LE BRÉSIL
EN 1844.

SITUATION MORALE, POLITIQUE, COMMERCIALE ET FINANCIÈRE.

I. — rio-janeiro et la province de minas-jeraës.

Il n’est pas facile d’acquérir une connaissance exacte et complète de l’état du Brésil. Pour étudier le pays et les habitans, ce n’est point assez d’un séjour, même prolongé, dans les principales villes : il faut s’enfoncer dans l’intérieur des terres, là où n’a pénétré qu’à demi l’influence européenne ; c’est là qu’on apprend à connaître la population, c’est là aussi qu’on se rend compte des obstacles nombreux et divers qui arrêtent dans cet empire le développement de la prospérité matérielle et de la civilisation. J’avais résolu, en quittant la Plata pour me rendre à Rio-Janeiro, de ne reculer devant aucune des difficultés que présente un voyage dans l’intérieur des terres. C’est à ce prix seulement que je pouvais compléter les notions recueillies à Rio-Janeiro sur la situation du pays. L’amour-propre des Brésiliens ne contribuait pas médiocrement à exciter ma curiosité. À les en croire, le Brésil serait le point central de la civilisation dans l’Amérique du Sud ; un jour viendrait où il pourrait rivaliser avec les États-Unis et servir de modèle à toutes les populations de l’Amérique méridionale. Sans doute le Brésil a de grandes ressources, le sol ne demande qu’à produire ; mais le rôle que voudrait jouer cette race portugaise dégénérée est-il bien à la mesure de ses forces ? Cette question que se pose le voyageur qui débarque à Rio-Janeiro, il ne tarde pas à la résoudre dans un sens bien contraire aux rêves de l’orgueil brésilien.

C’est sur la frégate la Gloire que je m’embarquai en novembre 1842, pour me rendre des rives de la Plata au Brésil. L’amiral Massieu de Clerval m’avait engagé à passer à son bord, et j’avais accepté avec empressement cette offre aimable, qui m’assurait, outre les agrémens que présente la société de nos officiers de marine, l’avantage de voyager d’une manière à la fois plus rapide et plus comfortable que sur les goëlettes anglaises qui font le service des dépêches entre Montevideo et Rio-Janeiro. La Gloire est une frégate d’une marche supérieure. Après une heureuse traversée de moins de huit jours, nous arrivâmes à l’entrée de la baie de Rio-Janeiro. J’eus tout le temps de contempler l’étrange aspect des montagnes qui entourent cette baie, et surtout le Coreoval, dont le sommet forme le profil d’une tête humaine : des vents contraires nous retinrent près de trois jours en vue de ces pics bizarrement découpés. Enfin, après le coucher du soleil, nous pûmes doubler les châteaux placés des deux côtés d’un canal étroit dont la brise du large qui s’élève tous les jours pendant les chaleurs rend l’entrée facile, tandis que pour sortir il faut attendre la brise de terre, qui règne tous les soirs. La baie de Rio-Janeiro, à peine éclairée par les derniers reflets du soleil, ne produisit pas sur moi l’impression que j’avais cru éprouver. Cette baie est si vaste que le regard ne peut en embrasser l’étendue, vous restez indécis devant ces tableaux si divers qu’on cherche en vain à grouper autour d’un point central ; ce n’est guère qu’à l’entrée de la baie qu’on peut saisir l’ensemble du paysage. La mer, dont les eaux tranquilles s’étendent jusqu’au pied des montagnes des Orgues, est parsemée de jolies îles. Le Pain de Sucre, le Coreoval, dominent un groupe de pittoresques collines. Quant à la ville de Rio, perdue dans l’espace, il serait difficile de juger de son importance, car les églises de la Gloria et de San-Theresa sont les seuls monumens que vous puissiez distinguer.

J’avais été fort effrayé des vexations imposées aux voyageurs par suite des minutieuses formalités des douanes. Je fus tout surpris lorsque, débarquant dans l’après-midi d’un jour de fête, je ne trouvai nul employé qui demandât à visiter mes effets. Le baron de Langsdorff, ministre de France, fut moins heureux à son arrivée à Rio-Janeiro.

Débarquant avec son portefeuille sous le bras, il fut arrêté par un officier des douanes qui voulut le lui arracher de force. M. de Langsdorff résista ; ses observations ne furent pas écoutées, et sans l’intervention de quelques Brésiliens qui expliquèrent au douanier la position de M. de Langsdorff, les papiers de notre ministre auraient été soumis à l’examen d’un agent de douanes brésiliennes.

Dès mon arrivée à Rio-Janeiro, je pus reconnaître combien un voyage dans l’intérieur des terres présenterait d’obstacles. Désirant parcourir la province de Minas-Geraës, la plus importante du Brésil, je dus chercher à obtenir des renseignemens précis. Les ministres et les hommes qu’on me citait comme distingués par leur esprit et leur position n’avaient aucune connaissance des ressources de cette province. C’est à peine si l’on peut obtenir des Brésiliens quelques notions, souvent même incomplètes, sur la localité qu’ils habitent. Vous ne rencontrerez jamais un homme d’état qui puisse émettre sur la position intérieure des provinces une opinion appuyée par des faits. On est réduit à recourir aux ouvrages des différens voyageurs qui ont exploré le Brésil.

Rio-Janeiro, capitale de l’empire et centre du gouvernement, sert de résidence à tous les hommes qui veulent chercher fortune dans les affaires publiques. Là se rencontrent tous les personnages qui ont joué un rôle dans les révolutions de provinces et qui viennent ou demander le prix de leur dévouement ou imposer des conditions aux ministres qui les redoutent. Sous le rapport des distractions mondaines, la capitale du Brésil n’offre que peu de ressources à l’Européen. La population repousse le contact des étrangers ; quelques familles qui ont vécu en Europe cherchent seules à attirer les voyageurs et les accueillent avec bienveillance. La cour, loin de donner une impulsion à la société, est toujours triste et sérieuse ; l’empereur fuit le monde, et les fêtes à la cour sont trop rares pour qu’on puisse en parler. L’étiquette, du reste, est assez bizarre. Il a été reçu pendant long-temps que les sœurs de l’empereur ne pouvaient danser qu’avec des femmes. Ce fut M. le prince de Joinville qui le premier fit enfreindre cette rigoureuse prescription. J’espère que la présence d’une jeune impératrice habituée aux plaisirs d’une cour plus gaie aura amené un heureux changement dans la vie monotone des courtisans qui entourent l’empereur.

Pour un étranger qui ne réside pas, le séjour de Rio est donc des plus tristes. Les femmes étant à peine vêtues dans leur intérieur, toute visite est une gêne pour elles. D’ailleurs, la jalousie des hommes vous éloigne, et les femmes ne sont plus libres de vous accueillir comme elles le désireraient. Ce n’est que dans quelques bals que vous pouvez observer les Brésiliennes : elles arrivent couvertes des plus riches parures mais les belles étoffes ne suppléent pas au défaut de grace, et ce luxe de mauvais goût ne fait que vous surprendre désagréablement. À part ces occasions solennelles, les femmes ne sortent guère que pour se rendre à l’église ; aussi n’ont-elles ni la légèreté ni la souplesse des Espagnoles, et paraissent-elles mal à l’aise dans leurs vêtemens d’apparat. De l’embonpoint, une petite taille, de beau yeux noirs, une peau plutôt cuivrée que brune, d’épais cheveux d’ébène, tels sont à peu près les traits distinctifs des Brésiliennes. Il y a peut-être à Rio quatre ou cinq femmes qu’on pourrait citer pour leur beauté ; toutes les autres n’ont ni attrait ni séduction. L’effronterie de leur regard, le cynisme de leur conversation, inspirent presque toujours une répulsion invincible. Dans les pays espagnols, les femmes sont l’ame de la société, tout subit leur influence. Au Brésil, les femmes languissent dans un tel état d’infériorité, qu’on se voit forcé de les laisser dans leur isolement. L’ignorance et l’amour-propre des habitans de Rio ne rendent pas malheureusement la société des hommes plus agréable que celle des femmes. On est réduit aux promenades solitaires, qui, grace à l’admirable situation de la ville, offrent des distractions puissantes, et si l’on veut goûter les plaisirs du monde, c’est aux envoyés des puissances qu’il faut les demander. Vous retrouvez parfois dans leurs salons l’aimable abandon, le charme et l’élégance des salons d’Europe. Rapprochés en quelque sorte par un commun exil, les étrangers entretiennent avec vous des rapports aussi agréables que bienveillans, et, pour moi, je n’ai jamais eu qu’à me louer de ces cordiales relations.

Pour surmonter la tristesse qui s’empare de l’étranger dès les premiers jours de son arrivée, il faut l’admirable climat du Brésil et la beauté des paysages qui s’offrent de toutes parts autour de Rio. La ville même a peu de monumens ; le palais de l’empereur, encore inachevé, est un grand édifice carré sans architecture ; les églises, les différens bâtimens affectés au service public, sont construits solidement, mais sans grace. La seule construction remarquable est l’aqueduc qui conduit les eaux du Coreoval dans l’intérieur de Rio-Janeiro. Cet aqueduc, construit par les Portugais avec les revenus des mines, fut achevé en 1740. La principale rue de la ville est la rue d’Ouvidor, que l’on compare à notre rue Vivienne. En effet, il y a quelques beaux magasins dont l’élégance et le bon goût contrastent avec les boutiques sales des autres parties de la ville.

De grandes distances séparent Rio de ses faubourgs ; des rues inégales, mal pavées et mal entretenues, rendent les communications entre ces divers points assez difficiles. Je regardais comme une véritable souffrance d’aller dans un mauvais cabriolet jusqu’à San-Cristoval, résidence de l’empereur. Les ministres étrangers et tous les Brésiliens riches habitent de jolies maisons dans les faubourgs de Cacété et de Botafogo. On y est éloigné du centre des affaires ; mais l’air est si pur, le séjour dans ces villas offre tant de charme, qu’on passe aisément sur ces inconvéniens. L’intérieur de la ville a d’ailleurs cela de triste, qu’on y entend à toute heure le chant plaintif et monotone des nègres employés à transporter les balles de café.

Si l’on ne peut guère goûter le plaisir de la promenade dans l’intérieur de la ville, on est dédommagé par le charme qu’offrent les excursions dans la campagne. Quelques courses autour de la baie, dans les villages qui entourent Rio-Janeiro, suffisent pour donner une idée de la richesse et de la beauté du pays. Partout on découvre des situations charmantes, des points de vue admirables ; partout la nature tropicale vous séduit par sa grace ou vous surprend par sa grandeur. Je me rappellerai toujours avec plaisir les délicieuses soirées que j’ai passées au Jardin botanique, me promenant au milieu des massifs de bambous, entouré d’arbres dont le feuillage m’était inconnu ; j’admirais cette végétation puissante et habilement dirigée. Des plantations de café et d’arbre à thé me prouvaient que ce jardin avait aussi un but utile. La situation de cet établissement est ravissante : situé au milieu d’un vallon, il est dominé de tous côtés par les cimes de montagnes élevées dont les flancs sont couverts de forêts vierges. On reste sous le charme devant cette nature du Nouveau-Monde, où tout porte un cachet de grandeur que l’Europe pourrait envier, si elle n’avait en échange tant d’autres avantages plus précieux, quoique peut-être moins appréciés.

J’avais hâte cependant de connaître le Brésil autrement que par les environs de Rio-Janeiro. Je dois rendre hommage à l’empressement que les Brésiliens mettent à faciliter aux Européens un voyage dans l’intérieur de leurs provinces. Parmi les obstacles de toute nature que présente une pareille excursion, il serait injuste de compter la mauvaise volonté des habitans. On me remit des lettres d’introduction pour les propriétaires dont les habitations se trouveraient sur ma route. L’empereur m’accorda, sur la demande de notre chargé d’affaires, un passeport impérial qui m’assurait la protection et l’appui de toutes les autorités du pays. Les Brésiliens auxquels je m’étais adressé pendant mon séjour dans la capitale avaient tous cherché à me détourner d’entreprendre un voyage qu’ils regardaient comme impossible ; mais une fois ma résolution connue, ils n’avaient cherché qu’à m’en faciliter l’accomplissement. Le manque d’auberges, l’éloignement des habitations, l’obligation d’acheter des chevaux et des mules pour éviter les lenteurs des caravanes, qui ne font que deux ou trois lieues par jour, ne sont encore que de légers inconvéniens. Il faut se pourvoir, comme en Orient, d’un lit, d’une cuisine, de provisions de toute espèce, car on ne peut compter sur les vendas qui parfois se rencontrent sur la route. Il faut en outre apporter un grand soin au choix des guides ; il ne suffit pas qu’ils connaissent les routes, ils doivent encore prendre soin des chevaux, veiller sur eux pendant la nuit, afin qu’ils ne s’écartent pas trop du campement. Un bon guide doit savoir ferrer, saigner les animaux blessés, réparer les bâts de charge. Les mulâtres sont particulièrement propres, par leur activité, leur intelligence, à remplir ces diverses conditions. Moins apathiques, moins indolens que les nègres, ils comprennent et exécutent vos ordres sans que vous ayez besoin de les répéter. Les nègres marchent à pied à côté de vos mulets, tandis qu’un bon camarada mulâtre est presque toujours monté.

