La Librairie Illustrée (p. 175-200).




XII

LES GRANDES MANŒUVRES.



À M. le général Thibaudin.



Vers la fin de juillet, malgré les lourdeurs de l’été, malgré l’aspect désert de la grande cour, sous le flamboiement du ciel chauffé à blanc, le quartier est en émoi. Dans les chambres silencieuses, les hommes s’occupent activement d’une foule de détails qui prennent à cette époque de l’année une importance extraordinaire.

Voici à quelle occasion :

Un jour, à l’appel de trois heures, le chef ayant achevé de bredouiller la longue litanie des noms de l’escadron, nous nous disposons à nous diriger vers les écuries pour y surveiller le pansage, lorsque le capitaine nous rappelle d’un mot familier.

— Les sous-officiers, écoutez donc…

Nous nous réunissons autour de lui, tout raides de la bonne tenue à observer devant le supérieur. Mais le capitaine, accoté aux auges, selon son habitude, les bras croisés, examine curieusement les chevaux qui sortent.

— Sapristi ! comme Centaure se fait gras !

Aussitôt, nous devinons qu’il ne s’agit pas d’ordres à recevoir, mais d’une de ces causeries comme le capitaine les aime. Les physionomies se détendent.

— Belle et bonne tête, murmure le maréchal des logis Bertrand.

— Oui, mais trop grasse… il faudra l’entraîner un peu.

Et, avant que nous ayons le temps d’opiner du képi, entre deux bouffées de cigarettes, il ajoute :

— Vous savez que c’est au camp de Châlons que nous manœuvrons cette année ?

— Ah, diable !… au camp ?

— Déjà les manœuvres !

— Il semble que nous en revenions.

— Il faudra se préparer, reprend le capitaine, commencer à vérifier plus minutieusement la ferrure, passer des revues de harnachements, dresser la liste des partants…

— Moi, mon capitaine, j’ai Pornet que je voudrais bien laisser.

— Pourquoi donc ?

— C’est un rossard.

— Raison de plus pour l’emmener. La route le formera peut-être.

Depuis ce moment, émotion à jet continu, grand travail en séries. Ce n’est pas qu’on ne soit prêt : s’il le fallait, si l’ordre arrivait, dés ce soir nous pourrions partir. Mais les manœuvres d’automne sont un plaisir, un vrai régal que le dragon, en bon gourmet, s’excite à savourer en dégustant les hors-d’œuvre préparatoires. Nous compliquons a dessein les difficultés. Comme le nombre des hommes et des chevaux à emmener est nécessairement limité, il faut d’abord éliminer ceux qui resteront. Ces choix font l’objet de longues dissertations, d’entretiens variés à la suite desquels s’établit entre l’officier et le sous-officier une sorte de camaraderie déguisée sous les ordres donnés ou reçus.

L’action rigoureuse exercée par les grandes manœuvres sur un régiment, leur influence sur les esprits au point de vue du large développement de toutes les facultés du soldat sont incalculables. Les conscrits sont arrivés depuis un an : ils sont dégrossis. On leur a enseigné la discipline, le sang-froid, l’ordre et la bravoure, toutes qualités que l’éducation militaire agrandit et fortifie, — lorsqu’elle n’est pas obligée de les faire naître. L’instruction s’est terminée avec les belles charges d’escadrons, la tactique sur le terrain, les excursions au service en campagne. Les hommes sont maintenant familiers avec leur uniforme, se jouent avec leurs armes, savent aimer leur cheval, sentent germer en eux des idées nouvelles, redressent la tête en marchant et découvrent la poitrine par un sentiment de dignité instinctive. Il faut les mettre à l’essai, leur apprendre à se mouvoir dans les vastes plaines, à travers les obstacles naturels ou artificiels, leur montrer enfin ce que sera cette chose formidable, à laquelle tendent les plus puissants efforts de toute une nation : la défense du territoire. Loin de leurs chambres, loin de tout le bien-être de la garnison, ils auront à subir un apprentissage nouveau : ménager le cheval et ne lui demander que ce qu’il peut donner, se soigner eux-mêmes, faire vite et bien, ne pas s’effrayer de la fatigue, recourir à ces mille pratiques d’intelligente routine qui les créent soldats de campagne, se loger dans une hutte quelconque, administrer habilement leur bourse, savoir dormir sur une botte de paille aussi bien que dans un bon lit, au besoin sur la dure, avec le manteau pour couverture, la selle pour oreiller. Enfin, ils feront la petite guerre, locution infiniment expressive parce qu’elle ne signifie pas seulement simulacre de combat, mais encore et surtout fidèle reproduction de toutes les luttes et de toutes les souffrances, de tous les efforts de l’imagination et de la pensée, du corps et de l’esprit.

