Le Bourreau de Berne/Chapitre 31

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 373-386).

CHAPITRE XXXI.


Parlez, oh, parlez ! arrachez-moi à cette incertitude.
Young.



On se rappellera que trois jours s’étant écoulés dans le couvent, pendant l’intervalle qui eut lieu entre l’arrivée des voyageurs et celle du châtelain et du bailli, la détermination relative à Sigismond, si franchement avouée par Adelheid dans le chapitre précédent, avait été prise dans ce laps de temps. Séparé du monde et au milieu de cette magnifique solitude où les passions et les intérêts vulgaires de la vie deviennent plus insignifiants à mesure que la majesté de Dieu se déploie, le baron avait été amené graduellement à donner son consentement, son amour pour sa fille étant aidé par les belles qualités de Sigismond, qui dans ce lieu se montraient en relief comme ces masses des Alpes qui, avec leurs neiges éternelles, paraissaient aux yeux bien supérieures à ces montagnes couvertes de vignobles, à ces vallées verdoyantes qui s’apercevaient dans le lointain.

On ne doit pas supposer que le seigneur bernois vainquît facilement ses préjugés ; ce fut une victoire qu’il remporta sur lui-même, ayant toutes les opinions qu’il était alors d’usage de croire nécessaires à la civilisation. Le combat fut violent et il n’est pas trop certain que les douces insinuations d’Adelheid, l’appel silencieux et éloquent que Sigismond faisait à sa raison par sa conduite journalière, ou les arguments de son vieil ami, le signor Gaëtano, dont la philosophie mettait devant ses yeux le bonheur de sa fille unique en contrepoids avec ses préjugés, fussent parvenus à vaincre sa répugnance, s’il n’eût été jeté par la Providence hors des circonstances habituelles de son rang et de son existence.

Le pieux quêteur, qui avait obtenu des droits à sa confiance par ses services et les dangers qu’ils avaient courus ensemble, augmenta le nombre des amis de Sigismond. D’une humble famille lui-même, il s’attacha à ce jeune homme ; non seulement à cause de son mérite, mais parce que sa conduite sur le lac avait gagné son estime ; et lorsqu’il eut connu ses espérances d’amour, il ne négligea aucune occasion de lui être utile dans l’esprit de Melchior. Pendant qu’ils se promenaient ensemble sur les rochers arides qui étaient dans le voisinage du couvent, le moine faisait tomber l’entretien sur la nature périssable des espérances humaines et l’inconséquence des préjugés mondains. Il discourait avec une pieuse ferveur sur l’utilité de rappeler ses pensées sur un point de vue plus large des vérités de l’existence. Montrant la scène sauvage dont ils étaient environnés, il comparait la masse confuse des rochers, leur stérilité, leurs tempêtes effrayantes, au monde, avec sa stérilité de bonheur, avec ses désordres et ses passions violentes.

Puis dirigeant l’attention de son compagnon vers la voûte azurée au-dessus de leur tête, qui, à cette élévation, ressemblait à un dais coloré des teintes les plus douces il en appelait à cette sainte et éternelle tranquillité à laquelle ils étaient près d’arriver l’un et l’autre, et dont le calme imposant de cette solitude immense était l’image. Sa morale ne condamnait point une jouissance modérée des avantages terrestres, mais il prêchait l’amour et la justice envers tous les êtres estimables, quel que fut leur rang ; mais il blâmait ces préjugés qui courbent les meilleurs sentiments sous un joug de fer, et qui ne sont fondés que sur la vanité et l’égoïsme.

