lancée en l’air, après avoir presque entièrement disparu, revenait tomber à leurs pieds. Un malheureux oiseau, placé à cinquante pas de distance, fut tué dès le premier coup. J’obtins qu’ils me cédassent quelques arcs et des flèches ; ils me demandèrent en échange de la toile commune, — voulant, disaient-ils, se faire un vêtement, — des hameçons et des couteaux. Je leur donnai ces objets, en y ajoutant de la viande et de la farine, qu’ils mangèrent avec avidité. Les femmes de ces Indiens étaient allées à la récolte des fruits sauvages, et, forcé de retourner au Salto, je ne pus les attendre. Un voyageur allemand, le prince Maximilien de Neuwied, a, dans un ouvrage curieux sur le Brésil, donné de nombreux détails sur les Botocudos et toutes ces races d’Indiens connus au Brésil sous le nom de Mansos (doux). Par ce nom, les habitans essaient de caractériser l’état d’apathie et d’insouciance demi-sauvage où vivent ces tribus. L’exemple de la population brésilienne est bien fait, au reste, pour dégoûter les Indiens de la civilisation.

Je quittai le Salto dans la soirée du 4 février, et j’arrivai à Belmonte après vingt heures de navigation. À partir du Salto, la rivière change de nom, et s’appelle Rio-Grande de Belmonte. Les deux rives sont couvertes de forêts que l’on commence à exploiter. Le jaquaranda, que nous connaissons sous le nom de palissandre, croît en grande abondance. Ces bois sont magnifiques ; malheureusement ils ne tarderont pas à disparaître par suite de la négligence du gouvernement, qui laisse les habitans dévaster et brûler les taillis à leur guise. Du Salto à Belmonte, on ne remarque d’autres habitations que de pauvres cabanes, construites pour recevoir temporairement les hommes qui se livrent à l’exploitation du jaquaranda. Belmonte est situé sur la rive droite du fleuve, à environ deux lieues de la mer ; l’entrée de la rivière se trouve fermée par une barre de sable qu’il est souvent difficile de franchir. Ce village se compose d’une soixantaine de maisons, toutes d’un aspect misérable, construites en bois et recouvertes de feuilles de palmier. Les inondations du fleuve, qui ont plus d’une fois enlevé ces cabanes légères, ne permettent pas d’entreprendre des constructions plus solides sur un sol sablonneux et sans consistance. Chaque année, l’eau emporte avec elle de vastes portions de terrain, et souvent même elle entraîne les belles plantations de cocotiers qui entourent les maisons des habitans. Le commerce de Belmonte consiste en jaquaranda et autres bois précieux, ainsi qu’en noix de cocos[3], qu’on expédie à Bahia. Les retours se font en vins, bœuf salé, eaux-de-vie, étoffes, et sel. Expédiées dans le haut de la rivière, les denrées envoyées de Bahia parviennent jusqu’à Minas-Novas et à l’arroial du Grand-Mogol. Ce commerce occupe une quinzaine de barques jaugeant de 30 à 40 tonneaux. À mon arrivée à Belmonte, aucune de ces barques n’était dans le port, et je dus attendre qu’une occasion se présentât de gagner Canasvieras, d’où je comptais atteindre la mer pour me rendre à Bahia.

J’avais passé trois jours à Belmonte, et je quittai sans regret ce triste village. J’appris plus tard que j’étais parti à temps, car la maison dans laquelle j’étais logé fut enlevée par un débordement du fleuve peu d’instans après que je l’eus quittée. Au moment de mon départ, les eaux étaient déjà hautes. Après une navigation pénible, nous fûmes arrêtés par les sables. Il fallut descendre à terre, traverser les sables à pied, pour nous embarquer de nouveau sur le Rio-Salso, qui communique au Rio-Pardo, et atteindre Canasvieras. Des vents contraires et le débordement du Rio-Pardo me retinrent plusieurs jours dans ce misérable village, composé de deux cents maisons en bois. Le commerce de Canasvieras consiste en farine et en riz, qu’on expédie à Bahia avec quelques chargemens de jaquaranda. Il y a trois ans environ, quatre-vingts maisons furent emportées par un débordement. Pendant mon séjour, plus d’une vingtaine furent entraînées par les eaux. Les habitans montraient une résignation admirable. Aussitôt qu’une maison semblait près d’être atteinte par le fleuve débordé, toute la famille se mettait à la démolir ; la grande légèreté de ces constructions rendait le travail facile, et le courant n’entraînait que des matériaux de rebut. Enfin le temps redevint assez favorable pour me permettre de reprendre mon voyage. Je m’embarquai sur le Rio-Patype, car le capitaine de mon canot craignait d’affronter la barre du Rio-Pardo. Nous approchions de la mer ; l’équipage se préparait avec hésitation à y entrer. Ce fut à force de cris, de tumulte, d’invocations à tous les saints du paradis, que mon capitaine prit du courage : il lança hardiment sa barque dans la barre, la brise nous souleva, nous étions en mer, et j’avoue que je m’en félicitai autant que mes pauvres matelots, qui croyaient avoir fait preuve d’une grande bravoure. Bientôt, en dépit de l’inexpérience et des lenteurs de l’équipage, je pus saluer la baie de Bahia, un des plus magnifiques panoramas du Brésil.

III. — bahia. — les noirs au brésil. — fernambouc.

L’histoire du premier établissement portugais dans la baie de Bahia est toute romanesque. En 1516, un navire part de Lisbonne pour les Indes orientales, fait naufrage sur des bas-fonds, au nord de la baie ; l’équipage peut à peine se sauver. Descendus à terre, les Portugais sont saisis et massacrés par des anthropophages. Un seul, Alvarez Correo, parvient à éviter le triste sort de ses compagnons ; les armes à feu qu’il a conservées inspirent aux Indiens une sainte terreur, les sauvages s’inclinent devant lui avec respect, ils l’appellent Caramourou (homme de feu). Intelligent et brave, Alvarez sait mériter la confiance de ces barbares, il marche à leur tête contre une peuplade ennemie, obtient la victoire, et reçoit pour récompense, avec la main de la fille d’un chef, l’honneur du commandement suprême. Bientôt, dégoûté de la vie sauvage, l’intrépide Portugais s’embarque sur un bâtiment français venu pour chercher sur la côte du Brésil le précieux bois de teinture. Accueilli en France par Henri II, ainsi que sa jeune femme, qui adopte la religion chrétienne, Alvarez retourne de nouveau vers sa tribu, après s’être engagé à établir des relations amicales entre la France et les Indiens soumis à son autorité. Au Brésil, de nouveaux obstacles ne tardèrent pas à mettre à l’épreuve le courage et les hautes facultés d’Alvarez Correo. Le chef portugais triompha de toutes ces difficultés, et exerça sur les peuplades indiennes une autorité bienfaisante. Sa femme se signala à ses côtés par une fermeté, un courage dignes de son époux.

En 1549, Thomé de Souza, envoyé par le Portugal, vint jeter les fondemens de la capitale du Brésil, car Bahia n’a perdu que depuis un siècle le droit de servir de résidence aux vice-rois envoyés de Lisbonne. Alvarez soutint de ses conseils et de son influence le nouveau gouverneur ; il mourut entouré de l’estime générale. On admirait en lui cette mâle énergie, ces facultés puissantes qui semblèrent pendant un temps le privilége de la race portugaise. Aujourd’hui, il reste à peine un souvenir des anciens possesseurs de cette contrée fertile ; la race des Indiens qu’Alvarez commandait a entièrement disparu ; un monument consacré à la mémoire de sa femme dans la chapelle Da Graça, l’église la plus ancienne de Bahia, rappelle seul l’aventureuse destinée du chef portugais et de son intrépide compagne.

Après la mort d’Alvarez, la prospérité de Bahia grandit rapidement. La baie de Tous-les-Saints devint le port le plus fréquenté du Brésil, les bâtimens suffisaient à peine pour charger le sucre et le café déposés dans les magasins des riches négocians portugais. L’importance acquise par Rio-Janeiro put seule arrêter le développement commercial de Bahia. L’ancienne capitale lutta quelque temps encore avec la nouvelle ; puis l’indépendance du Brésil, la suppression presque absolue de la traite des noirs, et enfin la rébellion de 1837, vinrent consommer sa ruine.

La ville de Bahia est divisée en deux parties. La ville basse est le centre du commerce ; les magasins, les boutiques d’artisans animent cette longue rue étroite qui longe la plage, et où l’on respire les odeurs les plus nauséabondes. La douane et l’entrepôt où sont amoncelés tous les produits commerciaux de la province, l’arsenal et le chantier de marine, où l’on construit quelques bâtimens de guerre, les églises de la Conception et de Notre-Dame-du-Pilier, sont avec la bourse, les seuls édifices remarquables de cette partie de la ville. Les rues, étroites et malsaines, sont animées par les cris des noirs, qui portent de lourds fardeaux ou se disputent dans les nombreux cabarets avec des matelots ivres.

La ville haute, où l’on ne parvient qu’après avoir gravi une pente rapide, est moins fréquentée que la ville basse ; mais l’ensemble de ses constructions, d’une architecture noble et régulière, quoiqu’un peu massive, mérite de fixer l’attention du voyageur. Bahia est le siége de l’archevêque métropolitain du Brésil. De beaux édifices vous rappellent son ancienne opulence ; on remarque le théâtre, le palais du président, quelques églises. L’admirable vue de la baie, qu’on domine des hauteurs où s’élève la ville, complète heureusement le paysage. D’innombrables couvens attestent l’importance religieuse de Bahia. Le nombre des moines et leurs richesses ont certainement beaucoup diminué, pourtant ils possèdent encore des biens considérables. Quelques-uns de leurs couvens, situés hors de la ville, ont été bâtis dans des situations délicieuses. Les cloîtres de femmes ont, à Bahia, un caractère tout particulier ; on y passe le temps à fabriquer des fleurs en plumes, et le libertinage le plus éhonté règne parmi les recluses. Les exemples de cette bizarre alliance de la débauche et de la dévotion ne sont, au reste, pas rares au Brésil.

La population noire de Bahia est robuste et active. On est frappé de la beauté des négresses qui reviennent des fontaines situées près de la ville une cruche d’eau posée coquettement sur la tête. D’autres négresses vendent des fruits, des poteries de toute espèce, et restent assises sur le seuil des maisons. Les nègres sont occupés à tresser des chapeaux de paille ou des nattes de couleur. On reconnaît, chez les noirs de Bahia, les caractères d’une race intelligente et laborieuse.

