La Librairie Illustrée (p. 163-174).




XI

BIVOUAC DANS LA NEIGE, AVANT LA BATAILLE



À M. Joseph Montet.


Nous venions d’exécuter les longs et multiples exercices d’un bivouac dans les champs ; et, accablés de lassitude sous les ardeurs énervantes de juillet, éreintés par tout un après-midi de manœuvres diverses, nous rentrions, les jambes lourdes, la tête basse sous le casque noirci de poussière.

— C’est égal ! dis-je à mon lieutenant ; voilà une journée de fatigue dont nous nous souviendrons.

— Vous plaisantez, s’écria l’officier qui a fait la campagne. Si vous voulez savoir ce que c’est que la fatigue du corps et de la pensée, ce que c’est qu’un bivouac, je vous ferai lire une lettre que j’ai trouvée dans les effets d’un sous-officier, mon camarade, le lendemain de ***, et que le pauvre garçon n’a pas eu le temps d’envoyer. Du reste, ce n’est pas précisément une lettre, mais une page de notes prises sur place.

Dans la soirée, il m’apporta quelques feuillets écrits au crayon d’une main fiévreuse, maculés de boue, déchirés aux coins ; je lus et recopiai ces lignes sombres où l’échelle des émotions éprouvées est dressée avec un soin effrayant, si l’on songe au moment où elles furent écrites, et où perce un étrange pressentiment du coup de sabre mortel.


La neige.

Au loin, sur les coteaux qui ondulent, une écume grise, blafarde sous les lueurs des étoiles. Aux peupliers qui seuls, maintenant, indiquent les routes noyées de flocons s’accrochent des glaçons qui luisent dans l’ombre. Nous entendons craquer les branches déchirées par la gelée. Comme tout irait bien, s’il n’y avait pas la neige ! — Dans les champs qui se confondent, sur les chemins qui se perdent, sur les rivières qui s’arrêtent stupéfaites, sur le dôme des bois qui plient, partout, au Nord, au Midi, la neige s’étend, se cristallise, s’effrite, donne à la plaine l’aspect lamentable d’un tableau qu’un peintre désespéré aurait couvert de cendre.

Bon ! voilà que je cherche des métaphores ! J’ai donc bien du temps à perdre ? Combien d’heures me restent à vivre ?

Sur le fond désolé de cette nuit de janvier, quelques taches plus sombres, auberges dévastées, mortes à tout bruit, fermes abandonnées, veuves de leurs bestiaux ; des silhouettes marchent lentement : nos vedettes. Au-dessus de ce désert aux reflets bizarres, se balance une gaze de brume. Et plus haut encore, tremblent les lumières obscures de la grande Ourse et des Pleïades, lampes qui s’éteignent, perdues dans le ciel sans lune.

Là, dans ce vaste repli de terrain, il y a je ne sais quoi d’imprévu, d’inquiétant dans l’apparition de ces milliers d’ombres qui se meuvent à travers des feux aux brusques rayonnements fauves, multitude confuse et grouillante d’où monte une rumeur sourde, continue comme celle d’une marée lointaine. C’est notre bivouac.

À cinq heures, nous avons mis pied à terre. Les faisceaux sont debout. À la moindre alerte, nous sommes prêts à sauter en selle. Mais nous n’avons rien à craindre ; nous sommes cachés par les hauteurs qui nous environnent ; et sur les crêtes, nos vedettes veillent au salut commun. Dans les champs tout pâles de neige, cuirassiers, dragons, chasseurs et hussards se sont arrêtés en longues lignes de bataille ; et dans le désordre de l’installation au bivouac, l’ordre est admirable et souverain.

Toute la division est là. Les chevaux au piquet, encore enveloppés d’un nuage de vapeur, soufflent bruyamment ; et, le nez dans la musette-mangeoire, mâchonnent leur avoine. Au deux ailes de l’éventail, l’artillerie a formé ses parcs et les canons bronzés s’endorment comme des lions las de gronder.

Triste a été notre première impression. Le froid nous a saisis. Le manteau nous protège à peine contre les étreintes malsaines de la brume du soir. Comment préparer la soupe ? Comment dormir sur ce lit plus froid que le froid de la tombe ?

Cependant, les moments de désolation passés, on se met à l’œuvre ; le bois mort ne manque pas le long des haies desséchées ; de larges espaces sont déblayés ; les brassées s’entassent et s’allument ; à courir, à donner les soins nécessaires à nos bêtes, à planter les piquets, on se chauffe ; bientôt, nous sommes assis par tribus de quatre autour des grandes gamelles ; la gaité revient ; l’entrain reprend le dessus, et les farceurs trouvent plus d’une occasion de placer des mots plus ou moins salés. Ah ! gaité française ! monnaie courante du soldat ! esprit léger et consolateur qui nous cache la gravité de la situation ! Le café est préparé. Le quart fumant à la main, la pipe à la bouche, autour des feux qui sèchent le terrain, sur les cendres tièdes, on cause à voix basse. On rit de ce bon rire franc qui dilate le cœur. Oui, on ose rire ; et dans le fond de l’ombre, à quelques kilomètres, l’ennemi attend le jour pour sabrer et mitrailler. Et plus d’un forme de gais projets d’avenir, plus d’un prépare ouvertement de joyeuses aventures, qui demain, à l’aurore, sera couché dans la neige rouge, les bras en croix, les mains crispèes, le visage convulsé regardant fixement le ciel comme pour lui poser un suprême Pourquoi.