Ce fut pendant un de ces entretiens que le cœur de Melchior de Willading, ému par les espérances du ciel, écouta d’une oreille plus indulgente la déclaration qu’Adelheid lui fit de passer sa vie dans le célibat, par respect pour elle-même et pour ses affections, si elle ne devenait pas l’épouse de Sigismond. Nous ne dirons pas que la jeune fille s’appuyait sur une philosophie aussi sublime que celle du moine, car son cœur seul avait formé cette résolution ; cependant elle avait la raison de son côté, et elle ne négligeait pas non plus d’en faire usage. Le baron éprouvait le désir si naturel à l’homme de perpétuer son existence dans celle de ses descendants. Alarmé d’une résolution si contraire à ses désirs, et touché par les exhortations du moine, il promit que si Balthazar pouvait se décharger de l’accusation du meurtre, il ne s’opposerait pas plus longtemps à cette union. Nous donnerions à nos lecteurs une opinion un peu trop favorable du seigneur de Willading si nous ne disions pas qu’il se repentît de sa promesse aussitôt après l’avoir donnée. L’état de son esprit ressemblait aux girouettes de son château, prêtes à changer de direction suivant chaque courant d’air, mais il avait trop d’honneur pour violer jamais la foi qu’il avait jurée. Il y avait des moments où il doutait de la sagesse de cette promesse, mais c’étaient de ces regrets avec lesquels ou attend un mal inévitable. S’il avait quelques espérances d’être relevé de son serment, elles étaient fondées sur une vague croyance de la culpabilité de Balthazar, quoique les protestations constantes de Sigismond à l’égard de son père eussent peu à peu affaibli cette croyance. Les espérances d’Adelheid étaient les plus fortes car les craintes de Sigismond l’empêchaient de participer entièrement à cette confiance. Lorsque les bijoux furent trouvés en la possession de Maso, et que Balthazar fut acquitté à l’unanimité, parce qu’on reconnut que son séjour dans l’ossuaire pouvait être attribué à une erreur que tout autre aurait pu commettre pendant l’orage, le baron se prépara à remplir courageusement sa promesse. Il est inutile de dire combien ce sentiment acquit de force par la déclaration du bourreau concernant la naissance de Sigismond. Maso assurait, il est vrai, que toute cette histoire avait été inventée en faveur du fils de Balthazar, mais elle était attestée par des preuves si palpables, pour ne rien dire de la manière naturelle avec laquelle elle avait été racontée, qu’il était difficile de douter de sa vérité. Quoiqu’on ignorât encore quels étaient réellement les parents de Sigismond, chacun était convaincu qu’il ne devait pas son existence au bourreau.

Un sommaire des faits pourra aider le lecteur à mieux comprendre les circonstances d’où dépendait le dénouement.

Il a été dit, dans le cours de cette narration, que le signor Grimaldi avait épousé une femme beaucoup plus jeune que lui, dont les affections étaient accordées avant son mariage à un homme qui, par ses qualités morales, était indigne de son amour, mais qui, sous d’autres rapports, aurait peut-être été pour elle un mari plus convenable que le puissant seigneur auquel sa famille l’avait livrée.

La naissance d’un fils fut promptement suivie de la mort de la mère et de l’enlèvement de l’enfant. Des années s’écoulèrent avant que le signor Grimaldi fût instruit de l’existence de ce dernier. Il avait reçu cette importante nouvelle, dans un moment où les autorités de Gènes poursuivaient activement des contrebandiers, et le motif de cette révélation fut un appel à sa tendresse paternelle, en faveur d’un fils qui allait devenir la victime de ses fautes. Retrouver un enfant dans de semblables circonstances était un coup plus cruel que sa perte, et l’on peut supposer que la vérité des prétentions de Maso qui portait alors le nom de Bartolomeo Contini, ne fut admise qu’avec des preuves convaincantes. Les amis du contrebandier en avaient fait leur rapport à un moine mourant dont le caractère était au-dessus du soupçon, et qui confirma à son dernier soupir la révélation de Maso, jurant devant Dieu qu’autant qu’un homme pouvait être sûr d’un fait semblable, il savait que le contrebandier Maso était le fils du signor Grimaldi. Ce témoignage dans un moment aussi solennel, soutenu par des papiers importants qui avaient été pris avec l’enfant, détruisirent l’incrédulité du doge. Il usa de son autorité pour sauver le criminel, quoique après avoir, par l’entremise d’un confident, tenté inutilement de le ramener à une meilleure conduite, il se fût refusé à le voir jamais.