La société de Bahia ne ressemble point à celle de Rio-Janeiro ; on n’y retrouve pas l’arrogance et la raideur de ces grandes dames qui composent à Rio ce que l’on est convenu d’appeler la cour. Les relations du monde y offrent plus de charme ; l’abandon, la cordialité, n’en sont point bannies. Les femmes jouissent d’une grande liberté ; elles n’ont rien de cette gêne, de cette timidité qu’une sorte d’esclavage domestique donne trop souvent aux Brésiliennes. Elles se réunissent au théâtre, prennent part aux causeries du monde, et les maris, quoique très jaloux, permettent qu’on les accompagne. Ces femmes, qui ont toutes le désir de plaire, sont généralement peu jolies, et par leur teint olivâtre se rapprochent beaucoup des mulâtresses. Il faut leur savoir gré des efforts qu’elles font pour animer les tristes salons du Brésil et pour s’élever au-dessus de l’état d’infériorité sociale où leur sexe est réduit dans les autres provinces. Grace à leur aimable influence, Bahia conserve assez fidèlement les mœurs européennes ; la ville a ses fêtes, ses jours d’ivresse et d’oubli, son carnaval. C’est un étrange plaisir que ce carnaval de Bahia. Pendant trois jours, toutes les affaires sont suspendues ; si vous sortez, assailli de tous côtés par des cruches d’eau qu’on vous jette à la tête, vous rentrez, meurtri, mouillé, blessé souvent. Il se peut cependant qu’une jolie femme vous lance un fruit de cire rempli d’une eau parfumée, et alors rien ne vous empêche de vous introduire chez elle, car toutes les maisons restent ouvertes. Que de liaisons ont commencé pendant les intrudos ! Aussi les jeunes gens et les femmes conservent-ils avec un soin jaloux la vieille coutume du carnaval. Il est à croire que ces galantes traditions ne se perdront pas de si tôt à Bahia.

L’ancienne capitale du Brésil est le siége de quelques industries qui ne sont pas sans importance. On y fabrique les seuls cigares qu’on puisse obtenir au Brésil. Si les habitans apportaient plus de soin dans cette fabrication, leur tabac, qui est d’une bonne qualité, serait recherché bientôt sur les marchés d’Europe. Les fleurs en plumes fabriquées par les religieuses sont, avec les cigares et quelques poteries communes, des industries particulières à Bahia. La ville compte même des manufactures, encore en enfance il est vrai ; mais une manufacture est chose rare au Brésil. Une fabrique de savon est en pleine activité et suffit en partie aux besoins de la population. L’école de médecine est dans un état déplorable ; c’est pitié vraiment que d’envoyer des élèves à un établissement pareil, où la bibliothèque reste entassée dans une chambre toujours fermée, et où l’on chercherait en vain des instrumens de chirurgie. L’hôpital militaire, un hôpital pour les pauvres, méritent d’être cités en revanche parmi les édifices utiles que renferme la ville haute. Ces diverses institutions rappellent que Bahia fut pendant long-temps la première ville de l’empire.

Ne pouvant me résoudre à loger dans les auberges de Bahia, qui sont d’une saleté repoussante, je fus trop heureux d’accepter l’hospitalité que notre consul voulut bien m’offrir. Sa charmante maison de la Vittoria est située dans un des faubourgs de la ville adopté par tous les négocians riches, qui, obligés de passer leur journée dans la ville basse, trouvent le soir sous les frais ombrages de leurs jardins un délassement plein de charmes. La chaleur est si forte, qu’il est rarement possible de monter à cheval pendant le jour. Le moyen de transport le plus en usage est la cadeira, espèce de fauteuil couvert, protégé par des rideaux et porté sur les épaules de deux esclaves. Ces litières fermées sont très recherchées par les femmes, qui en profitent pour se rendre chez leurs amans en dépit des jaloux. Chaque famille un peu riche a sa cadeira particulière avec des rideaux de soie damassée, un fauteuil richement orné et des nègres en livrée. On emploie habituellement pendant la journée des cadeiras de louage, et on réserve pour les grandes réunions l’usage de la cadeira particulière. Les nègres congos, employés au service de ces litières, sont généralement de beaux hommes, d’une grande intelligence. Plus intéressés que les autres races de nègres, les congos amassent l’argent qu’ils gagnent afin de se racheter après quelques années de travail. Tous préfèrent obtenir la liberté de travailler pour leur compte, moyennant une redevance journalière, plutôt que de rester soit sur une habitation, soit dans la maison de leur maître. À la vue de ces nègres robustes et hardis, on ne peut se défendre de réflexions pénibles sur l’état de la population noire vis-à-vis des blancs. C’est ainsi qu’au Brésil l’esprit est toujours invinciblement reporté vers les grands problèmes qui travaillent ce pays. Parmi ces problèmes, celui de l’avenir des noirs est assurément un des plus redoutables.

Quelle que soit l’apathie du gouvernement brésilien, il est des situations qu’on n’envisage pas long-temps de sang-froid. Les hommes placés à la tête des affaires commencent eux-mêmes à être effrayés du nombre d’esclaves qui ont su conquérir la liberté depuis quelques années. Ce nombre pour Bahia seul s’élève à douze mille. On avait voulu interdire aux nègres libres la résidence de la ville, mais cette mesure par trop brutale n’aurait jamais pu être mise à exécution. On s’est borné à imposer aux nègres une capitation qu’ils espèrent un jour se faire rembourser par les Portugais, contre lesquels ils nourrissent une haine que les odieux massacres commis en 1838 n’ont pas encore satisfaite. L’insurrection de 1838, quoique restée sans résultat, est un fait bien plus grave que la rébellion de la province de Minas-Geraes en 1841. À Bahia, le cri des révoltés était : Mort aux Portugais ! Tous les hommes de race blanche tombaient assassinés dans les rues, leurs maisons étaient envahies, et ceux qui purent fuir à quelque distance de la ville échappèrent seuls à la rage des nègres libres et des mulâtres. Sabino, médecin distingué, homme capable et résolu, était à la tête du mouvement révolutionnaire. Le but des insurgés était de proclamer une république fédérative après s’être affranchis de l’autorité des Portugais, qui, tous négocians riches et disposant d’immenses capitaux, avaient la haute main sur l’administration de la province. D’horribles atrocités furent commises pendant les cinq mois que dura le gouvernement révolutionnaire. Les nègres, les mulâtres, frappaient de sang-froid et sans pitié tous les Portugais. Si la victime n’était que blessée, malheur à celui qui eût tenté de la secourir ! Un médecin français, passant dans une des rues les plus fréquentées, vit un Portugais expirant : il reconnaît un de ses amis et s’élance pour donner des soins au blessé. Les meurtriers, qui n’étaient pas loin, reviennent aussitôt sur leurs pas, et enlevant de force le docteur : « Tu es Français, lui disent-ils, cela te sauve ; mais si jamais tu oses secourir un Portugais, malheur à toi ! » Saisi par ces hommes ou plutôt par ces bêtes féroces qui tenaient leurs poignards sur sa poitrine, le Français dut laisser expirer son ami sans secours.

Les troupes impériales vinrent enfin mettre le siége par terre et par mer devant la ville insurgée. Cerné de toutes parts, le mulâtre Sabino organisa une vigoureuse défense ; toute la population libre ou esclave s’unit à lui, et ce ne fut qu’après quatre jours d’assaut que les troupes purent occuper Bahia. Sabino, voyant que la résistance devenait impossible, voulut incendier la ville ; on mit le feu dans tous les quartiers, mais les troupes purent l’éteindre, et Bahia échappa à une entière destruction. Traqué par les vainqueurs, le chef des rebelles chercha un refuge chez le consul de France ; mais à peine y était-il entré, que les soldats envoyés à sa poursuite vinrent le réclamer : n’obtenant aucune réponse, ils pénétrèrent dans la maison du consul, et Sabino, qui s’était jeté tout nu sous un lit, fut arrêté. Le gouvernement, satisfait de son triomphe, ne se crut pas assez fort pour sévir contre les rebelles. On accorda une amnistie à tous ceux qui firent leur soumission, et Sabino fut envoyé dans la province de Matto-Grosso, où il jouit en ce moment d’une entière liberté.

La question soulevée à cette époque se représentera quelque jour, et le chef des insurgés de 1838, homme jeune encore, pourra bien causer de nouveaux embarras au gouvernement. C’est de Bahia que partira, sans aucun doute, le premier cri de révolte contre la centralisation de Rio-Janeiro. Le nombre des mulâtres s’accroît à Bahia dans une proportion menaçante, autour d’eux se groupent tous les nègres qui parviennent à se racheter par leur travail, et cette population farouche ne subit qu’à regret la domination des blancs. Un nouveau massacre des Portugais établis dans la province sera le signal de désordres que le ministère brésilien aura peine à réprimer : la saisie d’un bâtiment négrier par les Anglais, sur les côtes du Brésil, peut d’un jour à l’autre provoquer une terrible explosion. En effet, ce que les hommes de couleur reprochent aux Portugais, c’est moins de maintenir l’esclavage que de ne pas défendre leurs droits contre les exigences de l’Europe. Aussi dans toute l’étendue non-seulement de la province de Bahia, mais de l’empire, les Anglais, qui ont eu de nombreux démêlés avec le gouvernement brésilien, sont abhorrés, et si une révolution amenait une république fédérative, les négocians de cette nation seraient forcés de s’éloigner pour sauver leur existence. Les Français jouissent de plus d’influence personnelle et obtiennent plus de confiance ; leur vie serait protégée, mais leurs intérêts auraient à souffrir d’une révolution qui tendrait à isoler le Brésil de l’Europe et constituerait sous le titre de république un gouvernement incapable d’inspirer la confiance au commerce. Tous les hommes influens de Bahia ne peuvent songer sans tristesse à l’avenir de leur pays ; le président de la province lui-même convient qu’il est impossible de prévoir la fin des convulsions intérieures au prix desquelles le Brésil a acheté l’indépendance. Le gouvernement voit le mal, les autorités le signalent ; l’assemblée de la province propose des résolutions, on va même jusqu’à en adopter, jamais on ne les exécute. Si quelque faute est commise, c’est à l’influence des étrangers qu’on l’attribue. On semble attendre les réactions, on les prépare, tandis qu’il serait possible encore de les prévenir en développant la prospérité matérielle, en assurant le bien-être et le calme à une population inquiète et misérable.

Le président de Bahia, dans un de ses rapports à l’assemblée provinciale, observe que le commerce, depuis la rébellion du 7 novembre 1837, a été chaque année en décroissant. Les autres provinces ont dû, en effet, chercher à Rio-Janeiro les produits que le blocus les empêchait de demander à Bahia. Les menaces dont plusieurs négocians portugais ont été victimes ont contribué aussi à la stagnation des affaires : la culture a diminué comme le commerce. Aujourd’hui, pour qu’un navire marchand complète son chargement, il doit attendre près de trois mois ; ce surcroît de dépenses ne peut être comblé que par d’immenses bénéfices : toutes ces causes réunies ont amené les résultats signalés dans le rapport du président. La valeur des importations d’Europe s’est élevée de 1840 à 1841, pour la province de Bahia, à environ 22 millions de francs ; les exportations n’ont pas dépassé 19 millions. De 1841 à 1842, l’importation s’est élevée à 23 millions, l’exportation seulement à 15 millions. Les revenus de la douane ont également subi une notable décroissance en 1840 ; malgré l’élévation des tarifs sur les vins, ils avaient dépassé 540,000 francs ; en 1841, ils tombaient à 420,000 francs, et le ministre des finances, dans son rapport au congrès, annonçait une nouvelle diminution pour 1842.