Car nous avons la bataille. Les officiers nous ont prévenus. Avec des frissons d’attente, de sourdes ardeurs qui nous battent les tempes, nous nous demandons quel événement ces champs déserts verront s’accomplir, quelles luttes vont se déployer, dans quels chocs nous serons entraînés, quels héroïsmes éclateront au grand jour dans la mêlée, sabres contre sabres.

Dois-je avouer toute la vérité ? Il me semble parfois que j’ai peur.

Mais cela disparaît en songeant à eux.

Où sont-ils ? Combien sont-ils ? Notre pensée, maintenant, est toute pleine d’eux seuls. Eux : l’adversaire implacable, l’ennemi héréditaire, la race qui depuis les siècles reculés des invasions barbares se choque à notre race, brutale, menaçante. Ce sont ceux qui demain vont présenter à nos lames leurs poitrines et leurs visages velus, uhlans, leur lance en arrêt, housards de la mort aux chevaux noirs, lugubre parodie vivante, cuirassiers blancs superbes et insolents.

Des groupes se forment, s’animent, s’interrogent. La fatigue des longues marches exécutées dans la journée, on n’y pense plus ; le froid, on ne le sent pas. On entoure les cavaliers qui, le matin, faisaient partie de la pointe d’avant-garde, qui ont chargé les premiers uhlans aperçus. Les questions pleuvent ; on écoute religieusement, avec des frémissements d’impatience le récit de cette première escarmouche.

De temps à autre, un cheval brise sa corde, se précipite à travers les lignes, au milieu des cris, des ruades, des hennissements ; après quelques minutes de tapage et de désordre, le fugitif est ramené à son poste, les chevaux recommencent à mâchonner, le nez à terre, l’encolure tendue, les jambes arquées.

Enfin, sur l’emplacement des feux, les cavaliers roulés dans leurs manteaux s’allongent et essaient de dormir, les pieds au foyer soigneusement entretenu à tour de rôle. Quelques-uns parviennent à fermer les paupières. Mais pour la plupart, le froid qui les pénètre dès qu’il ne sont plus en mouvement, les pensées confuses qui les assaillent sont autant de causes d’insomnie.

Dormir !… des visions où dansent des fantômes cuirassés secouent, réveillent en sursaut. Cependant, la fatigue est lourde.

Dans cette heure décourageante où l’on appelle en vain le sommeil qui fuit, où les membres endoloris qui voudraient se détendre se raidissent sous les morsures de la bise, où le cerveau qui cherche l’oubli se débat contre une sorte de névrose passagère, une tristesse qui confine au désespoir vient glacer l’âme des plus braves.

Dormir ! Le premier général qui trouvera le moyen de faire dormir ses troupes sera assuré de triompher toujours.

Alors, il est doux de se reporter au temps où l’on vivait de la vie heureuse de famille.

On voit se succéder avec une fantastique rapidité des scènes embrumées où les parents, les amis vivent et parlent. Des riens auxquels on n’avait jamais prêté la moindre importance viennent se retracer à l’esprit avec une netteté surprenante, des paroles oubliées bourdonnent à l’oreille attentive qui perçoit des bruits morts depuis des années. On reconstitue la ferme paisible ou le boulevard animé ; le hameau caché ou la ville puissante. Des détails d’enfance sont restaurés par la mémoire, avec un sens attendrissant qu’ils n’ont jamais eu. On se rappelle encore la vie de garnison, les causeries dans la chambrée, les joyeux noëls, les interminables pansages, les galops enivrants, sur le terrain. Toute cette fantasmagorie défile : et ce passé si proche semble lointain comme si des siècles s’étaient lentement écoulés. On vit des années en quelques heures ; on se sent vieillir, et un regret amer s’empare du cavalier couché raide dans son lit de neige.

Mais un éclair efface toutes ces ombres. Et ces réminiscences s’envolent, le cœur se réveille, le sang bouillonne au souvenir de la déclaration de guerre, des fièvres de la mobilisation, des indignations contre les autres. Les récits de ceux qui ont vu le premier acte de l’invasion, les villages incendiés, les maisons pillées, les sauvegardes violées, de pauvres vieux inoffensifs fusillés sur les grandes routes, les carnages voulus, les atrocités réglées militairement reviennent assaillir l’esprit, ravivent la haine et ne laissent plus à la pensée que le désir ardent de la lutte qu’on veut implacable.

Au loin, à quelque église invisible, deux heures sonnent. Les chevaux debout dorment lourdement ; les factionnaires se promènent, pensifs. Sur tout le bivouac silencieux, sur les régiments qu’écrase maintenant un sommeil de plomb, — comme un avant-goût de l’autre sommeil, — la lune qui se lève tardivement semble l’œil rouge d’un démon curieux accouru pour assister à la bataille. Et sur la division au repos, plane l’aile mystérieuse de la mort qui attend les braves, à l’aurore.

Aurore triste, aube qui se réveille avec angoisse sur ces champs aujourd’hui inconnus, demain célèbres… Quelle dut être la pensée des cavaliers endormis près de la ferme ignorée, du hameau perdu qui s’appellent… Hougoumont ou Morsbroon ?