Combien partent aux manœuvres, faibles, hésitants, craintifs, paresseux, qui sont méconnaissables au retour ; énergiques, décidés, braves et vaillants à l’ouvrage.

Le quartier, c’est l’aire où l’aigle majestueuse et puissante couve ses petits ; aux manœuvres, les aiglons apprennent à voleter d’une aile qui devient de plus en plus hardie, jusqu’à l’heure où ils pourront, d’une superbe envergure, se lancer dans les grands chocs au soleil.


Le jour du départ, le boute-selle retentit dès l’aube. Les chevaux sont bridés et sanglés avec un soin spécial. L’appel est rendu au colonel qui donne ses dernières instructions. Les trompettes sonnent la marche, et ce n’est pas sans une certaine émotion que nous franchissons la porte. Nous défilons dans les rues de la ville qui s’éveille et se met aux fenêtres. Nous voici en rase campagne. Le régiment se disloque ; chaque capitaine-commandant suivra une route particulière.

Bientôt, l’escadron prend le trot sous les premières caresses du soleil levant ; les hauts clochers s’enfoncent et disparaissent à l’horizon.

Il y a deux actes bien distincts l’un de l’autre dans la grande pièce militaire intitulée : Grandes manœuvres.

La route et les évolutions.

La route, divisée en étapes régulières, est de beaucoup l’opération la plus importante pour le dragon. Arrivé au camp, dans l’impossibilité où il se trouve de juger l’ensemble de la tactique, il se contente d’exécuter sur une plus vaste échelle des exercices qu’il connait déjà. — Pelotons à droite ou à gauche… au trot ou au galop… en colonne ou en bataille… — Tout cela intéresse surtout les officiers supérieurs et généraux qui, sur l’immense damier des champs fauchés, se préparent à la redoutable partie qu’ils auront à jouer un jour.

Mais la route, c’est l’inconnu quotidien, c’est l’imprévu de chaque gîte. Mille préoccupations tiennent le cavalier en éveil et lui font enfin comprendre tous ses devoirs. Il a alors l’inquiétude constante de son cheval. — Comment supporte-t-il la fatigue ?… — Mange-t-il bien ?… Sera-t-il blessé par quelque défaut du harnachement ou quelque maladresse ! — Et il étudie anxieusement le moindre bouton de chaleur qui apparaît sur les reins de la bête, les plus minces crevasses qui s’ouvrent au paturon, il apprend à se passer le plus possible du vétérinaire et du sellier ; pose lui-même des bandes de toile cirée aux panneaux de la couverture, cherche à acquérir en selle une position régulière qui ne fatigue pas sa monture, visite ses effets avec un soin minutieux, met une sorte d’amitié à entretenir ses armes. De toutes ces circonstances ou les hommes sentent le besoin de s’aider, de se rapprocher encore, naît une fraternité latente mais irrésistible qui les unit étroitement, — comme si la même pensée confuse et mal définie se faisait jour en eux.

Nous sommes au matin. L’air est frais, de cette charmante fraîcheur d’automne qui n’est déjà plus chargée des bouffées ardentes de l’été, mais que n’aiguisent pas encore les premières bises de l’hiver qui s’approche. Au loin, au-dessus des plaines fauves de Champagne, le soleil se lève sur les coteaux pales où luisent ces grappes aux reflets d’argent si enviées par ceux d’outre-Rhin.