Parmi les bâtimens d’Europe qui touchent à Bahia, beaucoup sont destinés à la côte d’Afrique, et viennent compléter leur chargement en achetant du rhum et des liqueurs fortes, avidement recherchées par tous les nègres de la côte. Les mesures prises contre la traite expliquent en partie l’état d’abandon dans lequel languit Bahia. D’après les traités du Brésil avec l’Angleterre, le commerce des esclaves ne devrait plus exister ; mais favorisé par les autorités du pays, offrant des bénéfices hors de toute proportion avec les risques à courir, ce commerce n’est nulle part aussi actif qu’à Bahia. Des goëlettes d’une marche supérieure, construites aux États-Unis, sont employées à ce trafic. Une goëlette, dont la valeur avec son chargement était estimée à cent mille francs, vint mouiller dans la rade pendant mon séjour à Bahia ; elle ramenait six cents esclaves, ce chargement valait un million. Ainsi, en supposant que sur dix bâtimens un seul échappe, le négociant qui les a armés couvre ses dépenses ; mais c’est porter les choses au pire, et ordinairement, sur trois goëlettes expédiées pour la traite, à peine une seule est saisie, les deux autres rentrent au port avec leur chargement d’esclaves. On comprend que de si belles chances encouragent les hommes entreprenans qui veulent faire fortune à tout prix.

Si l’émancipation des nègres n’était pour l’Angleterre qu’une préoccupation morale et religieuse, on admirerait ses efforts et on louerait sa persévérance dans la poursuite de la traite. Malheureusement il est difficile, pour qui a vu Sierra-Leone, de conserver quelque illusion sur le mobile qui inspire cette croisade philanthropique. Les nègres enlevés aux bâtimens qui font la traite subissent à Sierra-Leone un esclavage plus odieux que dans toutes les autres colonies du monde. Avant d’atteindre cette île, les malheureux, entassés dans la prison flottante d’un navire, succombent le plus souvent aux souffrances d’une captivité atroce. Un médecin anglais, dont le témoignage ne peut être suspect, assure qu’il a vu périr, dans une seule nuit, vingt-cinq nègres étouffés, faute d’air et de soins, sur un de ces bâtimens armés pour la cause de l’humanité et de la civilisation. Arrivés à Sierra-Leone, les nègres sont remis, sous le nom d’engagés, à des planteurs anglais. La durée de l’engagement est de quatorze ans. Souvent leurs maîtres les revendent sans nul scrupule avant l’expiration de ce terme, et ils n’ont besoin, pour se mettre à couvert, que de certifier le décès de l’engagé ; il est arrivé que des nègres vendus par les planteurs de Sierra-Leone ont été livrés de nouveau à des négriers. Tous ceux qui ont visité le Brésil ont rencontré de ces esclaves ; j’eus d’abord peine à croire, je l’avoue, que l’Angleterre tolérât de semblables abus, mais j’ai dû me rendre à l’évidence. Les nègres sont esclaves à Sierra-Leone comme au Brésil, car l’engagement de quatorze ans ne peut être considéré que comme un esclavage perpétuel dissimulé. Il est fâcheux que l’état intérieur de cette colonie anglaise soit aussi peu connu. Si j’en crois des renseignemens dignes de foi qui m’ont été communiqués, le traitement imposé aux nègres par les planteurs anglais ne ferait guère honneur à la philanthropie britannique.

C’est à Bahia que se passa l’affaire du brick français le Marabout, saisi à sa sortie du mouillage par le commandant du Cygne, capitaine Christie. La saisie du bâtiment français fut motivée par la présence de planches que le capitaine n’avait emportées qu’après s’être muni d’une autorisation du consul. Le Marabout fut ramené à Bahia : le consul protesta contre l’arrestation ; mais avant qu’il eût pu obtenir la liberté des passagers et de l’équipage français, le capitaine Christie partit pour Rio-Janeiro, afin de s’assurer l’approbation de ses chefs, et ceux-ci, sans autre information, envoyèrent à Cayenne le bâtiment français pour que justice fût faite. Ce qu’on voulait fut obtenu, justice fut faite, car on condamna le capitaine anglais à des dommages-intérêts mais ce n’était qu’un faible dédommagement pour les souffrances qu’il avait imposées aux passagers d’un équipage français injustement détenus. Le gouvernement britannique sembla même vouloir indemniser le capitaine Christie ; on ne le rappela qu’en lui accordant de l’avancement.

L’arrogance des officiers anglais chargés de réprimer la traite est une cause toujours renaissante de pourparlers et de complications. Le capitaine Nott, commandant du Partridge, avait vu un bâtiment suspect entrer à Sainte-Catherine, mais il n’avait pu le visiter. Il se présente devant les autorités brésiliennes, et les somme de lui livrer le bâtiment avant la nuit, sinon il tirera sur la ville. Les autorités indignées protestent contre cette violence et refusent d’obéir. Le pauvre capitaine en fut pour sa colère, il dut se retirer sans même avoir exécuté sa menace. Cette attitude hautaine des commandans des croisières anglaises indispose, on le comprend sans peine, toute la population du Brésil, et l’Angleterre, au lieu d’atteindre son but, s’en éloigne, car ces manifestations maladroites ne servent qu’à provoquer une sourde résistance. Il y a d’ailleurs une contradiction flagrante entre les prétentions de l’Angleterre et la conduite de ceux qui la représentent au Brésil. Outre les compagnies anglaises qui possèdent des esclaves ; on voit les agens de l’Angleterre et ses négocians acheter, pendant leur séjour dans l’empire, des noirs qu’ils vendent à leur départ. Le ministre d’Angleterre à Rio-Janeiro n’est servi que par des esclaves ; il lui serait facile de s’entourer d’hommes libres, mais leur service serait plus coûteux, et la philanthropie doit se taire devant le bon marché. Quelle autorité peuvent avoir les représentations de M. Hamilton contre un abus dont ce ministre profite tout le premier ? Le résultat le plus positif des croisières anglaises est de procurer d’immenses bénéfices aux bâtimens de guerre qui y sont employés. Aussi les capitaines ne pensent-ils qu’à faire fortune ; ce qu’ils poursuivent avant tout, c’est l’indemnité qu’on leur alloue comme récompense ; si l’on supprimait l’indemnité, s’ils n’avaient plus qu’à exécuter les ordres de leur gouvernement, on aime à croire que, moins éblouis par l’appât du gain, ils agiraient avec plus de dignité et de prudence.

Mon voyage ne se terminait pas à Bahia ; les côtes du Brésil méritent d’être visitées avec attention. Les villes maritimes, plus fréquentées par les étrangers, ont une physionomie curieuse et piquante. Quand on a vu la population livrée à elle-même dans l’intérieur du pays, on aime à la retrouver, sur les côtes, en présence du commerce européen C’est un plaisir qu’on achète, il est vrai, par d’énormes tribulations. Rien de plus sale et de plus mal tenu qu’un paquebot brésilien : des porcs se promènent librement sur l’avant ; sur l’arrière, dindons et poulets errent à leur aise. La toilette du bord n’ayant lieu qu’une fois par mois, il se forme sur le pont une poussière épaisse qui colore le bois, dont vous n’apercevez plus la couleur primitive. Les repas ne répondent que trop à ces tristes apparences ; il est impossible d’y toucher sans dégoût. Le prix du passage est assez élevé, néanmoins l’entreprise a peine à se soutenir : il y a si peu de passagers, que les frais ne sont pas couverts ; il faut que le gouvernement alloue pour chaque voyage une indemnité qui est évaluée à un million par an. La compagnie doit expédier un paquebot tous les vingt jours de Rio-Janeiro. Ce paquebot, après avoir touché à Bahia, Maceyo, Fernambouc, Céara, San-Luis-de-Maragnan et Sainte-Marie-de-Belem, retourne à Rio-Janeiro en s’arrêtant dans les mêmes villes. Le trajet doit durer deux mois ; mais, dans l’état actuel de la navigation brésilienne, on ne peut attendre aucune régularité dans le service des dépêches. Les machines, mal dirigées par des ingénieurs anglais, ou plutôt par de simples chauffeurs, exigent de continuelles réparations, et, au lieu de deux mois, il faut calculer au moins trois mois pour faire un voyage qui n’offre aucun danger.

Deux jours après avoir quitté Bahia, nous entrions dans le port de Maceyo, en évitant les nombreux bancs de sable qui en défendent l’entrée. Maceyo est une ville toute neuve, dont les deux cents maisons forment une longue rue assez large et bien aérée. On remarque chez les habitans quelque activité. La province d’Alogoas, où se trouve Maceyo, est une des moins étendues du Brésil ; elle faisait autrefois partie, comme district, de la province de Fernambouc. La population s’élève à 140,000 ames. Des bois de construction, l’huile de coco, le sel, qu’on récolte en abondance et qui est expédié pour la province de Minas, forment, avec le coton, le riz et le maïs, les objets d’exportation de cette province, dont le commerce acquiert chaque année une plus grande importance. Depuis la révolution d’Alogoas, qui a éclaté en 1833 et ne s’est terminée qu’en 1835, il y a eu dans cette province des symptômes notables de prospérité. Les revenus de la douane, qui n’étaient, de 1837 à 1839, que de 30,000 francs, se sont élevés, de 1839 à 1840, à 67,000 francs, et atteignaient, de 1840 à 1841, plus de 100,000 francs. La période de 1840 à 1841 a, du reste, été une des plus brillantes qu’ait traversées le commerce d’Alogoas. Les importations des pays étrangers, Europe et États-Unis, ont été estimées 2 millions ; les exportations, 1,500,000 francs. De 1841 à 1842, l’importation s’est trouvée réduite à 1,345,000 francs, et l’exportation à 1,200,000 francs. Le président de la province d’Alogoas, dans un rapport à l’assemblée provinciale, propose l’établissement d’une colonie, où tous ceux qui sont inoccupés et n’ont aucun moyen avoué d’existence seraient assujettis au travail. « Cette colonie aurait, dit-il, non-seulement l’avantage d’augmenter les produits de la province, mais elle déciderait aussi le reste de la population à s’assurer, par la culture des terres, une existence honnête ; car ce n’est pas la population qui manque, mais la plupart des habitans sont ou inutiles ou dangereux pour la société. » Si des mesures aussi énergiques pouvaient être adoptées dans tout le Brésil, je ne doute pas que le malaise général ne cessât bientôt ; les ressources abondent, et la prospérité matérielle ne dépend que de la bonne volonté des habitans.

Après une journée passée à Maceyo, il fallut s’embarquer de nouveau pour gagner Fernambouc. Nous longeâmes les rochers bizarrement taillés qui se prolongent sur la côte du Brésil jusqu’au passage étroit qui sert d’entrée aux bassins contenus entre ce môle naturel et le Récife. On désigne sous ce nom une partie de la cité actuelle de Fernambouc, formée de la réunion de deux villes, Olinda et le Récife.

