Le Bourreau de Berne/Chapitre 29

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 350-361).

CHAPITRE XXIX.


Ta voix est comme le vent dans les bois solitaires.
Shelley.



Malgré la gravité des faits qui étaient dirigés contre lui, Maso avait conservé pendant toute cette scène ce calme et ce discernement qui étaient le fruit d’une vie aventureuse et de dangers multipliés. On pouvait ajouter à toutes ces causes de sang-froid la force des nerfs que lui avait donnés la nature, et qui n’étaient pas facilement ébranlés, quelque critique que fût sa situation. Cependant il avait changé de couleur, et son maintien pensif annonçait qu’il croyait avoir besoin de toute sa présence d’esprit. Mais sa décision sembla prise lorsqu’il demanda à être entendu, et il attendait seulement que les importuns se retirassent avant de poursuivre son dessein. Lorsque la porte fut fermée et qu’il se trouva seul avec ses juges, Sigismond, Balthazar et le groupe des femmes, il s’adressa exclusivement au signor Grimaldi, comme si le jugement qui allait décider de son sort dépendait seulement de lui.

— Signore, dit-il, il y a eu entre nous de nombreuses allusions, et je suppose qu’il m’est inutile de dire que je vous connais.

— Je t’ai déjà reconnu pour un compatriote, répondit froidement le seigneur génois. Mais tu te tromperais si tu supposais que cette circonstance pût être favorable à un meurtrier. Si quelque considération pouvait m’induire à oublier les droits de la justice, ce serait plutôt le souvenir de tes services sur le lac Léman. De toute manière je crains de ne pouvoir rien faire pour toi.

Maso garda le silence, il regardait le seigneur génois en face, comme s’il eût voulu étudier son caractère, quoiqu’il conservât toujours l’apparence d’un profond respect.

— Signore, dit-il enfin, vous avez été favorisé par le sort dès votre enfance. Vous êtes l’héritier d’une puissante maison, dans laquelle il y avait plus d’or que d’infortune dans la cabane du pauvre, et vous n’avez pas appris par expérience combien il est difficile de réprimer ce goût des plaisirs qu’un vil métal procure, lorsque nous voyons les autres rouler sur l’or.

— Ce plan de défense ne peut te servir, infortuné Maso, ou aucune institution humaine ne pourrait plus exister. La différence dont tu parles est une simple conséquence des droits de la propriété. Les barbares eux-mêmes regardent comme un devoir sacré de respecter ce qui appartient aux autres.

— Un mot d’un homme tel que vous, illustre Signore, m’ouvrirait la route du Piémont, continua Maso sans s’émouvoir. Une fois au-delà des frontières, je prendrai soin de ne plus reparaître sur les rocs du Valais. Je demande seulement ce que je vous ai sauvé, Excellence, – la vie.

Le signor Grimaldi secoua la tête, quoiqu’il fût évident qu’il refusait son intercession avec répugnance. Il échangea un regard avec Melchior de Willading, et ceux qui remarquèrent cette conversation silencieuse comprirent qu’ils pensaient l’un et l’autre qu’un devoir envers Dieu était une obligation plus sacrée qu’un service qu’ils avaient reçu.

— Demande-moi de l’or, ou tout ce que tu voudras, mais ne me demande rien contre la justice. Je voudrais que tu m’eusses demandé vingt fois la valeur des misérables bagatelles qui t’ont porté au mal. Mais je ne puis partager ton crime en t’épargnant la punition qu’il mérite. Il est trop tard, je ne puis plus t’être utile.

— Tu entends la réponse de ce gentilhomme, reprit le châtelain, elle est sage et convenable, et tu te trompes fortement si tu crois qu’aucun de ceux qui sont présents ici pourrait interrompre le cours des lois. Fusses-tu noble toi-même, ou le fils d’un prince, la justice n’en serait pas moins exécutée dans le Valais.