L’escadron se déroule et trotte gaiment sur la belle route large plantée d’ormes. C’est un des plus délicieux moments de la vie de soldat. Les pelotons prennent des distances pour laisser tomber derrière chacun d’eux la poussière soulevée en nuages gris sous les pieds des chevaux. Les dragons bourrent leurs pipes et bavardent joyeusement. On s’intéresse aux champs d’orge, aux vertes betteraves, aux carrés pourpres des trèfles, aux épis retardataires, au paysan qui passe, la bêche à l’épaule, à la jolie fille qui lève sa frimousse curieuse, aux lièvres qui montrent un instant les oreilles et déboulent précipitamment dans les sillons, aux compagnies de perdreaux qui se lèvent et s’envolent, silencieuses. On plaisante la tête solennelle des bonnes gens qui nous regardent passer dans les rues de villages ; parfois, on entonne en chœur quelque couplet appris au quartier pendant les veillées d’hiver ; on se raconte les accidents de la dernière étape ; on songe à la prochaine… Et la blancheur de la route serpente longuement à travers le coloris jaunâtre des terres.

Nous voici arrivés. Le premier coup d’œil de curiosité accordé aux maisons basses, aux toits moussus, crevés de verdures grimpantes et envahissantes, on met pied à terre à l’entrée de la rue principale. Il n’y a pas de temps à perdre. Le fourrier est là, qui distribue les billets de logement. Bientôt les dragons, deux à deux, s’en vont par les rues où des poules gloussent furieusement, et, leur billet à la main, traînant leur chevaux par la bride, cherchant leur gîte…

— Vous ne connaissez pas M. Graindorge ?… Vous ne savez pas où demeure madame veuve Présalé ?…

— Là, monsieur le militaire, là, à votre gauche, en face la maison commune, à côté de cette charrette attelée, les bras en l’air, tout contre le…

— Merci, merci !

On arrive à la porte du logement. Le dragon éprouve toujours à ce moment une certaine angoisse. Le terrible point d’interrogation se dresse devant lui, plus menaçant que jamais.

To be or not te be, bien reçu. That is the question.

C’est l’instant décisif.

Je photographie une des nombreuses scènes qui se passent alors :

Le propriétaire de la maison est sur le pas de la porte avec sa femme, et, à leur sourire engageant, le cavalier devine aussitôt qu’il y a du bon. Aussi prend-il un air de dignité calme pour demander :

— C’est bien ici que demeure M. Grosognon ?

— Mais, oui ! Entrez donc… Ah ! j’avais une fière peur qu’on ne me donne pas de dragons. C’est que j’ai servi dans la cavalerie, moi… Oui, oui… tel que vous me voyez. Ah ! dam, il y a longtemps. Je vous conterai ça tout à l’heure. Pour le moment, vous devez avoir soif. Allons, un verre de bière !…

Les voila vieux amis, le propriétaire veut absolument aider à débrider et à dessangler, trouve moyen de déchirer une courroie… C’est qu’il s’y connait. Il a servi dans la cavalerie, oui, oui, tel que vous le voyez.

Il n’importe, malgré ses manies et ses bavardages, les cavaliers Trichoux et Planchet avouent que c’est un bien brave homme ; et c’est vraiment dommage qu’il faille le quitter tout de suite pour aller aux distributions. En effet, deux énormes charrettes chargées de bottes de foin et de sacs d’avoine viennent de s’arrêter sur la place de la mairie. Puis, il y a encore le boulanger, le boucher. Enfin, les dragons rentrent au logement, chargés de provisions. Alors, ils commencent à astiquer brides, carabines et sabres, visitent le cheval… — Voyons, rien aux flancs ? rien à la bouche ? rien aux jambes ?… Tout va bien. Il faut encore le panser, le faire boire et manger, préparer le paquetage pour le départ du lendemain. Ce n’est que vers cinq heures que tout est fini. M Grosognon invite alors ses deux hôtes à visiter avec lui la ville, c’est-à-dire à faire quelques stations dans les deux ou trois cabarets du pays, où il est fier de se montrer ainsi escorté. Et il profite de la circonstance pour décrire une fois de plus à l’adjoint le costume de l’époque, — son époque à lui. — Il a encore le casque tigré chez lui.

— Vous savez, militaires, la soupe à sept heures.

On rentre au logis. Dans la grande salle toute claire de sa propreté paysanne, on mange ferme, on boit sec.

— À la vôtre, monsieur et madame.

— À la vôtre, militaires, et à la France !