Lorsque la révélation du bourreau vint mettre une nouvelle espérance dans son cœur, malgré le bonheur que ressentait le doge de se trouver le père d’un fils tel que Sigismond, sa raison et ses souvenirs le portaient cependant à reconnaître les droits d’un autre. Dans l’interrogatoire secret qui suivit la scène de la chapelle, les révélations de Maso prirent un caractère vague et mystérieux, qui excitèrent un doute pénible dans l’esprit de ses auditeurs. Profitant de cet avantage il changea subitement de tactique. Il promit de nouvelles révélations importantes, à la condition qu’on le laisserait gagner les frontières du Piémont. Le prudent châtelain s’aperçut que la cause commençait à devenir une de celles dans lesquelles la justice doit devenir aveugle dans l’acception la plus favorable de ce mot. Il convint avec son loquace coadjuteur, le bailli, de laisser le doge terminer cette affaire suivant ses désirs. Ce dernier, avec l’aide de Melchior et de Sigismond, s’entendit avec le marin et les conditions étaient faites lorsqu’ils se séparèrent pour aller se livrer au repos. Il Maledetto, sur lequel pesait l’assassinat de Jacques Colis, fut renvoyé dans sa prison temporaire, tandis que Balthazar, Pippo et Conrad furent mis en liberté.

Le jour se montra sur le Saint-Bernard bien avant que les ombres de la nuit eussent abandonné la vallée du Rhône. Tout fut en mouvement dans le couvent longtemps avant le lever du soleil, car chacun savait que les événements qui avaient troublé l’ordre et les habitudes paisibles des religieux étaient sur le point d’avoir un terme, et que ces derniers allaient reprendre le cours de leurs pieux exercices. Des prières s’élèvent constamment vers le ciel du sommet du Saint-Bernard. Mais dans l’occasion présente, la vivacité avec laquelle les bons moines traversaient les longs corridors pour se rendre à la chapelle, annonçait que les offices du matin allaient être célébrés avec une nouvelle ferveur.

L’heure était peu avancée lorsque tous les habitants du couvent se réunirent dans le lieu saint. Le corps de Jacques Colis avait été porté dans une des chapelles latérales où, couvert d’un voile, il attendait la messe des morts. Deux immenses flambeaux brûlaient sur les marches du grand autel, et une foule composée de personnages de tout rang et de tout âge, les entourait. Parmi les spectateurs silencieux, on voyait Balthazar, sa femme, Maso, prisonnier par le fait, mais libre de droit, le pèlerin et Pippo.

Le bon prieur, revêtu de ses habits sacerdotaux, était présent, ainsi que le reste de sa communauté. Pendant le moment qui précéda l’office, il causa avec le châtelain et le bailli, et tous les trois avaient cette dignité que prennent ordinairement les hommes qui respectent leurs fonctions en présence de leurs inférieurs. Cependant les manières de chacun des assistants avaient cette espèce d’exaltation qu’on éprouve un jour de fête, et à laquelle on ne peut résister, quoique des circonstances malheureuses et extraordinaires s’y soient mêlées à notre insu.

On ouvrit la porte, et une petite procession entra, conduite par le frère quêteur. Melchior de Willading donnait la main à sa fille, Sigismond venait ensuite, suivi de Marguerite et de Christine. Le vénérable doge fermait la marche. Quelque simple que fût cette noce, elle était imposante par la dignité des principaux acteurs et par la profonde émotion avec laquelle ils s’avancèrent vers l’autel. Sigismond faisait tous ses efforts pour maîtriser la sienne. Il y avait quelque chose de hautain et de fier dans son maintien, comme s’il eût senti qu’un nuage existait encore sur la partie de son histoire à laquelle le monde attachait la plus grande importance. Adelheid avait été en proie depuis quelque temps à des émotions si fortes, qu’elle se présenta devant le prêtre avec un tremblement moins grand que celui qu’éprouvent les jeunes filles dans de semblables occasions. Mais son regard fixe, ses joues colorées, son maintien respectueux annonçaient la profondeur et la solennité des sentiments avec lesquels elle se préparait à prononcer un serment sacré.