La ville d’Olinda fut fondée par Duarte Coelho Pereira, en 1535. Celle du Récife fut bâtie par les Hollandais, sous Maurice de Nassau. Construit sur plusieurs bancs de sable séparés par diverses criques et par l’embouchure de deux rivières que trois ponts réunissent, le Récife se subdivise en trois parties : le Récife proprement dit, qui comprend les forts et tous les magasins des négocians ; Saint-Antoine, où sont les principales églises et le palais du président ; enfin, Boa-Vista, où se trouvent l’évêché, des couvens, quelques églises et les résidences des plus riches négocians, bâties au milieu de magnifiques jardins. Olinda, isolée du Récife et bâtie sur une colline élevée, perd chaque jour de son importance. Ses rues sont désertes, ses maisons inhabitées. Les moines, retirés dans quelques couvens de cette ville, jouissent seuls de l’air pur qu’on respire à Olinda ; la population s’est éloignée d’un séjour où l’eau manquait, pour se porter dans le Récife où l’attirent une position plus favorable et le mouvement des affaires.

Les débordemens presque annuels de deux rivières, le Biberibe et le Capivari, rendent le séjour de Fernambouc très malsain ; après la saison des pluies, les eaux accumulées ne trouvent pas d’écoulement ; elles remplissent les maisons, et l’évaporation cause des fièvres qu’il est difficile aux étrangers d’éviter. Depuis quelques années, le gouvernement a entrepris des travaux d’art pour favoriser l’écoulement des eaux. Des digues sont commencées pour arrêter les débordemens. On attend avec confiance l’achèvement de ces travaux, dirigés par un ingénieur français, M. Vauthier. Déjà un bateau employé au curage du port a produit une amélioration notable. Les bâtimens qui ont un tirant d’eau de dix pieds arrivent jusqu’aux magasins de coton ; auparavant ils devaient rester à distance, faute de profondeur nécessaire.

Les revenus de la douane s’élèvent à environ 5 millions ; l’année de 1841 à 1842 présentait un déficit de 300,000 francs sur les années précédentes. Cette diminution dans les revenus était attribuée à la mauvaise récolte du coton et au bas prix des sucres de la province. Le coton de Fernambouc, recherché jadis à cause de ses longues soies, ne peut plus supporter la concurrence avec le coton des États-Unis ; la différence de prix est hors de proportion avec la différence de qualité. Aujourd’hui, l’arrobe (trente-deux livres) se vend 15 francs. Les frais de transport absorbent tous les bénéfices du cultivateur, et le coton n’est enlevé que par les bâtimens qui ne peuvent obtenir d’autres objets d’échange pour compléter leur chargement de retour. Le sucre, quoique d’une qualité inférieure à celui de Rio-Janeiro, par suite de la négligence apportée à la fabrication, est devenu le produit le plus important de la province ; ce sont les négocians allemands qui enlèvent cette denrée. Les rapports avec l’Angleterre ont à peu près cessé ; les États-Unis et Hambourg pourvoient presque seuls aux besoins de la province. Le commerce avec la France est insignifiant. On ne compte à Fernambouc qu’un petit nombre de maisons de négocians français, mais beaucoup de magasins de détail. Les autorités de la province ont compris l’avantage qui résulterait pour tous d’une amélioration dans la fabrication du sucre. Un de nos compatriotes, ancien planteur des colonies, a reçu pour mission d’indiquer à tous les propriétaires les changemens à introduire dans les moulins pour écraser la canne, et dans les chaudières destinées à la cuisson. La question de la qualité du sucre est d’autant plus importante pour le planteur, que les droits seuls de transport doublent les frais. Obtenir une qualité supérieure à des prix plus élevés doit donc être le but de tous les propriétaires : il leur suffit d’adopter quelques changemens faciles pour améliorer leur situation, et les autorités ont raison de chercher à détruire ces habitudes de routine qui rendent infructueuses les terres les plus fertiles.

Les environs de Fernambouc sont assez boisés ; une des îles formées par le Capivari est entièrement couverte de cocotiers. À partir de la côte, le sol s’élève graduellement, et la population diminue. Les terrains humides situés sur le bord de la mer sont impropres à la culture ; les terrains élevés, qu’on désigne sous le nom de Sertaon, sont d’une aridité déplorable. Pendant des jours entiers, vous errez dans les plaines du Sertaon sans rencontrer une source pour étancher votre soif. Le sol qui environne Fernambouc étant peu accidenté, les Brésiliens ont pu entretenir les routes construites autrefois par les Hollandais, routes fort belles, mais qui ne peuvent suffire aux besoins de la province, car elles ne s’étendent que dans un étroit rayon autour de la ville. Ce n’est pas seulement dans ces travaux que la Hollande a marqué son passage : la construction des maisons, l’ensemble régulier et propre des différentes divisions de la ville, tout concourt à vous faire oublier le Brésil ; on se croit transporté dans une ville néerlandaise, et l’illusion ne cesse qu’à la vue des nègres accablés de fardeaux, ou des hommes du Sertaon, venus quelquefois de cent lieues de l’intérieur, sur des chevaux efflanqués, avec un chargement de coton. Les mœurs sont, dit-on, moins faciles à Fernambouc qu’à Bahia ; mais la société offre aussi moins de charme. Les Brésiliennes ne sortent qu’au point du jour pour se rendre à la messe ; une fois rentrées chez elles, on ne les aperçoit plus. Elles dorment couchées dans des hamacs. De telles mœurs sont incompatibles avec les relations du monde. Fernambouc a un théâtre, mais pas d’acteurs. La vie est des plus maussades dans cette ville, où règne une chaleur accablante, quand la saison des pluies n’interrompt pas toute activité. Je n’y pus fréquenter d’autre société que celle des consuls, des négocians français ou allemands, et des ingénieurs employés par le gouvernement brésilien.

Les femmes n’exerçant aucune influence, les rapports des maîtres avec leurs esclaves se sont multipliés. J’ai entendu citer des traits d’une révoltante inhumanité. Des hommes vendaient les esclaves dont ils avaient abusé et qui devenaient enceintes ; d’autres vendaient la mère et gardaient l’enfant. Ces abus, dont l’opinion publique devrait faire justice, sont au contraire approuvés de tous. Je n’ai jamais entendu un Brésilien blâmer les excès de pouvoir d’un planteur, il en parlait comme de faits tout naturels. On croirait volontiers que le sens moral manque à cette population. Ce qui surprend chez elle, c’est moins une méchanceté profonde que l’ignorance du bien et du mal. Le libertinage est excusé, les assassinats restent impunis. Un homme est frappé dans une rue fréquentée, dix témoins regardent l’assassin sans chercher à l’arrêter. Si l’on se trouve forcé d’envoyer en prison un meurtrier, aucun témoin n’ose déposer contre lui, et après quelques jours le malfaiteur est rendu à la liberté. Nulle part on n’est plus frappé qu’à Fernambouc de cet étrange état moral. Cette ville est célèbre par le nombre des assassinats qui s’y commettent impunément. Le président de la province, baron de Boavista, a été lui-même impliqué dans des assassinats commis par sa famille. Sans avoir participé directement au crime, il a employé son influence pour empêcher toute poursuite, et une opposition très vive s’est manifestée contre lui dans l’assemblée provinciale. Il est triste de dire que, si le président est coupable, beaucoup de ceux qui l’accusent auraient fait comme lui. Ces habitudes indignes d’une nation civilisée révoltent le voyageur européen ; mais l’exemple part de si haut qu’il faut bien reconnaître que toute répression est impossible. Que faire quand le président de la province est accusé sans pouvoir se justifier ? Que faire quand le chef de la justice donne l’exemple d’une vénalité imitée par tous les juges inférieurs ? Les femmes suivent les exemples de cruauté qu’on leur donne chaque jour. Elles ne manient pas le poignard elles-mêmes, mais elles soudoient des assassins pour se venger. Une femme qui en était à ses premiers débuts dans la vie galante fut insultée par une mulâtresse plus courtisée qu’elle. Trois ans s’écoulent ; vivant avec des hommes impuissans à la protéger, elle laisse dormir ses pensées de vengeance. Devenue la maîtresse d’une des premières autorités de la province, elle profite enfin de son pouvoir, et par ses ordres on rase entièrement la mulâtresse qui l’avait offensée. Quelques jours plus tard, elle fait annoncer à sa malheureuse victime, en lui renvoyant les dépouilles de sa chevelure, qu’elle seule a ordonné cet odieux traitement.

Un fait qui s’est passé à Fernambouc, il y a quelques années, caractérise à merveille ce mélange d’orgueil et de cruauté qui indigne l’étranger introduit dans la société brésilienne. Un jeune homme sans fortune, sans appui, avait demandé la main d’une descendante des Albuquerque ; ses prétentions irritèrent la famille, qui, entre autres vanités, a celle de faire remonter son origine aux premiers donataires de la province, les Albuquerque-Coëlho. Pourtant la jeune fille était toute favorable à celui qui demandait sa main. Les Albuquerque se réunissent ; le prétendant arrive, se croyant sûr du succès. La famille était assise autour d’une table qu’un tapis recouvrait en partie. À peine le jeune homme avait-il fait les premières ouvertures, que le chef de la famille enlève le tapis et lui montre des pistolets, un poignard et le fouet dont on se sert pour châtier les nègres. Il dit au prétendant surpris que, s’il persistait dans sa demande, il n’avait qu’à choisir de ces trois genres de mort, la famille des Albuquerque ne pouvant permettre qu’un homme comme lui élevât ses prétentions jusqu’à un de ses membres ! Le pauvre jeune homme, honteux et tremblant, se retira, car il savait que ceux qui le menaçaient avec une si ridicule emphase l’auraient assassiné sans pitié. Ce fait, que personne n’ignore à Fernambouc, n’a excité ni surprise ni réprobation parmi les habitans. À peine s’est-on permis de rire tout bas d’une famille qui cache sous le nom d’Albuquerque une basse origine.

En rapportant de pareils faits, on éprouve le besoin de rappeler que diverses causes ont dû exercer une action funeste sur l’état moral de la province de Fernambouc. Des révolutions successives, la division des familles, ont contribué à multiplier les assassinats ; l’indolence du gouvernement a encouragé le crime. Chaque année, le ministère constate dans son rapport au congrès le nombre des assassinats commis, et jamais on ne pense à sévir contre les meurtriers. Dans le rapport du ministre de la justice publié en 1843, je trouve les passages suivans : « Pedro Albuquerque Uchôa ayant été assassiné, les recherches de la justice furent impuissantes à obtenir la preuve de la culpabilité de l’assassin, aucun témoin n’osa déposer de la vérité : le planteur qui, suivant le jugement de tous, avait ordonné l’assassinat fut poursuivi par soixante hommes armés, qui, ne l’ayant pu saisir, tuèrent son neveu, un de ses cousins et son beau-frère, mettant le feu ensuite à toutes les habitations appartenant à sa famille. » Au lieu d’un coupable la justice en avait soixante à poursuivre. On aura peine à le croire, mais le ministre de la justice déclare dans son rapport qu’aucun criminel n’a pu être arrêté. « Les assassins étant dirigés par quelques hommes riches, ceux-ci offrent un asile et une protection redoutée à tous ceux qu’ils emploient pour se faire respecter et craindre par les propriétaires voisins. Il est difficile d’admettre que ces hommes font partie d’un peuple libre et sont citoyens d’un empire constitutionnel, ils ne forment qu’une réunion de maîtres et de vassaux. Toute l’autorité politique et judiciaire dépend des seigneurs, qui ont le droit de choisir et de nommer les fonctionnaires qui leur conviennent. » La féodalité règne donc dans un état constitutionnel, et c’est le gouvernement lui-même qui constate le fait en avouant son impuissance !