— Vous avez vu l’invasion, monsieur ?

— Oh ! oui, nous, nous l’avons vue ; et nous les avons vus, allez, militaires !

Les longs récits commencent, de temps à autre rectifiés par un mot bref de la ménagère qui, debout dans un coin, écoute, les lèvres serrées, l’œil perçant.

— Te rappelles-tu, not’Pierre, ce qui est arrivé quand les Francs-Tireurs sont passés ?

Raconte donc à ces messieurs l’histoire au père Leroux.

— Si je m’en souviens ! Est-ce qu’on oublie ces choses-la ?

Et « ces messieurs » écoutent gravement, sentent une colère furieuse les envahir… Comment ! Fusillé pour n’avoir pas voulu dire où les Francs Tireurs avaient filés… Oh !…

— Oui !… mais la fin, aussi…

Et comme ils rient nerveusement en écoutant la fin : le fils du vieux, le garde champêtre actuel, un gars de quarante ans à l’époque, suivant leur armée pas à pas, et vengeant son père tous les jours,… oui, jusqu’à Paris, pendant dix-neuf jours, il lui fallait son homme chaque soir ; et il le prenait par le fusil, par le couteau, par la noyade, comme il pouvait…

Peu à peu, les têtes s’alourdissent, on songe à la retraite.

— Allons, bonsoir, militaires. Voyez-vous, il nous faudra notre tour… Dormez bien.

Les dragons s’endorment, et songent à ce moment ou nous aurons notre tour. Le lendemain matin, de très bonne heure, M. Grosognon réveille ses hôtes ; la ménagère levée depuis l’aube leur a préparé une tasse de café.

— Un petit coup de rhum ?…

Enfin, on se quitte, on se dit au revoir dans une chaude poignée de main. Chose étrange : voici des gens qui se connaissent depuis quelques heures seulement ; qui ne sont pas de la même province, en se séparant, ils éprouvent un réel chagrin.

— Vous savez, militaires, si jamais vous avez l’occasion de passer… la maison sera toujours ouverte pour vous.

— Merci, monsieur, merci madame ; nous ne vous oublierons pas.

Et c’est vrai : on ne peut plus les oublier, ces inconnus qui lorsqu’on leur demande pourquoi ils se sont montrés si bienveillants se contentent de répondre :

— Notre gars est soldat comme vous ; nous voudrions bien qu’il soit reçu de même partout où il va ;… et puis, nous avons vu les autres en 71 et… ma foi… nous comptons sur vous.

On ne les oublie pas ; et plus tard, les dragons songent plus d’une fois à cette chaude hospitalité. — Te rappelles-tu… il y a trois ans… à Evergnicourt… ce brave homme ? — Ils devinent qu’entre eux, soldats et le reste de la nation, il y a un lien intime, indestructible, une pensée commune qui les unit à jamais, composée de souvenirs désolés et de brillants espoirs.

La vérité m’oblige à dire qu’il arrive assez souvent que la réception est loin d’être aussi chaleureuse. Voici, par exemple, les deux camarades de lit qui se présentent chez M. Leblanc ou Levert, ou Lebleu. Celui-ci considére par dessus ses lunettes les hôtes que M. le maire lui envoie et qu’il envoie au diable. Il examine d’abord avec une longue et méticuleuse méfiance le billet de logement, et il murmure enfin.

— C’est ennuyeux… Où vais-je les fourrer ? Allons, entrez tout de même. Tenez, c’est là !

Et du geste, il montre une écurie à la porte fermée, revêche comme la figure du maître. Les cavaliers Trichoux et Planchet allongent une mine piteuse et songent à ce brave monsieur de la veille. — Ah ! soupirent-ils en chœur, les étapes se suivent et ne se ressemblent guère ! » Rien à tirer de ce bonhomme à lunettes. Les voilà qui comptent leur bourse souvent fort maigre. Après les premiers soins donnés aux chevaux, ils font un visite à l’auberge. Dans la soirée, ils préparent eux-mêmes leur soupe dans la marmite que le vieux leur prête en maugréant. Triste journée, grosse dépense. Le budjet se trouve grevé de vingt ou trente sous. Heureusement ils espèrent une hausse pour demain ou tout au moins un statu quo.