Le mariage fut célébré par le bon quêteur, qui, non content d’avoir décidé le baron à céder aux vœux de sa fille, avait demandé la permission de compléter son ouvrage en prononçant la bénédiction nuptiale. Melchior de Willading assista à cette courte cérémonie avec une satisfaction intérieure. Il était disposé dans ce moment à croire qu’il avait agi sagement en sacrifiant ses préjugés, sentiment qu’il devait un peu à l’incertitude qui existait toujours sur l’origine de son gendre, qui pouvait être réellement le fils de son ami, aussi bien que par la satisfaction momentanée qu’il éprouvait à manifester son indépendance en accordant la main de sa fille à un homme dont le mérite lui tenait lieu de naissance. C’est de cette manière que les plus honnêtes gens se trompent eux-mêmes, cédant fréquemment à des motifs qui ne pourraient pas supporter l’examen ; le bon frère quêteur avait observé les opinions changeantes du baron ; et il avait demandé à officier dans cette cérémonie, poussé par la crainte secrète que, rendu aux habitudes du monde, le père incertain ne se fût trouvé plus disposé à consulter l’intérêt de son nom et de sa famille que le bonheur de son enfant.

Comme une des parties était protestante, le frère quêteur se dispensa de dire la messe, omission qui ne donne pas un caractère moins légal à un tel engagement.

Adelheid jura un amour et une fidélité inviolable avec la plus touchante modestie, mais avec le calme d’une femme dont les affections et les principes étaient supérieurs à la faiblesse que montrent ordinairement les jeunes filles. Le serment de chérir et de protéger sa femme fut prononcé par Sigismond avec une noble sincérité, car il sentait dans ce moment qu’une vie de dévouement paierait à peine l’attachement inaltérable d’Adelheid.

— Que Dieu te bénisse, ma fille, murmura le vieux Melchior, lorsque sa fille s’agenouilla devant lui, et en prononçant ces paroles, il pouvait à peine maîtriser son émotion ; – que Dieu te bénisse maintenant et pour jamais ! La Providence a disposé d’une manière bien triste pour moi de tes frères et de tes sœurs, mais en te laissant à mon amour, il m’a fait riche en enfant. Voici ton ami, le bon Gaëtano : son destin a été plus sévère encore, mais espérons, espérons. Et toi, Sigismond, maintenant que Balthazar t’a désavoué, il faut que tu acceptes le père que le ciel t’enverra. Ton malheur est oublié, et Willading a un nouveau propriétaire et un nouveau seigneur !

Le jeune soldat emhrassa le baron dont il connaissait la franchise, et qu’il aimait tendrement ; puis il se tourna en hésitant vers le signor Grimaldi ; ce dernier venait de succéder à son ami près d’Adelheid, et de déposer sur son front un baiser paternel.