IV. — maragnan et le para. — la population indienne.

Un séjour de quelques semaines à Fernambouc m’avait permis de recueillir sur la ville et les habitans tous les renseignemens que je désirais. Il me restait, pour compléter mon voyage, à visiter Maragnan et le Para. Je m’embarquai, le 29 mars 1843, sur un paquebot brésilien, le San-Salvador. Le capitaine était un bon aubergiste allemand auquel on avait confié, je ne sais trop pourquoi, le commandement d’un steamer. Craignant les récifs, il s’éloigna des côtes. À quelque distance de Céara, une des machines se brisa ; nous n’avions plus qu’une roue pour avancer. Nous passâmes tout un jour en vue de Céara ; enfin, le soir, nous pûmes mouiller dans la rade. Céara, où nous descendîmes, et où il fallut passer trois jours à faire réparer notre machine, est la capitale de la province de ce nom. La ville compte dix mille habitans ; elle se compose de quelques maisons à un seul étage, séparées par des rues pleines de sable ou de boue, selon la saison. La richesse des habitans consiste en troupeaux, le commerce en exportation de cuirs et de viande. Des correspondans de maisons anglaises et allemandes, établis à Céara, surveillent la distribution des marchandises qu’ils envoient à leurs associés. Le sol est aride sur toute la côte, mais fertile et montagneux dans l’intérieur : de riches pâturages, des forêts magnifiques, de nombreuses rivières, font de cette province inhabitée un séjour délicieux. On n’en peut dire autant de la ville, où j’attendis fort tristement le terme de notre halte forcée, malgré l’aimable hospitalité que m’avait offerte un jeune Français, envoyé d’une maison de commerce de Fernambouc. Il fallait se contenter, pour toute distraction, de quelques courses dans les sables qui environnent Céara, ou d’une promenade à pied sur la grande place. Là, du moins, je pouvais observer la tenue des troupes brésiliennes, j’assistais à l’exercice des conscrits, pauvres paysans maltraités sans motif par les officiers, et qui semblaient n’attendre qu’un moment favorable pour déserter. Vers la fin du jour, quand la fraîcheur de l’air attirait les habitans hors des maisons, il se formait dans la rue des réunions assez animées ; souvent on voyait le passant s’arrêter au milieu d’un de ces groupes et se mêler à la conversation commencée. Les femmes, moins sauvages à Céara que dans les autres cités du Brésil, prenaient une part active à ces causeries en plein air qui égayaient un peu chaque soir la sombre physionomie de la ville.

La machine du paquebot étant enfin réparée, nous pûmes nous remettre en mer. Je pensais que nous allions regagner le temps perdu, vain espoir ! la machine se brisa de nouveau, et c’est avec une seule roue que nous atteignîmes l’île de Maragnan. Le souvenir d’une tentative de colonisation des Français se rattache à cette île. Deux fois les Français cherchèrent à s’établir au Brésil ; d’abord c’est de la baie de Rio-Janeiro qu’ils avaient pris possession sous les ordres d’un chef célèbre par sa cruauté, Villegagnon ; mais la colonie naissante, livrée à des divisions intérieures, ne put résister aux attaques des Portugais. Le fort Coligny, bâti à l’entrée de la baie, et qui porte encore aujourd’hui le nom de Villegagnon, n’était fondé que depuis quatre ans quand il fut pris par Mem de Sa. Dix ans plus tard, les colons, réfugiés dans l’intérieur des terres, étaient massacrés par les indigènes unis aux Portugais, et en 1568 le fort Coligny conservait seul le souvenir de notre apparition sur la terre brésilienne. La déplorable issue de cette première tentative ne découragea pas nos compatriotes. Moins de trente ans après, un négociant de Dieppe, Riffaut, ayant captivé l’affection des peuplades indiennes, pensait à fonder une colonie dans l’île de Maragnan. Ses vœux furent remplis, on forma un établissement. La colonie naissante avait malheureusement à se maintenir en présence de deux ennemis, les Portugais et les sauvages. En vain Laraverdière, secondé par François de Rasilly, avait amené dans l’île cinq cents Français et quatre missionnaires qui espéraient convertir les Indiens. On ne put se défendre contre les Portugais, et en 1615, vingt ans après la fondation du premier établissement par Riffaut, tous les Français avaient évacué l’île de Maragnan. Les Hollandais vinrent plus tard prendre possession de cette province, qu’ils abandonnèrent, en 1643, après avoir perdu leur colonie de Fernambouc.

L’île de Maragnan, située à deux degrés sud de l’équateur, s’enfonce à quinze lieues environ dans le continent, dont elle est séparée par deux fleuves, le Taboacourou et le Méary. Des bancs de sable rendent dangereuse l’entrée de la baie où s’élève cette île. Plusieurs bâtimens se perdent chaque année à la Punta d’Area, banc de sable qu’on ne peut doubler qu’en virant rapidement de bord. La pointe de San-Juan présente aussi des dangers : en 1842, deux bâtimens anglais s’y perdirent. Le gouvernement néglige de faire les travaux peu coûteux qui débarrasseraient ce passage des bancs de sable qui l’obstruent. On s’étonne de rencontrer tant d’obstacles à l’entrée d’une ville importante. Saint-Louis de Maragnan renferme de beaux édifices, ses places sont vastes, ses rues larges et toutes coupées à angle droit ; les maisons sont de construction espagnole. Des négocians d’origine portugaise, quelques Brésiliens, un grand nombre d’esclaves et de mulâtres libres, composent la population de Maragnan, qu’on évalue à 30,000 ames. Les Indiens paraissent exclus de la ville : l’intérieur de la province contient encore des peuplades sauvages en guerre contre les planteurs. La société de Maragnan fait oublier au voyageur qu’il est dans le Brésil, et c’est le plus bel éloge qu’on puisse en faire. Des bals, quelques soirées, animent la ville, où les familles portugaises et celles des négocians anglais vivent en rapports intimes. J’assistai aux cérémonies de la semaine sainte. Des processions où figurent tous les personnages de la passion, et même le Christ portant sa croix, donnent un caractère assez bizarre à ces solennités. La piété se ressent à Maragnan de l’exaltation méridionale. Il y a un grand nombre de couvens. À un jour marqué, les moines font la quête dans la ville, et il est difficile de répondre par un refus aux pressantes sollicitations de ces pieux mendians.

Comme place de commerce, Maragnan est dans une situation peu avantageuse. La culture du coton a sensiblement diminué depuis quelques années ; la production, qui s’était élevée à 80,000 balles, est tombée à 50,000 : c’est le point qu’elle avait atteint il y a vingt-cinq ans. Les bâtimens qui apportent des marchandises d’Europe prennent en retour du coton ; mais le prix payé sur place étant supérieur aux cours de l’Europe, il faut que la perte soit compensée par les bénéfices faits sur les marchandises. Aussi les transactions commerciales deviennent-elles chaque jour moins fructueuses. Les planteurs, manquant d’objets d’échange, ne peuvent acheter des marchandises qu’à de longs termes, et le chargement d’un bâtiment attend souvent plus d’un an le jour de la vente. Un négociant m’affirmait qu’un navire qui apporterait plus de 500 sacs de farine ne pourrait en trouver le placement ; il devrait en transporter une partie au Para, et pourtant l’on compte une population de deux cent mille ames dans la province de Maragnan. Une situation si difficile enlève chaque jour à cette province une partie de son importance. Les Indiens, traités en ennemis par les habitans, usent de représailles, tandis que des relations pacifiques avec ces peuplades pourraient offrir de précieux avantages. La décadence commerciale s’est déjà révélée à Maragnan par de fâcheux symptômes : les négocians anglais se retirent ; il ne reste qu’un petit nombre de négocians de Hambourg, qui cherchent à écouler des marchandises européennes refusées sur les autres marchés du Brésil.

Le gouvernement applique à cette province un système politique dont il devrait reconnaître aujourd’hui les fatales conséquences. Craignant qu’un homme influent ne soulève ce pays éloigné du centre de l’empire, il laisse rarement à un président le temps d’étudier les besoins du pays. Dès qu’un chef politique a pu recueillir quelque expérience, il inspire de la défiance au pouvoir, il est rappelé. Aussi tous cherchent à profiter d’une mission temporaire pour se créer une fortune ; président, chef de la justice, autorités civiles et militaires, tous favorisent les abus dont ils profitent ; chaque nouveau gouverneur veut introduire des réformes, et modifier le système de son prédécesseur ; le commerce, l’agriculture, sont paralysés, et le malaise général dispose les esprits à la révolte. En 1842, la province s’était soulevée en partie : les deux districts de Bastos-Bons et d’Itapicura furent occupés par les rebelles, le gouvernement put envoyer à temps des troupes qui dispersèrent les insurgés ; mais, malgré les triomphes du pouvoir, les tentatives d’insurrection, sans cesse renouvelées, anéantissent l’action gouvernementale, et les lois ne sont pour les planteurs qu’une lettre morte, quand une force militaire n’en protége pas l’exécution.

De Maragnan à l’entrée de la rivière du Para, la navigation n’offre aucun intérêt. Les côtes sont basses, et bien qu’éloignés seulement de quelques milles, nous ne pouvions les apercevoir. Un nouveau dérangement dans la machine du paquebot retarda notre arrivée ; nos pilotes effrayés voulurent attendre le jour pour doubler le banc de Bragance, qui obstrue la partie inférieure de la rivière, et dont les brisans servent de point de reconnaissance. Un passage entre la terre et le banc de Bragance venait d’être exploré par un bâtiment français, la Boulonnaise. Cette baleinière, commandée par M. Tardif de Montravel, un de nos officiers hydrographes les plus distingués, avait dignement rempli sa périlleuse mission. Lorsque le navire français s’était engagé dans ce passage, regardé comme impraticable par tous les pilotes du pays, les autorités brésiliennes avaient conçu l’espoir que nos marins périraient victimes de leur tentative ; une ancre abandonnée forcément par la Boulonnaise fut rapportée à Sainte-Marie de Belem comme un signe du désastre attendu, et le président ne put dissimuler sa joie, car la mission de la Boulonnaise l’inquiétait vivement. Il ne pouvait supposer à cette expédition un but purement scientifique. Après une longue absence, la Boulonnaise reparut devant Sainte-Marie, et les autorités furent forcées de contenir les sentimens qui les animaient. Ces dispositions hostiles n’ont rien que de naturel de la part des Brésiliens. Lorsqu’en 1801 le Portugal se vit contraint à nous abandonner la rive gauche de l’Amazone, des instructions officielles furent données à un officier chargé d’accompagner les Français dans leur exploration. Ces instructions confidentielles portaient que, « pour dégoûter et forcer les Français à se retirer sans fonder aucun établissement, il devait les mener dans les plus mauvais parages, perdre leurs ancres et les exposer à ces ras de marée qui, à l’entrée de l’Amazone, s’élèvent jusqu’à quarante pieds. » Ce fait, peu honorable pour la bonne foi des Portugais, est rapporté par un écrivain dont le témoignage ne peut être suspect. Les instructions dont nous venons d’indiquer le sens se trouvent consignées dans le Tableau de la province du Para (Compendio das eras da provincia do Para), dû au colonel Monteiro Baena.