Ma caravane consistait en six chevaux ou mulets, un pour mes bagages, un second pour mon domestique, les autres pour moi, pour un des guides, et pour servir en cas de besoin, car si un de ces animaux se blesse dans le cours du voyage, il est très difficile de le remplacer, n’importe à quel prix Tous les chevaux et mulets proviennent de la province de San-Paulo, et plus vous avancez dans l’intérieur du pays, plus leur valeur augmente.

Ouropreto, chef-lieu de la province de Minas-Geraës, était la première ville importante où je comptais m’arrêter après mon départ de Rio-Janeiro. Le voyage à Ouropreto, le séjour dans cette ville, devaient m’offrir l’occasion d’étudier sous plus d’une face la situation du pays, que je n’avais pu encore juger qu’imparfaitement à Rio-Janeiro. J’avais donc hâte de me mettre en route. Je profitai de la brise de mer pour m’embarquer dans un grand canot couvert qui devait me conduire à Porto d’Estrella. Le vent soufflait avec force, et les nombreuses îles qui s’élèvent dans la baie disparaissaient derrière moi. Bientôt je n’aperçus plus l’église de San-Theresa que comme un point noir à l’horizon ; j’entrai complètement dans la vie de voyages, et pour la première fois peut-être je doutai qu’il me fût possible d’atteindre mon but, car les routes sont peu sûres, et un voyageur peut être assassiné impunément dans un pays où il n’y a pas de justice. Je côtoyai les îles du Gobernador et de Paqueta, qui servent de rendez-vous aux parties de plaisir des habitans de Rio. La brise venait de tomber lorsque j’entrai dans la petite rivière d’Inhumirim ; il fallut la remonter à la rame, les bords marécageux ne permettant pas de remorquer les embarcations, et, après trois heures d’efforts, je débarquai à Porto d’Estrella, qui forme une longue rue composée de deux cents maisons basses et mal bâties.

Cette petite ville est située au confluent de l’Inhumirim et du Saracuruna ; c’est le lieu de débarquement de toutes les marchandises qui viennent de la province de Minas. Ces marchandises consistent en cotons, sucres et cafés. Les caravanes prennent en retour les vins, les huiles, les cotonnades, les draps, les chapeaux, la quincaillerie, enfin tous les produits d’Europe envoyés en échange de l’or et des diamans expédiés a Rio. La situation d’Estrella en fait un entrepôt assez fréquenté ; il n’y a cependant que quelques magasins destinés à suffire aux besoins des habitans de la province, qui, ne pouvant se rendre à Rio, achètent ici ce qui est nécessaire pour leur voyage et leur famille.

Je passai la nuit chez un vieux négociant qui possédait la plus belle maison de Porto d’Estrella, la seule qui eût deux étages. Je ne pus me coucher avant d’avoir entendu ses histoires sur les voyageurs plus ou moins illustres qui s’étaient reposés dans le lit que j’allais occuper. Mon hôte, ayant près de soixante ans, confondait assez souvent les noms. Je lui demandai vainement quelques détails sur les environs, il revenait toujours à son sujet favori ; j’aurais mieux aimé moins de souvenirs et une collation un peu meilleure. J’eus plus d’une fois à maudire l’hospitalité que les Brésiliens vous accordent si généreusement. Vous n’êtes plus, il est vrai, exposé à l’intempérie des saisons, mais vous devez vous soumettre à des formes cérémonieuses toujours déplaisantes ; vous devez causer ou écouter quand vous voudriez dormir et vous reposer. Accablé de questions sur le but de votre voyage, sur l’opinion que vous avez du Brésil, il vous faut parler cette langue portugaise si dure et si gutturale. L’hospitalité devient ainsi une gêne, et le plus souvent on n’échange sa liberté que contre un bien-être douteux ; la moindre auberge de nos villages offre plus de ressources que la demeure d’un riche Brésilien vivant au milieu de ses esclaves et de ses troupeaux.

À partir de Porto d’Estrella, le terrain s’élève graduellement. La route, quoique assez large, a été détruite par les pluies ; comme le soleil seul est chargé des réparations, il faut éviter presque à chaque pas les fondrières qui coupent le chemin. Un péage est établi pour l’entretien de ces routes qui ne sont pas entretenues. On paie trente reis (dix centimes) par lieue de route. Ce péage est un impôt assez onéreux pour les caravanes chargées de marchandises ; les routes sur lesquelles il a été établi, n’étant pas encore achevées, sont souvent plus mauvaises que les chemins entièrement abandonnés, les terres fraîchement remuées manquent de la solidité nécessaire, et les pluies entraînent des portions souvent considérables de terrain, sans que les autorités s’occupent de remédier aux dégâts Une route doit être construite de Parahyba, petite ville de la province, à Ouropreto ; à l’époque de mon arrivée au Brésil, les travaux étaient commencés depuis huit ans ; il n’y avait encore que seize lieues achevées, c’est-à-dire dont le nivellement fut terminé. Les premières lieues avaient coûté cinquante mille francs : plus tard les employés et les ingénieurs s’étaient entendus pour faire porter la valeur de la lieue de route de cent à cent vingt mille francs. Les ponts et les chaussées de cette route avaient été détruits en partie par les pluies d’hiver, les autres étaient en voie de construction. Il est douteux que cette route, qui coûtera des millions, rende les communications plus faciles, il eût fallu des études préliminaires qui n’ont pas été faites, un plan général aurait rendu la route plus directe ; on s’est borné à suivre les détours de l’ancien chemin ; plus de vingt ans se passeront avant que cette route soit achevée, quoiqu’il n’y ait que des nivellemens à exécuter pour rendre les pentes moins rapides. Ce seul exemple fera juger de ce que sont les travaux publics au Brésil.

La culture est réduite, comme l’entretien des routes, aux plus simples procédés. On se borne à brûler les bois, puis à semer du maïs ou à planter du café sur l’emplacement qu’on s’est ainsi ménagé. Lorsque la terre devient improductive, loin de chercher à suppléer par des engrais à l’épuisement du sol, on abandonne le terrain, qui bientôt se recouvre de nouveaux bois, mais chétifs et peu vigoureux ; vingt ans plus tard, ces bois seront encore détruits, et les terres livrées de nouveau à la culture. Les belles forêts vierges du Brésil disparaissent peu à peu, surtout près des lieux où l’exploitation devient avantageuse ; des arbres immenses sont abattus, brûlés sur place par des propriétaires qui renouvellent ainsi leurs terrains de culture.

Je passai près de nombreuses vendas, ou cabarets-auberges qui consistent en une maison d’habitation et un hangar destiné à mettre à l’abri les charges des mulets. J’arrivai ensuite dans un charmant vallon où est établie la fabrique de poudre du gouvernement ; plusieurs ruisseaux d’une eau limpide se croisent en tous sens et entretiennent dans la vallée une agréable fraîcheur. La fabrique consiste en un long bâtiment divisé en plusieurs corps de logis. Directeur, employés, chacun a une habitation séparée. La poudre est fabriquée d’après les procédés d’Europe : le mélange s’opère à l’aide d’une machine que l’eau met en mouvement. Cet établissement ne produit que de la poudre commune et très faible. La vente des poudres au Brésil ne semble guère favorisée par le gouvernement. Avant mon départ de Rio, j’avais voulu me procurer de la poudre anglaise, et plusieurs marchands m’avaient répondu qu’ils n’en vendaient pas. Le gouvernement avait donné l’ordre d’acheter les poudres importées, afin d’éviter qu’elles fussent expédiées dans les provinces où s’agitent les mécontens.

En quittant la poudrière, il faut s’engager dans des bois assez épais et gravir les pentes escarpées de la sierra d’Estrella ; une chaussée mal pavée rend cette ascension difficile et lente, on n’arrive au sommet de la montagne qu’après trois heures de marche, mais on est dédommagé par une vue magnifique. Toute la baie de Rio s’étend à vos pieds. La montagne appelée Pain de Sucre remplit le fond du tableau. Nulle position n’est plus favorable pour contempler la baie, dont les contours forment à cette distance un ensemble harmonieux. Les montagnes que vous avez successivement gravies étagent autour de la sierra leurs plateaux chargés des végétations les plus variées. Dans la plaine règne la culture du maïs, du café, de la canne à sucre, plus haut, celle du maïs et du café seulement ; plus haut encore, on ne voit que des arbres que l’homme a respectés, des rochers couverts de plantes parasites et sillonnés de torrens qui se précipitent avec bruit dans la plaine. Après un instant de repos, je me remis en marche, suivant les bords d’un torrent, le Piabanha, qu’on traverse plusieurs fois sur des ponts en bois. Ce torrent, qui se réunit plus loin au Parahyba, a un aspect sauvage ; des arbres croissent au milieu des rochers, des lianes descendent et plongent jusque dans l’eau. Je m’arrêtai à Padre-Corréo ; une église et quelques maisons qui s’élèvent autour d’une place, dont un immense figuier forme le centre, composent ce village. Je m’établis dans une venda renommée comme une des meilleures de la route ; en effet, j’obtins une chambre où sur quelques bâtons en croix on étendit une natte ; le propriétaire était convaincu que son auberge était des plus comfortables, et que j’étais trop heureux de partager toutes ces jouissances. Mon dîner fut cependant chose assez difficile : ce n’est qu’au bout de trois grandes heures qu’on put me servir une poule bouillie et du riz cuit à l’eau. Les Brésiliens aimeraient mieux mourir que de se presser. La réclusion volontaire ou forcée des femmes vous oblige à attendre avec patience les quelques mauvais plats qu’il leur plaira de vous envoyer. Un étranger ne pénètre jamais dans l’intérieur des maisons, la cuisine est l’asile inviolable des Brésiliennes ; là, vêtues d’une chemise, quelquefois d’un japon, elles président aux soins du ménage, donnant leurs ordres aux négresses, ou veillant elles-mêmes à la préparation des mets. Je n’ai jamais pénétré dans cette enceinte sacrée ; pourtant une porte, entr’ouverte par la curiosité, m’a permis plus d’une fois de m’assurer de la saleté qui règne dans cet intérieur. Les mets indigènes répondent à ces tristes apparences. Les Brésiliens mangent de la viande salée ordinairement fétide, et des haricots noirs qu’ils mêlent à de la farine de manioc ou de maïs.

Parahyba, qu’on rencontre en quittant Padre-Corréo, est un petit village formé de quelques maisons et de quelques boutiques ; pour y arriver, il faut traverser en bac la rivière de Parahyba, qui a plus de deux cents mètres de largeur ; les bords sont peu escarpés, mais de nombreux rochers en rendent la navigation impossible. Parahyba doit toute son importance au séjour forcé des caravanes qui se rendent à Porto d’Estrella ou retournent à Ouropreto ; le bac ne contient que six ou huit mules, et, pour peu que les caravanes soient nombreuses, il faut plus de six heures pour passer la rivière. On ne parle pas d’établir un pont sur le Parahyba ; en attendant, on est soumis à un péage de cinquante reis par tête d’animal chargé ou non.

Je devais passer la nuit chez un propriétaire dont l’habitation, voisine de Parabyba, s’élevait près d’une forêt vierge ; la nuit était déjà avancée. Je dus traverser la forêt dont j’entrevoyais à peine les arbres immenses, qui semblaient former devant moi une barrière insurmontable Enfin, j’atteignis un vallon jadis cultivé, et je traversai des masses de bambous si serrées, que je pouvais me croire encore au milieu de la forêt. L’habitation, but de recherches si pénibles, était une pauvre farenda, espèce de ferme, autour de laquelle on n’apercevait que des plantations de café en assez triste état. Après quelques heures passées dans ce misérable gîte, je m’engageai de nouveau dans les bois, à travers des vallons où l’on commençait à abattre les arbres pour planter soit du riz, soit du café. Les cultivateurs creusent dans la terre des trous peu profonds, de distance en distance, et y jettent quelques grains, soit de riz, soit de maïs. Si l’année est favorable, un alquiere (décalitre) de maïs ou de riz produit deux cents pour un. Les sécheresses viennent souvent détruire toutes les espérances, et l’absence de communications régulières empêchant une province de suppléer par son excédant à l’insuffisance des récoltes voisines, les sécheresses entraînent souvent la disette. À l’époque où je visitais le Brésil, le riz était devenu fort cher ; au lieu de 6 francs l’alquiere, il coûtait 30 francs. La révolte qui avait éclaté dans la province de Minas avait empêché la culture d’un grand nombre de terrains. Il arrive souvent au Brésil que vous passez d’un district où tous les vivres sont abondans, dans un autre où les denrées, telles que le maïs, le manioc et le riz, manquent totalement. Chacun cultive pour ses propres besoins ; si l’on perd sa récolte, il faut savoir souffrir et attendre une seconde récolte, car vos voisins sont hors d’état de venir à votre secours, n’ayant eux-mêmes recueilli que le nécessaire.