Maso sourit d’un air sauvage, et l’expression de son regard brillait d’une telle ironie, que ses juges en éprouvèrent une espèce de malaise. Le signor Grimaldi remarqua avec dégoût cette audacieuse confiance, car son cœur avait été saisi d’une alarme secrète sur un sujet qui était rarement absent de ses pensées.

— Si vous avez encore quelque chose à nous apprendre, s’écria-t-il, au nom de la sainte vierge Marie, expliquez-vous !

— Signor Melchior, continua Maso en se tournant vers le baron, je vous ai rendu un grand service, ainsi qu’à votre fille, sur le lac.

— Oui, Maso, nous le reconnaissons tous, et si nous étions à Berne ; — mais les lois sont faites pour les grands comme pour les petits, pour ceux qui ont des amis, comme pour ceux qui n’en ont pas.

— J’ai entendu parler de ta conduite sur le lac, dit le bailli, et à moins que la renommée ne mente, et on sait qu’elle exagère souvent, excepté lorsqu’elle parle du mérite de ceux qui sont en place, tu t’es conduit dans cette affaire, Maso, comme un loyal et habile marin ; mais l’honorable châtelain a sagement remarqué que la justice doit passer avant tout. La justice est représentée aveugle, afin qu’on sache qu’elle ne respecte personne, et tu serais un avoyer, que la condamnation aurait lieu. Réfléchis donc sensément sur tous ces faits, et tu verras l’impossibilité de prouver ton innocence. D’abord tu quittas le sentier, étant en avant de Jacques Colis, afin d’y rentrer dans un moment convenable, puis tu l’assassinas pour t’emparer de ses effets.

— Mais vous affirmez ce que d’autres ne font que supposer, signor bailli, interrompit Il Maledetto. Je quittai le sentier pour attacher la ceinture de cuir à Neptune loin des regards curieux ; quant au vol dont vous parlez, le possesseur du collier que vous avez vu voudrait-il perdre son âme pour les misérables bijoux de Jacques Colis ?

Maso parlait avec un mépris qui ne servit pas sa cause, car il convainquit ses auditeurs qu’il pesait la moralité ou l’immoralité de ses actes simplement par leurs résultats.

— Il est temps de terminer cette affaire, dit le signor Grimaldi, qui réfléchissait d’un air mélancolique, tandis que les autres parlaient. Tu as quelque chose à m’apprendre, Maso, mais si tu n’as à réclamer que les droits d’un compatriote, je suis fâché de te dire qu’il est inutile de le faire.

— Signore, la voix d’un doge de Gènes ne s’élève pas souvent en vain lorsqu’il l’élève en faveur d’un malheureux !

À cette annonce subite du rang de Gaëtano Grimaldi, les moines et le châtelain tressaillirent de surprise, et les auditeurs se parlèrent à voix basse pendant un instant dans la chapelle. Le sourire du bailli et le calme du baron de Willading prouvèrent qu’eux au moins connaissaient la vérité. Le bailli murmura quelques mots à l’oreille du prieur, et depuis ce moment ses manières envers le seigneur génois prirent un caractère de respect encore plus prononcé. Le signor Grimaldi conserva le sang-froid d’un homme habitué à la déférence, mais son maintien perdit ce léger degré de contrainte qu’il s’était imposée en cachant son titre.

— La voix du doge de Gènes ne peut s’élever qu’en faveur de l’innocent, dit-il en arrêtant son regard sévère sur le visage de l’accusé.

Il Maledetto sembla de nouveau retenir avec effort quelque secret prêt à lui échapper.

— Parle, continua le prince de Gênes, car c’était en effet ce puissant personnage qui voyageait incognito, dans l’espérance de rencontrer son ancien ami aux fêtes de Vevey ; parle Maso, si tu as quelque chose à dire en ta faveur. Le temps presse, et il est pénible pour nous de voir en danger un homme qui nous a rendu service, sans pouvoir le tirer de ce mauvais pas.

— Signor Doge, vous êtes sourd à la pitié, le serez-vous à la nature ?

Le visage du doge devint livide, ses lèvres tremblèrent comme si elles eussent été agitées de convulsions.