— J’invoque pour toi Marie et son divin fils, dit le vénérable prince avec dignité. Vous allez avoir à remplir de nouveaux et sérieux devoirs, mon enfant, mais un cœur qui, à la pureté des anges joint une grande douceur d’esprit et des principes inébranlables, peut adoucir pour vous les malheurs de cette vie, et vous pouvez justement espérer de jouir d’une partie de cette félicité que votre jeune imagination a douée de couleurs si brillantes. Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers Sigismond, qui que tu sois par les décrets de la Providence, tu m’es devenu cher comme un fils. Le mari de la fille de Melchior de Willading aurait toujours eu des droits à mes affections, mais nous sommes unis par un lien qui a l’intérêt du solennel mystère. Ma raison me dit que je suis puni de la vanité de ma jeunesse, en me trouvant le père d’un fils que peu d’hommes, dans aucune condition de la vie, voudraient réclamer, tandis que mon cœur voudrait se flatter d’être le père d’un fils dont un monarque serait fier. Tu es et tu n’es pas de mon sang. Sans les preuves que Maso m’a données, et les révélations du moine mourant, je proclamerais sans hésiter que tu m’appartiens, car tu es l’enfant de mon amour. Sois tendre et bon pour cette fleur fragile que la Providence place sous ta protection. L’amour confiant et généreux d’une femme vertueuse, Sigismond, est toujours un bienfait et souvent un appui pour les principes incertains des hommes. Oh ! si Dieu m’avait donné Angiolina lorsque son cœur, était libre, combien notre existence à tous deux eût été différente ! Ce sombre voile ne sera pas suspendu sur la plus douce des affections humaines, et ma dernière heure serait bénie. Que Dieu et les saints vous protègent, mes enfants, et qu’ils vous conservent longtemps dans votre innocence et votre affection présente.

Le vénérable doge cessa de parler. Les efforts qu’il avait faits pour maîtriser son émotion l’abandonnèrent pour le laisser pleurer en silence.

Jusque-là, Marguerite avait gardé le silence ; elle avait observé et écouté avec avidité tout ce qui s’était dit. C’était maintenant son tour. Sigismond s’agenouilla devant elle, pressa sa main de ses lèvres, de manière à prouver que son caractère noble mais sombre, avait laissé de profondes traces dans son souvenir. Dégageant sa main de l’étreinte convulsive de Sigismond, car dans ce moment ce jeune homme ressentait avec violence le chagrin de briser des liens qui avaient pour lui quelque chose de romanesque et de mystérieux, elle écarta les boucles blondes de son large front, et contempla longtemps son visage comme si elle eût voulu en étudier les traits.

— Non, dit-elle enfin en secouant tristement la tête, tu ne nous appartiens pas et Dieu a bien fait de reprendre l’innocente créature dont tu as si longtemps usurpé la place sans le savoir. Tu m’étais cher, Sigismond, bien cher, car je te croyais chargé de la même malédiction que nous, mais ne me hais pas si je dis que mon cœur est maintenant dans la tombe de…

— Ma mère ! s’écria le jeune homme d’un ton de reproche.

— Oui, je suis encore ta mère, répondit Marguerite en souriant péniblement. Tu es un noble jeune homme et aucun changement de fortune ne peut altérer ton âme. C’est une cruelle séparation, Balthazar, et je ne sais pas après tout si tu as bien fait de me tromper, car ce jeune homme m’a causé autant de chagrin que de joie ; des chagrins, un amer chagrin en pensant qu’un homme comme lui était condamné à vivre maudit par ses semblables ; mais maintenant tout est fini, il n’est plus à nous !

Ces paroles furent prononcées d’un ton si plaintif que Sigismond cacha son visage dans ses mains et ne put retenir ses sanglots.

— Maintenant que les heureux et les orgueilleux pleurent, il est temps que les misérables sèchent leurs larmes, ajouta la femme de Balthazar en regardant autour d’elle avec un triste mélange d’angoisse et de fierté car, en dépit de ses paroles, il était certain qu’elle cédait ses droits sur Sigismond avec l’affliction la plus vive. — Nous avons une consolation au moins, c’est Christine ; tous ceux qui ne sont pas de notre sang ne nous mépriseront pas maintenant ! Ai-je raison, Sigismond ? Te réuniras-tu au monde entier pour haïr ceux que tu as aimés ?

— Ma mère ! ma mère ! Pour l’honneur de la sainte Vierge, ne déchirez pas mon âme !

— Je ne me défie pas de toi, mon ami, tu n’as point sucé de mon lait, mais tu as reçu assez de leçons de mes lèvres pour ne pas nous mépriser, et cependant tu ne nous appartiens pas. On prouvera peut-être que tu es le fils d’un prince, et le monde endurcit tellement le cœur. — Ah ! les infortunés sont soupçonneux.