En remontant le cours du Toccantins pour arriver à Sainte-Marie de Belem, capitale de la province du Para, située à quinze lieues de l’embouchure, nous admirâmes les belles forêts qui en couvraient les bords. Quelques rares habitations s’élevaient çà et là au milieu des arbres. Les terrains qui bordent la rivière n’ont aucune valeur ; nous passâmes près d’une île qui avait plus d’une lieue carrée ; elle n’avait été vendue que 5,000 francs ; pourtant on y remarquait quelques maisons recouvertes en tuiles, et la valeur des bois qui s’y trouvaient excédait dix fois cette faible somme. Cette dépréciation des terrains s’explique par la nécessité où sont les habitans de transporter tous leurs produits à Sainte-Marie de Belem ; il leur est impossible de nouer aucun commerce avec les bâtimens qui descendent la rivière. La largeur du Toccantins varie de 5 à 10 kilomètres. Nous côtoyâmes quelque temps l’île de Macayo, dont l’intérieur est encore inexploré ; de nombreux troupeaux sauvages s’y sont multipliés ; les jaguars et l’once noire y sont communs, mais les forêts qui couvrent l’île rendent la chasse difficile et dangereuse. Quelques Portugais se sont réfugiés dans les solitudes de Macayo ; établis au sein des riches vallons de l’île, ils vivent de l’élève des bestiaux et fournissent les denrées nécessaires à la consommation de la capitale. On pourrait recueillir en abondance, aux environs de Sainte-Marie, le caoutchouc et le cacao. Si le gouvernement renonçait à son système d’intimidation vis-à-vis des étrangers qui veulent s’établir sur les rives de l’Amazone, il y aurait là pour une colonie européenne une source de revenus importans.

Un couvent de jésuites élevé sur la pointe Sainte-Antoine, et qui sert aujourd’hui de forteresse, est le premier édifice qu’on remarque avant d’entrer dans la baie formée par l’embouchure des deux rivières Guarna et Acara. La ville de Sainte-Marie de Belem, bien bâtie et assez animée, se présente au fond de la baie ; environ vingt bâtimens de toute nation, la plupart portant le pavillon des États-Unis, étaient mouillés dans la baie quand nous y entrâmes. Nous descendîmes à terre, près d’un môle construit il y a peu d’années. Je me hâtai de me rendre chez un négociant portugais, M. da Costa, qui avait bien voulu m’offrir l’hospitalité, car aucun hôtel n’existe à Belem, et il faut recourir à l’obligeance des habitans pour se procurer un asile. On évalue à douze mille ames la population de la capitale du Para. L’occupation de cette ville par les Indiens en 1835 lui a porté un coup dont elle ne s’est jamais relevée. Depuis cette époque, les habitans vivent dans des terreurs continuelles. L’invasion des Indiens semble toujours imminente. Pourtant, de l’aveu même des habitans de Belem, les Indiens ont exercé moins de ravages que les troupes brésiliennes destinées à réprimer la révolte. Les sauvages, facilement satisfaits, respectaient ceux qui ne leur résistaient pas, tandis que les chefs brésiliens dépouillaient indistinctement amis et ennemis. On s’étonne moins de l’attitude inquiète de la population quand on songe à quelles mains l’administration de la province est confiée. Il avait suffi, me dit-on, d’une mauvaise plaisanterie pour porter le président à déserter son poste. On l’avait menacé par écrit de lui faire en armes une visite de carnaval. Le pauvre fonctionnaire perdit la tête et alla demander refuge à bord d’un brick de guerre mouillé dans le port ; ce n’est qu’après deux jours passés dans cet asile qu’il se décida à rentrer dans son palais. Remis de sa frayeur, il prétendit avoir reçu avis d’un mouvement révolutionnaire.

Malgré le danger toujours présent d’une invasion des Indiens, la capitale du Para est un séjour assez agréable. Il règne dans les relations sociales une cordialité, une gaieté qui ne sauraient nulle part être mieux goûtées qu’au Brésil. Chaque semaine, un bal est donné par un des négocians. Pour éviter les rivalités de toilette, une robe de mousseline est le costume exigé, et on ne permet que quelques rafraîchissemens. Des orages journaliers vous condamnent à garder la chambre pendant l’après-midi. Les pluies commencent à deux heures et finissent à quatre. On ne sort que le matin et le soir : quelques promenades entourent la ville ; mais si l’on veut jouir plus complètement de la belle nature du Brésil, il faut s’éloigner un peu des maisons, et bientôt on se trouve sous les magnifiques ombrages des forêts vierges. Outre le charme pittoresque, cette situation présente des avantages matériels qu’une population plus industrieuse que celle de Sainte-Marie saurait vite apprécier. La variété des bois de construction qui croissent sur les bords de l’Amazone est prodigieuse ; mais les ressources qu’offrent, ces belles forêts ne stimulent pas l’activité des habitans du Para. Une frégate en construction est depuis dix ans sur les chantiers, et probablement elle ne sera jamais achevée. Un malheureux charpentier français qu’on avait fait venir pour diriger les travaux a été renvoyé brutalement parce qu’un Brésilien voulait obtenir sa place. Grace à un capitaine marchand qui retournait à Marseille, notre pauvre compatriote et sa famille purent regagner la France. Il est triste de voir tant de richesses naturelles perdues aussi bien pour les habitans qui les négligent que pour les étrangers qu’on repousse. J’ai pu vérifier par moi-même un fait presque incroyable. Dans ce pays couvert d’arbres qui ont vingt et trente pieds de circonférence, on reçoit de mauvaises planches de sapin envoyées des États-Unis, et on les emploie plutôt que d’utiliser les bois qui bordent le fleuve. En dépit de la négligence des habitans, la province conserve une grande importance commerciale. Ses produits sont des plus variés[4]. Aujourd’hui, l’importation étrangère se balance avec l’exportation ; de 1840 à 1844, l’une et l’autre se sont élevées à 5 millions de francs ; de 1841 à 1842, la valeur des marchandises importées et exportées n’a pas varié, sauf une diminution de quelques mille francs.

La province du Para est une des moins peuplées du Brésil, on n’y compte que 150,000 ames ; elle est bornée au nord par les trois Guyanes française, anglaise et hollandaise, au nord-ouest par la Colombie, à l’ouest et au sud par la province de Matto-Grosso, au sud-est par l’Océan. Les limites de cette province du côté des Guyanes ont soulevé des réclamations de la part des gouvernemens français et anglais. Cette question des limites est importante, l’Angleterre et la France sont en présence sur les bords de l’Amazone, et là comme ailleurs l’action envahissante de la politique anglaise peut devenir la source de graves complications. À cette question des limites s’en rattache une autre non moins digne d’attention, celle de la lutte des Indiens contre les autorités brésiliennes. Si une puissance européenne étendait son influence parmi les peuplades sauvages, il est à croire que la cause de la civilisation serait désormais gagnée dans ce pays. Malheureusement, les violences des autorités brésiliennes ont poussé à bout les Indiens. Qu’on en juge par ces extraits d’un rapport curieux publié en 1843. Ce travail est dû à un missionnaire chargé par le gouvernement du Brésil de visiter les établissemens de l’intérieur.

« Le pire de tous les maux pour les Indiens est la présence parmi eux d’hommes qui se disent civilisés et qui ne sont que vicieux et corrompus. Les commerçans fraudent sur le poids, la mesure, la quantité, vendent pour intactes des marchandises entamées ; ils profitent de l’ignorance et de la bonne foi des Indiens pour les duper ; ils exploitent leur penchant à l’ivresse pour faciliter la prostitution ; ils sèment des intrigues dans ces populations paisibles, et si les Indiens poussés à bout ne commettent pas de nombreux assassinats, c’est que leur caractère pacifique les détourne d’user de représailles.

« Témoin oculaire, je puis affirmer que la population du plus petit village, dans les temps passés, était plus forte que celle du village le plus peuplé aujourd’hui. La comarca du Rio-Negro, qui, il y a vingt ans, comptait plus de 16,000 habitans, en a moins de 12,000 à présent ; il en est ainsi du reste de la province : les Indiens s’éloignent ; non-seulement on perd en eux des bras utiles, mais on se crée des ennemis, quand il eût été si facile, en ménageant ces peuplades, d’obtenir toutes les richesses de leurs forêts.

« Les jésuites exerçaient sur les Indiens une autorité souvent excessive, mais ils avaient su conserver la confiance des indigènes : ceux-ci ne s’éloignaient ni de leurs familles, ni de leurs villages. On les distribuait par couples mariés pour des services particuliers qui se prolongeaient deux ou trois mois ; le temps du service, une fois fixé, ne dépassait pas le terme convenu. Aujourd’hui les Indiens sont arrachés à leurs foyers ; s’il se trouve parmi eux un homme robuste et actif, tant pis pour lui ! jamais on ne le relâchera ; la fuite seule peut le réunir à sa famille. Aussi est-il impossible désormais de se confier aux Indiens.

« D’après ce que je vois pratiquer par les commandans militaires, je regarderais comme un miracle que même les Indiens civilisés ne rentrassent pas dans leurs forêts ; quant à ceux qui ne sont réunis en villages que depuis quelques années, il est impossible de les retenir.

« J’ai appris que dans le Rio-Solimoens se commettaient encore d’infâmes abus ; on surprend, on attaque les malocas des Indiens, on saisit les habitans, on les met à la chaîne, et on les transporte ensuite sur des embarcations pour les vendre. Les Indiens forment une marchandise de commerce, on est allé même jusqu’à s’en servir pour payer des dettes. Dans les attaques dirigées contre les peuplades, il y a eu des morts et des blessés ; quelques tribus se sont enfoncées dans les forêts sans qu’on puisse les retrouver. Ces persécutions barbares favorisent les démarches des missionnaires anglais du Rio-Branco et de Démerari, qui n’ont pas de peine à séduire les Indiens avec lesquels ils communiquent par le Rio-Japura.