— Dévoile ce mystère, homme de sang, dit-il avec énergie. Que veux-tu m’apprendre ?

— Je supplie Votre Excellence d’être calme. La nécessité me force à parler ; car, vous le voyez, je me trouve placé entre cette révélation et le bourreau. Je suis Bartholo Contini !

Le gémissement qui sortit de la poitrine du doge, l’horreur avec laquelle il se renversa sur son siège, la pâleur qui couvrit ses traits altérés par l’âge, et qui répandit sur son visage une teinte plus livide encore que celle de la malheureuse victime d’un assassinat, attirèrent autour de son siège tous les assistants surpris et alarmés. Faisant signe qu’on s’éloignât, le prince regarda fixement Maso, et ses yeux semblaient sortir de leur orbite.

— Toi Bartolomeo dit-il d’une voix glacée par l’horreur.

— Oui, Signore, je suis Bartolo ; celui qui joue différents rôles a besoin de plusieurs noms. Votre Grandeur voyage quelquefois elle-même enveloppée d’un nuage.

Le doge ne cessait d’arrêter ses regards fixes sur Maso, comme sur un être surnaturel.

— Melchior, dit-il lentement, Melchior, nous sommes de faibles et misérables créatures devant celui qui regarde les plus fiers et les plus heureux d’entre nous comme nous regardons les vers qui fourmillent sur la terre ! Qu’est-ce que c’est que l’espérance, que l’honneur, que nos plus chères affections dans la multitude d’événements que le temps tire de son sein ! Sommes-nous orgueilleux, la fortune se venge de nous par ses mépris. Sommes-nous heureux, ce n’est que le calme qui précède l’orage. Sommes-nous grands, cela nous conduit à des abus qui justifient notre chute. Sommes-nous honorés, des taches viennent ternir notre renommée en dépit de nos soins !

— Celui qui met sa confiance dans le fils de Marie ne doit jamais se désespérer ! murmura le digne quêteur, touché jusqu’aux larmes du malheur subit d’un homme respectable ; que la fortune du monde passe ou change, son amour survivra à tous les temps !

Le signor Grimaldi, car tel était en effet le nom de famille du doge, tourna un instant ses regards sur le moine, mais il les reporta promptement sur Maso et Sigismond, car ce dernier, touché de son état, s’était approché de lui, et se livra de nouveau à la tristesse de ses pensées.

— Oui, dit-il, il existe un être tout-puissant, un être grand et bienfaisant, qui égalise ici-bas nos fortunes, et lorsque nous passerons dans un autre monde, chargés des fautes de celui-ci, on nous rendra justice selon nos œuvres. Dis-moi, Melchior, toi qui me connus dans ma première jeunesse, qui lus dans mon cœur lorsque je n’avais rien de caché, méritais-je un semblable châtiment ? Voici Balthazar issu d’une race de bourreaux, un homme, que le monde exile de son sein, que les préjugés accablent de haine, qu’on montre au doigt ; Balthazar est le père de ce brave jeune homme, dont les formes sont si parfaites, dont l’esprit est si noble, dont la vie est si pure ; tandis que moi, le dernier d’une race dont l’origine se perd dans l’obscurité des temps, le plus riche de mon pays, l’élu de mes pairs, je me trouve avoir un proscrit, un brigand, un assassin pour rejeton de ma maison prête à s’éteindre. — Il Maledetto est mon fils.

Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée : le baron de Willading lui-même n’avait pas soupçonné la cause réelle du désespoir de son ami. Maso seul ne fut point ému, car tandis que le vieux père trahissait sa douleur, le fils ne laissait voir aucune de ces sympathies dont, malgré sa vie coupable, la nature aurait pu placer un reste dans son cœur. Il était froid, observait tout, maître de ses plus simples actions.

— Je ne puis pas le croire, s’écria le doge, dont l’âme se révolta de cette insensibilité, plus encore que de la honte d’être le père d’un tel fils. Tu n’es pas ce que tu prétends être ; tu mens, tu te joues de la nature, afin que je puisse me placer entre toi et l’échafaud ! Prouve la vérité de ce que tu avances, ou je t’abandonne à ton sort.