— Si vous ne cessez pas, ma mère, vous briserez mon cœur !

— Viens ici, Christine. Sigismond, cette jeune fille part avec ta femme. Nous avons la plus grande confiance dans les principes de celle que tu as épousée, car elle n’a pas failli au jour de l’épreuve. Sois tendre envers cette enfant ; elle fut jadis ta sœur, et alors tu l’aimais.

— Ma mère, vous me ferez maudire le jour où je suis né !

Marguerite ne pouvait surmonter la froide méfiance que l’habitude du malheur lui avait inspirée ; cependant elle sentit qu’elle était cruelle, et elle n’en dit pas davantage. Elle baisa le front glacé du jeune soldat, embrassa sa fille avec ardeur, puis pria pendant une minute pour elle ; puis enfin elle la plaça, presque inanimée, dans les bras d’Adelheid. En ce moment affreux de leur séparation, elle sut vaincre, par un effort, presque surnaturel, ses sentiments de mère ; et se tournant lentement vers la foule silencieuse qui avait observé avec attention son noble caractère :

— Quelqu’un ici, demanda-t-elle d’une voix sombre, soupçonne-t-il l’innocence de Batthazar ?

— Personne, bonne femme, personne ! répondit le bailli en essuyant ses yeux. Allez en paix, et que Dieu soit avec vous !

— Il est acquitté devant Dieu et devant les hommes ! dit le châtelain d’un air plus digne.

Marguerite fit signe à Balthazar de la précéder, et se disposa à quitter la chapelle. Sur le seuil, elle se détourna, et jeta un dernier regard sur Sigismond et sur Cbnistine ; elle les vit pleurant dans les bras l’un de l’autre, et elle éprouva une vive tentation d’aller mêler ses larmes aux larmes de ceux qu’elle aimait si tendrement ; mais, ferme dans ses résolutions, elle arrêta le torrent d’émotions dont rien n’eût égalé la violence si elle ne lui eût imposé des digues, et elle suivit son mari d’un œil sec. Ils descendirent la montagne avec un vide dans le cœur, qui apprit à ce couple persécuté que la nature avait des douleurs qui surpassent de beaucoup les chagrins que cause le monde.

Cette scène ne manqua pas d’émouvoir les spectateurs. Maso passa sa main sur ses yeux et parut touché d’une émotion plus forte qu’il ne lui semblait bon d’en montrer, tandis que Conrad et Pippo ne pouvaient retenir leurs larmes. Ce dernier montra une sensibilité qui n’était pas incompatible avec le manque de principes. Il demanda même à baiser la main de la mariée comme un des compagnons des dangers qu’elle avait courus. Toute la société se sépara alors dans une bonne harmonie, qui prouvait que, quelque pervertis que soient les hommes, Dieu leur a quelquefois accordé d’assez grandes qualités pour qu’on regrette l’abus, qu’ils font de ses dons. En quittant la chapelle, tous les voyageurs se préparèrent au départ. Le bailli et le châtelain descendirent vers le Rhône, aussi satisfaits d’eux-mêmes que s’ils eussent rempli leur devoir à l’égard de Maso, et discourant le long de la route sur les singulières chances du hasard qui avait amené devant eux un fils du doge de Gènes dans une si singulière situation. Les bons Augustins aidèrent les voyageurs à monter en selle, s’acquittant jusqu’au dernier moment de leurs devoirs d’hospitalité, et leur souhaitèrent une heureuse arrivée à Aoste.

Le passage du Saint-Bernard a déjà été décrit ; il s’étend sur les bords du petit lac, traverse l’emplacement de l’ancien temple de Jupiter, à environ cent mètres du couvent, rasant l’extrémité septentrionale du petit bassin, où il traverse les frontières du Piémont, coupe le roc, et, après avoir tourné en corniche pendant une faible distance au bord d’un affreux précipice, il se plonge tout d’un coup dans les plaines de l’Italie.