« Les chefs militaires et civils refusent de supprimer l’horrible trafic des Indiens, dont ils sont les premiers à profiter. Je le répète, non-seulement ce trafic s’est pratiqué ouvertement jusqu’ici, mais on en est venu à poursuivre et à surprendre les Indiens dans leurs propres habitations ; on les met ensuite à la chaîne pour qu’ils ne s’évadent pas, et on les vend de 16 à 20,000 reis chacun (48 à 60 fr.) à des particuliers qui ne se font aucun scrupule de les acheter : seulement on colore cette vente du titre de rançon ! »

Le rapport dont nous venons de citer quelques extraits a été remis au président de la province du Para. Ce document jette une triste lumière sur la civilisation du Brésil. En présence de ces faits déplorables, j’ai regretté vivement que l’Amazone ne fût pas restée la frontière de notre colonie de la Guyane. Une fois maîtres d’une embouchure de ce fleuve, dont les nombreux affluens établissent une communication avec le centre de l’Amérique, il nous eût été possible de rendre à la culture toutes ces terres improductives aujourd’hui. Au lieu d’organiser, d’encourager un odieux trafic, nous aurions cherché à exercer parmi les Indiens une influence bienfaisante. Un premier pas avait été fait ; les troupes françaises avaient occupé Mapa. Les réclamations de l’Angleterre, qui dans cette question s’unissait au Brésil pour s’opposer à l’extension des limites de notre Guyane, ont déterminé notre gouvernement à donner l’ordre de retirer nos troupes. Quelques mois auparavant, un capitaine anglais, examinant les travaux du fort de Mapa, avait dit à nos officiers : « Ne vous donnez pas tant de peine, avant six mois ce fort sera évacué. » Il est triste d’avoir réalisé cette prédiction. Nous espérons encore que la question des limites de la Guyane n’est pas résolue. Rétablir ces limites telles que les traités les ont déterminées sous l’empire, placer notre frontière sur la rive gauche de l’Amazone, tel doit être l’objet des réclamations constantes de la France. Ce n’est pas le vain désir d’un agrandissement de territoire qui doit nous animer, c’est le sentiment de remplir une mission bienfaisante, la volonté d’exercer une action salutaire dans un pays plus digne peut-être de notre ambition que les lointains îlots de l’Océan Pacifique. L’exemple d’une colonie florissante, où régneraient l’ordre et la paix, ne tarderait pas à éveiller l’attention des Brésiliens sur leurs vrais intérêts. Ils ne comprendraient pas de beaux préceptes de morale ; mais le bien-être matériel d’une population voisine leur enseignerait à coup sûr le respect de la justice et des lois.

En ce moment, les Brésiliens s’obstinent dans un triste aveuglement, l’évidence des faits pourra seule les convaincre. Animées d’un sentiment de jalousie contre des nations dont elles ne peuvent contester la supériorité, les autorités de l’empire témoignent une malveillance hostile contre tous les Européens chargés d’une mission politique ou commerciale, et qui doivent transmettre à leur gouvernement des rapports sur l’état du pays. Un agent français a été désigné pour Santarem, le président de la province a refusé jusqu’à ce jour de lui donner l’exequatur. Nous avons déjà parlé de la Boulonnaise et de sa mission toute scientifique ; cette mission consiste à dresser une carte de l’Amazone, carte qu’aucun officier ou ingénieur brésilien n’est en état de lever. Notre baleinière a reçu l’ordre de ne pas remonter le Toccantins au-delà de Sainte-Marie. Les canons du fort devaient tirer sur ce bâtiment, si la limite était dépassée ; le commandant de la Boulonnaise, M. de Montravel, a dû s’embarquer avec quelques matelots pour remonter le fleuve dans un canot du pays, et exécuter ainsi le sondage jusqu’à Santarem.

Cependant l’Angleterre s’agrandit, elle a su profiter du mécontentement qu’excitent parmi les Indiens les mesures barbares tolérées par le gouvernement du Brésil. Les Anglais sont déjà parvenus sur les bords du Rio-Negro ; bientôt les limites de leurs possessions s’étendront jusqu’à l’Amazone. Une commission avait été nommée pour la délimitation des frontières du Brésil et de l’Angleterre ; cette commission ne s’est pas encore réunie. Depuis plus d’un an, un Allemand désigné par le gouvernement brésilien pour prendre part aux délibérations des commissaires attend au Para un ordre de convocation. L’Angleterre temporise, elle ne veut rien terminer. Ces longs retards ne sont pas perdus pour ses agens ; ils envoient dans les tribus indiennes des marchandises qu’on livre à vil prix : j’ai vu des foulards anglais, apportés de quatre et cinq cents lieues dans l’intérieur, qui coûtaient moins cher que les moindres étoffes importées directement au Para. Ces relations commerciales, établies et facilitées par le bon marché, ouvrent à la puissance anglaise une voie qu’elle saura plus tard élargir. Deux officiers de la marine britannique se sont rendus récemment du Pérou dans l’Amazone. Le récit de ces deux voyageurs a été publié. Le lieutenant Smyth a consacré plus de huit mois à terminer cette entreprise difficile ; le lieutenant Lister, au lieu de partir de Lima pour s’embarquer sur le Mallaya, s’est rendu par mer à Truxillo et de là à Balsa-Puerto ; il a suivi le cours du Chaciguco et a pu achever son excursion en sept mois. Toutes ces entreprises de l’Angleterre devraient stimuler notre ardeur. La colonie de Cayenne pourrait devenir le centre de missions qui étendraient dans ces vastes contrées notre influence morale et politique. Le Brésil refuse d’exercer une autorité protectrice sur les malheureux restes de l’ancienne population du pays. Redoutant les Indiens, il tolère toutes les violences exercées contre des tribus inoffensives, il va même jusqu’à autoriser un abominable trafic. Des missions établies sur les limites de la Guyane sauveraient de la destruction cette race infortunée ; l’Europe aurait enfin des représentans dignes d’elle sur cette terre, livrée à l’exploitation combinée de la ruse et de la force. Les Indiens, au lieu de retourner à l’état sauvage, au lieu de fuir dans leurs forêts inaccessibles, viendraient sur notre territoire comme dans un asile inviolable, et apprendraient, sous la tutelle de la France, à aimer la civilisation, que des hommes cruels leur font détester.

Telles étaient les réflexions qui m’occupaient pendant mon séjour au Para. Je voyais avec surprise une population qui semblerait appelée à répandre la civilisation parmi les Indiens contribuer par ses violences aveugles au retour de l’état sauvage. Le sentiment pénible causé par la maladroite cruauté des autorités de l’empire fut la dernière impression que je reçus au Brésil. Après un mois de séjour au Para, je m’embarquai sur la goélette la Jeune Adèle, qui devait me ramener à Cayenne.

V. — rapports de brésil avec l’europe. — difficultés intérieures. — conclusion.

J’eus tout le loisir, pendant la traversée, de résumer les jugemens que j’avais formés sur le Brésil, et j’arrivai à une triste conclusion c’est que les difficultés contre lesquelles se débat aujourd’hui l’empire tendent à se compliquer de plus en plus. Parmi ces difficultés, une des plus importantes est la question des limites, qui éternise l’irritation et les intrigues sur les frontières de ce vaste pays. L’origine des différends élevés à ce sujet entre le Brésil et les puissances européennes remonte à l’origine même de l’empire. L’Espagne, la France et l’Angleterre ont eu tour à tour à soutenir avec le Brésil des discussions épineuses, et deux de ces puissances ne peuvent pas regarder encore ces discussions comme terminées.

En 1493, une bulle du pape Alexandre VI traçait une ligne de démarcation imaginaire entre les possessions espagnoles et portugaises ; ainsi fut formé le territoire brésilien. La bulle d’Alexandre VI accordait au Portugal toutes les terres situées à cent lieues à l’ouest des îles Canaries. Plus tard, cette ligne de démarcation fut reportée à deux cent soixante-dix lieues des mêmes îles. L’Espagne refusa de reconnaître l’autorité du pape ; les discussions entre les deux puissances qui se disputaient la souveraineté du nouveau continent se prolongèrent jusqu’en 1754. À cette époque, on tomba d’accord que le confluent du Jaura et du Paraguay serait la limite occidentale du Brésil. Ainsi furent terminés les démêlés avec l’Espagne.

On ne put donner une solution également satisfaisante aux différends avec la France. En 1713, le traité d’Utrecht avait fixé la limite entre le Brésil et les possessions françaises. La rivière nommée le Rio-Oyapock, ou Vincent-Pinson, devait séparer la Guyane française du territoire occupé par les Portugais ; mais, par une mauvaise foi inqualifiable, le Portugal soutint plus tard que les limites de ses possessions s’étendaient jusqu’à une autre rivière qu’il lui plaisait de nommer aussi Vincent-Pinson. Lors des traités de 1815, la justice des prétentions de la France fut reconnue par toutes les puissances ; pourtant la question ne fut pas résolue. Plus récemment, le Brésil contesta de nouveau à la France le droit d’étendre ses limites jusqu’à l’Oyapock. Nous avons parlé de l’évacuation de Mapa ; c’est une satisfaction accordée aux exigences du Brésil appuyé par l’Angleterre. En vain le conseil colonial de Cayenne a protesté contre la décision du gouvernement en refusant d’allouer les frais d’évacuation ; on n’a pas tenu compte de cette manifestation significative, et le Brésil s’est vu encouragé ainsi dans ses injustes prétentions.

Ce n’est pas seulement la France et l’Espagne que le Brésil rencontre aux extrémités de son territoire, c’est l’Angleterre. Les limites entre les possessions anglaises et l’empire n’ont pas encore été fixées. L’Angleterre montre vis-à-vis du Brésil la prudence et l’habileté qui la distinguent en toute occasion ; elle ne se presse pas, nous l’avons dit, de faire déterminer la ligne qui doit séparer ses établissemens du territoire brésilien ; elle se contente d’avancer sans bruit dans l’intérieur. Le temps n’est pas venu pour elle de se montrer impérieuse et menaçante. Une fois maîtresse d’une des rives du Haut-Amazone, elle exigera du gouvernement brésilien qu’on lui laisse remonter le cours du fleuve. Ce gouvernement voit les peuplades indiennes échapper à son influence ; tôt ou tard, que ce soit l’Angleterre ou la France qui prennent l’initiative, le cours intérieur de l’Amazone sera ouvert à une navigation régulière. Un territoire immense et des populations opprimées ne peuvent être long-temps tenues à l’écart du mouvement commercial et civilisateur de l’Europe.

Après les différends avec les grandes puissances viennent les querelles avec les petits états. En 1828, l’établissement de la république de l’Uruguay reporta vers le nord la frontière du Brésil et lui fit perdre sa limite du Rio de la Plata. Depuis 1835, la province de Rio-Grande, qui touche à la république de l’Uruguay, est en lutte contre le Brésil. Sans la guerre civile qui a éclaté entre Buenos-Ayres et Montevideo, le Brésil eût depuis long-temps été forcé de renoncer à cette province, qu’on doit considérer en fait comme séparée de l’empire. Une autre province, celle de San-Paolo, tend à se détacher du Brésil et s’en séparera d’ici à quelques années. La cause qui arrache à l’empire ces deux provinces est l’incompatibilité de caractère et de tendances qui existe entre les hommes d’origine espagnole, les gauchos de Montevideo et de Rio-Grande, et les peuples abâtardis de race portugaise. L’indépendance de Montevideo a été une victoire de ce sentiment de supériorité innée et réelle qui porte la race espagnole à secouer la domination des Portugais, trop faibles pour maintenir leur autorité compromise. Les gauchos de Rio-Grande ont reconnu des frères dans les Espagnols de Montevideo, ils ont fait cause commune avec eux ; San-Paolo suivra cet exemple. Le Brésil ne pourra rien retenir ni rien empêcher.