— Signore, j’aurais voulu vous sauver cette malheureuse explication, mais vous vous y êtes opposé. Je suis Bartolo : ce seing, votre propre don, envoyé pour être ma sauve-garde dans une position semblable à celle-ci, vous le prouvera assez. Il m’est encore plus facile de vous en convaincre, par le témoignage de cent personnes qui sont maintenant à Gênes.

Le signor Grimaldi étendit sa main tremblante pour recevoir la bague, joyau de peu de valeur, puis un seing qu’il avait en effet envoyé à son fils pour faciliter une reconnaissance entre eux, si jamais il était frappé d’une calamité subite. Il gémit en reconnaissant ces emblèmes, car leur identité n’était que trop certaine.

— Maso, Bartolo, Gaëtano, car tels sont tes noms, misérable jeune homme, tu ne peux savoir quel affreux désespoir un mauvais fils cause au cœur de son père, sans quoi ta conduite aurait été différente. Oh ! Gaëtano ! Gaëtano ! Qu’êtes-vous pour les espérances d’un père, qu’êtes-vous pour son amour ! La dernière fois que je te vis, tu souriais comme un ange dans les bras de ta nourrice, et je te retrouve avec une âme corrompue, un visage marqué par le sceau du vice, les mains teintes de sang vieux avant l’âge, et ayant déjà dans toute ta personne ce quelque chose d’infernal qui n’appartient qu’aux damnés !

— Signore, vous me retrouvez comme les chances d’une vie aventureuse m’ont fait. Le monde et moi, nous ne sommes pas bien ensemble depuis plusieurs années, et je me venge en me moquant de ses lois de ses torts envers moi, répondit avec chaleur Il Maledetto car il commençait à s’animer. Vous êtes dur envers moi, Doge, mon père, car je ne sais comment vous nommer et je ne serais pas digne de mon lignage si je ne répondais à ces accusations de la même manière qu’elles m’ont été adressées. Comparez votre carrière à la mienne, et qu’on proclame au son de la trompette, si vous le voulez, quel est celui qui a le plus de droit d’être fier. Vous fûtes élevé au milieu des honneurs, vous avez consacré votre jeunesse à la carrière des armes, parce que c’était votre goût et lorsque, fatigué du bruit des camps, vous voulûtes des plaisirs plus paisibles vous cherchâtes autour de vous une jeune fille pour devenir la mère de vos héritiers ; vous choisîtes une personne jeune, belle et noble, mais dont les affections et la foi avaient été jurées à un autre.

Le doge frémit en se voilant les yeux ; mais il interrompit vivement Maso :

— Son parent était indigne de son amour ! s’écria-t-il : c’était un proscrit ; il valait à peine mieux que toi, infortuné jeune homme !

— N’importe, Signore ! Dieu ne vous avait pas fait l’arbitre de son sort. En séduisant sa famille par vos grandes richesses, vous brisâtes deux cœurs et vous détruisîtes les espérances de vos semblables ! En elle, on sacrifia un ange doux et pur comme cette fille charmante qui m’écoute en respirant à peine ; en lui, un esprit fier, indomptable, qu’on devait ménager d’autant plus, qu’il pouvait se porter vers le mal ou vers le bien. Avant que votre fils fût né, ce malheureux rival, pauvre en espérance comme en richesse, s’était livré au désespoir ; et la mère de votre enfant était en proie aux regrets les plus amers…

— Elle fut trompée, Gaëtano elle ne connut jamais les fautes de son cousin : sans cela, une âme comme la sienne eût rougi de son amour !

— Signore, n’importe encore, continua Il Maledetto avec une persévérance et une froideur de manières qui méritaient le titre qu’on lui avait donné, et cette expression infernale que lui avait reprochée le seigneur génois. Elle l’aimait avec la tendresse, la confiance et l’ingénuité d’une femme : elle attribua ses fautes au désespoir de l’avoir perdue.