Quelquefois, tout le peloton est casé dans la même auberge. Alors, les hommes mettent leurs rations en commun ; on nomme un cuisinier qui trouve moyen de confectionner un ragoût généralement déclaré mirifique ; on fait une collecte dont le montant est destiné à arroser le repas. Les cavaliers se forgent ainsi de bonnes soirées pendant lesquelles ils cultivent l’anecdote poivrée. J’ai pu écouter un soir un véritable concert. Quelques joyeux compères de mon peloton avaient appris d’avance un certain nombre de chansonnettes comiques, des chœurs guerriers, une petite saynète à deux personnages. Dans l’après-midi ils avaient fait annoncer par le tambour du village une grande représentation dramatique et lyrique gratuitement offerte aux habitants par les premiers artistes de Paris. Je laisse à penser la stupéfaction admirative de toute la population. L’auberge où se passa la chose fut littéralement prise d’assaut, et les artistes improvisés applaudis à outrance.

— Ah ! monsieur, il y a vingt ans que nous n’avions vu cela !

Quelquefois, les dragons en manœuvres se livrent à de véritables orgies d’imagination pour arriver à monter un bon coup. Il y a quelques années, je fus témoin d’une farce inénarrable qui eut pour théâtre un hameau situé non loin de Chartres. L’escadron presque tout entier était cantonné dans une vaste ferme, pour huit jours. La maîtresse de la maison mit complaisamment sa batterie de cuisine et une partie de son personnel à la disposition des cavaliers logés chez elle. Une vieille domestique se fit remarquer par le zèle extraordinaire qu’elle mit à nous rendre ces mille petits services qui font que le soldat garde des lieux et des gens un souvenir ineffaçable. Non seulement elle faisait notre cuisine, nous apportait de l’eau à la descente de cheval, aidait à brosser les tuniques, mais encore, elle savait dénicher force légumes, choux, carottes, pommes de terre pour notre pot-au feu. C’était une passion. La veille de notre départ, nous nous entendimes pour donner un bal sur l’herbe à la jeunesse, et offrir une éclatante récompense a la vieille mère Ledru. Il fut résolu qu’elle serait décorée. L’un de nous possédait une de ces médailles qu’on vend par les rue de Paris le 14 juillet. Le cantiner trouva un habit noir datant 1830 et une cravate blanche qui le transformèrent en un préfet très présentable. Bref, le soir, l’escadron en grande tenue était réuni dans la cour de la ferme, tandis que tout le pays accouru ouvrait des yeux ébahis, les filles endimanchées, les gars en blouse bleue bordée de liserés blancs. La mère Ledru s’avance fort émue. Le préfet lui annonce que le gouvernement ayant appris sa belle conduite, lui envoie une médaille d’honneur. Un sous-officier, remettant à la nouvelle décorée une somme de trente francs, produit d’une quête, prononce un discours intraduisible qui fait verser à la vieille des larmes d’attendrissement. Celle-ci, malgré ses 70 ans, tint à honneur d’ouvrir le bal avec M. le Préfet d’Eure-et-Loir qui prenant son rôle au sérieux cherchant des poses majestueuses et diplomatiques.

Cette plaisanterie sera peut-être blâmée par les censeurs sévères. Mais il faut tenir compte du milieu où se passa cette charge bouffonne, et surtout, de cet esprit gouailleur du soldat qui cherche une distraction aux ennuis forcés d’un long séjour dans une ferme perdue en pleine Beauce. Toujours est-il que la mère Ledru raconte encore à qui veut l’entendre qu’elle a été décorée pour services exceptionnels rendus à l’armée française. Bien malin qui pourrait la détromper.