On rencontre bientôt une seconde rivière, le Parahybuna ; d’immenses rochers à pic s’élèvent sur ses bords. Le pont en bois qui existait sur le Parahybuna a été brûlé le 17 juin 1842 par les révoltés de la province de Minas ; il ne reste plus que les piliers en pierre : le gouvernement veut faire reconstruire tout le pont en pierres, afin d’éviter, me disait-on, qu’il soit brûlé de nouveau. Le village de Parahybuna est, comme Parahyba, une réunion de quelques maisons bâties au hasard ; le seul édifice un peu considérable qui subsiste encore servait jadis aux douaniers chargés d’inspecter toutes les marchandises provenant de la province de Minas, et de saisir l’or ou les diamans qu’on aurait voulu soustraire au paiement des droits ; aujourd’hui, les droits étant perçus sur les lieux mêmes, il n’y a plus de douane, et j’entrai librement dans la province de Minas, après avoir acquitté le droit de péage pour le bac et pour la route qui est en voie de construction. Cette province a été, en 1842, le théâtre d’une insurrection considérable. La destruction du pont de Parahybuna fut un des premiers actes de la révolte, les insurgés voulaient arrêter ainsi la marche des troupes qu’on devait envoyer contre eux. Quelques détails sur ce mouvement politique feront connaître la situation des partis dans le Brésil.

La majorité de don Pedro II ayant été proclamée avant l’époque légale, les ambitions politiques s’étaient mises en mouvement pour exploiter l’agitation qui avait suivi cette mesure. L’opposition avait triomphé dans les élections de 1840, et le ministère, regardant les chambres nouvelles comme hostiles au pouvoir, saisit un prétexte pour les dissoudre avant leur convocation. L’opposition fit alors un appel à la force : députés et sénateurs se mirent en rapport avec les hommes influens des provinces ; ils réussirent aisément à inspirer l’esprit de désordre à des propriétaires perdus de dettes, et dont les esclaves étaient engagés. Il ne restait plus qu’à soulever les masses. Le ministère avait mis à exécution une mesure qui modifiait l’institution du jury et qui l’annulait de fait, en soumettant la décision des jurés au contrôle du juge en droit du district ; on s’empressa de proclamer que la monarchie était en danger, que le ministère violait la constitution, enchaînait la volonté de l’empereur, il fallait s’armer pour défendre les institutions ; l’établissement d’une république fédérative était le but non avoué de tous les efforts, de toutes les espérances. Les provinces de San-Paulo et de Minas-Geraës obéirent à l’impulsion qui leur était donnée ; les troubles de San-Paulo durèrent peu, les chefs de l’assemblée provinciale s’étaient trop pressés, ils avaient devancé le mouvement de la province de Minas. Le baron Caxias, général des troupes de l’empereur, eut bientôt rétabli l’ordre dans la population de San-Paulo, et marcha contre l’autre province, celle de Minas, qui venait de prendre les armes. C’est sur ce nouveau théâtre que l’insurrection se développa dans toute sa gravité.

Une assemblée populaire eut lieu à Barbacena ; les membres de la municipalité, s’étant mis à la tête des rebelles, élurent pour chef José Feliciano, sénateur d’un caractère faible, de mœurs très douces, mais très ambitieux. Ayant déjà occupé pendant deux ans la présidence de la province, José Feliciano avait été en rapport avec toutes les municipalités ; il était connu et aimé de tous les habitans. Le nouveau président accepta le rôle de chef ostensible de la révolte ; il publia une proclamation et un manifeste aux Mineiros (habitans de la province de Minas) ; quelques passages de ce manifeste sont assez curieux pour que je les transcrive.

« Mineiros ! quand la patrie est en danger, le devoir de tout citoyen est de voler à son secours ; quand la liberté est foulée aux pieds par un gouvernement ambitieux, tout homme libre doit s’armer ; sauvons la constitution qu’une faction astucieuse parvenue au pouvoir veut annuler. Le recrutement le plus barbare est venu décimer les populations industrielles ; on a jeté dans les fers, dans les prisons, les citoyens les plus distingués, qui n’avaient commis d’autre crime que de repousser la faction dominante. Le plan liberticide des ministres a été consommé avec l’adoption par les chambres d’une réforme de notre code criminel et de procédure. Le Brésil avait élu en 1840 une chambre qui devait représenter les véritables intérêts du pays ; cette chambre, avant d’être convoquée, a été dissoute. La province de San-Paulo s’est émue et a pris les armes pour défendre le trône et la constitution. C’est à nous de suivre son noble exemple. Respecter les droits de chaque citoyen, la propriété de tous, n’user de rigueur que contre les hommes qui, au mépris des vœux de la nation, oseraient soutenir et défendre la faction oligarchique que le Brésil repousse : tel sera votre devoir. »

La proclamation et le manifeste de José Feliciano furent publiés à Barbacena en juin 1842. Plus de six mille hommes mal armés, mal vêtus, de toutes les classes et de toutes les couleurs, se réunirent aussitôt dans diverses localités. Des lieutenans, des capitaines furent élevés au rang de commandans en chef. On agit sans ensemble ; la peur régnait dans les deux camps. Après une vive fusillade à Parahyhuna, il n’y eut que six blessés dans les deux armées : l’engagement le plus brillant fut celui de Queluz, le 26 juillet ; les rebelles, au nombre de quinze cents hommes, chassèrent de la position qu’il occupait le général Riébona, qui eut cinquante hommes tués ou blessés, et perdit cent cinquante prisonniers avec sa seule pièce d’artillerie. Les insurgés triomphans vinrent former le siége d’Ouropreto, chef-lieu de la province, et s’ils avaient été commandes par des chefs habiles ou résolus, cette ville tombait en leur pouvoir, car le président Jacintho de la Vieja était le seul parmi les habitans qui voulût résister : le commandant d’armes de la province était prêt à rendre la ville. Après huit jours d’une vive fusillade, sans qu’il y eût de sang versé, les rebelles se retirèrent, n’ayant pas osé pénétrer les armes à la main dans l’intérieur d’une ville tout ouverte, qui n’avait pour défense que quatre pièces de canon. Caëthe fut ensuite assiégé ; un combat très bruyant eut lieu entre l’avant-garde des deux partis, et dans ce combat qui dura trois jours, deux hommes seulement furent tués par accident.

Malgré l’échec éprouvé par les rebelles devant Ouropreto, leur nombre était encore imposant ; ils auraient pu lutter même avec avantage contre les troupes impériales, s’ils eussent marché avec plus d’ensemble ; mais de nouveaux incidens vinrent affaiblir la position des insurgés. Une proclamation impériale détermina la défection d’environ trois mille rebelles dégoûtés d’un parti dont le triomphe devenait douteux. La révolte, loin de s’étendre dans toute la province, fut limitée aux districts de Barbacena, Ouropreto, Queluz, Cocaès et Sabara ; l’insurrection fut comprimée à Diamantina, Villa do Serro et Minas-Novas. Partout s’organisa la résistance : il y eut un instant près de vingt mille hommes en armes dans toute la province de Minas. Parmi les divers corps d’armée, le plus considérable était celui des quatre mille insurgés qui avaient assiégé Ouropreto. La déroute de cette petite armée par le baron Caxias, général des troupes impériales, mit fin à la guerre civile. La bataille eut lieu à San-Lucia. Le baron Caxias ne disposait que de trois mille hommes : mal secondé par ses lieutenans, il sut, à force d’énergie et de présence d’esprit, remédier aux inconvéniens d’un mauvais plan d’attaque. Le succès justifie toutes les fautes, et le succès fut complet ; après la bataille de San-Lucia, il n’y eut plus de réunion armée. Près de cinq cents hommes furent tués ou blessés dans cette affaire, qui se prolongea depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit. Il eût été facile, je crois, au baron Caxias, qui commandait des troupes régulières et qui avait de l’artillerie, d’éviter une si grande effusion de sang. Le président José fut presque le seul des fauteurs de la révolte qui put s’échapper.

Telle fut la fin de cette petite guerre, qui avait duré plus de trois mois. Il n’eût fallu qu’un peu plus d’ensemble et d’activité pour rendre ce mouvement très grave. José Feliciano avait eu le tort de remuer sans ménagement les passions populaires ; il avait armé sans distinction tous ceux qui venaient s’offrir à défendre la cause de la révolte. Cette conduite imprudente effraya les propriétaires, qui devinrent les plus fermes soutiens du gouvernement. La désunion amena d’atroces représailles : des menaces de mort furent proférées contre ceux qui restaient indifférens ; des bandes armées parcouraient le pays, pillant tout sur leur passage. L’insurrection ne fut plus qu’un prétexte pour se livrer au désordre et exercer des vengeances. On pouvait prévoir l’issue d’un mouvement ainsi compromis à son origine. Le moment n’était pas venu d’ailleurs de proclamer la république ; il eût fallu que Bahia, Fernambouc, eussent donné le signal de la lutte contre le pouvoir monarchique. À part le clergé[1] et quelques propriétaires influens, la rébellion ne recruta que des hommes toujours prêts au désordre. Aussi les deux provinces de San-Paulo, de Minas-Geraës, une fois pacifiées, les autres parties du Brésil restèrent tranquilles. Nous le répétons, c’est par la faute des chefs que l’insurrection se réduisit à une sanglante échauffourée. Le mouvement eût pu devenir général, car l’union du Brésil n’est qu’apparente, et toutes les provinces n’aspirent qu’à l’indépendance ; une république formée sur le modèle des États-Unis, tel est le rêve dont elles poursuivent l’accomplissement. Ici encore l’orgueil national se trahit : les Brésiliens se croient trop civilisés pour avoir besoin d’un gouvernement même constitutionnel !

Après la victoire de San-Lucia, le ministère devait se croire fort : les élections de 1842 lui étaient favorables, et il venait de déjouer victorieusement les tentatives de l’opposition ; mais une situation régulière ne peut jamais se prolonger au Brésil : une question de susceptibilité nationale entraîna la ruine du cabinet. La haine des étrangers a plus de puissance sur les Brésiliens que tous les principes politiques. Ils ne peuvent comprendre encore une pratique sérieuse et élevée des institutions qu’ils possèdent. Les provinces sont tranquilles aujourd’hui ; mais tout fait croire que des crises pareilles à l’insurrection de 1842 se renouvelleront fréquemment.

Les souvenirs qui s’attachent au pont de Parahybuna m’ont détourné du récit de mon voyage à Ouropreto. Il est difficile d’échapper, en visitant le Brésil, aux tristes préoccupations qu’éveille en tout lieu la situation politique de cet empire. En continuant ma route, je retrouvai un nouveau sujet de réflexions sur l’incurie administrative dont j’avais si souvent remarqué les traces. Je passai la Mantequeira, montagne très boisée, qui servait jadis de refuge à des voleurs qu’on avait long-temps laissé exercer en paix leur étrange industrie. Ces voleurs prélevaient des impôts sur les caravanes qui suivaient cette route, et massacraient les muletiers qui résistaient après une sommation. Ils avaient construit une barricade dans un des passages les plus étroits de la route ; hommes, chevaux, ne pouvant passer qu’un à un, il suffisait de deux brigands pour arrêter une caravane entière. Si ces bandits s’étaient bornés à voler, l’autorité serait probablement restée inactive. En effet, le voyageur dépouillé n’a d’autre ressource au Brésil que de se faire justice lui-même. Recourir aux magistrats pour demander l’arrestation d’un voleur de grand chemin est une perte de temps fort inutile. Malheureusement pour les brigands de Mantequeira, ils commirent trop d’assassinats. L’ordre fut donc envoyé de Rio-Janeiro de se saisir d’hommes qui arrêtaient toute communication par la terreur qu’ils inspiraient. Un détachement de troupes parvint à tuer les uns, à effrayer les autres, et lorsque je passai, on ne voyait plus que la barricade qui leur servait d’abri ; il y avait un mois seulement que les voleurs avaient été arrêtés.

Barbacena, où j’arrivai après trois jours de marche depuis mon départ de Parahybuna, est situé au milieu des campos, sur un plateau élevé ; on aperçoit au loin une église qui domine cette petite ville. Le nom de campos désigne une suite de collines presque entièrement dépouillées de végétation ; ce n’est que dans le fond des vallées qu’on trouve quelques arbres et un peu de verdure. Je regrettai, je l’avoue, ces belles forêts si épaisses qui m’avaient protégé jusqu’alors contre les ardeurs du soleil. Traverser les bois vierges est pour les Brésiliens un sujet d’effroi ; aussi ne comprenaient-ils pas mon admiration pour ces belles solitudes que la main de l’homme n’a pas encore profanées. Rien n’est plus triste qu’un voyage à travers les campos. On ne voit de tous côtés que des plateaux arides, à peine quelques troupeaux errent-ils dans les plaines. On marche des heures entières avant de découvrir une habitation, qui presque toujours tombe en ruines.

Barbacena compte douze cents maisons et environ six mille habitans ; les négocians les plus riches avaient pris part à la révolte des Mineiros, et ils étaient en fuite. Le climat de Barbacena est tempéré, presque froid. Nos fruits et nos fleurs, qui ne peuvent venir à Rio, réussissent à Barbacena. La différence de climat s’explique par la position élevée de cette dernière ville. Les habitans élèvent des bestiaux et engraissent des porcs ; quant à la culture, personne ne s’en inquiète. J’en demandai le motif, on me répondit que les soins à donner aux bestiaux suffisaient à occuper la population. Barbacena n’a que peu de maisons à deux étages, toutes les autres sont basses et mal construites, mais régulièrement alignées. Les rues, larges et pavées, sont disposées en escaliers, tant la pente est rapide. Il y a huit églises appartenant à des confréries, aujourd’hui misérables ; ce sont de grands bâtimens sans architecture et dénués de luxe intérieur.