— Oh ! Melchior ! Melchior ! cela n’est que trop vrai ! murmura le doge.

— Cela est si vrai, Signore, qu’il faudrait l’écrire sur la tombe de ma mère ! Nous sommes les enfants d’un climat de feu : dans notre Italie, les passions sont brûlantes comme le soleil qui l’éclaire. Lorsque le désespoir fit de votre rival un proscrit, la vengeance suivit de près : votre enfant vous fut volé, élevé loin de vos yeux et jeté dans une vie d’amertume, exposé aux mépris, sinon aux malédictions de ses semblables. Tout cela, signor Grimaldi, est le fruit de vos erreurs. Si vous aviez respecté les affections d’une fille innocente, nous ne nous trouverions point l’un et l’autre dans une aussi cruelle position.

— Faut-il en croire cet homme, Gaëtano ? demanda le baron, qui avait souvent éprouvé le désir de châtier l’insolence de l’orateur.

— Je ne puis le nier. Je n’avais jamais jusqu’ici entrevu ma conduite sous un jour aussi criminel et aussi vrai.

Il Maledetto se mit à rire, et cette gaieté intempestive ressemblait à la moquerie d’un démon.

— Voilà comme les hommes s’endurcissent dans leur faute, ajouta-t-il, et réclament cependant le mérite de l’innocence ! Que les grands de la terre mettent à prévenir une faute le même soin qu’ils mettent à la punir, et les offenses contre ce qu’ils appellent la justice ne seront plus pour eux un moyen de vivre aux dépens du pauvre. Quant à moi, je suis une preuve de ce qu’un sang noble et d’illustres ancêtres peuvent produire : enfant dérobé à mes parents, la nature avait beau jeu avec mon tempérament, qui, j’en conviens, est plus disposé aux courses aventureuses et aux dangers qu’aux plaisirs des palais. Mon noble père, si cet homme indomptable était façonné sous la forme d’un sénateur ou d’un doge, Gènes n’en irait pas mieux peut-être !

— Malheureux jeune homme ! s’écria le prieur indigné, est-ce là le langage dont un fils doit se servir envers son père ? Oublies-tu que tu as sur la conscience le sang de Jacques Colis ?

— Digne prieur, la candeur avec laquelle je conviens de mes fautes devrait inspirer de la confiance. Par la sainteté de votre révérend patron d’Aoste et le fondateur de votre ordre, je suis innocent de ce crime ! Questionnez Neptune, si vous voulez ; arrangez cette affaire comme il vous plaira, réunissez contre moi toutes les apparences, et je n’en jurerai pas moins que je suis innocent. Si vous pensez que la crainte du châtiment m’engage à faire un mensonge et à prendre les saints à faux témoignage, vous faites injure à mon courage et à ma piété (en prononçant ces paroles, Maso fit le signe de la croix), et d’ailleurs, le fils unique du doge régnant de Gènes craint peu la hache du bourreau !

Maso se mit à rire de nouveau. C’était avec la confiance d’un homme qui connaît le monde, et qui était trop audacieux pour garder même les apparences, à moins que cela ne convînt à son humeur. Un homme de sa trempe n’en était pas à apprendre que le bandeau placé sur les yeux de la justice signifie moins son impartialité que son habitude de fermer les yeux sur les fautes des privilégiés. Le châtelain le prieur, le bailli, le frère Xavier, le baron de Willading, se regardaient les uns les autres d’un air surpris : l’agonie mentale du doge formait un contraste si pénible avec l’insensibilité cruelle de son fils, que ce tableau glaçait leur sang. Chacun d’eux pensait intérieurement qu’on serait forcé de mettre cet enfant dénaturé en liberté ; car jusqu’alors on n’avait jamais conduit le fils d’un prince à l’échafaud, à moins que ce ne fût pour un crime politique. Beaucoup de belles maximes ont été débitées sur la nécessité d’une impartialité rigide dans l’administration des affaires de la vie, mais personne n’est arrivé jusqu’à l’âge mûr sans reconnaître qu’en toute chose la pratique diffère de la théorie ; et sans prévoir l’impunité de Maso, on attaquerait avec trop de violence un édifice déjà tremblant, si l’on savait que le fils d’un prince ne vaut pas mieux que celui d’un vilain.