Si des affaires extérieures nous passons aux questions intérieures, nous ne rencontrerons encore qu’obstacles et dangers. Nous avons déjà indiqué la plupart de ces difficultés, la stagnation du commerce, les révoltes toujours renaissantes, l’impuissance des autorités, la vénalité de la justice, l’ambition farouche de la race noire, l’attitude hostile des tribus indiennes, enfin (et c’est là surtout ce qui doit alarmer les hommes politiques du Brésil) l’état moral des habitans. Il ne faut pas trop s’étonner des tristes tableaux qu’offre la civilisation brésilienne. Les mœurs de la population s’expliquent par son passé. Dans l’origine, les Portugais n’attachèrent qu’une importance secondaire à la possession du Brésil ; on ne pensait alors qu’à s’établir aux Indes orientales, et on eut grand’peine à recruter des émigrans pour le Brésil. Il fallut y envoyer les proscrits, les victimes échappées aux auto-da-fé, les femmes de mauvaise vie. Ainsi se forma une population ignorante et cruelle, livrée à l’indolence et dominée par les mauvaises passions. La première cause de faiblesse et de ruine pour le Brésil fut l’insouciance coupable des rois de Portugal. Tandis que l’Espagne imprimait une forte direction à ses colonies, le Portugal laissait les vice-rois gouverner à leur guise, et ceux-ci exploitaient le pays dans leurs propres intérêts. Tout porte au Brésil la trace de l’avarice et de l’ignorance de ces souverains indignes de leur noble mission. Nulle part on ne trouve ces somptueux édifices d’utilité publique qui ont marqué la domination espagnole : l’aqueduc de Rio-Janeiro est le seul monument qui conserve le souvenir des anciens possesseurs du pays. Il y eut pour la colonie des temps d’opulence, mais c’est le Portugal qui en profita seul ; le Brésil n’était pour lui qu’une vaste exploitation d’or et de diamans. On veillait avec un soin jaloux sur les richesses de la terre, et on laissait sans direction, sans frein moral, une population énervée ; ne fallait-il pas la tenir en enfance pour la ruiner plus librement ? Aussi les étrangers étaient-ils repoussés avec une rigueur impitoyable ; on redoutait leur influence, on voulait éviter le partage, on craignait surtout une révolte qui n’eût pas manqué d’éclater dans une société ouverte au luxe et à la civilisation de l’Europe. On ne put réussir complètement sans doute, le jour de l’affranchissement devait venir, et il vint ; malheureusement il était trop tard, l’égoïsme des Portugais avait porté ses fruits. La conséquence naturelle de l’émancipation devait être une révolution morale qui se fait encore attendre. Affaiblie par un long esclavage, la population semble impuissante à supporter un nouveau régime.

La forme actuelle du gouvernement entrave peut-être plutôt qu’elle ne sert le développement moral et intellectuel de la nation. On ne saurait préparer avec trop de soin, dans un pays long-temps soumis au pouvoir absolu, le passage difficile du despotisme à la liberté. La mise en mouvement des rouages d’un gouvernement constitutionnel exige une sagesse, une prudence extrêmes dans ceux qui dirigent les affaires comme dans ceux qui représentent la nation. Cette sagesse, cette prudence, on ne les rencontre guère que dans les sociétés vieillies sous l’influence féconde et bienfaisante de la civilisation. Pouvait-on les demander aux Brésiliens ? Pouvait-on espérer que des hommes qui savent à peine obtenir de leurs habitations des revenus suffisans, seraient aptes à traiter les grandes affaires, à discuter les questions politiques ? Rien n’eût été perdu encore si ces hommes grossiers et ignorans eussent pu accepter le contrôle et la direction des esprits supérieurs, mais tout député brésilien se croit un homme d’état, tout fermier qui a lu un journal tient avec un entêtement ridicule à ses opinions. Pour se soutenir, le ministère doit ménager toutes les susceptibilités, toutes les ambitions, même les plus folles ; sinon, il fera des mécontens, les députés se transformeront en chefs de rebelles, ils quitteront la métropole pour aller soulever leur province. Au milieu de tels obstacles, la saine pratique du système constitutionnel devient impossible.

Le gouvernement lui-même semble reconnaître que les institutions actuelles ne suffisent pas à tirer le Brésil de l’état d’anarchie et de langueur où il se débat. Quelques passages du discours prononcé par le ministre de l’intérieur à l’ouverture du congrès, en 1843, m’ont paru remarquables. La situation du pays est exposée par le ministre avec une sincérité qui doit nous surprendre. « Une ambition effrénée, des passions haineuses, dit-il, et le désir de développer outre mesure l’élément démocratique de notre constitution, ont motivé toutes les révoltes qui depuis 1831 ont coûté tant de sacrifices d’argent à l’empire. La force seule a pu faire rentrer dans l’ordre les provinces rebelles. En 1842, la loi qui introduisait quelques modifications dans le code de procédure, et la création d’un conseil d’état, ont servi de prétexte à des rébellions qui, sans cesse réprimées, se renouvellent toujours, grace à l’impunité assurée aux perturbateurs de la paix publique. L’assemblée législative de San-Paolo a envoyé au souverain un message confié à trois de ses membres, message par lequel elle exigeait de l’empereur la suspension des lois nouvelles. Sur le refus d’obtempérer à de semblables menaces, San-Paolo, Minas-Geraes, s’insurgèrent contre le gouvernement ; des hommes armés vinrent troubler la tranquillité publique dans les provinces de Fernambouc, Céara et Maragnan. Les troubles qui, avant et depuis 1831, ont éclaté dans la capitale, dans les provinces d’Alogoas, Fernambouc, Para, Rio-Grande, à Matto-Grosso, à Bahia, et dernièrement encore à San-Paolo et Minas-Geraes, prouvent que notre système libéral nous mène à l’anarchie. »

Le ministre des finances ne s’exprime pas moins explicitement dans son rapport présenté, vers le même temps, à l’assemblée générale « Quelles que soient, dit-il, les réductions que vous adoptiez pour les dépenses générales, il est impossible que les recettes actuelles, à moins d’une modification dans les impôts, d’une augmentation dans les produits, suffisent aux charges du gouvernement. L’emploi de palliatifs, en atténuant le mal pour quelques momens, ne fera que provoquer une réaction dangereuse. Si nous comparons les recettes ordinaires de l’empire en 1820 avec celles de l’année courante, nous ne pouvons contester qu’il n’y ait une diminution amenée par l’emploi du papiermonnaie dont la valeur varie à chaque instant. Les causes qui ont amené une diminution dans les recettes publiques n’ont pas cessé d’exister, et acquièrent chaque jour plus de gravité. Une augmentation de dix pour cent sur toutes les marchandises importées est le seul remède que nous puissions regarder comme efficace. En moins de dix ans, les révoltes des différentes provinces ont causé un surcroît de dépenses de 90 millions de francs, et l’état se trouve encore chargé du paiement des pensions dues aux familles des militaires blessés ou tués dans les rencontres avec les factieux. »

Il n’y a rien à ajouter à de pareils aveux. Les hommes qui posent si nettement les questions sauront-ils les résoudre ? Préviendra-t-on la banqueroute imminente qui amènerait sans nul doute la dissolution de l’empire ? Retiendra-t-on les provinces qui veulent s’isoler de Rio-Janeiro pour proclamer une république fédérative ? Surmontera-t-on les obstacles créés par l’inertie des habitans, l’orgueilleuse incapacité des fonctionnaires ? Éclairera-t-on sur leurs vrais intérêts ces agitateurs ignorans qui égarent par leurs déclamations contre l’Europe les assemblées provinciales et le peuple tout entier ? Leur persuadera-t-on que ce n’est pas en faisant la guerre à l’Europe, en chassant les étrangers et en fermant ses ports, que le Brésil retrouvera son opulence ? Que d’embarras à vaincre ! que d’obstacles à combattre ! que de préjugés à dissiper ! Un gouvernement fort, appuyé sur quelques hommes énergiques et intelligens, se tirerait peut-être d’une situation si périlleuse ; mais jusqu’à ce jour il a manqué aux affaires du Brésil une direction puissante, et il faudrait un changement complet dans l’allure du gouvernement pour nous rassurer sur les destinées de l’empire. Nous souhaitons que ce changement s’accomplisse. Il y a là plus qu’une question d’existence et de salut pour le Brésil, il y a aussi une question d’intérêt général. L’Europe doit souffrir de voir un grand pays repousser son influence, entraver son commerce. Si des ressources précieuses, aujourd’hui perdues, se trouvent exploitées, si des relations commerciales avantageuses à tous les peuples s’établissent enfin sur des bases régulières, le Brésil peut encore reprendre confiance dans l’avenir. Le commerce européen n’apportera pas seulement avec lui la prospérité matérielle, il servira la cause de l’ordre, favorisera la réforme des mœurs, et ramènera une population égarée dans les voies de la civilisation, d’où elle s’écarte de plus en plus.


L. de Chavagnes.

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  1. Voyez la première partie dans la livraison du 1er juillet 1844.
  2. Le moindre mineur anglais reçoit 250 francs par mois ; pour peu qu’un seul établissement compte soixante ou quatre-vingts de ces mineurs, on conçoit que les dépenses s’augmentent beaucoup. Le travail d’un nègre intelligent équivaut à celui d’un mineur anglais ivrogne et insoumis ; un nègre ne coûte que 500 fr. par an en moyenne.
  3. En calculant la valeur d’une noix de coco à 20 reis (5 centimes), un cocotier rapporte 12 francs par an. Le jaquaranda coûte de 30 à 40,000 reis (75 à 120 fr.) la douzaine de blocs ronds, carrés ou ovales, de 7 à 8 pieds de longueur sur une épaisseur d’environ 6 à dix pouces. Le fret jusqu’à Bahia est de 60 à 75 fr. ; ces bois, rendus à Bahia, se vendent, selon leur qualité, de 200 à 300 fr. Aujourd’hui, l’extraction du jaquaranda est devenue plus coûteuse ; tous les arbres qui étaient sur les rives ont été exploités. Il faut pénétrer dans l’intérieur des forêts ; les frais se trouvent presque doublés par le transport jusqu’au lieu d’embarquement, car on ne peut frayer un passage aux blocs de jaquaranda qu’en abattant une grande quantité de bois.
  4. Voici les prix qu’on payait ces produits en mai 1843. — Le coton (l’arrobe de trente-deux livres) se demandait à 10 francs ; le riz à 4 fr., la gomme élastique en bouteilles, par arrobe, valait 15 fr. ; les souliers en gomme, par paire, de 60 à 75 cent. ; le cacao, par arrobe, 6 fr. 50 cent. ; la salsepareille, par arrobe, 30 fr. ; trente-six litres d’huile de copahu se payaient 22 fr. ; l’arrobe de roucou, 11 fr. ; de clou de girofle, 12 fr. ; de tabac d’Irutuia, 30 fr. — Le miel de canne, la colle de poisson, le café, les cuirs secs et tannés, la copahyba, la résine, une espèce d’amande connue sous le nom de châtaignes du Para, forment, avec les bois de construction, les autres produits notables de la province.