En se détournant de la route nouvelle qui mène de Rio à Ouropreto, on pourrait visiter une ville intéressante, Saint-Jean d’el Rey. Au dire de quelques voyageurs, la position et le climat de Saint-Jean d’el Rey offrent de précieux avantages, qui auraient dû faire choisir cette ville comme capitale de l’empire du Brésil. À Saint-Jean d’el Rey fut établie la seule filature de coton qui ait été créée dans l’empire ; cette fabrique ne se soutint que durant peu d’années. Ses produits ne pouvaient supporter la concurrence avec les marchandises étrangères. Les mines d’or de Saint-Jean d’el Rey, si renommées autrefois, sont abandonnées. Il n’y a plus qu’un petit nombre de nègres libres qui s’occupent à laver le sable entraîné par les grandes pluies, pour en dégager quelques parcelles du métal précieux. Rarement ils trouvent assez d’or pour payer leur travail. L’extraction n’est plus un moyen de fortune à Saint-Jean, et la culture des terres a remplacé pour les habitans la recherche de l’or. Une compagnie anglaise, qui s’était formée pour l’exploitation d’une mine d’or près de la ville, a dépensé plus de sept cent mille francs sans résultats. On a dû renoncer à poursuivre les travaux, la veine d’or étant trop peu abondante pour couvrir les dépenses. Saint-Jean d’el Rey, n’étant plus sur le passage des caravanes, perd chaque jour de son importance. La population active s’en éloigne pour s’établir dans des villes nouvelles. Un mauvais village, Juiz de Fora, sur la route de Barbacena à Rio, comptait à l’époque de mon voyage plus de cinquante maisons en construction. Les terres, les bâtimens ayant peu de valeur au Brésil, les populations se déplacent avec une rare facilité. Le Brésilien ne sait pas ménager les terrains qu’il cultive ; il les a bientôt épuisés, et s’éloigne alors pour chercher des terres encore vierges, qu’il abandonnera après quelques années. Cette vie indépendante et nomade est celle des plus riches cultivateurs. Privés de toute éducation, les Brésiliens fuient la société plutôt qu’ils ne la recherchent. Vous êtes étonnés de voir de riches propriétaires passer leur vie dans des fermes isolées ; entourés d’esclaves soumis à leurs caprices, ils sont heureux d’exercer un pouvoir sans contrôle. Vous les voyez se promener avec des sandales de bois pour toute chaussure, avec une chemise et un caleçon pour tout vêtement ; ils ont la contrainte en horreur et n’entretiennent de relations qu’avec des subalternes ; peu importe à ces hommes qu’ils vivent dans un lieu ou dans un autre : tout leur est indifférent, pourvu qu’ils puissent satisfaire leurs instincts grossiers.

En continuant sa route vers Ouropreto, le voyageur suit les bords du Paroopeba, un des affluens du Rio das Velhas. : bientôt il rencontre Queluz, petite ville de douze cents ames. Queluz est encore dans les campos, mais ces solitudes présentent ici des aspects plus variés et moins arides qu’aux environs de Barbacena ; les arbres sont plus élevés, les bestiaux en plus grand nombre ; les habitations sont toujours rares. Queluz est situé sur le penchant d’une colline, au milieu de jardins bien cultivés ; l’église est le principal monument de cette ville, qui ne consiste qu’en une longue rue formée par des maisons d’assez misérable apparence. La température y est plus chaude qu’à Barbacena ; le café, les ananas, le tabac, réussissent à Queluz, tandis que les nuits froides de Barbacena les feraient périr. À partir de Queluz, le pays prend un nouvel aspect ; on est sorti des campos, et on s’engage dans des bois peu élevés, au milieu d’une végétation assez riche ; on côtoie de nombreux ruisseaux dont les eaux vont se confondre avec celles du Rio-San-Francisco. Des villages s’élèvent çà et là sur la route. Alto da Virgem, qu’on traverse d’abord, est habité entièrement par des nègres libres ; c’est le premier village ainsi peuplé que je trouvai sur ma route depuis Rio ; les cabanes me parurent assez propres et les jardins bien entretenus. Ouro-Branco, qu’on rencontre ensuite, est dans une situation charmante, au pied de la montagne de ce nom ; une fontaine ombragée par des palmiers, une chapelle et une trentaine de maisons, voilà ce qui reste de ce village autrefois considérable, et ruiné par l’épuisement des mines d’or.

Plus l’on approche d’Ouropreto, et plus la nature devient sauvage ; le sol, généralement rocailleux, prend la teinte rougeâtre de l’oxide de fer ; la nature n’a pas cependant le caractère de tristesse et de sévérité que je croyais y trouver. Tantôt suivant le cours d’un torrent, tantôt gravissant une colline, on oublie aisément la stérilité du pays en admirant la vigoureuse végétation du bord des rivières. Un peu avant d’arriver à Ouropreto, on aperçoit l’Ita-Columni, immense bloc élevé de dix-huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer. L’Ita-Columni est une des montagnes les plus remarquables du Brésil. Ce bloc énorme, imparfaitement exploré, renferme, dit-on, des diamans ; le sable entraîné par les pluies fournit toujours de l’or, quoiqu’en moins grande quantité qu’autrefois. Tout indique donc que cette montagne contient des veines riches et abondantes bien que les travaux entrepris jusqu’à ce jour aient été infructueux.

Enfin j’atteignis Ouropreto ou Villa-Rica où je comptais m’arrêter avant de continuer mon voyage dans le Brésil. Ouropreto occupe le fond d’un vallon resserré entre de hautes montagnes. On n’aperçoit la ville, du moins par la route que je suivais, qu’au moment d’y entrer. L’aspect de cet amas de maisons, perdu au milieu des montagnes, offre peu d’attraits ; les églises et le palais de la présidence sont les seuls monumens qui se détachent sur la masse confuse des habitations. Ouropreto étant bâtie sur deux collines, au pied de la montagne du même nom, le terrain y présente partout des pentes que les chevaux gravissent péniblement ; les maisons sont en pierres, la plupart à deux étages ; beaucoup tombent en ruines, car la population s’éloigne d’une capitale dont le climat offre peu d’agrémens. Un voyageur a calculé qu’il pleuvait à Ouropreto deux cent soixante jours dans l’année. À en croire les habitans, il n’y a pas de matinée sans un brouillard plus ou moins épais. Je pus reconnaître l’exactitude de ces renseignemens, car, venu de Rio à Ouropreto, dans l’espace de douze jours, par un temps constamment sec, je fus surpris par la pluie le lendemain même de mon arrivée à Ouropreto, et tant que dura mon séjour, je ne pus sortir qu’à de longs intervalles. La position d’Ouropreto, au milieu des montagnes, explique ces pluies continuelles. La température y est d’ailleurs assez douce. Quelques faibles gelées le matin sont les seuls indices de l’hiver.

Le séjour d’Ouropreto offre, sinon de grandes distractions, au moins le charme qui s’attache à une hospitalité cordiale. La société de cette ville se distingue par beaucoup de bonhomie et d’aménité ; fonctionnaires, employés, tous viennent vous offrir leurs services, et cherchent à rendre votre séjour agréable. Il est fâcheux que l’instruction de ces fonctionnaires ne réponde pas à leur bonne volonté. Les autorités même ne connaissent qu’imparfaitement le pays. Il existe à Ouropreto une carte manuscrite de la province de Minas ; je demandai un extrait de cette carte, qui m’était nécessaire pour mon voyage : l’embarras fut grand ; aucun des points que je voulais visiter n’était marqué, il fallut avec les cartes d’Arrowsmith, de Spix et de Brué, suppléer aux lacunes. J’exprimai en riant au président mon opinion sur la négligence que l’on mettait à se procurer des renseignemens si utiles à une bonne administration. « Dans un pays où tout marche à l’aventure, me répondit ce fonctionnaire, il est impossible d’obtenir des indications exactes ; le gouvernement brésilien n’a pas les moyens d’organiser le service administratif comme il le faudrait, car il dit consacrer ses ressources à prévenir les révoltes ou à les réprimer. » Il en est, des renseignemens statistiques comme de tous les autres : le nombre des électeurs de chaque collége, celui des députés généraux et provinciaux, voilà tout ce que vous parvenez à savoir ; quant au mouvement de la population, à l’état de l’agriculture, personne ne peut vous répondre.

Un grand désordre règne dans l’administration de la province de Minas. Le président, Jacintho de la Vieja, s’occupait avec zèle, à l’époque de mon passage à Ouropréto, de réparer les maux causés par les derniers troubles. La trésorerie n’a jamais d’argent ; ceux qui veulent se faire payer transigent avec un des employés du trésor, et abandonnent 2 pour 100 de la somme à toucher. La province de Minas est cependant la partie la plus riche et la plus peuplée du Brésil ; elle a conservé un matériel d’employés considérable, mais elle a perdu beaucoup de sa prospérité : elle a vu disparaître successivement ses ressources en or et en diamans. Aujourd’hui ses dépenses excèdent chaque année ses revenus. Le budget de 1841 à 1842 présentait un déficit de 100,000 fr. sur un total de 1,200,000 francs ; les dépenses en 1842 ont dû s’élever à plus du double des revenus, à cause des frais qu’il a fallu s’imposer pour payer, armer les milices, approvisionner les villes, et s’assurer des moyens de transport.

On peut juger par un seul exemple de l’état de la comptabilité dans cette province, qui tient le premier rang parmi celles de l’empire. Le district du Serro porte en compte de recette 3,600 francs perçus sur les eaux-de-vie ; deux propriétaires paient à eux seuls moitié de la somme, trente ou quarante paient chacun au-là de 300 francs : le chiffre de la recette est évidemment amoindri, mais comment le prouver ? Les reçus restent entre les mains des employés, qui ne portent qu’un dixième à peine au trésor provincial. Je ne suis pas parvenu à me rendre compte du système de comptabilité ; ce que je puis affirmer seulement, c’est qu’il n’y a aucune régularité dans la perception de l’impôt ; tel propriétaire, se refusant à acquitter les taxes, résiste par la force aux demandes des employés ou achète leur silence. Les états de recettes et de dépenses qui devraient être présentés à des époques régulières sont remis après des années, lorsqu’il n’est plus possible de s’assurer de leur exactitude. Les droits perçus sur les maisons, un dixième de la valeur locative, les droits et patentes sur l’eau-de-vie, la taxe des esclaves, enfin tous les impôts directs, d’après l’aveu même du ministre des finances, couvrent à peine les frais de perception.

L’exploitation des richesses matérielles de la province de Minas laisse aussi beaucoup à désirer. Le minerai de fer y est très abondant ; malheureusement le défaut de communications y rend le combustible plus cher qu’en Europe. Le minerai de fer produit parfois 90 pour 100, et cependant une seule fonderie, dirigée par un Français, a été établie dans la province. Tous les établissemens que le gouvernement a voulu créer n’ont pu se soutenir ; le fer employé vient d’Europe, tandis qu’on pourrait se servir avec avantage du fer du Brésil, qui, par sa dureté et sa malléabilité, rivalise avec le fer de Suède.

L’or, qui jadis se rencontrait à la surface du sol, se cache maintenant dans les profondeurs de la terre. Les travaux d’une mine exigent de si grandes dépenses dans un pays où la main-d’œuvre intelligente n’existe pas, qu’il faudrait une veine bien abondante pour couvrir les frais d’exploitation. Les savans minéralogistes qui ont publié le résultat de leurs observations dans la province de Minas ont tous été unanimes pour reconnaître que l’or devait exister en grande quantité dans le sein de la terre : des compagnies anglaises se sont formées pour l’exploitation de ces richesses ; mais la fortune s’est jouée de leurs efforts, et ces compagnies, qui augmentent chaque année leur capital social, toujours dans l’espoir d’un succès, n’ont encore obtenu aucun résultat avantageux. Si l’extraction des diamans a procuré à quelques spéculateurs une certaine aisance, tous ceux qui se sont livrés au travail des mines d’or ont mangé leurs capitaux et ont été obligés d’abandonner leurs recherches au bout de quelques années. Après avoir dépensé la plus grande partie de son immense fortune dans les différentes cours de l’Europe, le marquis de Barbacena voulut rétablir ses affaires en désordre en venant diriger lui-même l’exploitation d’une mine d’or qu’il possédait dans la province. Malgré le nombre de ses esclaves, la richesse des veines qu’il rencontra, il ne fit que s’obérer : à sa mort, survenue en 1842, la plupart de ses esclaves étaient engagés à une espèce d’usurier d’Ouropreto, nommé Paulo-Santos, qui traitait les malheureux nègres avec une odieuse barbarie. Ce Paulo-Santo était, il y a quelques années, un misérable commis ; étant parvenu à se procurer quelque argent, il fit l’usure et ne tarda pas à s’enrichir. Les usuriers, très nombreux au Brésil, sont les seuls, qui, aujourd’hui, fassent fortune en peu de temps. Presque toutes les propriétés sont engagées, le taux de l’argent est de 2, souvent 3 pour 100 par mois ; en peu d’années, les intérêts absorbent le capital. Les seuls dangers que courent les usuriers sont dans l’expropriation ; aussi, pour se mettre à l’abri des vengeances, ont-ils des assassins à leurs ordres.