L’embarras et le doute furent heureusement fixés, et d’une manière inattendue, par l’entremise de Balthazar. Jusqu’à ce moment, le bourreau avait écouté en silence tout ce qui s’était passé ; mais alors il s’avança dans le cercle, et, regardant l’auditoire avec son calme habituel, il parla avec l’assurance que la certitude d’avoir quelque chose d’important à communiquer donne au plus humble en la présence de ceux qu’il est habitué à respecter.

— Ce que vient de raconter Maso, dit-il, soulève un nuage qui depuis près de trente ans était devant mes yeux. Est-il vrai, illustre doge, car il paraît que tel est votre titre, qu’un fils de votre noble maison ait été enlevé à vos affections par la vengeance d’un rival ?

— Hélas cela n’est que trop vrai ! Ah ! pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas rappelé à lui en même temps que sa mère ; il lui eût épargné bien des crimes !

— Pardonnez-moi, grand prince, si je vous presse de questions dans un moment aussi pénible, mais c’est dans votre intérêt. Souffrez que je vous demande dans quelle année ce malheur est arrivé à votre famille ?

Le signor Grimaldi fit signe à son ami de se charger de répondre, tandis qu’il cachait son vénérable visage afin de dérober sa douleur aux regards curieux. Melchior de Willading regarda le bourreau d’un air surpris, et pendant un instant il eut l’air disposé à repousser une question qui lui était importune ; mais le regard suppliant de Balthazar et son maintien décent triomphèrent de sa répugnance à continuer ce sujet.

— L’enfant fut enlevé dans l’automne de l’année 1693, répondit-il, ses conversations antérieures avec son ami l’ayant instruit des faits principaux de cette histoire.

— Quel était son âge ?

— Environ un an.

— Pouvez-vous m’apprendre ce que devint le misérable gentilhomme qui commit ce rapt ?

— Le sort du signer Pantaleone Cerani n’a jamais été parfaitement connu, quoiqu’on ait entendu dire qu’il avait été tué dans une querelle en Suisse. Mais il est mort, il n’y a pas moyen d’en douter.

— Et sa personne, noble baron ? j’ai besoin que vous décriviez sa personne pour jeter du jour sur un événement qui a longtemps été dans les ténèbres.

— J’ai connu le misérable Pantaleone dans sa première jeunesse. Au temps dont nous parlons, il pouvait avoir trente ans. Sa taille était bien prise et d’une moyenne hauteur ; ses traits portaient le caractère italien : il avait les yeux noirs, la peau brune, et les cheveux épais. Une particularité qui aurait suffi pour le faire reconnaître, c’est qu’il avait perdu un doigt dans une des affaires de Lombardie.

— C’est assez, reprit l’attentif Balthazar ; consolez-vous, prince de Gènes, et que votre cœur passe de l’affliction à la joie. Dieu prend pitié de vos longues peines, et au lieu de vous avoir donné ce contrebandier pour fils, il vous en a accordé un qui honorerait un trône : Sigismond est votre fils !

Un cri d’alarme s’échappa du sein de Marguerite, qui s’avança au milieu de la chapelle, tremblante et inquiète comme si on était sur le point de lui ravir un trésor.

— Qu’entends-je ? s’écria Marguerite dont la sensibilité fut la première à prendre l’alarme ; mes soupçons sont-ils fondés Balthazar ? Suis-je en effet privée d’un fils ? Je sais que tu ne voudrais pas jouer avec les sentiments d’une mère, ni tromper ce malheureux seigneur. Parle de nouveau, que je puisse savoir la vérité. — Sigismond…

— N’est point notre enfant, répondit le bourreau avec une expression de vérité capable de convaincre. – Notre fils mourut dans son enfance, et pour épargner ta sensibilité, ce jeune homme lui fut substitué.