Comme on désirait n’avoir aucun témoin des révélations promises par Maso, Conrad et Pippo avaient reçu l’ordre de quitter la montagne avant le reste de la société, et on enjoignit aux muletiers de se tenir un peu en arrière. Au point où le sentier quitte le lac, les voyageurs mirent pied à terre. Pierre marcha en avant, dans l’intention de faire à pied les pas les plus dangereux, et Maso se mit à la tête de la caravane. Lorsqu’il eut atteint le lieu d’où l’on découvre pour la dernière fois le couvent, il s’arrêta, et se détourna pour jeter un dernier regard sur ce monument vénérable.

— Tu hésites ! dit le baron de Willading, s’imaginant que Maso avait l’intention de prendre la fuite.

— Signore, je regarde autour de moi : il est triste de regarder une chose pour la dernière fois, ne fût-ce qu’une pierre ! J’ai souvent traversé ce défilé, mais je n’oserai plus y venir ; car, quoique l’honorable châtelain et le digne bailli aient consenti d’assez bonne grâce à faire le sacrifice de leurs droits en faveur du doge de Gènes, ils seraient peut-être moins polis en son absence. Addio, caro San-Bernardo ! comme moi, tu es solitaire et battu par les orages, et comme moi, malgré ton rude aspect, tu as ton utilité : nous sommes tous les deux des phares, toi pour prévenir le voyageur qu’il peut compter sur un refuge, et moi, pour l’avertir des dangers qu’il faut éviter.

Il y a dans les souffrances une dignité qui attire notre sympathie. Tous ceux qui entendirent cette allusion au couvent des Augustins furent frappés de sa simplicité et de sa moralité. Ils suivirent l’orateur eu silence jusqu’à l’endroit où le sentier devient une descente rapide. Ce lieu était favorable aux desseins d’Il Maledetto. Quoique toujours au niveau du lac, le couvent était caché aux yeux des voyageurs par une barrière de rochers au-dessous d’eux était un ravin ferrugineux que l’éternelle action des différentes saisons avait découpé de mille manières : tout ce qui les entourait présentait l’apparence du chaos, comme au temps où les éléments n’avaient point encore reçu l’impulsion puissante du Créateur. L’imagination peut à peine se peindre une plus grande scène de solitude et de désolation.

— Signore, dit Maso en découvrant sa tête avec respect et parlant avec le plus grand calme, cette confusion de la nature ressemble à mon propre caractère. Ici, tout est brisé, stérile, sauvage ; mais la patience, la charité, la bienfaisance, ont bien pu changer cette haute montagne en un asile hospitalier : il n’y a rien de si mauvais dont on ne puisse tirer quelque chose d’utile. Nous sommes semblables à la terre, notre mère comme elle, nous restons dans l’état sauvage et sans rapport si l’on nous traque comme des bêtes fauves ; mais nous payons au centuple les soins que nous recevons si l’on nous traite comme des hommes. Si les grands et les puissants voulaient devenir les amis et les mentors des faibles, au lieu d’attaquer et déchirer tous ceux qu’ils croient porter atteinte à leurs privilèges, comme le feraient des chiens de garde, dont le naturel est d’aboyer et mordre, ou comme des loups qui hurlent au moindre bêlement d’un timide agneau, le plus bel ouvrage de Dieu ne serait pas si souvent défiguré ! J’ai vécu, et il est probable que je mourrai proscrit ; mais les plus grandes douleurs que j’aie souffertes viennent de la raillerie qui accuse mon naturel de fautes qui sont le fruit de l’injustice des hommes. Cette pierre, ajouta-t-il en donnant un coup de pied à un petit morceau de rocher, et l’envoyant au fond du précipice ; cette pierre n’est pas plus maîtresse de sa direction lorsque mon pied l’a mise en mouvement que le pauvre innocent qui est jeté dans le monde seul, sans secours, méprisé, soupçonné, condamné même avant d’avoir faibli, n’est maître de sa destinée. Ma mère était belle et bonne ; il ne lui manqua que la force de résister à l’artifice d’un homme honoré dans l’opinion de tous ceux qui le connaissent, et qui la déshonora. Il était noble et puissant, et elle n’avait que sa beauté et sa faiblesse : Signori, les chances contre elle étaient trop fortes. Je fus le châtiment de sa faute, et j’entrai dans un monde où chacun me méprisa avant que j’eusse commis une faute qui pût mériter le mépris.