Je vis plus d’une fois, en traversant la petite rivière d’Ouropreto, de malheureux nègres occupés à retirer le sable qu’ils amassaient sur un des bords. Les parcelles d’or qu’ils dégagent du sable couvrent leurs frais de nourriture ; mais ils doivent travailler en tout temps, sinon un rival s’emparerait aussitôt de leur place, tous ayant un droit égal à occuper le lit de la rivière, qui est propriété publique. Je demandai à un de ces malheureux s’il était satisfait de son industrie ; il me dit qu’elle était rarement productive, des semaines entières de travail se passaient sans qu’il recueillît une seule parcelle d’or. Depuis que les lavages ne donnent plus que des produits insuffisans, la poudre d’or, qui avait long-temps servi de monnaie courante dans la province de Minas, a cessé d’être en usage, et on a supprimé un moyen d’échange qui était établi en faveur des travailleurs pauvres. Ouropreto a encore son ouvidor ; mais l’amalgame de l’or étant fait, soit par les compagnies anglaises, qui recueillent la plus grande quantité de ce métal, soit par les Brésiliens eux-mêmes, qui évitent ainsi le paiement des droits, l’ouvidor reçoit son traitement pour un emploi devenu inutile. De 1841 à 1842, les droits sur l’or, de 10 pour 100, ne se sont élevés qu’à 30,000 fr. ; les Brésiliens n’ont acquitté sur cette valeur que 2,000 fr., le reste des droits a pesé sur les compagnies anglaises, soumises en outre à un droit de 2 pour 100 à l’exportation. Il est remarquable que le droit de 10 pour 100 sur l’extraction ait produit une somme égale au droit de 2 pour 100 sur l’exportation. Cette égalité prouve qu’on a soustrait beaucoup d’or aux droits imposés. Quelle que soit la quantité de métal exportée, on doit admettre, en effet, qu’une somme assez considérable est restée dans le pays, ou a été expédiée en contrebande.

J’assistai, le 2 décembre 1842, aux cérémonies célébrées à Ouropreto pour l’anniversaire de la naissance de l’empereur. Entraîné bien contre mon gré, je dus entendre un Te Deum chanté à l’église paroissiale. Malgré les brillans uniformes, les décorations de tous les fonctionnaires, on aurait pu, en entendant ces voix si monotones, cette musique si lente, en nous voyant tous un énorme cierge à la main, croire que nous assistions à un enterrement. Le Te Deum fini, il fallut voir défiler les troupes, assister aux salves, aux cris obligés ; les quatre cents hommes de la garnison, mi-partie noirs, mi-partie blancs, marchaient comme des soldats dont la vie se passerait à dormir. Les officiers, par une prudence que j’admirai, descendirent de cheval au moment du défilé, sans doute pour ne pas nous donner le chagrin de les voir tomber au premier mouvement d’effroi de leurs chevaux, qui n’ont jamais entendu le feu. La revue terminée, tous les employés accompagnèrent le président à son palais, et tous vinrent mettre le genou en terre devant le portrait de l’empereur ; ce soi-disant baise-mains est un usage curieux dans un pays qui se croit assez civilisé pour se constituer en république. Le soir, il y avait grand spectacle ; le portrait de l’empereur fut placé sur la scène, un couplet fut chanté : trois vivats, dont le président donna le signal, furent répétés par l’assemblée. Le portrait une fois retiré de la scène, on oublia l’empereur pour s’occuper de la pièce, dont tous les rôles, même ceux des femmes, étaient joués par des officiers et des soldats. Une mauvaise traduction d’Inès de Castro composait le spectacle. Les acteurs, trahis par leur mémoire, s’arrêtèrent souvent au milieu des plus belles tirades. La salle était petite et basse ; il n’y avait qu’une ou deux femmes assez jolies ; les autres, me dit-on, avaient été effrayées par la pluie. Après être resté quelques instans dans la salle, je fus heureux de laisser le drame s’achever sans moi.

À Ouropreto, je pouvais étudier sous une face nouvelle la situation politique du Brésil. À Rio, j’avais vu de près la marche du gouvernement brésilien, j’avais observé les hommes et les partis sur le théâtre même de leurs incessans débats ; à Ouropreto, je retrouvais l’action du gouvernement telle qu’elle s’exerce à l’intérieur du pays, à douze journées de la capitale, dans la province la plus riche et la plus peuplée de l’empire, et le désordre de l’administration, l’impuissance de l’autorité, me prouvaient combien il reste à faire pour assurer à la société brésilienne les bienfaits d’une forte et sage direction. Au-delà d’Ouropreto, le Brésil devait m’offrir de nouveaux aspects dignes d’une étude spéciale ; mais ce que j’avais vu suffisait pour donner une base à mes jugemens sur la plus importante question que soulève l’état de cet empire, c’est-à-dire l’avenir politique et commercial qui lui est réservé. C’est cette question qu’il me reste à débattre, et je ne la discuterai qu’avec des faits.

II. — le gouvernement, les chambres, la société brésilienne.

À la suite de la révolution d’avril 1831, le gouvernement constitutionnel, tel qu’il existe aujourd’hui, a été organisé. Le Brésil a un empereur, des ministres d’état responsables, une chambre des députés, un sénat, dont les membres élus à vie sont présentés au choix du souverain. À ne s’arrêter qu’aux formes extérieures, le gouvernement du Brésil paraît avoir une marche régulière. Dirigé par des hommes qui auraient le sentiment et la connaissance de leurs devoirs, cet empire trouverait dans son organisation actuelle de nombreux élémens de force et de prospérité. Il faut donc se demander avant tout si l’empereur, le ministère et les chambres sont à la hauteur de la difficile mission qui leur est imposée.

Don Pedro II est d’une santé délicate et d’une apparence maladive ; on attribue à une excessive timidité la raideur et la gêne qu’on remarque dans le maintien du jeune empereur. Le genre de vie qu’il s’est imposé suffirait à expliquer ce défaut d’aisance et d’abandon dans les manières. D’une petite taille et doué d’un précoce embonpoint, don Pedro prend peu d’exercice, et c’est à peine s’il monte à cheval. On est frappé de la ressemblance extérieure qui existe entre l’empereur du Brésil et son grand-père Juan VI. Il paraît d’ailleurs qu’on pourrait signaler entre les deux souverains plus d’un trait d’analogie, et que chez le petit-fils, comme chez l’aïeul, l’entêtement s’unirait à l’indolence et à la faiblesse. On est réduit toutefois à des conjectures sur le caractère de don Pedro II, car une présentation à l’empereur n’offre pas l’occasion de s’assurer si son impassibilité, sa bonhomie apparente, cachent une certaine vivacité d’esprit. L’empereur ne parle jamais ; il attache sur vous un regard fixe et sans expression ; il salue et répond par un signe de tête ou un mouvement de main, et vous quittez avec une impression pénible ce prince de vingt ans, qui paraît si triste et si malheureux. La gravité de ce jeune homme n’inspire pas le respect, mais un sentiment presque voisin de la compassion.

On ne sait si l’empereur, même avec de bonnes intentions, pourra suffire aux exigences d’une tâche qui réclame le concours d’une haute intelligence et d’une ferme volonté. Il serait téméraire de vouloir résoudre aujourd’hui cette question. Jusqu’ici, don Pedro n’a point encore exercé l’influence que les formes constitutionnelles accordent au souverain assez habile pour maîtriser les partis ; il n’a manifesté d’autres tendances politiques qu’un vif attachement aux priviléges anciens que les rigoureuses prescriptions de l’étiquette suivie à la cour de Portugal ont introduits au Brésil. Étranger à tous les partis, il voit un ministère succéder à un autre sans regret comme sans plaisir. Aucune occasion ne s’est offerte de juger les tendances politiques du souverain.

Si nous passons de l’empereur aux ministres, nous trouverons les plus hautes prétentions unies presque invariablement à l’incapacité. Je ne pourrais citer aucun homme d’état digne de ce nom parmi les différens ministres qui ont eu la direction des affaires au Brésil. S’il y avait dans cet empire un seul ministre capable d’apprécier la situation des différentes provinces, de comprendre en quoi leurs intérêts, leurs besoins se distinguent, et d’appuyer sur des faits une direction politique et administrative, la situation du Brésil pourrait sans nul doute se modifier heureusement, mais l’ignorance absolue des chefs du gouvernement ne leur permet pas de remplir cette noble mission. Mal éclairés sur les besoins du pays, ils voient renaître sans cesse des révolutions de provinces auxquelles un emploi intelligent de l’autorité pourrait seul mettre un terme. Ainsi se prépare une crise qui, dans une époque plus ou moins éloignée, semble devoir amener la dissolution d’un empire où s’agitent tant d’intérêts divers Cette crise, qui l’empêchera ? L’influence de l’empereur est nulle, aucun système politique n’est adopté par les ministres ; les chefs des partis qui arrivent aux affaires détruisent tous les actes de l’administration précédente, uniquement pour satisfaire, par ces changemens inutiles, un amour-propre puéril et tracassier. Les ministres qui aspirent à la popularité ne s’accordent que sur un point, c’est de faire des concessions à l’orgueil national, toujours inquiet, toujours en défiance. Ce désir de popularité les pousse même à d’étranges imprudences vis-à-vis de l’Europe, et aux embarras intérieurs viennent se joindre souvent des complications fâcheuses dans les rapports avec les puissances étrangères. Le ministère fut renversé en 1843 sur une question d’étiquette. Une longue et irritante polémique entre le grand-maître du palais et le ministre de la guerre avait suivi la réception de sir Henri Ellis, envoyé extraordinaire du gouvernement anglais. Les deux hauts personnages s’accusèrent mutuellement d’avoir humilié la nation brésilienne, en ordonnant de rendre et en rendant trop d’hommages à l’ambassadeur d’Angleterre. Il s’agissait d’un roulement de tambour, d’un drapeau incliné mal à propos. La population s’émut ; on reprocha au ministère sa lâche condescendance ; abaisser le drapeau national devant un envoyé anglais, c’était avilir la nation. Le ministre de la guerre, après avoir justifié sa conduite dans les journaux, envoya sa démission, qui fut acceptée par l’empereur, et le ministère dut se dissoudre pour faire place à des hommes restés étrangers à cette grave question et disposés à refuser toute concession à l’Angleterre.

Les changemens de ministère et de direction politique ont toujours eu des motifs aussi futiles. Sous ces apparences frivoles se cache cependant un mal sérieux : c’est l’influence européenne qu’on veut combattre, et cette influence aurait d’excellens résultats pour le Brésil. On s’obstine cependant, on persiste à repousser, à écarter l’étranger, car on est persuadé que le commerce avec l’Europe, loin d’être favorable au pays, entraîne la perte de tout l’or produit par les mines. Cette opinion, qui est celle de tous, des sénateurs comme des représentans, oblige le gouvernement à limiter de plus en plus ses rapports avec les états européens. Le pouvoir est entraîné dans une voie fausse, et personne au Brésil ne semble bien comprendre la situation.

Il appartiendrait aux chambres de suppléer à l’impuissance du pouvoir dirigeant, et les députés réunis à Rio-Janeiro pourraient éclairer le pays sur ses véritables intérêts, si l’orgueil national n’étendait encore ici sa funeste influence. Par malheur, on ne semble occupé que de flatter sans cesse l’amour-propre des Brésiliens. Souvent j’ai entendu des hommes politiques avouer que la civilisation actuelle du pays n’est pas en harmonie avec les institutions représentatives ; ils reconnaissent la nécessité d’adopter une politique large, qui, imposant silence aux influences locales, aux intérêts particuliers, fasse marcher la nation dans une voie meilleure. De tels aveux n’ont aucune portée. Les mêmes hommes arrivant au pouvoir tiennent un langage tout différent : dédaignant les conseils de l’expérience, ils n’oseront s’engager dans aucune réforme sérieuse, de peur de blesser l’orgueil national. Ce déplorable sentiment se fait jour même dans les questions d’intérêt matériel et d’administration provinciale. Les députés des différentes provinces écartent la discussion des affaires que soulève l’état de leur localité ; ils craindraient d’être forcés de convenir que leur province n’est ni aussi avancée en civilisation ni aussi riche que les autres ; au lieu de solliciter le percement de routes nouvelles, l’ouverture de voies de navigation, ils les repoussent comme inutiles ; leur province, déclarent-ils, est un modèle de perfection, elle réunit tous les avantages ! Le voyageur qui n’aurait d’autre opinion que celle qu’il se serait formée en écoutant les députés brésiliens croirait fermement que l’empire jouit de la plus complète prospérité. Les Brésiliens ne sont que trop portés à prendre à la lettre tous ces brillans rapports ; ils ne doutent pas que toutes les ressources immenses de leur pays ne soient utilisées, et attribuent à l’influence des étrangers le déficit annuel.