Marguerite s’approcha de Sigismond et le regarda fixement : ses traits étaient animés, le chagrin d’être arraché à une famille qu’il avait toujours regardée comme la sienne se mêlait d’une manière effrayante au délire que lui causait le soulagement subit d’un poids qu’il avait trouvé si difficile à porter.

Marguerite ne comprit que trop bien cette dernière expression ; elle pencha la tête sur son sein, et se retira en silence pour pleurer parmi ses compagnes.

Pendant ce temps, une surprise tumultueuse avait pris possession des différents auditeurs ; elle était modifiée et exprimée suivant leurs caractères respectifs et l’intérêt qu’ils prenaient à la vérité ou au mensonge qui venait d’être annoncé. Le doge s’attachait à cette espérance, toute improbable qu’elle semblât, avec une ténacité proportionnée à l’agonie qu’il venait d’éprouver. Les regards de Sigismond se portaient de l’homme bienveillant, mais dégradé, qu’il avait jusqu’alors cru son père, sur les traits vénérables et imposants de celui qu’on lui présentait aussi sous ce caractère sacré. Les sanglots de Marguerite frappèrent son oreille et le rappelèrent à lui-même ; ceux de Christine s’y mêlèrent bientôt, comme si la mort lui eût enlevé un frère et un fils. Il distinguait aussi l’émotion d’une autre femme qui avait encore des droits plus chers sur son cœur.

— Cela est si surprenant, dit le doge, tremblant que de nouvelles paroles ne vinssent détruire cette heureuse illusion ; cela est si improbable, que, quoique mon âme s’attache à cette croyance, ma raison s’y refuse malgré moi. Ce n’est point assez que de faire une semblable révélation, Balthazar, il faut la prouver : fournis-moi la moitié des preuves qui sont nécessaires pour établir un fait légal, et je te rendrai l’homme le plus riche de ton état. Et toi, Sigismond, viens sur mon cœur, ajouta-t-il en ouvrant les bras ; que je te bénisse tandis que j’espère encore ; que je sente battre le cœur d’un fils ; que je goûte un instant la joie d’un père !

Sigismond s’agenouilla devant le vénérable prince, qui appuya sa tête sur son épaule, et leurs larmes se mêlèrent ; mais dans ce moment d’extase, ils étaient tourmentés l’un et l’autre par un sentiment de crainte, comme si ce bonheur était trop grand pour pouvoir durer. Maso regardait cette scène avec un froid mécontentement ; son visage exprimait une sorte de doute, quoique le pouvoir de la nature fût assez fort pour tirer des larmes des yeux de tous les autres assistants.

— Que Dieu te bénisse, mon enfant, mon fils bien-aimé, murmura le doge, se confiant dans la révélation de Balthazar, et embrassant le visage de Sigismond avec la tendresse que l’on aurait pour un enfant au berceau ; que le Dieu du ciel et de la terre, son fils, et la sainte vierge Marie, te bénissent dans ce monde et dans l’éternité, quelle que soit ta naissance ! Je te dois un instant de bonheur comme je n’en avais jamais goûté ; c’est moins de retrouver un enfant qui me cause cette joie indicible, que de croire que c’est toi qui es mon fils.

Sigismond baisa avec ardeur la main que le vieillard venait de poser sur sa tête ; puis sentant la nécessité d’avoir quelque preuve qui légitimât des émotions si douces, il se leva, et supplia avec chaleur celui qui depuis si longtemps passait pour son père, de s’expliquer plus clairement, et de justifier par des preuves ses nouvelles espérances ; car bien que cette révélation eut été faite d’un ton si solennel, et qu’il connût le respect profond que Balthazar avait pour la vérité, respect qu’il avait inculqué à tous ceux qui lui appartenaient, ce changement lui semblait trop grand pour qu’il pût résister aux doutes qui naissaient en foule dans son esprit.