— C’est tomber dans les extrêmes ! interrompit le signor Grimaldi, qui écoutait avec anxiété toutes les paroles de Maso.

— Nous avons commencé, Signori, comme nous avons fini, nous méfiant l’un de l’autre et essayant de nous faire autant de mal que possible. Un révérend et saint moine, qui connaissait mon histoire, voulut rendre au ciel une âme que les injures du monde avaient déjà conduite aux portes de l’enfer ; il ne réussit pas. Les préceptes sont de mauvaises armes pour combattre des insultes journalières, ajouta Maso en souriant avec amertume au lieu de devenir un cardinal ou un conseiller de l’Église, je suis devenu l’homme que vous voyez. Signor Grimaldi, le moine qui me donna ses soins est le père Girolamo. Il a dit la vérité à votre secrétaire, car je suis le fils de la pauvre Annunziata Altieri, que vous jugeâtes digne d’une attention passagère. J’ai pris le nom d’un autre de vos enfants, parce que ce subterfuge était nécessaire à ma sûreté : les moyens m’en furent offerts par une relation accidentelle avec un des confidents de votre implacable ennemi et cousin, qui me procura des papiers qui avaient été dérobés avec le petit Gaëtano. La vérité de ce que j’avance vous sera prouvée à Gênes. Quant au seigneur Sigismond, il est temps que nous cessions d’être rivaux : nous sommes frères, avec cette différence dans nos fortunes qu’il est un enfant né dans le mariage, et que je suis le fruit d’une faute !

Un cri général, dans lequel étaient mêlés le regret, la joie, la surprise, se fit entendre. Adelheid se jeta dans les bras de son mari ; et le doge, pâle et respirant à peine, resta quelques instants les mains étendues vers son fils et offrant sur tous ses traits l’expression du repentir, de la joie et de la honte. Ses amis l’entouraient pour le consoler et le féliciter en même temps, car les émotions des grands ne passent jamais inaperçues comme les lamentations du pauvre.

— Laissez-moi respirer ! s’écria le prince, j’étouffe ! Où est le fils d’Annunziata, que je m’acquitte envers lui de mes torts avec sa mère !

Il était trop tard : le contrebandier s’était jeté avec une inconcevable hardiesse par-dessus le bord d’un précipice, et il était déjà hors de la portée de la voix, et descendait par un sentier plus court, mais plus dangereux, vers Aoste. Neptune le suivit de près. Il était évident que Maso, cherchait à dépasser Pippo et Conrad qui étaient en avant, sur une route plus fréquentée ; quelques minutes après, il tourna derrière un rocher, et on le perdit de vue.

C’est tout ce qu’on sut d’Il Maledetto. À Gênes, le doge reçut secrètement la confirmation de tout ce qu’il avait appris, et Sigismond fut placé légalement dans les droits que lui donnait sa naissance. Ce dernier fit d’inutiles efforts pour découvrir ce qu’était devenu son frère. Avec une délicatesse qu’on aurait à peine pu attendre de lui, le proscrit s’était éloigné d’une scène qu’il ne trouvait plus convenable ses habitudes, et jamais il ne leva le voile qui cachait sa retraite.

La seule consolation que ses parents obtinrent naquit d’un événement qui amena Pippo sur les bancs de la justice. Avant son exécution, le bouffon confessa que Jacques Colis était tombé sous les coups de Conrad et sous les siens et que sachant que Maso s’était servi de Neptune pour cacher des bijoux précieux, ils avaient imaginé le même expédient pour transporter leur vol au-delà des frontières du Piémont.


fin du bourreau de berne.