Quiconque a pu voir de près les hommes politiques du Brésil s’explique aisément leur légèreté, leur insuffisance sur le terrain des affaires. Rencontrés dans les salons, ils sont agréables et amusans ; leur vanité, qui perce à chaque mot, donne à leur conversation un tour assez piquant Si les idées qu’ils émettent sur l’Europe, sur la politique générale des puissances, ne sont ordinairement qu’un résumé des discussions de la presse, leur grande finesse d’observation, leur jalousie mal dissimulée, renouvellent souvent des thèmes qui paraissent épuisés. Leur instruction est superficielle et variée, ils effleurent toutes les questions, et ont assez de vivacité d’esprit pour traiter un sujet qu’ils n’ont jamais étudié. La causerie, la polémique, les débats de personnes, ont pour eux un charme sans égal ; mais dans une discussion sérieuse, le manque d’éducation première ne tarde pas à se trahir. À la tribune, ces brillans causeurs deviennent des orateurs ridicules ; quand ils ne s’abandonnent pas à leurs passions haineuses, ils font retentir les grands mots de liberté, de droits civils, de constitution ; ils proclament l’empire du Brésil la première puissance de l’univers. Ce n’est pas ainsi qu’on peut traiter les affaires. Qu’on me pardonne de citer un fait puéril, mais significatif. Il y a quelques années, un député compara don Pedro II à l’empereur Napoléon ; un des membres du parti opposé répondit qu’il n’admettait pas la comparaison comme juste, l’empereur Napoléon ayant usurpé la couronne, tandis que don Pedro n’était parvenu au trône que par son droit de naissance et le vœu de la nation. La discussion fut vive ; trois jours furent consacrés à des explications ; aucun député n’osa avouer que Napoléon ne pouvait avoir aucun rapport avec le souverain du Brésil. Don Pedro est, aux yeux d’un Brésilien, supérieur à tous les étrangers ; le moindre de ses généraux est un Napoléon ! Les incidens de ce genre sont communs à la chambre des représentans du Brésil. Le blocus de Montevideo par le général Rosas provoqua une motion fort singulière. Un député monta à la tribune pour demander que le gouvernement envoyât des bâtimens de guerre dans la Plata, afin d’intervenir et de trancher la question. L’honorable représentant ajouta qu’il savait que la médiation de la France et de l’Angleterre avait été refusée, mais le général Rosas n’oserait s’exposer, disait-il, à l’indignation du gouvernement brésilien !

Les défauts du caractère national ne font que grandir, on le voit, sous l’influence du régime parlementaire. Les chambres auraient dû cependant chercher à combattre, par une attitude sage et digne, les prétentions ridicules des Brésiliens : ces prétentions sont une source de désordres ; au fond de toutes les révoltes des provinces, il n’y a guère qu’un seul sentiment, la haine des étrangers. Vainement observerez-vous que le Brésil, avant de traiter d’égal à égal avec les grandes puissances, doit se constituer ; vous ne parviendrez jamais à faire comprendre aux habitans que le désordre de l’administration indique un malaise général : ils vous répondront que les avantages accordés aux étrangers sont les seules causes de la misère et de l’anarchie.

Ces ridicules préjugés ne sont pas les seuls maux que le gouvernement laisse subsister sans les combattre. Il suffit de jeter les yeux sur la société brésilienne pour s’assurer que les intérêts moraux sont entièrement négligés par les hommes qui ont mission de diriger le pays. La population du Brésil est évaluée approximativement à cinq millions. On y distingue plusieurs races : 1o les Portugais d’Europe naturalisés Brésiliens ; 2o les Portugais créoles nés dans le pays, ou Brésiliens proprement dits ; 3o les métis de blancs et de nègres, ou mulâtres ; 5o les métis de blancs et d’Indiens, ou cabres ; 5o les nègres d’Afrique ; 6o les Indiens, partagés en diverses peuplades. L’état moral de cette société abandonnée à ses mauvaises passions, à ses instincts sauvages, est vraiment affligeant.

Le phénomène le plus remarquable que présente la population brésilienne, ce sont les empiétemens de la race mulâtre, la seule qui, au Brésil, augmente chaque année. La corruption des Européens est la cause la plus active de cet accroissement. L’immoralité de toutes les classes a favorisé le croisement des races et détruit tous les préjugés de caste qui existent dans les colonies européennes, et surtout aux États-Unis. La seule race pure est celle des Indiens sauvages, en guerre avec le Brésil. Des blancs, des mulâtres nègres et indiens ont souvent des rapports avec la même femme. De ce croisement général des blancs et blanches avec des races mêlées naît une population que le teint naturellement olivâtre, les cheveux noirs et épais, doivent faire regarder comme mulâtre.

Le mulâtre passe ordinairement son enfance dans l’esclavage, il ne doit la liberté qu’à son travail, et n’entre dans la société qu’avec un sentiment de haine et de vengeance contre les blancs. Plus actif, plus intelligent que le Brésilien, il aspire à s’emparer du pouvoir. Parmi les mulâtres affranchis dès l’enfance, on cite des hommes distingués. Tous ont une merveilleuse aptitude aux travaux les plus divers. La position d’infériorité où les place leur origine stimule leur zèle, et ils n’ont ni l’apathie, ni l’insouciance des Brésiliens. S’ils ne peuvent supplanter la société brésilienne et portugaise dans tout l’empire, ils l’excluront certainement de quelques provinces, et surtout de celle de Bahia, où la suprématie leur semble promise. Le jour où ce triomphe s’accomplira sera un jour de réactions terribles contre les propriétaires blancs. Les mulâtres seront sans pitié pour eux. Leur cri d’union est : Mort aux Portugais ! Les nègres libres soutiendront les mulâtres. Il faudrait d’autres hommes à la tête des affaires pour arrêter l’élan donné à cette population nombreuse, qui a tout à gagner au désordre.

L’intelligente activité des mulâtres devrait provoquer l’émulation de la société d’origine portugaise et européenne. Il n’en est rien. Cette société voit la supériorité morale lui échapper sans tenter aucun effort pour la ressaisir. Fortifier l’instruction serait un premier pas dans une voie meilleure ; mais ce pas n’a point encore été fait. La plupart des Brésiliens ne reçoivent d’autre enseignement que celui des écoles primaires. La province de Rio-Janeiro, dont la population s’élève à quatre cent mille ames, compte treize cent cinquante élèves qui suivent ces écoles. La province de Minas-Geraës, la plus peuplée de l’empire et celle dont la population est la plus intelligente, envoie aux écoles primaires près de sept mille élèves. Les autres provinces y envoient de mille à deux mille élèves, qui, lorsqu’ils ont appris à lire et à écrire, se regardent comme suffisamment instruits. Le nombre de ceux qui passent quelques années soit aux universités du pays, soit à celles d’Europe, est très limité. Il y a deux écoles de médecine, l’une à Bahia, l’autre à Rio-Janeiro ; ces écoles sont suivies par trois cents élèves. Les écoles de droit d’Olinda et de San-Paulo comptent environ deux cents étudians. Il y a encore une académie des beaux-arts, que fréquentent quatre-vingts étudians, un enseignement commercial que soixante jeunes gens viennent écouter. En résumé néanmoins, toutes ces écoles, dirigées par d’ignorans professeurs, n’ont aucune influence favorable à la civilisation. Les diplômes d’avocat et de médecin sont accordés avec une facilité qui dispense d’étudier. Un Français, ne sachant comment vivre, voulut obtenir l’autorisation d’exercer la médecine, et dut subir un examen : le professeur chargé de l’interroger ne savait qu’un peu de mathématiques ; l’examen ne roula que sur des questions d’arithmétique, et le Français obtint la liberté de tuer tous ceux qui voudraient lui donner leur confiance. Malgré ces abus, malgré l’évidente insuffisance de l’enseignement public, les Brésiliens, même ceux qui ont passé quelques années en Europe, ont peine à convenir que l’instruction manque à leur pays. Ils vous citeront, comme preuve de progrès intellectuel, le développement de la presse dans la capitale et dans les provinces ; mais ces journaux ne sont ouverts qu’à une polémique haineuse, et il est impossible de les lire sans dégoût.

L’état moral de la population d’origine portugaise répond à ses lumières : la corruption des mœurs brésiliennes est trop connue pour que je veuille en citer des exemples ; c’est d’ailleurs une affaire de famille. Dans les rares circonstances où l’étranger se voit accueilli par les Brésiliens, il peut difficilement étudier leur vie privée : tout se borne alors à une réception cérémonieuse. Je parle de Rio, où il existe une société à laquelle les femmes peuvent prendre part. Dans l’intérieur des provinces, vous pouvez passer des semaines entières sous le toit d’un habitant, sans entrevoir ni la femme ni les filles de votre hôte. Les Brésiliennes jouissent à coup sûr de moins de priviléges que les femmes de l’Orient. Rejetées pour la plupart dans la société des esclaves, elles mènent une vie purement matérielle[2]. Mariées jeunes, défigurées par leurs premières couches, elles ont bientôt perdu le peu d’agrémens qu’elles pouvaient avoir, et leurs maris s’empressent de leur substituer des esclaves mulâtresses ou négresses. Le mariage n’est considéré qu’au point de vue de l’intérêt. Vous êtes tout étonné de voir une jeune femme entourée de huit ou dix enfans : un ou deux seulement sont à elle, les autres appartiennent à son mari ; les enfans naturels sont en grand nombre et reçoivent l’éducation qu’on donne aux enfans légitimes. L’immoralité des Brésiliens se trouve favorisée par l’esclavage, et le mariage est repoussé par la plupart comme un lien gênant, comme une charge inutile. On m’a cité des districts entiers où sur toute une population il n’y avait que deux ou trois ménages. Les habitans vivaient dans un état de concubinage avec des femmes blanches ou des mulâtresses. Il arrive même souvent qu’un maître ayant abusé d’une jeune esclave la vend lorsqu’elle devient enceinte ; d’autres, plus éhontés, gardent comme esclaves leurs propres enfans, et ces malheureux, vendus à la mort de leur père, ne peuvent jamais se prévaloir de leur origine[3]. Quoique généralement bien traités par les Brésiliens, les esclaves sont soumis à un travail dont la durée dépend de la volonté du maître ; les enfans qui naissent sur une habitation ne recevant pas les mêmes soins que dans nos colonies, et les négresses devenues mères n’obtenant aucune diminution de travail, les cas d’avortemens sont très nombreux. On évalue à près de trente mille le nombre d’esclaves qu’on transporte au Brésil chaque année en dépit des croisières anglaises. Ce nombre est à peine suffisant pour combler le déficit annuel de la population noire. Soit qu’il y ait excédant d’hommes sur les habitations, soit par suite d’avortemens, il est rare de voir une habitation où le nombre des naissances égale celui des décès.

Ce n’est que dans leurs rapports avec les esclaves que les Brésiliens s’abandonnent à tous les vices de leur caractère. Vis-à-vis des étrangers, ils savent se contenir. Quand on a, par un long séjour, réussi à découvrir les plaies secrètes de cette société si imparfaitement connue, on est péniblement surpris de la corruption profonde qui se cache sous une réserve apparente. Pour beaucoup de ces hommes, qui n’ont de la civilisation que les vices, rien n’est sacré, ni l’amitié, ni la religion, ni la famille. Tout plie pourtant devant le sentiment de la peur ; l’apparence même du danger suffit pour démoraliser ceux qui ne reculeraient d’ailleurs devant aucun excès. Dans la province de Fernambouc, les assassinats se commettent en plein jour, et les meurtriers se vantent publiquement du nombre et de la qualité des hommes qu’ils ont poignardés. Un Européen faisait un jour remarquer au président de cette province que, si le duel était autorisé, les haines personnelles pouvant se satisfaire par un combat, il y aurait moins d’assassinats. « Croyez-vous donc, répondit le président, qu’un homme offensé consente, pour se venger d’un affront, à risquer sa vie ? Jamais un Brésilien ne commettra semblable folie. » Cette réponse fera juger de ce qu’est le point d’honneur pour la plupart des habitans.

Le clergé, dont l’influence pourrait combattre cette profonde démoralisation, est le premier à donner l’exemple de tous les vices. Rien de plus méprisable qu’un prêtre brésilien. Se jouant de la religion qu’il professe, de la morale qu’il doit défendre, il vit dans la débauche la plus éhontée. Des prêtres, entourés d’une nombreuse famille, vous parlent de leurs enfans sans rougir. Quant aux devoirs de leur état, ils n’en connaissent d’autres que de se faire rétribuer largement pour les enterremens et les naissances. Ce manque absolu de dignité enlève aux prêtres le respect qu’il leur serait facile de mériter, si, fidèles à leur mission sacrée, ils donnaient à un peuple naturellement porté vers la foi les leçons d’une morale élevée. Leurs préceptes seraient écoutés et suivis, la considération générale les dédommagerait en peu de temps des fatigues qu’entraînerait leur noble tâche. Faute d’avoir compris ainsi leur rôle, les prêtres n’ont aujourd’hui aucune influence ni religieuse ni politique ; ils doivent vivre dans un état d’abandon, et subissent toutes les conséquences d’un abaissement volontaire. En vain quelques missionnaires zélés ont cherché à ramener les esprits par leurs prédications ; leur influence n’a duré que le temps de leur séjour. Les premiers hommes qu’il faut convertir, ce sont les prêtres, et c’est, sans nul doute, la plus difficile de toutes les conversions.

Tel est l’état moral du Brésil. Il reste à voir si l’administration des ressources matérielles peut offrir, sinon une compensation à des plaies si profondes, au moins quelque soulagement à l’orgueil national.

III. — administration, industrie, commerce.

Le gouvernement, les chambres, le clergé, ont manqué à leur mission ; l’administration remplit-elle la sienne ? Cette question est résolue pour quiconque a jeté un coup d’œil sur les principales branches du service public. Partout il y aurait une grande réforme à entreprendre, partout les forces manquent pour l’accomplir.