Le régiment est arrivé de gîtes en étapes, de bonnes en mauvaises fortunes, de réceptions cordiales en revêches accueils jusqu’à la plaine choisie pour champ d’opération. On nous accorde un jour de repos que nous consacrons à mettre nos affaires en ordre et à nous installer le plus commodément possible. Le lendemain, commencent les exercices de l’école de brigade ; puis, les divisions évoluent isolément ; enfin, nous manœuvrons division contre division. Et le matin, lorsque les douze régiments et les six batteries se concentrent sur le même point de l’immensité, il y a je ne sais quoi d’émouvant et de sombre dans la marche de cette masse de cavalerie qui laisse échapper de ses profondeurs le roulement cahoté des pièces de canon, le cliquetis mordant des fourreaux qui s’entrechoquent, et cette rumeur infinie, ce bruissement bizarre de six mille chevaux qui foulent les herbes desséchées, laissant derrière eux un large sillage d’où s’élèvent des nuées de sauterelles ; tandis que les cuirasses et les casques tracent de luisantes zébrures et que les tresses blanches des hussards se détachent sur la ligne noire des dolmans.

Les deux divisions se séparent et deviennent adversaires ; le champ de manœuvres se fait champ de bataille. Nous commençons l’exploration. Bientôt, les trois brigades s’échelonnent et prennent leur disposition. Les patrouilles de combat filent au galop dans toutes les directions. — Tout à coup, l’artillerie se précipite à fond de train, dans une envolée terrible, s’arrête sur le haut d’une côte et se met à rugir. Nous apercevons alors la division opposée qui vient sur nous au trot allongé. Les commandements se succèdent. Nous sommes entraînés dans des tourbillons de poussière à travers lesquels nous distinguons à peine nos officiers. Après quelques minutes de tumulte, nous nous trouvons en bataille, émerveillés de la foudroyante rapidité avec laquelle on nous a conduits face à l’ennemi, sans même que nous nous en doutions… Au galop, sabre au vent… Oh ! alors, tandis que la ligne de bataille enlevée dans une charge éperdue serpente, ondule, bondit et se lance impétueuse comme un mascaret de vagues humaines, que les sabres nus jettent de fulgurantes lueurs, que les chevaux s’ébrouent violemment… les cœurs battent aux appels du canon et la même pensée nous vient à tous… Vous la connaissez bien, cette pensée, vous qui arrêtiez à grand peine, aux cris cent fois répétés des trompettes sonnant la halte, vos chevaux lancés à fond ; et qui, sautant à terre, vous empressiez de donner à vos adversaires momentanés une poignée de main dans laquelle vous mettiez vos espérances, votre foi dans cet avenir qui vous jettera tout frémissants en présence de l’ennemi vrai.

Pied à terre à volonté. Les deux divisions au repos commentent vivement la bataille. Et il se fait, dans ces moments, un rapprochement involontaire entre les chefs et le soldat. Un jour, notre général de brigade se baisse, ramasse un petit objet et se relève en criant, les bras en l’air :

— Une pipe ! à qui la pipe ! — un affreux brule-gueule en bois noirci. Et toute la brigade de s’écrier.

— À qui la pipe ! Qui a perdu sa pipe ! On le trouvera… on ne le trouvera pas !… Il ira la chercher… n’ira pas.

Enfin, un superbe cuirassier, s’avance nu-tête, en traînant le sabre.

— À moi, mon général.

— Tiens : tâche de ne plus perdre ta pipe. Un bon soldat ne doit rien perdre, pas même sa pipe.

— Merci, mon général !


Je n’oublierai jamais l’incident qui signala notre dernière journée de manœuvres, à l’automne de 1882. Nous avions évolué autour d’une petite sous-préfecture de l’extrême-Est. Vers midi, nous rentrions au cantonnement, tout poussiéreux, lourds de cette lassitude physique et morale qui suit les fièvres des grandes galopades. Soudain, une voix retentissante commande coup sur coup Sabres à la main et Présentez sabres.

Les régiments passent devant un petit monument de maigre apparence, aux pierres usées, rongées par la mousse. Mais sur la colonnette tronquée, l’éclatante lumière du soleil fait flamboyer la dorure d’une inscription qui, sur le fond noirci, se détache en lettres de feu :

À la mémoire des Français tombés ici pour la patrie, le…… 1870.

D’un coup de bride nerveux, nous redressons la tête de nos chevaux ; les sabres saluent ; une émotion poignante nous saisit à la vue de ce pauvre amas de pierres glorieuses perdu dans les champs déserts.

Et si le génie d’Outre-Rhin venait à planer sur nous en ce moment, peut-être entendrait-il le serment qui gronde au fond des dix mille poitrines, dans les rangs qui défilent, silencieux.