L’administration de la justice semble constituée, au premier aspect, sur des bases régulières. Le gouvernement a établi partout des tribunaux mais ces brillans dehors cachent une plaie honteuse. La vénalité enlève aux juges l’autorité qui doit appartenir à la magistrature. Au lieu de multiplier les tribunaux, il aurait été plus sage d’assurer, par une surveillance active, le respect des lois et de l’équité dans le sein même de l’administration. On ne verrait pas aujourd’hui tous les juges, depuis le desembargador jusqu’au pauvre juiz municipal, tendre la main et ne rendre une sentence qu’après avoir été largement rétribués.

La vénalité des juges n’a d’égale que leur effronterie. Un avocat chargé d’une cause importante avait reçu du plaignant une somme considérable pour la répartir entre les juges, près desquels le plaignant n’osait jouer lui-même le rôle de corrupteur. L’avocat s’acquitta de sa commission, et, au bout de quelques jours, un juge vint se plaindre d’avoir reçu moins que ses confrères : il avait droit à plus, et réclama la différence. On comprend quelle doit être l’attitude des familles puissantes en présence d’une administration à ce point corrompue. La justice leur est, pour ainsi dire, entièrement soumise. À Fernambouc, il y a des familles riches qui tiennent des assassins à leurs ordres. Si un de ces hommes est conduit en prison pour un meurtre, il n’y restera que quelques jours, car aucun juge n’osera commencer une procédure criminelle contre lui. D’ailleurs, on ne trouverait pas de témoins qui osassent déclarer la vérité. L’on condamne seulement les assassins qui, ne pouvant invoquer une protection puissante, n’inspirent aucune terreur. Nous n’en finirions pas si nous voulions citer des exemples à l’appui de nos paroles. Voici deux faits qui nous dispenseront d’un plus long commentaire.

Un meurtrier avait été arrêté au Para ; la famille de la victime ayant mis quelque persistance dans ses poursuites judiciaires, cet homme allait être condamné, quand il eut l’idée de recourir à la corruption pour se tirer d’affaire. Il convint donc avec le chef de la justice, le docteur Jaguarete, que, s’il était acquitté, il lui remettrait six cents francs. Il n’en fallait pas davantage, et l’assassin fut renvoyé absous ; mais à peine libre, il oublia son engagement. Quelques mois plus tard, le docteur Jaguarete, ayant appris que ce même homme venait de livrer des marchandises à un négociant, se présenta pour en toucher le prix, expliquant sans nul détour les motifs de l’obligation contractée par son débiteur, qui, sans cette convention, eût été condamné comme assassin. — Un négociant, nommé Abron, qui se livrait à un commerce important entre Belmonte et Minas-Novas, vivait avec une jeune fille ; cet homme eut le malheur de parler devant le frère de sa maîtresse des sommes considérables qu’il possédait. Le frère, qui avait jusqu’à ce jour approuvé les rapports de sa sœur et de son amant, conçut dès-lors le projet d’assassiner le négociant, et il l’exécuta. La justice du pays prit part aux dépouilles de la victime ; meurtrier et juge se partagèrent les marchandises et l’argent. Sur ces entrefaites, un neveu du mort, espérant obtenir les débris de la succession de son oncle, arriva à Belmonte. Il fit quelques démarches, et insista auprès du juge pour obtenir la restitution des marchandises qui n’étaient pas encore vendues. Le juge fatigué lui répondit : « Vous savez ce qui est arrivé à votre oncle ; tenez-vous tranquille si vous ne voulez partager son sort. » Le pauvre neveu effrayé dut renoncer à tous ses droits, car cette menace eût été suivie d’exécution.

L’administration de la guerre n’est pas mieux dirigée que l’administration de la justice. Ce n’est pas cependant que l’état ne s’impose pour les deux ministères de la guerre et de la marine des sacrifices considérables. Ces deux ministères absorbent plus de la moitié des recettes générales de l’empire. Si le service de la milice nationale était bien organisé, il serait facile d’opérer de notables économies. Les dépenses du ministère de la guerre sont d’environ dix-huit millions, la paie des soldats absorbe sept millions ; tout le reste est dévoré par le traitement des chefs supérieurs, par l’entretien d’une ou deux fabriques de poudre et d’un arsenal consacré à la réparation des armes de guerre.

Le nombre excessif des agens comptables augmente le désordre au lieu de le diminuer ; trésoriers et colonels, tous pillent a l’envi et envoient des états exagérés. Aussi est-il impossible de savoir d’une manière précise combien il y a d’hommes présens sous les armes. J’adopterai le chiffre donné dans un rapport aux chambres par le ministre de la guerre, bien que ce chiffre me paraisse exagéré. D’après ce rapport les troupes de ligne, chasseurs, cavalerie, artillerie, réparties entre toutes les provinces, s’élèveraient à seize mille hommes commandés par sept colonels, dix-neuf lieutenans-colonels, trente-trois majors, autant d’adjudans, cent soixante-dix capitaines, plus de cinq cents lieutenans et sous-lieutenans. Enfin, le cadre des officiers est au grand complet. À côté de l’armée régulière, il y a la garde nationale, infanterie et cavalerie, dont le chiffre s’élève à 6,000 hommes. L’organisation de l’armée, comme celle de la milice, laisse beaucoup à désirer. Le nombre des officiers supérieurs excède les besoins du service, et dans une campagne l’emploi d’hommes qui ont le même grade est presque toujours une cause active de désordre. L’armée brésilienne compte douze cents officiers, parmi lesquels les seuls capables de faire leur service sont des Portugais qui n’ont pu, lors de la révolution de 1831, renoncer à leur patrie adoptive. Les autres officiers, n’ayant aucune instruction et n’arrivant que par faveur, ne savent ni conduire leurs soldats ni leur donner l’exemple de la bravoure. Les grades militaires s’obtiennent avec d’autant plus de facilité qu’il y a peu de Brésiliens qui veulent suivre la carrière des armes ; tous préfèrent les professions d’avocat et de juge, plus lucratives et moins pénibles.

L’école militaire, créée en 1831, subit chaque année de nouvelles modifications. Aujourd’hui on parle de changer entièrement l’organisation de cet établissement ; on veut que les officiers qui en sortiront puissent, au bout d’une année d’études, rivaliser avec les élèves des écoles militaires d’Europe. En attendant que ces promesses se réalisent, les officiers que forme l’école militaire du Brésil ne savent rien de leur métier. L’inexpérience des officiers ne se révèle que trop par la mauvaise tenue des troupes dont le commandement leur est confié. En vain appellent-ils les verges à leur aide : ils réussissent rarement à former des soldats capables de manœuvrer avec ensemble. Le recrutement, tel qu’il est organisé, ne donne pas d’ailleurs les élémens d’une armée forte et digne d’un grand pays. Les recruteurs enlèvent tous les hommes valides, mais ils ne se hasardent guère que dans les villes ; les soldats n’oseraient pas pénétrer dans les campagnes, où ils seraient exposés aux vengeances des habitans. Les nouvelles recrues profitent souvent de la première occasion pour regagner leur liberté ; passant d’une province dans une autre, elles se trouvent à l’abri de toutes poursuites, et cet abus doit contribuer à multiplier les désertions.

La marine brésilienne compte un vaisseau, qui n’est pas même en état de prendre la mer, trois frégates, cinq corvettes et six bricks : elle se compose en tout de soixante-seize bâtimens de guerre, y compris les lanches, les cutters et les barques. Le nombre des matelots s’élève à trois mille huit cents, l’état-major compte trois cents officiers ; si l’on observe que, parmi les bâtimens portés sur l’état du ministère de la marine un quart à peine est armé et en état de tenir la mer, on comprendra que ce nombre d’officiers est plus que suffisant. Lorsqu’il fut question d’envoyer à Naples chercher la future impératrice, il fut difficile de compléter l’armement d’une frégate et d’une corvette ; les arsenaux maritimes étaient au dépourvu. D’ailleurs les ouvriers brésiliens manquaient, et il fallut recourir à des Européens. Les Brésiliens ne brillent guère plus comme marins que comme soldats, et leurs meilleurs, ou plutôt leurs seuls matelots, sont Portugais.

Le budget des dépenses de la marine est porté à huit millions. Une frégate qu’on a commencé à construire en 1824 est encore dans les chantiers du Para. Les bois employés à la construction, exposés pendant des années à la chaleur du soleil, se sont déjetés, et il faudrait, pour arriver à une bonne exécution, recommencer les travaux, quoique depuis trois ans on ait élevé une toiture qui protége la coque de la frégate contre la pluie et le soleil. Les améliorations qu’exigent tous les ports du Brésil, les changemens à apporter dans l’établissement des phares, restent à l’état de projet, les sommes votées pour ces dépenses sont détournées, et les maux qu’il faudrait guérir ne font qu’étendre leur ravage. On vient de créer une commission chargée de veiller à l’amélioration des ports et au maintien d’une sage police maritime ; cette commission, en outre, est chargée de proposer tous les changemens qu’exigeraient les intérêts de chaque localité : elle commencera son rapport, mais une fois qu’il sera bien constaté qu’elle existe, l’inaction reprendra le dessus, et les chefs de la commission recevront tranquillement à Rio-Janeiro les émolumens de leur place, transformée en sinécure. Ces abus ne doivent pas nous étonner, et il ne faut pas aller jusqu’au Brésil pour en trouver des exemples.

Le Brésil aurait besoin surtout d’une marine à vapeur qui fût employée à multiplier les rapports entre la capitale et les provinces. Les bâtimens à voiles ne peuvent servir pour cet objet, à cause des vents qui règnent constamment sur la côte. Il peut arriver qu’un bâtiment mette trois mois pour se rendre de Rio-Janeiro dans l’Amazone. Les bateaux à vapeur achetés en Angleterre par le gouvernement sont trop faibles pour le service qu’ils sont appelés à faire. Les bateaux-postes qui transportent les dépêches mal tenus et mal commandés, éprouvent sans cesse des accidens. Ces bateaux partent de Rio-Janeiro tous les mois ; ils touchent à Bahia, à Fernambouc, à Maragnan et au Para. Ces bateaux ne s’éloignent jamais de la côte, et ils peuvent toujours rentrer dans un port en cas d’avaries ; mais les machines réparées à la hâte se brisent très souvent de nouveau. Embarqué à bord d’un de ces paquebots, j’ai dû trois fois rentrer à Maragnan : la quatrième fois, nous nous éloignâmes enfin de ce port ; mais, la machine s’étant cassée encore, c’est à l’aide d’une seule roue que nous parvînmes tant bien que mal au Para.

La prospérité agricole et commerciale, qui pourrait, jusqu’à un certain point, consoler le Brésil de la faiblesse de ses ressources navales et militaires, trouve un grave écueil dans les vices du caractère national. Le Brésil est un pays producteur, le commerce doit être la base de sa richesse ; l’exploitation des mines poursuivie avec intelligence, la production sagement dirigée des denrées coloniales, assureraient à cet empire une grande prospérité. Quelle cause rend donc tant de richesses improductives ? Sur un sol fertile, au milieu des merveilles d’une végétation inconnue à nos climats, pourquoi la population languit-elle dans la misère ? On ne peut s’empêcher d’être sévère pour les habitans qui négligent l’exploitation des produits naturels dans un pays où ils auraient si peu d’efforts à faire pour se procurer le bien-être ; mais le plus coupable ici n’est-il pas le gouvernement qui ne sait pas donner à cette société déchue une direction utile à ses intérêts ?

Nous n’entrerons pas dans de longs détails sur l’état des cultures. La province de Rio-Janeiro est la plus importante par ses produits ; l’agriculture, dirigée en partie d’après les conseils des Européens, y a fait des progrès qu’il est facile de constater par l’exportation. Les autres parties du Brésil sont loin d’être dans un état aussi prospère. Préoccupé de naturaliser des produits étrangers, le gouvernement néglige les produits du sol : nous croyons qu’il est dans une mauvaise voie. Ces produits étrangers ne peuvent être introduits qu’à grands frais ; il faudrait, pour les faire réussir, des efforts soutenus, une activité intelligente, et l’indolence naturelle du Brésilien le rend impropre à toute culture difficile. Le gouvernement a déjà appliqué son système en favorisant l’exploitation du mûrier. J’ai vu à Rio-Janeiro des vers à soie placés sur un jeune mûrier et protégés contre les atteintes de la pluie par un réseau de toile grossière. On les laisse constamment sur l’arbre, où ils déposent leurs cocons. La soie produite par ces vers ne m’a paru inférieure en finesse à nulle autre ; le brin toutefois est un peu cassant. Le gouvernement se flatte d’obtenir une quantité de soie suffisante pour l’exportation ; mais jusqu’à présent il n’y a eu que des essais, et tout fait croire qu’on s’en tiendra là. Il en sera de cette culture comme de celle du thé, entreprise jadis à grands frais par le roi Juan VI, qui avait fait venir de Chine de pauvres travailleurs pour utiliser leur expérience. Aujourd’hui ces malheureux sont morts de misère, et la plante à thé n’est plus cultivée que dans quelques jardins botaniques.

Au lieu d’encourager ces essais ruineux, le gouvernement devrait protéger les cultures indigènes, le café, la canne, le coton ; la négligence et l’ignorance des planteurs ont gravement compromis cette branche si importante de la production nationale. Repoussé jadis des marchés de l’Europe à cause de son infériorité positive et du goût terreux qu’il contracte en séchant sur un sol humide, le café du Brésil est admis aujourd’hui dans le commerce par suite de la destruction des belles plantations de Saint-Domingue et de la diminution des récoltes dans nos colonies de la Martinique et de la Guadeloupe. La qualité de ce café est bonne ; avec plus de soin dans la récolte, il serait facile de lui conserver son arôme. Les propriétaires pourraient alors obtenir un prix plus élevé de cette denrée ; soixante-dix millions de kilogrammes de café sont exportés annuellement des ports du Brésil.

Le café est cultivé surtout dans la province de Rio. Les plantations s’étendent sur des montagnes élevées de mille à douze cent mètres au-dessus du niveau de la mer. Durant les trois premières années, le caféier ne donne que des produits insignifians ; ce n’est qu’à partir de la troisième année jusqu’à la huitième qu’il entre en plein rapport. On peut alors compter sur un revenu de trois kilos par pied, quand la plantation est suffisamment aérée et dégagée de toutes les herbes parasites. L’arbre à café forme au Brésil une pyramide dont la base et la hauteur sont égales. Les branches basses ont un développement de sept à huit pieds, et on maintient la croissance de l’arbre dans les limites de sept pieds de hauteur, afin que les négresses employées à recueillir les fruits puissent les atteindre sans trop de peine. Les plantations de café que j’ai visitées me parurent mal dirigées ; les branches basses s’entrelaçaient les unes dans les autres. Dans les plantations bien administrées, il y avait plus d’espace : lorsqu’on veut que l’air circule aisément, on doit couper les branches les plus fortes, qui produisent beaucoup de café, mais de qualité inférieure. Un grand nombre de négresses sont employées à la récolte. Le café reste exposé dans des cours à la pluie et au soleil, jusqu’à ce que la pulpe se sépare du grain ; il y a peu d’habitations où l’on ait construit des séchoirs en maçonnerie. Une fois le grain séché, on le transporte à un moulin dont la roue, mue par l’eau, soulève des pilons qui écrasent la pulpe du fruit : le grain glisse et tombe dans une auge, puis il passe sur un tamis où il achève de se séparer des débris de la pulpe ; le café mis en sac est chargé ensuite sur des mulets et expédié à Rio.

La culture de la canne et surtout l’extraction du sucre, exigeant plus d’attention et plus de connaissances que la culture du café, présentent aussi des résultats moins satisfaisans. Le sucre du Brésil est inférieur en rendement à tous les autres sucres ; pour le raffineur d’Europe, il ne rend que 66 pour 100. La culture de la canne est presque partout négligée ; la nature seule semble défier la paresse des habitans, et les cannes, dominant les hautes herbes, couvrent encore des plantations abandonnées. Le bas prix du sucre, le prix élevé des transports ont achevé de décourager les planteurs, et l’exportation du sucre, loin d’augmenter en proportion de celle du café, diminue chaque année. Les plantations dirigées par des Européens auraient pu servir de modèle aux Brésiliens, et leur enseigner un mode d’exploitation plus avantageux. Malheureusement le propriétaire ne sait pas chercher, par son industrie, par des connaissances faciles, à améliorer ses produits ; il persiste dans sa voie routinière, au lieu de suppléer, par l’emploi de machines, aux bras, qui commencent à manquer ; quelquefois seulement il s’abandonne à de longues récriminations contre le gouvernement, qu’il rend responsable de ce que ses produits de mauvaise qualité sont repoussés par les acheteurs. Sans doute le gouvernement est coupable de ne pas mieux comprendre les intérêts matériels du pays, de ne pas protéger plus activement l’exploitation des richesses nationales ; mais les fautes du gouvernement ne peuvent servir à justifier l’ignorance et l’aveuglement des producteurs.

L’industrie manufacturière fait, au dire des Brésiliens, de grands progrès. Déjà on fabrique du savon, du papier et de la sellerie commune. Une fabrique de cristaux avait été établie à Rio-Janeiro, la mauvaise qualité de ses produits les fit repousser par les consommateurs. Le gouvernement, intéressé au succès, vient d’accorder un privilége exclusif pour quinze ans à tous les produits de cette fabrique. La concurrence n’étant plus à redouter, la nouvelle manufacture trouvera naturellement la vente de ses marchandises défectueuses. Malgré ces tentatives et les prétentions des Brésiliens, on peut dire que leur industrie manufacturière est encore dans l’enfance.

La mauvaise exploitation des richesses du sol se traduit en résultats déplorables, quand on examine la situation financière et commerciale du Brésil. Les droits prélevés sur le commerce, tant à l’importation qu’à l’exportation, forment la presque totalité des revenus de l’empire[4]. Le système suivi par les chambres et par les différens ministères a toujours été d’augmenter les droits. Comme il n’y a, malgré les essais dont nous avons parlé, aucune fabrique importante au Brésil, les tissus les plus communs doivent être vendus à des prix élevés, et les classes inférieures supportent en réalité tout le fardeau de l’augmentation des droits, car le négociant qui livre sa marchandise doit toujours réaliser un bénéfice. Cette augmentation des droits entraîne un redoublement de sévérité vis-à-vis des négocians et des capitaines de bâtimens auxquels on impose des formalités minutieuses. Le commerce se trouve ainsi paralysé, chacun craint de se livrer à des opérations trop incertaines ; les principales maisons ont déjà interrompu leurs relations avec le Brésil, ou témoignent une grande réserve. À l’expiration du traité avec l’Angleterre, en novembre 1844, tous les droits, tant à l’importation qu’à l’exportation, seront encore augmentés ; le gouvernement brésilien a déjà refusé de signer de nouveaux traités de commerce ; il veut se réserver la faculté d’imposer les marchandises étrangères selon les besoins du pays. Les habitans croient que ces actes de leur gouvernement ne décourageront pas le commerce étranger ; ils partent de ce principe que l’Europe a besoin du Brésil, tandis que le Brésil n’a nul besoin de l’Europe.

La situation financière du Brésil est des plus critiques La dette publique étrangère est de 140 millions de francs portant un intérêt de 5 pour 0/0. Il y a encore une autre dette étrangère résultant des emprunts portugais mis à la charge du Brésil, et dont le capital excède 50 millions. La dette intérieure, portant intérêt à 6,5 et 4 pour 0/0, est de 75 millions. D’autres dettes intérieures, dont les intérêts ne sont pas fixés, s’élèvent à près de 15 millions. Ainsi, la dette totale du Brésil, tant intérieure qu’extérieure, est de 280 millions de francs. Les difficultés qu’éprouvent les porteurs des obligations brésiliennes pour obtenir, non le paiement des intérêts, mais l’émission seulement de nouveaux titres, ont rendu impossible au gouvernement la négociation d’un nouvel emprunt qu’il voulait contracter. Le papier-monnaie perdant chaque jour de sa valeur nominale, soit par la trop grande émission, soit par la quantité de billets faux qui circulent dans le pays, le Brésil se trouve entraîné vers une banqueroute.

Les révolutions qui éclatent incessamment dans les provinces, en augmentant les dépenses, rendent la perception des impôts presque impossible. Le Brésil se trouve donc obligé de recourir aux droits de douanes pour faire face à tous les déboursés de l’état ; ces droits atteignant par le fait le consommateur et non le négociant, le produit en diminue au lieu d’augmenter en proportion de l’accroissement des tarifs[5]. Les revenus de l’empire du Brésil, pour l’année 1843, étaient évalués à 45,715,000 fr. ; les dépenses, à 66,060,000 fr. Il y a donc eu un déficit de 21 millions sur un seul exercice. Ce déficit va croissant chaque année, et il ne faut s’en prendre qu’au système du gouvernement, qui pourvoit aux besoins financiers du pays par de nouvelles émissions de papier-monnaie. Les hommes d’état brésiliens comptent, pour rétablir un peu d’ordre dans les finances, sur l’expiration du traité de commerce avec l’Angleterre, qui permettra de modifier les droits d’importation. Le Brésil, disent-ils, pourra alors, par un accroissement de revenus, rembourser tous les emprunts onéreux qu’il a dû faire, et élever ses recettes au niveau des besoins de l’empire.

Peut-on partager cet espoir ? Le pouvoir connaît-il bien les causes des maux qui affligent le Brésil, et saura-t-il appliquer le remède ? Jusqu’à ce jour, disons-le en finissant, ce n’est ni au gouvernement, ni à la nation, c’est à la richesse de ses mines et à la fertilité de son sol que le Brésil doit d’avoir échappé à une complète désorganisation. Le gouvernement s’obstine à n’appliquer que des palliatifs impuissans ; la nation rêve une république fédérative sans voir les causes du mal là où elles sont, dans les mœurs, et non pas dans les institutions. Un sentiment déplorable, la haine des étrangers, n’a pas cessé de dominer l’esprit des habitans et même de troubler la vue des hommes politiques. Au lieu de se consacrer à des réformes morales et matérielles qui deviennent chaque jour plus urgentes, on poursuit une vaine indépendance, comme s’il ne fallait qu’échapper à l’influence du Portugal pour retrouver la richesse et la prospérité. Les populations sont soulevées chaque année pour des mots et par des mots : chaque crise nouvelle doit entraîner plus de liberté, affaiblir l’action étrangère. Aujourd’hui l’indépendance du Brésil vis-à-vis du Portugal est complète, et cependant la misère est plus grande que jamais, le mécontentement est général. Ne serait-il pas temps de voir qu’on se trompe de route ? C’est au contraire l’influence des étrangers qui peut régénérer le Brésil. Le seul but auquel doit tendre cette société inquiète, c’est, en augmentant la valeur de ses produits, de créer des relations plus fréquentes et plus avantageuses avec l’Europe. Tant qu’ils n’admettront pas comme principe que le commerce est pour eux la base de toute richesse, les Brésiliens ne feront que s’engager davantage dans une voie d’appauvrissement et de faiblesse. Le commerce ne leur procurerait pas seulement le bien-être matériel, il les mettrait en contact avec la société européenne, avec la civilisation. Le Brésil manque d’une société active, intelligente. Si les étrangers, au lieu de se voir repoussés comme des spoliateurs entourés de haines et de défiances, étaient accueillis avec sympathie, l’émigration européenne, qui trouve aujourd’hui si peu d’encouragement, viendrait à la suite du commerce apporter le travail et l’industrie. La France pourrait nouer avec ce grand pays des relations qui seraient utiles à sa puissance aussi bien qu’à une société digne de notre intérêt. Ainsi renaîtraient peu à peu dans le Brésil l’ordre et la prospérité. Si au contraire on persiste à écarter les Européens, à repousser les produits de nos fabriques, la misère publique et le désordre moral ne feront que s’accroître, nous le répétons. On pourra se demander si le Brésil est destiné à vivre long-temps, comme empire, si l’anarchie d’une république fédérative ne viendra pas remplacer le désordre caché aujourd’hui sous des formes régulières. Le président de la province de Bahia me disait : « Notre indépendance a été obtenue sans combat, sans effusion de sang ; mais, nous le sentons aujourd’hui, une grande séparation ne s’opère jamais impunément, car nous ne pouvons parvenir à nous constituer régulièrement. » Ce sont là de tristes paroles ; Dieu veuille qu’elles ne soient pas une prédiction !


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  1. Le clergé avait pris parti pour les rebelles, mais son influence est nulle au Brésil ; plusieurs prêtres pourtant payèrent de leur personne, et l’on trouva des ecclésiastiques parmi les morts de San-Lucia.
  2. On m’assure qu’un changement commence à s’opérer, et que beaucoup de Brésiliennes savent lire ; mais je doute fort qu’elles profitent beaucoup de cette instruction, si ce n’est pour déchiffrer leurs livres de prières.
  3. Voici un fait qu’il faut citer, quelque répugnance qu’on éprouve à s’arrêter sur de pareils détails. Deux frères, propriétaires d’habitations considérables dans la province de Rio-Janeiro, ont adopté un système qui leur a valu l’admiration des Brésiliens. L’aîné des frères rendit mères toutes les jeunes esclaves de son frère ; celui-ci imita l’exemple de son aîné, et les esclaves de l’un et de l’autre craignant, si elles se faisaient avorter, d’encourir un châtiment, le nombre des esclaves augmenta rapidement sur les deux habitations, dont on signale aujourd’hui la prospérité.
  4. Le revenu total de l’importation a été, de 1840 à 1841, de 11,863,046,000 reis ; en calculant le change à 350 reis par franc, cela fait, en moyenne pour l’année, 33,894,525 francs. En 1841, l’exportation s’est élevée au niveau de l’importation ; toutes deux ont atteint le chiffre de 105,000,000 de francs. — On peut porter les droits d’importation sur toutes les marchandises à 20 pour 100, et à 10 pour 100 les droits d’exportation.
  5. En 1840, après l’augmentation des droits sur les vins et eaux-de-vie, le trésor retira de ces droits 2,751,057 francs ; en 1841, les droits n’ont plus produit que 2,434,000 francs. Cette diminution tendait à s’accroître, par suite du difficile placement des vins et eaux-de-vie de 1838 à 1839. En 1841, il y eut 8,562,000 pipes de vin admises en douane. Depuis ce temps, ce chiffre s’est encore réduit, et on n’a admis que 4,650,000 pipes, les Brésiliens ayant renoncé aux vins de France et de Portugal.